Sur deux photos de groupe
Quelle image garderons-nous de la « littérature française » au début de 1989 ? Le « très secret » Charles Juliet interrogé à « Apostrophes » sur ses amours d’adolescent ? Le Monde renouant sur une page pleine avec Emile Henriot ? La jaquette grise du « dictionnaire » de Jérôme Garcin, ou l’Infini, squatté par la nouvelle « génération » du Fig-mag ?[1]. Le sacre sans fausses notes de Julien Gracq, et celui de Bernard Frank, et celui de Julien Gracq par Bernard Frank… Le triomphe conjoint des « hussards et des grognards » et de la « littérature à l’estomac »[2]. De la confusion et de la régression d’un monde littéraire qui aurait perdu ses repères et ses contours, en perdant sa colonne vertébrale avant-gardiste… ?
J’en retiendrais plutôt deux autres : en vitrine de la librairie Compagnie, rue des Ecoles, autour du 25 avril, une photo de groupe au déclencheur à retardement, signée Denis Roche. Auprès de lui, deux autres poètes apparus dans les années 60 (Deguy, Roubaud), trois romanciers des années 70 (Chaillou, F. Delay, N. Michel). Sur les six, cinq sont des auteurs Gallimard qui mettent là un pied au Seuil. Tous convergent à l’enseigne de Fiction et Cie, après avoir longtemps divergé. Dans Le Point du 16 janvier, un montage-pastiche de la célébrissime photo des Nouveaux Romanciers, avec cette fois-ci Echenoz, Bon, Toussaint, Deville et quelques autres. Légende : Le Nouveau Nouveau Roman (autre image possible : Tom Novembre dans la baignoire de La salle de bain (le film). Deux images qui sont beaucoup plus que des images, parce qu’elles sont des images de soi : la littérature française revient. Après une période d’invisibilité — qu’il soit bien clair que je ne parle ici, ni des écrivains, ni des œuvres envisagés pour eux-mêmes, mais du paysage, de cette zone-frontière entre texte et institutions que l’on pourrait nommer, j’emprunte et déforme le terme de Genette, le paratexte collectif — les critiques observent (Jean-Pierre Richard, après Réda, Trassard, Macé, Quignard, Chaillou, vient de se mettre à Djian !), l’étranger retraduit, les éditeurs français de littérature seront présents à Francfort en octobre. De nouvelles collections se créent. Un exemple-limite : supprimée chez Flammarion, pour cause de confidentialité, Textes revoit le jour sous le nom de Littérature avec Michel Nuridsany, à l’Imprimerie nationale. Après deux décennies contradictoires, ouverture d’une nouvelle époque ?
Rapide flash-back : 1968-78 en gros. Années Tel Quel. Le dernier grand projet totalisant, façon surréalisme (littérature – arts – philosophie – sciences humaines d’un même pas, la « fin », dans tous les sens, de la littérature, se conjuguant à la fin marxiste de l’histoire, à ses incarnations successives) aimante tout le champ littéraire. Sans Tel Quel, impossible de comprendre ce qui arrive à côté, dissidences, répétitions, contestations : Change, Le Chemin, Fiction et Cie, Textes, Des femmes, Digraphe[3]. Même le succès des néoclassiques Tournier ou Yourcenar, du roman latino-américain, ou de solitaires comme Modiano ou Le Clézio.
1978-1988 (?) : années de mutations, de dispersion, de complexité, de malentendus que condense en 1983 le triple passage de Philippe Sollers de l’abstrait au figuratif (Femmes), du Seuil à Gallimard, et de l’avant-garde à l’avant-scène. En mineur, les évolutions de Sallenave, Quignard, Renaud Camus, Belletto. Années de deuil (Sartre, Barthes, Foucault, Lacan, en un sens Althusser). Années de consécration définitive du depuis longtemps classique Nouveau Roman (Simon Nobel, Duras Goncourt) et en retour, d’une offensive, de nouveau ou déjà, mi-hussarde, mi-grognarde. Années de La vie mode d’emploi et de la mort de Perec. Années du face à face un peu oublié aujourd’hui du Tout sur le tout (rééditions des années 50) et du rien sur le rien : plus d’écrivains français vivants, nous dit-on ici. Et là, écrire, c’est mourir un peu : Essor de la « modernité négative ». Impact des « best-sellers de qualité » étrangers (Eco)… « Littérature française » introuvable…
1989 : renouveau — c’est notre sentiment — ou pas, le paysage sort durablement modifié de ces vingt ans.
1. Il n’y a plus de centre, discours, revue ou éditeur… Quand Sollers quitte Tel Quel pour Gallimard, la « banque centrale », il annule d’un coup les deux légitimités. Confirmation avec les voyages inverses d’aujourd’hui. Plus de couverture blanche, étoilée de bleu, bordée de brun ou ornée d’une figure de Blake, qui soit maintenant absolue gardienne de littérature. Plus de centre, au mieux des pôles mouvants. Dans un monde éditorial lui-même bouleversé, ou, entre les petits qui montent, et les gros qui absorbent, les anciens grands sont devenus moyens, ou ces gros cherchent à devenir grands en se refaisant petits… etc. Corollaire de l’absence de centre : le défaut de périphérie. La limite est floue entre littérature et non-littérature. Se pose évidemment là toute la question de l’usage des medias, et des malentendus qui entourent les deux écrivains qui ont choisi de casser leur gloire en jouant avec ce feu-là (Sollers, Duras). Second corollaire : on comprend dès lors qu’il ne reste qu’une seule certitude, la mort. Elle saisit de plus en plus le vif, un bon écrivain est plus que jamais un écrivain mort. Mieux peut-être : un écrivain qui sait assez bien faire le mort de son vivant. La Pléiade l’attend, seul événement un peu excitant d’une vie littéraire qui fonctionne à la commémoration et à la célébration. La « banque centrale » a tourné au Panthéon.
2. L’écrivain français ne se définit plus comme un intellectuel et je ne parle pas là de « l’engagement ». Très révélateur, de ce point de vue, le montage de citations romanesques qui ouvre L’Infini Génération 89. L’activité littéraire n’entretient plus de lien d’essence aux œuvres de pensée, ni même aux débats sur l’activité littéraire elle-même. Ni Kundera (L’art du roman 1986), ni Vincent Descombes (Proust, philosophie du roman 1987) n’ont été commentés par les intéressés. Il n’y a que Sallenave pour revendiquer Paul Ricœur… Il semble admis que l’écrivain pense en fiction, et seulement là, que la pensée réside dans « l’effort d’art » (Denis Roche). Simultanément, la poésie doute d’elle-même et de la modernité négative (voir la curieuse Assemblée générale de Royaumont fin septembre). Une crise aggravée par ses noces anciennes avec la philosophie heideggérienne, grande pourvoyeuse de légitimité : le marié était en noir… Une exception cependant : l’envergure théoricienne d’un Roubaud (La vieillesse d’Alexandre, la Fleur inverse).
3. La littérature française est devenue une littérature étrangère parmi d’autres. Influence certainement décisive de Kundera, l’Europe centrale dans ses bagages, dans l’abolition de ce privilège « français ». Le combat des Lettres Nouvelles est gagné, et les Belles étrangères, ou les Vagues (italienne, espagnole, portugaise, russe…) se bousculent charriant Bernhard, Tabucchi ou Pessoa. De cet espace mondial, prennent acte les nouvelles collections de plus en plus communes, ou des revues comme Le serpent à plumes (1988), qui mêle Echenoz à Garcia Marquez et Brodsky. Au même moment, on parle enfin « des » littératures de langue française (un dictionnaire chez Bordas en 1984) sur le modèle anglais, espagnol ou portugais. Depestre ou Ben Jelloun sont à Chaillou ce que Fuentes est à Benet. Les incantations d’état à la francophonie ne peuvent dissimuler une décolonisation effective.
Retour aux images
Décor planté, retour aux images. Ne pas trop se laisser prendre à la citation, au pastiche des photos de groupe qui scandent un siècle d’histoire littéraire. Derrière les images, quoi ? Deux générations qui trouveraient dans cette constatation une assise après dix années dures et dix années floues ? S’il a un sens au RPR, l’âge du capitaine en a peu en littérature, d’autant qu’il n’y a plus de capitaine… Plutôt deux noyaux d’une même nébuleuse, car les « affinités électives » sont entre les deux au moins aussi fortes qu’en chacun. Entre un Roubaud et un Echenoz, un Bon et un Chaillou… Une même nébuleuse, où l’on pourrait situer aussi, là, Quignard première formule, Michon, Cariès Mémoire ou Macé, ici Kaplan, Belletto, Rolin, Gavarry, Ceton… Sans compter Perec ami des uns, grand frère des autres, Renaud Camus, ou Ariel Denis. Sur ces deux « groupes », voir ici même les entretiens avec Jérôme Lindon, POL et Denis Roche. Deux générations ? en tout cas, et quand même, deux identités qui viennent de deux attitudes par rapport à la bibliothèque. Il n’est pas indifférent d’être venu à l’écriture autour de 1968, ou vers 1980. On ne passe pas « au-delà du soupçon » (Marc Chénetier) de la même façon, si on a eu affaire à la déconstruction interne de la littérature, ou à l’éclatement du champ littéraire lui-même. Les personnages de la « photo Denis Roche » ont dû, contre l’hégélianisme des avant-gardes (chaque écrivain reprend des mains d’un prédécesseur qu’il périme, le flambeau du nouveau ; un bon écrivain est un écrivain qui sait tuer) réouvrir l’histoire, et affirmer que là où il y avait une langue, il y avait de l’« extrême contemporain ».
Une brassée de livres témoigne d’un rapport au monde qui est aussi traversée de la bibliothèque : Collège Vasserman, L’insuccès de la fête, Autobiographie chapitre dix, Tombeau de Du Bellay, Le repos de Penthesilée, Le gambit de la reine (à paraitre). Une autre suit : début 1990 vont commencer de paraitre chez Hatier, sous la houlette de Michel Chaillou, les Brèves de la littérature. En vingt et un volumes, provisoirement prévus les écrivains contemporains raconteront le « roman » de la littérature passée (du IXe au XIXe) ; « une sorte de roman dont les auteurs sont les personnages, les œuvres la conversation éternelle ». Le leur du même coup.
Il suffit de lire la réponse de Jean Echenoz à notre questionnaire, pour saisir la spécificité des jeunes romanciers de Minuit et d’ailleurs. Littell côtoie Racine et Stark, Roussel. D’autres auraient nommé des photographes, des jazzmen, Wittgenstein ou des auteurs de BD. L’affrontement au monde est sûrement plus direct. Disparate, la bibliothèque n’est pas tant tout ce qui est vivant que tout ce qui est vital, pour penser un monde en éclats. Pour le dire autrement et rester au cinéma : les uns ne font-ils pas un travail à la Wim Wenders, quand les autres s’apparenteraient plutôt à Peter Greenaway ?
A suivre. La littérature française revient sur les écrans, et nous n’en sommes qu’au générique.
Notes
[1] L’infini n° 26, été 86, Gallimard : Génération 89, nous voilà. Qui ? Vingt-deux auteurs nous souffle le sommaire (Besson, Neuhoff, Jardin et Cie), un seul nous apprend la lecture, à la plume et à l’imaginaire (de hussard abonné au Figaro Madame) assez rudimentaire. Etrange résonance du « Nous voilà ». Quelques exceptions tout de même (telle Emmanuelle Bernheim). Curieuse réponse au n° 19 composé par A. Nadaud en 1987, bizarre contre-feu aux regroupements en cours.
[2] Relire d’urgence les rééditions récentes (Le Dilettante, La Pléiade) de ces deux textes admirables d’intelligence polémique, et s’interroger sur l’effet-boomerang qu’ils produisent sur ce que leurs auteurs sont devenus. Le « réédité » permanent et le « Pléiadé » modèle. L’écrivain « mort », toujours parmi nous pour dire un mot de ses vieux livres. L’écrivain vivant toujours assez « mort » pour n’en rien dire.
[3] De ce temps, il semble que seul Digraphe perdure comme une butte-témoin insolite, avec son sous-titre Section française des vigilants de Saint-Just. Néo-classicisme, déconstruction, révolution. Plus de révolution textuelle en vue ? Soyons donc néo-classique. Plus de révolution politique à l’horizon ? Soyons donc pour la Révolution française de 1789-1793. Quant à la déconstruction, elle fait signe vers les origines derridiennes de la revue. Digraphe, où l’avant-garde retournée vers l’arrière ! Farce au sens marxien, ou tragédie d’une position impossible ?
Jérôme Lindon : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »
Jean-Pierre Salgas : « Minimalisme », « roman impassible », « autre roman », etc., à lire la presse littéraire depuis un an, on se demande si, après avoir été l’éditeur et l’artisan du Nouveau Roman, vous n’êtes pas en train de lancer un « Nouveau Nouveau Roman ».
Jérôme Lindon : Ce serait ridicule. On ne se baigne pas deux fois dans la même eau. La situation est très différente des années 50. Quand nous les avons connus, Robbe-Grillet et moi, des écrivains comme Samuel Beckett, Claude Simon ou Robert Pinget avaient déjà écrit plusieurs livres — même si, dans le cas de Beckett, ceux-ci étaient presque tous restés inédits. On peut dire qu’en dehors de Butor et de Robbe-Grillet lui-même, notre rôle a surtout consisté à rassembler des œuvres déjà constituées et à donner un nom au groupe. Alors qu’aujourd’hui on assiste aux naissances successives de premières œuvres, avec les risques que cela comporte. Personne ne sait dans quel sens elles vont évoluer et je me garderais bien de donner un nom générique à cet ensemble.
J.-P. S. : Vous avez pourtant fait récemment une publicité en forme de rose des vents qui associait Echenoz, Toussaint, Deville et Christian Oster.
J. L. : Nous avions essayé de trouver une idée qui tranche un peu sur les placards habituels. C’est vrai que certaines phrases de Christian Oster m’ont fait penser au meilleur Echenoz. C’est vrai aussi que Toussaint et Deville sont amis de longue date. Et puis, j’aime bien ce mot, « impassibles » — Des romans impassibles » — pour les désigner. Impassible, ça n’est pas l’équivalent d’insensible, qui n’éprouve rien ; cela signifie précisément le contraire : qu’on ne trahit pas ses émotions… Cela dit, je suis convaincu que, s’ils sont, comme je le pense, de vrais écrivains, leurs voies ne cesseront de diverger. Il y a trente ans, on croyait voir dans Pinget un simple disciple de Beckett : Plus personne aujourd’hui ne met en doute qu’il soit une des voix les plus originales de notre littérature.
J.-P. S. : Vous ne pouvez donc pas définir des traits communs aux jeunes écrivains que vous publiez depuis Le Méridien de Greenwich, d’Echenoz, en 1979 ?
J. L. : Non (en dehors du fait que la décision de les publier émane de la même personne). Mais je pense que c’est très bien comme ça. Vous imaginez, s’il y avait un cadre rigide en dehors duquel nous n’accepterions aucun manuscrit ? Je n’ignore pas que, comme chacun, je suis moi-même un petit bloc résultant de milliers d’influences depuis le jour de ma naissance, et que tout ça ne cesse de se scléroser, mais j’espère que je suis encore capable de maintenir ouverte une fenêtre qui me rende accessible aux surprises extérieures. Chaque jour, quand j’ouvre l’enveloppe des manuscrits arrivés au dernier courrier, je m’attends à y trouver, non pas forcément un chef-d’œuvre, mais au moins un texte qui, dès les premières lignes, va plus ou moins me passionner. Aussi suis-je incapable de répondre ensuite à ceux qui me demandent de leur indiquer les raisons objectives qui m’ont poussé à ne pas publier leur livre : de telles raisons n’existent pas ; je me suis seulement dit en les lisant que, faute de conviction suffisante, je ne saurais pas soutenir leur livre comme il faudrait, et comme sans doute ils le méritent. Avocat, je refuserais j’espère de la même façon une cause que je ne me sentirais pas capable de défendre convenablement.
Une culture maison ?
J.-P. S. : Il y a tout de même une référence très forte — et souvent exclusive, là serait ma réserve — à ce que j’appellerais une « culture maison ». Dans une récente interview au Débat, Robbe-Grillet dit que, ce qui rassemblait les écrivains du Nouveau Roman, c’était une commune admiration pour certains écrivains du passé. A lire les nouveautés, j’ai souvent l’impression que ce qui rassemble vos auteurs est l’admiration, qui peut frôler l’imitation, des « classiques maison ». Tel fera du Duras plus Simon, quand l’autre fera du Robbe-Grillet plus Beckett, voire du Echenoz plus Toussaint, etc. J’excepte évidemment les deux derniers, et Marie NDiaye, de mon sentiment de raréfaction. Un exemple : Serena, dans Isabelle de dos, va jusqu’à citer Dit-il de Christian Gailly !
J. L. : Jacques Serena est forain, il vend des bracelets de cuir sur les marchés. Des Editions de Minuit, il n’a lu, à ma connaissance, qu’un ou deux livres de Marguerite Duras, Comment c’est de Beckett, un roman de Monique Wittig et Dit-il, qu’il a achetés d’occasion aux Puces, au hasard de ses voyages. Il m’a même indiqué — et ça m’a fait rudement plaisir — que tous ces livres figuraient, non dans les paniers à 15 F mais dans ceux, les plus relevés, à 25 F. On ne saurait pour autant, je crois, dire que Serena soit l’émanation d’une quelconque tendance dont Minuit aurait l’apanage. D’abord parce qu’une telle tendance n’existe pas à mes yeux, ensuite parce que, franchement, je ne vois pas en quoi Isabelle de dos s’apparente aux auteurs cités plus haut. Ni Marie Redonnet, d’ailleurs, ni François Bon… Non, ce qui me frappe au contraire, moi qui ai vécu toute la période, c’est à quel point tous ces jeunes gens sont déjà loin du Nouveau Roman. Beaucoup plus, peut-être, que celui-ci ne l’était de la Nausée et de l’Etranger. Toussaint et Deville sont nés en 1957, l’année où Emile Henriot, dans le Monde, a employé pour la première fois ces deux mots : « nouveau roman ». Une génération sépare les deux groupes, une véritable coupure, vingt ans pendant lesquels, en dehors de Tony Duvert et Monique Wittig, les Editions de Minuit n’ont guère publié d’écrivains nouveaux.
Philosophie et sciences humaines
J.-P. S. : Trou de vingt ans pour la littérature aux Editions de Minuit, ou pour la littérature française tout court ? Il y a Tel quel, le Chemin…
J. L. : Oui, mais, si vous consultez les catalogues de l’époque, quel déchet ! Surtout si l’on compare avec la période précédente. Une petite maison comme Minuit, qui ne publiait chaque année qu’une demi-douzaine d’ouvrages de littérature, sortait en 1957 le Vent de Simon, la Jalousie de Robbe-Grillet, la Modification de Butor, Tropismes de Nathalie Sarraute et Fin de partie, de Samuel Beckett ; à quoi on aurait pu ajouter à quelques mois près Graal Flibuste de Pinget et Moderato cantabile de Marguerite Duras. Il y a là de quoi alimenter, après coup, une bonne nostalgie d’éditeur ! Et de fait, durant les deux décennies qui ont suivi, j’ai reporté une grande partie de mes espoirs sur la philosophie et les sciences humaines. A cette époque, Philippe Sollers parlait déjà de « Nouveau Nouveau Roman » mais, le connaissant, je pense que c’était encore une de ses plaisanteries : de même que deux négations valent une affirmation, deux nouveaux qui s’additionnent ne peuvent donner que de l’ancien…
J.-P. S. : Durant cette période, vous n’avez pas regretté de ne pas avoir certains écrivains qui n’étaient pas chez vous ?
J. L. : Si, bien sûr. Je me souviens du vilain sentiment de jalousie que j’ai éprouvé quand Gallimard a publié le Procès-verbal de Le Clézio, ou Le Seuil Drame, de Sollers. Et combien j’aurais aimé avoir fait paraitre moi-même le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Mais ce dernier cas est à part, puisqu’il s’agissait d’un écrivain déjà consacré. Les vraies émotions d’un éditeur, il les éprouve devant des manuscrits d’inconnus. Et, généralement, dès les premières lignes.
J.-P. S. : Avec le Méridien de Greenwich qui marque le départ de ce qui se passe aujourd’hui, vous avez eu ce sentiment ?
J. L. : Exactement. J’étais même tellement emballé que j’ai incité notre diffuseur à procéder à une mise en place, considérable pour nous à l’époque, de 2 500 exemplaires. Malheureusement, la presse est restée à peu près muette sur le livre et les retours ont été de l’ordre de 90 %. Un vrai désastre.
J.-P. S. : Vous n’avez pas dit quelque part qu’un succès trop rapide peut être néfaste à un jeune écrivain ?
J. L. : Il est rare qu’un premier roman atteigne d’emblée un vaste public. En quarante ans, pour nous, seul le livre de Jean-Philippe Toussaint, la Salle de bain, s’est trouvé dans ce cas, sans prix littéraire et sans passage à la télévision. Un succès précoce, même modeste, risque de mal préparer un écrivain débutant aux difficultés qu’il rencontrera tôt ou tard dans sa carrière. Pendant plus d’un siècle, songez-y, les auteurs étaient des gens relativement riches qui tiraient leurs revenus de leurs rentes, de leurs terres ou de sinécures. Ils ne comptaient pas sur leurs droits d’auteur. Avec la quasi-disparition de cette classe de nantis, la situation de l’écrivain a profondément changé. Il doit maintenant envisager de vivre, dès son premier livre, du produit de sa plume. Imaginez Flaubert ou Proust dans ce cas : ils seraient morts de faim. Même Robbe-Grillet, qui a réussi à écrire ses quatre premiers romans en seulement huit ans, a dû s’astreindre durant cette période à vivre quasiment en reclus, dans une pièce si exiguë que, faute de table, il écrivait sur son lit… Peut-être remplacera-t-on bientôt ce manque de revenus par certaines formes de mécénat, public ou privé. Mais cela risque de poser des problèmes délicats dans les rapports auteurs-éditeurs. Et on ne résoudra pas par ce moyen la question des premiers romans…
Or, face à ces contingences nouvelles, on assiste à la diminution du temps de vie des livres. Si la presse n’a pas réussi à lancer le roman d’un inconnu dans les quinze jours de sa parution, le livre est bon — j’exagère à peine — pour le pilon. Il y a trente ans, le temps était l’allié du jeune écrivain qui pouvait attendre tranquillement que le public apprenne à connaitre son travail et finisse par lui assurer une cohorte de lecteurs fidèles ; à présent, le temps est devenu un redoutable adversaire… Certains débutants, croyant gagner quelques étapes, apportent aux éditeurs des manuscrits qui, assurent-ils, prennent la littérature là où Joyce (ou Proust, ou Kafka) l’a laissée. Malheureusement, ce genre de raccourci se révèle impraticable. Joyce a beau avoir marqué son époque, chaque écrivain doit recommencer sa propre trajectoire en partant de zéro et, avant son Finnegans Wake, écrire ses Gens de Dublin. Qu’il s’agisse de Beckett, de Simon, de Duras, de Robbe-Grillet ou de Pinget, leurs premières œuvres, qui peuvent nous apparaitre avec le recul moins audacieuses que les dernières, révélaient il me semble les mêmes qualités profondes. L’absence de ponctuation n’est pas la seule marque du génie. Et, à une époque qui ne vous laisse pas toujours une deuxième chance, il peut être important de ne pas manquer la première. Quitte à se tromper de niveau, je me demande s’il ne vaut pas mieux, quand on commence, pécher plutôt par excès de modestie : on en réchappe.
J.-P. S. : C’est pour ces raisons que vous publiez des livres courts qui semblent quasi calibrés autour de 128 pages comme les « Que sais-je ? »
Rien de systématique
J. L. : Mais cela n’a rien de systématique. Les romans d’Echenoz sont plutôt volumineux. Et j’incite fortement Toussaint à écrire un roman fleuve de 700 pages. Cela dit, lorsqu’il s’agit d’écrivains qui attachent un tel soin à l’écriture, qui sont capables de passer dix journées sur une seule page, on peut comprendre qu’ils hésitent à consacrer des années à l’élaboration de quelque Education sentimentale, au risque, comme Flaubert (mais il n’en vivait pas, lui) de ne nous laisser à la fin qu’une demi-douzaine de livres.
J.-P. S. : A propos de Toussaint, comment expliquez-vous l’échec commercial du film la Salle de bain, malgré une presse (Actuel, Globe) qui en faisait le film miroir du « cocooning positif » ?
J. L. : Il est vrai que les entrées n’ont pas été à la hauteur des éloges unanimes qui ont salué le travail de John Lvoff. Les obstacles qu’affronte un réalisateur débutant sont cent fois plus difficiles à franchir que pour un écrivain dans la même situation. Parce qu’un film coûte cent fois plus cher à produire qu’un livre. Parce qu’il faut cent fois plus d’entrées que d’exemplaires vendus pour amortir l’opération. Parce que le financement d’un film est toujours l’affaire des banquiers alors que celui d’un livre peut encore être à la portée, je ne dis pas d’un poète, mais d’un artisan. Le sort d’un film est pratiquement scellé le soir même de sa sortie : la semaine suivante, vous risquez de ne plus le voir nulle part. Alors qu’un livre, même en cas d’insuccès, reste dans les rayons des librairies — en tout cas, des bonnes…
Les libraires maillon essentiel
J.-P. S. : Le rôle des libraires… Aucun éditeur n’y insiste autant que vous.
J. L. : C’est un maillon essentiel de la chaine qui va de l’auteur à ses publics, et c’est aussi le plus fragile. Un métier très dur, très absorbant, qui exige des qualités multiples et parfois contradictoires : artiste et gestionnaire, décideur et commerçant. Or le libraire n’a pas toujours droit à la considération qu’il mérite. Beaucoup d’éditeurs, même, ont tendance à considérer les libraires non comme des partenaires mais comme des vassaux. Alors qu’aux qualités qu’on exige d’un libraire, bien peu d’éditeurs seraient capables d’exercer cette profession ! Au moment où l’on s’apprête à entrer dans une Europe sans frontières, l’avenir de notre continent en tant que foyer culturel dépend essentiellement du maintien et de l’expansion des-librairies dans chaque pays de la communauté. Des écrivains, il y en aura toujours. Des éditeurs aussi : c’est un métier suffisamment narcissique pour susciter perpétuellement de nouvelles vocations. Mais rares sont aujourd’hui les fils (ou les filles) de grands libraires qui acceptent, quand leur père disparait, de reprendre l’affaire.
J.-P. S. : On ne recommence pas le Nouveau Roman, dites-vous. On ne pourrait pas non plus recommencer les Editions de Minuit ?
J. L. : J’espère qu’aucun de mes jeunes confrères n’aurait en effet l’idée absurde de refaire le même trajet que nous. Il faut inventer de nouvelles formes d’édition qui tiennent compte, en particulier, de l’accélération du rythme de vie (et de mort) des livres, du nouveau statut économico-social des écrivains, des impératifs de la diffusion moderne. Pour le reste, je crois qu’on peut faire confiance à la littérature : elle est increvable.
P.O.L. : « Je cherche à être disponible pour chacun »
Jean-Pierre Salgas : Vous venez de publier deux livres aux antipodes l’un de l’autre : la Vacation de Martin Winckler, pseudonyme emprunté à Perec, et Jalouse d’Isabelle Sobelman qui surprend chez vous. Vous auriez pu éditer ce livre il y a quelques années ?
Paul Otchakovsky-Laurens : Absolument, je suis sûr que j’aurais été de la même façon sensible à ce flux verbal, à cette bousculade de mots…
J.-P. S. : Votre image, très forte, est plutôt associée à l’écriture blanche ou à ce qu’Emmanuel Hocquard appelle « modernité négative ».
P. O.-L. : La réputation de la maison m’amuse toujours beaucoup. Certains « extrémistes littéraires » (?) pensent au contraire que je me suis vendu au commerce… En fait, il n’y a pas ici d’esthétique dominante. C’est terrible à dire, peut-être, mais je n’ai pas d’idée sur la littérature. En avoir une serait dans mon cas la façon la plus sûre de mal lire les manuscrits qui arrivent quotidiennement. Je cherche à être disponible pour chacun. Mis à part un même niveau de qualité ou de rigueur, qu’y a-t-il de commun entre J.-Y. Cendrey, J. Géraud, E. Villeneuve, G. Gavarry ?
J.-P. S. Même fausse, cette image aide-t-elle à la vente ? Y a-t-il un «public » P.O.L. ?
P. O. -L. : Je pense en tout cas qu’une partie de « notre » public sait que nous publions des livres auxquels nous croyons. Nous n’avons jamais publié un livre dont nous pensions qu’il était mauvais.
Un projet très pragmatique
J.-P. S : Vous êtes apparu dans l’édition en 1972 avec la collection Textes chez Flammarion. Quel en était le projet ?
P. O.-L. : Déjà, à l’époque, un projet très pragmatique, en dépit de certaines déclarations, un peu légères, sur « l’avant-garde ». Il y avait alors, chez Flammarion des auteurs qui méritaient une identification plus nette, il arrivait des manuscrits dont je désirais la publication et pour lesquels je voulais que ma responsabilité fût soulignée.
J.-P.S. : Pourquoi ce nom de « Textes » ? Tel Quel est alors à son zénith, Digraphe nait, le Chemin continue, Minuit règne…
P. O.-L. : J’étais comme tout le monde nourri de ce que Jérôme Lindon avait publié… Et tout ce qui paraissait dans les collections que vous citez m’intéressait, je ne cherchais pas à me situer par opposition à ceci ou cela, à celui-ci ou celui-là, mais plutôt par addition, en complément. Quant au titre, il est sans aucun doute issu de l’atmosphère « barthésienne » qui régnait alors. Il faut rappeler à quel point Barthes a joué un rôle libérateur. Ce mot n’engageait à rien de précis ou de contraignant, tout en invitant à aller au-delà des genres.
J.-P. S. : De Textes à P.O.L. qui commence en 1983, via Hachette-P.O.L., la ligne est la même ?
P. O.-L. : La même, infléchie sans doute ou donnant l’impression de l’être parce que mon autonomie s’est accrue à chaque étape, et aussi les sanctions qui s’attachent à cette évolution. D’ailleurs la plupart des auteurs du début publient chez P.O.L. : R. Belletto, R. Camus, R. Laporte, J. Daive, J. Frémon, D. Tsepeneag, B. Noël…
Certains ont changé
J.-P. S. : Certains ont changé, n’écrivent plus en 1989 comme il y a dix ans : Belletto ou Camus. On pourrait rajouter Danièle Sallenave, dont la Vie fantôme a souvent été perçu comme un reniement…
P. O.-L. : Relisez Paysages de ruines avec personnages, vous percevrez la continuité, l’évolution d’un livre à l’autre sans doute, heureusement, mais la fidélité de chacun aux origines. Il n’y a pas de reniement, il y a expansion, au sens d’univers en expansion. Il y a, avec la maitrise grandissante, le désir au contraire d’aller plus loin, dans des directions que l’on n’osait prendre ou que l’on n’envisageait même pas de prendre. Regardez l’œuvre de G. Perec : il n’est pas de genre ou de registre qui n’y soit abordé. René Belletto publie des sonnets extrêmement formalistes au moment où l’Enfer obtient le prix Femina — mais seul Henri Deluy s’en est aperçu, dans Révolution. Je suppose que l’on a tout de même ici et là murmuré que Belletto se reniait… Mais vouloir se faire entendre, emprunter des voies plus aisées à un moment donné de l’état de la lecture, ce peut être aussi une contrainte que l’on s’applique et qui est riche d’enseignements ou de découvertes.
J.-P. S. : Autre question d’image : il semblerait que changée ou non, la littérature française, après une période d’autodénigrement, sorte du temps du mépris.
P. O.-L. : Vous savez, cette époque récente pendant laquelle on se plaignait tous les matins de l’absence d’écrivains français vivants, était celle de la pleine maturité de G. Perec, par exemple, des premiers livres de P. Modiano, R. Camus, E. Savitskaya, M. Cholodenko, R. Belletto, P. Grainville. Quand j’ai commencé à l’éditer, G. Perec était en pleine « traversée du désert »… L’image dont souffre périodiquement notre littérature ne vient d’ailleurs pas tant des médias ou des critiques que d’un milieu professionnel souvent très myope et dont l’accablement chronique ne repose sur rien mais contamine tout. D’ailleurs, dans l’édition, traditionnellement, on ne lit pas ce que publie le voisin, on ne s’intéresse qu’à ses tirages.
J.-P. S. : En dix-sept ans d’expérience vous avez perçu des changements dans vos rapports avec la presse ?
P. O.-L. : Comme tous les éditeurs, je passe mon temps à me plaindre, bien sûr. Et je réussis ce triste prodige de publier des livres qui parfois ne suscitent aucun article… Sur la durée, première constatation : la disparition des Lettres françaises, des Nouvelles littéraires, du Figaro littéraire ancienne formule, etc. Seconde : les lecteurs ne tiennent plus que très vaguement compte de ce que disent les critiques. Les écrivains devraient peut-être intervenir plus souvent les uns sur les livres des autres : l’article de J. Roubaud dans Libération sur Xbo de D. Fourcade est un événement critique. Cela dit la littérature que je publie, que je défends, demande évidemment une attitude qui, comparée à celle que réclament d’autres formes d’expression, relève de l’effort. La littérature n’est pas seulement un divertissement. Mais, tout de même, je garde la conviction que les bons livres s’en sortiront toujours, pourvu qu’on refuse cette idée que leur vie est limitée aux trois mois qui suivent la mise en vente.
J.-P. S. : L’image de la littérature française toujours. Vous connaissez un renouveau des demandes de traductions ?
Le succès de Perec
P. O. -L. : Du temps de la collection Textes, quand je la dirigeais, nous n’avons vendu aucun livre à l’étranger. Chez Hachette-P.O.L., très peu. Depuis que je suis indépendant, beaucoup : M. Duras, bien sûr, mais cela est à part, R. Belletto, C. Juliet, L. Kaplan, D. Sallenave, M. Cholodenko, E. Carrère, R. Camus, R. Laporte, M. Lindon, M. NDiaye, B. Fayet… En général la désaffection des éditeurs étrangers à l’égard de la littérature française moderne, ces dernières années, trouvait son origine, encore une fois, dans l’attitude des professionnels qui proposaient plus volontiers les succès hexagonaux, même artificiels, que les œuvres vivantes et risquées, en principe difficiles à vendre. Mais l’intérêt qu’éprouvent de nouveau les éditeurs étrangers pour la littérature française vient aussi, certainement; de l’image extrêmement vivante qu’en donnent les éditions de Minuit.
J.-P. S. : De ce renouveau est emblématique le succès posthume de Georges Perec en France et à l’étranger. Vous qui avez été, après Nadeau, son éditeur, comment le comprenez-vous ?
P. O. -L. : D’abord comme un aboutissement normal, compte tenu de la dimension de l’œuvre, son ampleur, sa générosité. Ensuite c’est l’illustration du rôle que peuvent jouer des lecteurs, des éditeurs, des critiques, des universitaires, des libraires, enfin tous ceux que les livres et la littérature concernent quand ils sont un tant soit peu obstinés et véhéments.
J.-P. S. : Autour des éditions de Minuit, mais pas seulement, on parle d’une nouvelle génération d’écrivains des années80. Comment le sentez-vous ?
P. O.-L. : Ceux qui arrivent aujourd’hui réalisent en quelque sorte, à leur manière libre, parfois désinvolte, un peu goguenarde, le projet de la génération précédente d’une littérature en mouvement et débarrassée de ses carcans. Ils n’ont plus à se déterminer par rapport à des mouvements de pensée, ils en sont issus. L’heure est à la tolérance, à l’essor des individualités, à la liberté des formes avec cette contrepartie de l’esprit, en littérature comme ailleurs, du « tout égale tout » contre lequel il faut lutter. Tous les livres ne se valent pas.
J.-P. S. : Vos auteurs se lisent-ils entre eux ? Et vous disent-ils ce qu’ils lisent d’autre part ?
P. O.-L. : Les poètes se lisent, cela tient de toute façon à l’organisation même du milieu de la poésie, au grand nombre de débats, de rencontres, de lectures, de manifestations autour de la poésie. Les romanciers aussi : ils tiennent à savoir ce qui paraît dans la maison par intérêt, tout simplement, pour sa marche, par curiosité intellectuelle bien sûr et aussi dans un esprit de, je dirai, « surveillance amicale », Sinon, plus généralement, J. Echenoz a une influence considérable parmi les jeunes romanciers, prépondérante, incontestée. On me parle aussi beaucoup de Pascal Quignard et, évidemment, de Danièle Sallenave dont l’œuvre, les positions, les risques qu’elle ne cesse de prendre, avec les conséquences que l’on sait, impressionnent beaucoup. Et puis il y a évidemment Thomas Bernhard, et plus secrètement Robert Walser (à la diffusion duquel j’ai l’impression de beaucoup militer).
J.-P. S. : Un mot sur la poésie: vous êtes le seul éditeur à avoir un grand secteur de poésie en proportion de l’ensemble de vos publications. Elle semble s’être aujourd’hui détachée de l’arbre de la littérature…
P. O.-L. : Ce qui est invraisemblable puisqu’elle est au centre, au cœur, qu’elle est le lieu où se créent les nouvelles formes, qu’elle joue pour l’ensemble de la littérature le rôle d’un laboratoire de sensibilité, de langue, de pensée… Sur ce point, je crois que la presse a une responsabilité écrasante. Il n’y a plus aujourd’hui qu’une seule chronique régulière de poésie, celle d’Henri Deluy dans Révolution ! L’absence de discours critique intermédiaire entre le journalisme, inapplicable ici, et l’analyse approfondie destinée à un cercle plus restreint, est totale.
J.-P S. : Ultime question : le jeu de l’ile déserte. Qu’emporteriez-vous ?
P. O.-L. : Reverzy, Walser, Proust, Perec, Echenoz, Dickens et tous les auteurs que j’ai publiés.
Denis Roche : « Il y a des livres qui sont de véritables injonctions »
Jean-Pierre Salgas : Vous êtes l’auteur et le metteur en scène de la photo du groupe des six. Pour quelles raisons cette manifestation publique aujourd’hui ? Des raisons institutionnelles (des auteurs passent au Seuil), esthétiques, « générationnelles »… ? Pourquoi ce clin d’œil aux autres photos littéraires du siècle ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait groupe en dehors de la photo ?
Denis Roche : Il arrive que certaines de mes occupations aient quelque chose à faire ensemble : ainsi de la photographie et de l’amitié. Ce « groupe des six » (Florence Delay, Natacha Michel, Michel Chaillou, Michel Deguy, Jacques Roubaud et moi) est une sorte d’« association à but esthétique ». Depuis quelque temps nous coïncidons — et n’y voyez pas seulement, je vous en prie, une coïncidence éditoriale, chacun des six ayant publié un ou plusieurs livres dans Fiction et Cie. Cela a une fichue importance, mais si notre amitié ne tenait qu’à cela il n’y aurait pas de quoi en faire un plat : or, c’en est un, de plat, que certains ont du mal à digérer, sûrement : car cela met en jeu le dynamisme de Fiction et Cie, la force d’entreprises d’écrivains importants, des auteurs singuliers de notre époque, dans leur course. L’amitié aidant, il y a quelques mois, j’ai proposé de faire un autoportrait photographique de nous six. La photo a été faite le 3 février 1989. Nous avons eu envie 1) de l’envoyer à nos amis et 2) de manifester l’existence de ce nouveau groupe. La meilleure façon était évidemment de transformer cette image en invitation, pour une signature collective : la librairie Compagnie nous a accueillis.
Evidemment, nous ne sommes pas des débutants : chacun de nous a déjà son histoire et une bonne part de son œuvre. Les « groupes » littéraires se sont généralement constitués en rassemblant de jeunes auteurs avec l’affirmation (un manifeste, une revue, des tracts, des interventions…) d’un projet à venir ou en train de se formuler par des œuvres au début de leur développement. Nous, nous venons d’horizons variés et nous avons déjà divergé. Or, les écrivains divergeant, en général, ne cessent pas de diverger : ici, tout au contraire, des divergences se croisent, des parallèles se recoupent : nous regroupons nos affects et nos inquiétudes. Rien à voir avec les débuts de la NRF, du Nouveau Roman, de Tel Quel, du Chemin, etc. Je laisse aux commentateurs le soin de… commenter.
J.-P. S.: Pouvez-vous rétrospectivement définir le projet de la collection Fiction et Cie ? A-t-il significativement changé ? Les Américains qui s’y trouvent ont été récemment définis par M. Chénetier comme travaillant à aller« au-delà du soupçon ». Et les Français ? Quels sont les livres que vous avez publiés auxquels vous tenez le plus ? Chez d’autres éditeurs, durant la même période, quels sont les livres qui vous ont le plus impressionnés Qui — idéalement — aimeriez-vous publier ?
D. R. : Je ne crois pas nécessaire de redonner une définition de la collection Fiction et Cie alors qu’elle est née en 1974, il y a une quinzaine d’années, et qu’elle compte aujourd’hui cent-dix titres. A la rigueur, j’accorderais une importance symbolique l’année de création : 1974, deux ans après ma démission de Tel Quel (et la publication du Mécrit), deux ans avant Louve basse. C’est l’époque où le travail de Tel Quel est à son comble et l’ensemble du mouvement théoriciste français. Epoque formidable dont la contrainte, trop violemment et trop longtemps soutenue, va sauter comme une digue semant, vers le milieu de la décennie, une diaspora d’écrivains. J’ai quelquefois dit que les gens de Tel Quel avaient constitué une « génération introuvable ». La dire indéfinie la sous-entend illimitée. En créant Fiction et Cie j’avais le souci de me retrouver mieux au sein de l’éclectisme qui avait caractérisé mes premières lectures. Quand j’avais vingt ans (et aucune formation littéraire) je lisais du même œil Sigrid Undset et Tristan Tzara, Joyce et Malaparte, Alejo Carpentier et Hölderlin. Je lisais tout avec la même dévoration, la même stupeur, la même excitation. Gongora et Hamsun me plongeaient dans une seule et même rêverie Mes envies d’éditeur sont évidemment plus précises. Je n’en prends qu’un exemple : publier Hawkes, Pynchon, Coover (pour ce qui est des Américains) a un sens précis. Ils prolongent le « soupçon » que Faulkner avait jeté sur le contenu romanesque. Les Français, eux, n’ont pas les mêmes « preuves » à apporter, un statut financier et moral à assumer, ni la même tradition à soutenir, ils n’obéissent qu’à des codes hirsutes et rebelles, Benoziglio (chute en vrille permanente, noir d’encre), Teboul (et son vol d’obsessions sonores), Rolin (à pleine phrase et sans frontières), Borer (erratique, un romain des exils), n’en sont que des exemples. On est passé d’une diaspora à une constellation : cela va, depuis dix ans, de Michel Rio à Marie NDiaye et coup de chapeau, en passant, aux Tricks de Renaud Camus un sommet de technique prosodique méconnu comme tel.
Mais je ne voudrais, pour rien au monde, me livrer ici à cette sorte de honte bibliographique qui consiste, pour certains, à rédiger des palmarès. J’indique tout au plus quelques pistes.
J.-P.S.— La collection Les contemporains prend le relais des Ecrivains de toujours, alors qu’il semblerait — voir Chaillou — que les écrivains de toujours redeviennent contemporains. Où en est la bibliothèque aujourd’hui ? Le démarrage avec Perec et Simon est-il fortuit ?
D.R. — Vous parlez de la Bibliothèque d’aujourd’hui. Ça donne un peu l’impression de parler des œuvres comme si elles étaient « rangées des voitures ». La tradition française a longtemps estimé qu’un bon écrivain était un écrivain mort je le sais. La collection Ecrivains de toujours était avant tout un Panthéon : on y convoquait — tel Malraux Jean Moulin — les grandes âmes. Il me semble qu’on progresse un peu, j’essaye en tout cas de m’en convaincre : les 4 premiers titres de la collection Les contemporains voudraient en être la preuve : Simon, Perec, Handke, Ponge. Bientôt Butor, Klossowski, Derrida, etc. Donc, ni Panthéon ni placard. Il faut montrer ceux avec qui on vit, la richesse de pensée et d’écriture qui nous fait vivre. Et puis, pourquoi le cacher, je paye quelques dettes. Pour Perec, un vague remords qui tenait au fait que nous avions vécu lui et moi dans des cercles séparés (l’Enfer, en plus moelleux ?), Tel Quel versus l’Oulipo. Une seule fois, nous qui étions quasiment de la même génération, nous nous sommes rencontrés, grâce à des amis communs qui ne trouvaient pas ahurissant qu’on puisse avoir quelque chose à se dire.
Un seul soir en vingt ans ! J’ai su, après sa mort, tout à fait par hasard, que Perec avait publié dans la revue Traverses un hommage à mon livre Dépôts de savoir et de technique sous la forme d’une très belle suite d’imitations et dont l’ensemble m’était dédié. Pendant près de six ans, ce message d’amitié était resté sans m’atteindre, personne ne l’ayant transmis. C’est inouï tout de même ! Le très beau livre que lui a consacré Claude Burgelin contient un peu de mon signal amical en retour. De même, je suis heureux qu’un livre sur Pierre Klossowski soit en préparation : sa Révocation de l’édit de Nantes est l’une des toutes premières lectures qui m’ait fait prendre conscience (et dans quelles troublantes circonstances) que j’avais peut-être moi-même envie d’écrire, que c’était possible. Il y a, comme cela, des livres qui sont de véritables injonctions, un art qui vous soulève et vous met en mouvement : des propulseurs.
Des éditeurs attentifs à une littérature qui bouge
Quand on interroge les nouveaux responsables de collections de littérature française sur leur « catalogue idéal », on est surpris de l’unanimité que rencontrent les « jeunes ». Seule Jacqueline Chambon qui se met aux Français après douze livres traduits, cite Simon, Sarraute ou Le Clézio aux côtés d’Echenoz, Toussaint ou Sallenave… Michel Nuridsany (Imprimerie Nationale) nomme Eugene Savitskaya, Bernard Barrault, Belletto, Alain Veinstein (Julliard), Quignard, Hadengue, Ceton, Rolin, Bailly… Enfin Olivier Cohen, qui vient de reprendre Payot et de l’ouvrir à la littérature, ne jure, hors Vautrin qu’il publie, que par Echenoz, Roubaud, Rolin ou Marc J. Bloch, l’auteur de l’Emotion l’émeute et de la Bande de Möbius (Gallimard 1986 et 1989)…
Même s’ils ne sont « pas toujours sûrs que ça redémarre » (Veinstein), même s’ils se plaignent, comme Barrault, de ce que les personnages de romanciers encombrent les romans, même s’ils regrettent l’absence — toujours Barrault — d’enquêteurs-écrivains à la Gilles Perrault, ou d’écrivains qui sachent « capter l’air du temps » à la Philippe Djian, tous croient au retour des Français après l’éclipse de ces dernières années, et guettent, au détour des manuscrits, l’inconnu décisif. Retour rendu éditorialement possible également parce que « le combat pour les étrangers est maintenant gagné » (Chambon), « depuis un ou deux ans, ils rapportent de l’argent, le dernier Carver s’est vendu à 10 000 exemplaires, donc la voie est libre pour les Français », insiste Olivier Cohen qui vient de publier Philippe de la Grenadière. Sous la même couverture : finies les discriminations. La littérature française est bien devenue « une littérature étrangère comme les autres », confesse Jacqueline Chambon : si elle décide de publier les Souvenirs impies de Philippe Chardin, un premier recueil de nouvelles d’un universitaire, c’est qu’il le séduisait par son côté « anglo-saxon ». Et en septembre, elle sortira Sculpture mobile, d’Alain Monvoisin, un autre inconnu « influencé par Bernhard, mais aussi bien »
Parmi les traits qui rapprochent la France des pays voisins : l’absence d’école, de groupe constitué, malgré certaines nébuleuses en formation, la diaspora, des jeunes romanciers. Les directeurs de collection s’en réjouiraient plutôt comme d’un signe de liberté, même si certains pensent que l’appartenance « générationnelle » est tout aussi forte.
Ainsi Gérard Bobillier, l’un des responsables de Verdier, qui après la métaphysique (juive, grecque, islamique), et les littératures italiennes et espagnoles a décidé de développer son domaine français (deux auteurs pour le moment, Pierre Michon, Françoise Asso). Pour Bobillier, qui cite les auteurs-phares de cette génération (ils sont six, selon lui : Michon, Rolin, Bergounioux, Quignard, Macé, Bon… plus un ancêtre : Huguenin), elle n’est pas, à la différence des précédentes une génération de la rupture, elle lit Dostoïevski, Kafka et Faulkner, mais ni le Nouveau Roman, ni Tel Quel ; elle est aussi rurale que son homologue italienne peut être urbaine : venue tard à la littérature, après des années passées dans la politique, elle a redécouvert l’enfance, la province et le « dimanche à la campagne ». Et une nouvelle manière de parler des humbles, qui ne doit plus rien à Zola. De cette génération de la quarantaine « grosse de beaucoup de choses », Bobillier aimerait évidemment être l’éditeur, « comme Gallimard, Le Seuil, Maspero ou Minuit ont été à un moment l’éditeur d’une génération ».
Des réseaux, une famille
Une génération ? Des réseaux, estime Bernard Barrault. Une « famille », dit Michel Nuridsany qui en tous cas veut la constituer « pour lutter contre l’isolement ». « Chez Flammarion (il y dirigeait la collection Textes, à laquelle, dit-il, il avait donné « un peu de corps », après POL et Bernard Noël), j’avais un bureau. A l’Imprimerie Nationale, non. J’invite les auteurs à la maison. Ils se lient et se découvrent. Manz’ie s’intéresse à Falempin, Ceton à Venaille, etc. » De tous ceux qui font aujourd’hui le pari d’une nouvelle vitalité de la littérature française, Nuridsany est incontestablement le plus original. Son entreprise la plus intempestive. Il suffit de regarder l’un des premiers livres publiés pour s’en rendre compte. La Suive de Jean-Pierre Ceton. Un écrivain peu connu (deux petits livres aux éditions de Minuit, et chez POL, un volume compact, 356 pages imprimées en caractères minuscules, alors que l’habitude est aujourd’hui aux livres courts, une maquette très austère de Massin, alors que POL lui-même est passé à la jaquette illustrée, le tout non massicoté et sous papier cristal). Sans compter l’éditeur : l’Imprimerie Nationale, qui a fait sa réputation avec le Journal Officiel… Le plus original et le plus pessimiste : « A l’heure où tout le monde édite sous le nom de littérature des anecdotes racontées en style journalistique (allusion à Rue Racine ?), je veux entrer en résistance dit Nuridsany, recréer un territoire où puissent se croiser des écritures. » D’où ses partis pris à rebours. Auteurs de la collection : à 80 % , des écrivains qui viennent de Textes. Quelques transfuges d’autres éditeurs : François Caries, Daniel Schiff, Hubert Lucot, « le plus grand écrivain des quinze dernières années ». Surtout un mélange d’écrivains confirmés (Venaille, Manz’ie), de jeunes (Hélène Sevestre) et — Nuridsany est l’un des meilleurs spécialiste et critique de l’art contemporain — d’auteurs venus d’autres champs de la création (Brigitte Fontaine, la chanteuse, dès les premières parutions).
Modèle avoué : José Corti, ce qui sonne comme un défi dans un paysage éditorial où, Barrault le rappelle, « vers 1980, 80 % des entreprises sont passées aux mains des financiers ». Existe-t-il encore — hors du service public ! — un espace pour une édition non immédiatement « rentable » ? Les confrères de Michel Nuridsany le pensent bien évidemment. Mieux : à la rentrée Alain Veinstein (son esthétique est sûrement la plus proche), fort du succès de ses Carnets (Plon), lance, au cœur du groupe de la Cité (Julliard) une collection de découverte. On peut rêver : et si la littérature qui bouge, influait sur l’édition ?
[…] de lecture P [Cet entretien a été originellement publié au sein d’un dossier intitulé « Où va la littérature française ? », paru dans La Quinzaine littéraire n° 532 du 16 mai […]