1983-1953 – Littérature présente

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1983

Mes premiers souvenirs de La Quinzaine sont liés au « Point G » (j’ai assisté à la genèse de ce dossier proposé par Anne Fabre-Luce ; mon premier papier – contre Pascal Bruckner, Jean Clair et François Georges – paraît à sa suite dans le numéro 401 du 16 septembre 1983. « Illusion autobiographique » ? En 1983, j’avais trente ans et le sentiment vif d’une cassure dans le champ littéraire et intellectuel, d’une Restauration qui très vite se nouera au Spectacle. Ma tête est toute occupée de Paradis (Philippe Sollers) et de La distinction (Pierre Bourdieu), et dans la littérature immédiatement contemporaine, mon grand homme est Jean Echenoz à cause du Méridien de Greenwich (1979). Venu voir Maurice Nadeau, au 43 rue du Temple, au printemps pour lui proposer cet article, il m’a demandé si je connaissais « quelqu’un comme moi » : je me suis retrouvé engagé sur le champ (à mi-temps) comme « courriériste littéraire ». De Maurice Nadeau, vous n’allez pas me croire, le premier texte que je crois avoir lu est sa préface à l’édition 10-18 de Ferdydurke (à la maison de la presse de ma grande banlieue – le livre de poche Hachette fut soudain bousculé par 10-18 – « les romans les plus significatifs de la littérature d’aujourd’hui » – et la collection Poésie-Gallimard). Puis, arrivant à Paris en 1970, l’Histoire du surréalisme, qui inaugurait la collection Points-Seuil. Si je me souvenais très bien du premier numéro du journal (Nadeau sur Le Déluge de Le Clézio), je ne l’ai lu attentivement que lors d’un séjour de deux ans en Afrique (« prof de philo » à Niamey, Niger), surtout alors épluché la bibliographie (œuvre, je le saurais plus tard, d’Anne Sarraute)…

A l’exemple de ce premier papier (je réenfoncerai le clou à propos de La défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut en 1987), La Quinzaine me semble lieu idéal pour être critique dans les trois sens du mot (recension, conditions de possibilité, plutôt contre). Qui plus est en se tenant entre les domaines (lues très tôt, les Mémoires de Simone de Beauvoir firent sur moi grande impression ) : j’ai toujours lu la philosophie comme le roman policier (Deleuze), et dans les romans l’aventure d’une écriture plus que l’écriture d’une aventure (je n’ai d’ailleurs jamais compris qu’il y ait deux comités du mercredi). Un lieu rêvé à l’écart de l’université, qui alors se referme sur sa « reproduction », et des « médias » (rien à voir avec la presse) à l’hetéronomie de plus en plus autonome. Bonheur du comité qui sédimente dans sa diversité le demi-siècle de Maurice Nadeau « revuiste » (de Jean-José Marchand à François Maspero…). Huit ans durant, je fus préposé aux entretiens (je me souviens des « écrivains et leurs lectures » – une vingtaine, dont Milan Kundera qui me fit rencontrer nombre d’écrivains venus de « l’Est »). Et à la mise en œuvre des numéros spéciaux, notamment sur les littératures étrangères. Le n° 532 (mars 1989) Ou va littérature française ? y insiste parallèlement : le bon côté de la mutation en cours pourrait être que la littérature française est devenue pour elle-même « une littérature étrangère parmi d’autres », le statut change des littératures étrangères. Le monde se met à ressembler aux Lettres nouvelles

1953

En 1983, j’ignore que, né en 1953, j’ai exactement l’âge des Lettres nouvelles (qui ont pris fin chez Denoël en 1976 à l’heure très précisément – L’archipel du Goulag de Soljénitsine, la vérité sur la révolution culturelle chinoise – où se dissolvent les dernières avant-gardes). « Auto-nadeau-graphie » ?. 1953, en tous cas « annus mirabilis » pour pasticher Antoine Compagnon, parlant aujourd’hui de 1966 au Collège de France : année des Gommes, d’En attendant Godot, de L’innommable, de Roberte ce soir, des Statues meurent aussi, des Vacances de Monsieur Hulot, du Discours de Rome de Jacques Lacan, des Voix du silence, année de la mort de Staline et de l’invention du Livre de poche, de l’Express, de la Nouvelle NRF…. Pour mesurer la mutation qui arrive alors à terme, il faut relire (rééditer d’urgence) Littérature présente (1953) qui reprend un choix des six années (1945-1951) du jeune professeur, ami de Benjamin Péret, devenu grâce à Pascal Pia critique à Combat et au Mercure de France (1948-1953). Immédiatement à la sortie de la guerre, dans Situations 1 puis Situations 2, Sartre a fixé les bornes de la nouvelle littérature qui vient : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier » à propos de Faulkner. Versus la « responsabilité » (l’engagement). Dans Le degré zéro de l’écriture (1953), Roland Barthes, que Nadeau a fait écrire dans Combat, pensera l’un dans les termes de l’autre (l’écriture désigne entre langue et style l’engagement de la forme). « Mon amour pour la littérature avait grandi en même temps que mes espoirs révolutionnaires s’enlisaient dans la guerre de 1939-45 » écrit Nadeau de son côté (Littérature présente). « De Trotsky à Kafka » résumera – t- il plus tard. Je renvoie aussi à la litanie de ses « saints » confessés (Sade, Lautréamont, Rimbaud, Kafka, Pia, Flaubert, Joyce, Proust, Saint-Just, Rossel, Trotsky…) dont les portraits ornent aujourd’hui encore son bureau au journal rue Saint-Martin. Il faut relire la déclaration liminaire : « La revue Les lettres Nouvelles veut servir avant tout la littérature ». Commentant trois mots (expression, création, art), Nadeau redéfinit le territoire ouvert par Sartre, repensé par Barthes, écartant là la « propagande », ici « l’échappatoire », qui font que « la littérature respire mal » (Julien Gracq, 1960). Dans Lettres nouvelles, c’est « nouvelles » qui compte, son pluriel : l’expérimentation avec l’expérience, la littérature française avec les littératures étrangères, la littérature avec la philosophie et les sciences humaines. Toutes les nouveautés : « (le nouveau roman) était loin d’occuper tout le champ de la littérature qui nous intéressait, Maurice Saillet et moi ».

Autrement dit, Nadeau excède ses grands contemporains Jérôme Lindon (Editions de Minuit, une nouveauté) et Jean Paulhan (la NNRF, aussi française française que deux fois nouvelle ). On retrouve cet écart dans son débat radiophonique avec Roland Barthes en 1973 (à l’heure du Plaisir du texte). Maurice Nadeau « homme-champ ». Il faut se perdre dans les sommaires : Benjamin avec Valet et Audiberti, Queneau avec Hlasko, Reverzy avec Cummings, Schwarz-Bart avec Rossellini, Schulz avec Guillen, Wittgenstein avec Naville (au hasard en 1959). Mon grand regret : n’avoir pas réussi à faire se rejoindre l’incarnation du capital symbolique (Maurice Nadeau où l’homme sans Rolex) et son théoricien Pierre Bourdieu, admirateur de son Flaubert, qui cherchait, à la fin des années 80, un partenaire pour Liber, qui se tournera vers Le monde avant de se replier sur l’université. Un déjeuner eut lieu (je me souviens du gratin dauphinois). 1990 : je quitte La Quinzaine mais pas Nadeau, pour faire avec Anne Simonin entre autres, mon « roman français depuis la guerre » (Romans mode d’emploi, ADPF, 1998). Et pour écrire sur G comme Gombrowicz, « un polonais qui avait le tort supplémentaire de vivre en Argentine », qu’il a publié en français à partir de 1958 (avec Michaux, si j’en crois ses mémoires, un de ses deux demi-dieux – lire le chapitre : « j’existe par les autres »). Grâces lui soit rendues.

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