Tel Quel « en tant que tel » (1960-1982)

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[Cet article est paru originellement dans la revue L’Infini n°113 du 13 janvier 2011. Il a également été publié en langue russe au sein d’un numéro spécial de la revue Baza, à Moscou, la même année.]

 

« Inégalités flagrantes ? Erreurs ? Qui emploiera mieux sa jeunesse saura le dire. »
Philippe Sollers : Editorial (L’infini 49-50 : De Tel Quel à L’infini)

1960-1963 : « Pourquoi la littérature respire mal »

« Tel Quel est une revue littéraire trimestrielle conçue et publiée par de jeunes écrivains d’une vingtaine d’années, sans aucune publicité, avec un sous-titre qui évoluera jusqu’à se stabiliser dans une hiérarchie voulue : Littérature/Philosophie/Art/Science/Politique » [1] C’est aujourd’hui celui de L’Infini. Un premier sous-titre apparaît sur le n° 26 à l’été 1966 : Linguistique, psychanalyse, littérature. A compter du n° 29 (printemps 1967), il devient : Science-littérature. Puis, du numéro 43 au numéro 94 : Litterature, philosophie, science, politique. Tel Quel, le titre de la revue, est, lui, emprunté au deux recueils de fragments de Paul Valéry (1941 et 1943) issus des Cahiers tenus toute sa vie par l’écrivain [2] (longtemps, des citations-exergues incluant les mots « tel quel » ouvrent chaque livraison, la première vient de Nietzsche [3]). Editeur : les éditions du Seuil [4]. Il y aura 94 numéros jusqu’en 1982, dont la présente anthologie ne peut donner qu’une petite idée – notamment parce qu’elle exclut les textes que Tel Quel fait entrer de façon irréversible dans la bibliothèque. 1983 : la revue, qui a quitté le Seuil, reparait chez Gallimard, « banque centrale » dit Sollers de la littérature française (une maison d’édition elle-même née de la NRF d’André Gide en 1909, qui édite à la fois la Bibliothèque de la Pléiade, véritable Panthéon des littératures du monde et la principale collection de poche française Folio). Sous le titre L’Infini, sous-titre donc : Littérature, philosophie, art, science, politique. Elle existe toujours en 2010.

J’emprunte le titre de ce paragraphe à Julien Gracq qui fit sous ce titre une conférence en 1960 [5]. Une véritable analyse par l’un de ses grands protagonistes de ce que Bourdieu nomme le « champ littéraire », son espace-temps, « l’espace littéraire » de Maurice Blanchot remis sur ses pieds, le chronotope (Mikhail Bakhtine) de l’institution littéraire elle-même. On gagnerait, je crois, à penser la trajectoire de Sollers et de Tel Quel dans les termes des Règles de l’art (1992) de Pierre Bourdieu [6] : Sollers ou l’invention du nouveau dans le champ à partir de 1960. Un champ écartelé depuis 1945, pris en tenaille, entre les positions que prescrivent les deux premiers volumes des Situations de Jean-Paul Sartre, ce qu’on pourrait nommer, à la manière de Proust, ses deux « côtés ». Situations 1, Situations 2. Dans le premier, qui regroupe tous ses articles depuis 1938, Sartre énonce à propos de Faulkner (Le bruit et la fureur) qu’ « une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier » ; le second, qu’ouvre la Présentation des Temps modernes, plaide en revanche pour la « responsabilité » de l’écrivain (l’engagement, qui débouchera sur l’écrivain-intellectuel total). Depuis 1945, c’est le Sartre 2 qui domine, d’ou le sentiment d’étouffement analysé par Gracq. Les choses commencent à s’inverser en 1953 (année de la mort de Staline) qui en France marque la véritable fin de l’après-guerre (Le degré zéro de l’écriture, En attendant Godot, Les Gommes, le discours de Rome de Jacques Lacan …). Naissent alors nombre de nouvelles revues, dirigées par des critiques qui ont commencé avant-guerre : les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau, la Nouvelle Nouvelle Revue Française de Jean Paulhan dont Maurice Blanchot est le critique, La Parisienne (Jacques Laurent), La Table Ronde (avec François Mauriac) – toutes partagent le culte de « la littérature » – pour de bonnes ou de mauvaises raisons (volonté de faire oublier la collaboration). Et aussi le Livre de Poche. Je dirai que Tel Quel parachève la victoire de Sartre 1 sur Sartre 2 : Tel Quel commence lentement de 1960 à 1963 dans une littérature qui entend « respirer » (d’autant que les grands écrivains du siècle sont toujours présents).

Tel Quel ? On pourrait parler d’une sorte de lent coup d’état des lieux du nouveau en littérature. Etat des lieux du nouveau : dans les premiers numéros de la revue, paraît une Enquête sur la litterature aujourd’hui (en six entretiens : Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Louis-René Des Forets, Michel Butor, Jean Cayrol, Alain Robbe-Grillet) – sur fond des incertitudes et des crimes de la guerre d’Algérie, qui vient de provoquer le passage de la IVè à la Vè république [7]. Deux lignes politiques et littéraires (je simplifie) s’affrontent : Jean-René Huguenin le « romantique » et Philippe Sollers l’avant-gardiste ; entre les deux, Jean-Edern Hallier, écrivain de droite mais proche du Nouveau Roman. qui deviendra après 1968 l’archétype du « médien », de l’écrivain hétéronome. Coup d’état : invention d’une nouvelle position qui s’impose vers 1963. Et dont témoigne le colloque de Cerisy en 1964, Une littérature nouvelle (avec la participation de Michel Foucault). Un texte de 1965, Le roman et l’expérience des limites (Logiques) la condense absolument. Par un pur hasard, Tel Quel a lieu de la mort prématurée du jeune Camus (texte de Sollers non signé dans le n° 1) à la mort du vieil Aragon (texte du même dans L’Infini n°1), de la fin de l’après-guerre (1953) à celle du siècle – qui commence en 1914 [8]. Autour de 1983, s’ouvre une nouvelle époque : fin de la « tradition du nouveau » dans la littérature française, restauration massive, ère des « retours » (en arrière), entrée dans la « mondialisation » (la littérature française devenant à ses propres yeux une littérature étrangère parmi d’autres ; le narrateur de Femmes est le double américain d’un français auteur d’un roman Comédie). Tel Quel (Philippe Sollers) ne cesse de « voyager » dans le temps – titre de son dernier roman à ce jour (2009)

Philippe Sollers

« Il y a donc deux sortes de revues : des revues de sécurité sociale et celles qui sont fondées sur la passion d’un individu » [9]. L’individu (il a rédigé la Déclaration du numéro 1, il redigera celle de L’infini vingt-trois ans plus tard) se nomme Philippe Sollers, qui est un pseudonyme latin de Philippe Joyaux (né en 1936) et qui signifie « tout entier art ». Bien avant ses récentes Mémoires, on trouve dans ses livres d’innombrables versions et variations « autobiographiques », autour de la bourgeoisie de Bordeaux, de l’ile de Ré, de Venise … Les « IRM », identités rapprochées multiples, écrit-il. Lire ici même les premières pages de H (1973) sur son nom. Dans Portrait du Joueur les pages sur Bordeaux, dans Le Secret celles sur sa mère, dans Studio le récit de la guerre… De lui, plutôt que dans la bourgeoisie française de Bordeaux, je dirai qu’il est « né dans le champ littéraire ». Comme il le théorisera bien plus tard il faut chercher l’auteur derrière l’homme bien plus que l’homme sous l’auteur

Dès 1956, Sollers se présente à Jean Cayrol, poète et romancier catholique déporté et revenu de Mauthausen et auteur du texte de Nuit et brouillard (Le Défi premier texte de Sollers, paraît dans Ecrire, la revue où de 1956 à 1965, Cayrol accueille au Seuil de jeunes écrivains) et, dès 1957, à Francis Ponge l’auteur du Parti pris des choses (il lui consacre une conférence à la Sorbonne en 1960, qui deviendra un temps un volume de la collection Poètes d’aujourd’hui en 1963) : tous deux figurent au sommaire du numéro 1. A ces deux écrivains, il convient d’adjoindre François Mauriac, qui en 1957 consacre un de ses Bloc-notes de L’Express au Défi, et Aragon qui en 1958 dans Les lettres françaises loue longuement son premier roman Une curieuse solitude : les parrains (« le Vatican et le Kremlin » dira-il jusqu’à aujourd’hui) de Philippe Sollers, qui va sans cesse cumuler les deux légitimités. Et les renier [10]: dès 196O, dans Tel Quel n° 2, Sollers déploit Sept propositions sur Alain Robbe-Grillet (à propos de Dans le labyrinthe) et commence par aller vers le Nouveau Roman (Le parc, prix Médicis 1961) mais très vite plus large et en –deça [11]. Le Nouveau Roman ? « Un tremplin » pour Tel Quel, écrira Jean Ricardou. 1965 : « (…) Nous appellerons roman le discours incessant, inconscient, mythique des individus. Par là nous voulons dire que ce discours relève d’une interprétation tendant à faire ressortir ses déterminations alors qu’il est officiellement déclaré spontané, naturel. L’inconscient, qu’on le veuille ou non, est désormais au cœur de notre existence et c’est pourquoi les déclarations optimistes sur la « création » ne trouvent plus en nous que des auditeurs sceptiques » (Le roman et l’expérience des limites).

Très rapidement en effet, Sollers abandonne l’auto-représentation et les mises en abyme des nouveaux romanciers pour le « texte » hors représentation : Drame (1965), Nombres (1968, avril, je souligne) que double un capital recueil d’essais Logiques – sur Dante, Sade, Mallarmé, Lautréamont, Artaud, Bataille (qu’ouvre un Programme, lisible dans cette anthologie, très historial heideggerien sous l’exergue de Lénine). On passe par étapes de « l’ère du soupçon », définie par Nathalie Sarraute dès 1956 (rejettant les « quelques notions périmées » dont l’auteur des Gommes fait l’inventaire dans Pour un nouveau roman [12]) à ce que Roland Barthes nommera justement en 1973 « le plaisir du texte ». Comme l’avait perçu Michel Foucault dès 1964 [13], Tel Quel et Sollers reprennent le fil interrompu du surréalisme mais dans une toute autre histoire : aux antipodes des croyances de l’écriture automatique, « l’écriture textuelle » poursuit l’interrogation sur le langage et l’inconscient [14]. Lois (été 1971 dans la revue, 1972 en volume) est le livre de la transition qui enregistre la commotion imprévue de « mai 68 » dans la langue : en décasyllabes et witz freudiens…. Le « polylogue extérieur » de H (1973), Paradis qui paraît en feuilleton de 1974 à 1982, à la manière aussi bien de l’Isidore Ducasse des Poésies que du Joyce de Finnegans wake, mettent au point « l’écriture percurrente » : « Ici l’œil s’efface dans ce dont se souvient l’oreille » – lire ici-même Vers la notion de paradis (Tel Quel 68, hiver 1976) [15]. Une lecture publique au Centre Pompidou, une vidéo de Jean-Paul Fargier tournée à Venise, et Paris (Sollers au paradis) – à son tour en tournée (New York, Italie …) donnent tout son volume à l’entreprise que la critique ordinaire s’obstine à décrire comme « sans ponctuation » [16]. Au sens de Barthes du Degré zéro de l’écriture, l’écriture de Sollers est tout entière style (expérience, corps).

« Littérature et politique », tel est l’angle souhaité par Anatoly Osmolovsky pour cette anthologie : ce sont ces romans, leur suite, qui sont l’axe de la revue. « Le roman imprimé ici n’est pas un roman imprimé ». « Au delà de l’automatisme un calcul joue, veille, critique, partant à la fois de tous les points de l’histoire ». « (…) faire déferler, le plus amplement et minutieusement et rapidement possible, la narration et sa mémoire (…) voilà le roman ». De la « sortie de la représentation » à l’entrée dans « l’humour du non-être » : lisez, dans ce volume, les « quatrième de couverture » des romans, autant de petits manifestes affichés au dos des livres : c’est là, dans les textes eux-même, que doit être lue la « politique » de Sollers, sa révolution, laquelle concerne la littérature comme expérience de la langue, dans sa « technique » que doit être lue sa « métaphysique ». « L’écrit n’est pas le domestique du réel ou de l’économie, elle en est la force de transformation symbolique » [17]. Ce qui n’empèche pas, une dizaine d’années durant, beaucoup de politique non textuelle, un engagement « d’avant-garde » aux côtés de la « révolution » sociale, deux de ses incarnations successives. A mi-distance des deux, ce qu’on pourrait nommer la politique intellectuelle (la « stratégie » dans le champ qui très rapidement – référence de plus en plus insistante à Sun-Tse – devient une stratégie de la stratégie). Selon une logique « avant-gardiste » classique (française, russe), dans la plus stricte « tradition du nouveau » (Harold Rosenberg).

1963-1977 : Littérature / Philosophie / Science / Politique

Dernière « avant-garde » française donc : qui concerne à différents niveaux le sujet dans la langue et la politique. Langue à l’ère de Freud, auquel « retourne » Jacques Lacan (« l’inconscient est structuré comme un langage ») dont les Ecrits sont réunis en 1966 et qui tient séminaire à Paris à l’Ecole Normale Supérieure puis à la Fac de Droit). Politique à l’ère de Marx auquel « retourne » Louis Althusser (Pour Marx 1966, Lire Le Capital 1966). Traduction en clair : Lacan contre la psychanalyse américaine avec Althusser contre le marxisme soviétique. Deux « leviers » théoriques. On pourrait même préciser aussi en pensant au surréalisme: Lacan contre Jung, Althusser contre Trotsky. Reprise des interrogations surréalistes, je le disais, mais selon une logique, un parcours, inverses de celui qu’indique les titres successifs des revues d’André Breton dans l’entre-deux guerres : Littérature, La révolution Surréaliste, Le surréalisme au service de Revolution (jamais Tel Quel ne mettra la « littérature » au service du changement politique). Un surréalisme constamment critiqué pour son idéalisme, à partir de son socle, proclamé plus que lu (Sade, Lautréamont), depuis ses bords extérieurs (ou ennemis de l’intérieur) Antonin Artaud et Georges Bataille, auquel il faut joindre le « proète » Francis Ponge. Au centre du dispositif qui se met en place dans la seconde partie des années soixante, le philosophe Jacques Derrida lu dès son Introduction à L’origine de la géométrie de Husserl (il y parle de Joyce), dont la théorie de l’écriture (De la grammatologie, 1967, contre le logocentrisme) sert de creuset à la révolution désirée [18] : L’écriture et la difference (1967) paraitra dans la collection Tel Quel, puis La dissémination qui regroupe trois textes consacrés à Platon, Mallarmé et … Sollers.

Et toujours au cœur, Roland Barthes, le compagnon de route du début à la fin (il disparaît en 1980), celui qui de l’intérieur des savoirs (il enseigne à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales puis au Collège de France), envisage les savoirs à partir de la « littérature » et celle-ci à l’aune de son engagement formel [19]. Ses livres paraissent tous dans la collection Tel Quel dès lors qu’elle existe (Essais critiques, Sur Racine, Critique et vérité, Le plaisir du texte, S/Z, Sade Fourier Loyola, Fragments d’un discours amoureux). Sauf Sollers écrivain (1979) qui regroupe ses textes sur l’interressé de 1965 à 1979. Sur le même rayon (« structuraliste » pour le grand public intellectuel), on doit ranger les livres de Julia Kristeva (Séméiotike 1969, La révolution du langage poétique, 1974), « l’étrangère » (dixit Roland Barthes), arrivée de Bulgarie en 1965, qui vient interroger Sollers en mai 1966. « Tel Quel, écrit Julia Kristeva dans Mémoire en 1983, est devenu la charnière privilégiée où l’avancée structuraliste a basculé en une analyse de la subjectivité » [20].

En 1968, une volumineuse Théorie d’ensemble, placée sous le patronage de Mallarmé et de Marx, paraît, introduite par Michel Foucault, Roland Barthes et Jacques Derrida (le célèbre texte sur la « différAnce »). « (…) dialectiser l’expérience littéraire ou existentielle et le savoir de l’époque. Ce qu’on a fait à Tel Quel » [21]. Sur le modèle de la fraternité des futuristes et des formalistes russes, je vais y revenir, une « science de la littérature » vient doubler l’ « écriture textuelle ». « La théorie considère la « littérature » (et l’ensemble de la culture ou elle se situe) comme close. Elle expose désormais l’enveloppe de ce qui s’est pensé sous ce nom (…). Comme « conscience historique », elle se trouve nécessairement du côté de l’action révolutionnaire en cours » [22]. Dans le sous-titre de la revue, la « politique » demeure, je le disais, le terme le plus éloigné de la « littérature ». On peut suivre sa montée puis sa disparition [23] : c’est toujours la littérature (les sujets) qui est la vraie politique de la revue : « Le roman pour moi, n’a jamais cessé d’être la continuation de la pensée par d’autres moyens » [24]. Cela dit, contemporaine de la guerre d’Algérie, puis de la décolonisation et de la guerre du Vietnam, passionnée par la Révolution Culturelle Chinoise, la revue rencontre assez évidemment le Parti Communiste Français. Lequel, lors du comité central d’Argenteuil (mars 1966) fait, après une lente, très lente, sortie du jdanovisme et du réalisme socialiste, de la ligne d’Aragon (l’écrivain dirige Les lettres françaises hebdomadaires), sa ligne ; au même moment, la revue des intellectuels du Parti La Nouvelle Critique, dirigée par Francis Cohen, n’est pas insensible à l’écho hors parti du renouveau marxiste qu’incarne Althusser.

Mai 68-Juin 71-Septembre 77

Survient mai 68 « printemps rouge » (titre de la préface de Sollers à une pièce de Jean Thibaudeau [25]). Le dialogue entre la revue et le Parti Communiste, déjà très présent dans Théorie d’ensemble, culmine en 1970 lors du Colloque de Cluny 2 (Littérature et idéologie) : après 1968, la Nouvelle Critique (qui s’est interressée à Tel Quel dès son numéro 4 en 1967) espère être le lieu où dialoguent toutes les avant-gardes. Dans son numéro 34 de l’été 68, Tel Quel a publié un important inédit de Georges Bataille de 1929 qui riposte aux attaque d’André Breton dans le Second Manifeste du Surrealisme : La vieille taupe et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste. Sous les pavés structuralistes, la plage surréaliste, dont Aragon est le dernier grand survivant (Breton a disparu en 1966) [26]. A compter d’octobre 1968, un « groupe théorique Tel Quel » organise une fois par semaine des conférences place Saint-Germain des Prés. Les noces ne durent pas : le passage officiel de la revue au « maoisme » s’effectue en juin 1971 (d’ou le « mouvement » du même nom) au prétexte de l’interdiction du livre de la communiste italienne Maria-Antonietta Macchiocchi De la Chine à la Fête de l’Humanité. Alors que s’accroit en France la répression (sous le nouveau président Georges Pompidou élu en 1969) contre le « maoisme » officiel (la Gauche Prolétarienne et son journal La Cause du peuple : dans H, on entend les obsèques de Pierre Overney, militant établi assassiné par une milice patronale aux portes des usines Renault)… Paradoxalement, c’est un voyage en Chine en avril-mai 1974 (qui rassemble Philippe Sollers, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet plus Roland Barthes et l’éditeur de Lacan, François Wahl) qui marque le commencement de la fin du « maoisme », une fin officialisée très discrètement à la dernière page du numéro 68 (hiver 1976 : A propos du maoisme, Mao est mort et embaumé) et qui initie le divorce des deux révolutions, littéraire et politique, l’abandon de la seconde. « Un se divise en deux » : Tel Quel consacre une livraison aux Etats-Unis (71-73, automne 1977) qui fait elle aussi suite à des voyages de Sollers, Pleynet et Kristeva [27], puis au recherches féministes (74). La place de Joyce ne cesse de croître …

1968-1977 : à l’intérieur de cette période, je propose de faire un gros plan. Sur les 94 numéros, j’ai le sentiment qu’on peut considérer le numéro 47 (automne 1971) comme le numéro le plus emblématique de l’histoire de la revue d’avant-garde Tel Quel, qui porte au plus au point ses enjeux et ses contradictions, la tension entre révolution littéraire réelle et révolution politique désirée : il comprend (à lire dans cette anthologie) à la fois un dossier Roland Barthes ouvert par Sollers et les Positions du Mouvement de juin 1971 qui proclament la rupture avec le PCF (accusé de « dogmatico-révionnisme »). Un grand écart déchiffrable dans le texte-même de Philippe Sollers sur RB qui fait de l’auteur de S/Z un portrait en intellectuel idéal façon Gramsci ou Brecht, autrement dit le contraire d’un intellectuel communiste français. Hors de la revue, proprement dite, on retrouvera cette tension dans le fait d’intituler le colloque Artaud-Bataille de Cerisy en 1972 Vers une révolution culturelle, en allusion à la Chine (avant les volumes, il est en partie publié dans Tel Quel numéro 52). Tels les surréalistes avec Trotsky, les telqueliens, veulent croire alors que la révolution culturelle, voulue par Mao en 1966, est une critique en acte du stalinisme [28].

Je reprends : trois années s’écoulent entre la déception du retour de Chine et l’abandon définitif de toute perspective « avant-gardiste ». Ce sont aussi celles du bouleversement dans le champ intellectuel français introduit par la publication en France des trois tomes de L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne expulsé d’URSS en février 1974 (1974-1976, j’y viens tout de suite) qui verra Tel Quel abandonner pour toujours la référence « marxiste ». D’autre part, Paradis a fait son entrée en feuilleton dans la revue, au printemps 1974 dans un numero consacré à H (il paraîtra en volume en 1981) juste avant le voyage chinois : « La question du langage est la même que celle de la sexualité (…) Autrement dit, l’état d’un langage c’est l’état d’une sexualité et l’état d’une sexualité c’est l’état d’un langage ». Trois évènements enchevétrés … plus que les réalités russes et chinoises, c’est cette expérience littéraire en cours qui semble dicter les analyse du fascisme et de la religion qui figurent ces années-là au sommaire de Tel Quel (A propos de la dialectique, Critiques [29]) : « Comment ne pas voir que le fascisme a été vaincu « de l’extérieur » seulement à la faveur de la Seconde Guerre Mondiale, mais nullement « de l’intérieur » c’est à dire par dévoilement massif de ses ressorts idéologiques ? ». Que suivent des essais encore aujourd’hui stupéfiants comme Le concept de mausolée dans le marxisme ou Le marxisme sodomisé par la psychanalyse elle-même violée par on ne sait quoi [30]. Des analyses qui vont littéralement rencontrer la « nouvelle philosophie ». Le 12 septembre 1977, Philippe Sollers prononce au Centre Pompidou une conférence programmatique sur la Crise de l’ avant-garde ? au regard des crises du marxisme et de la psychanalyse [31]. En 1981, à l’heure ou la gauche accède enfin au pouvoir pour la première fois depuis 1958 (François Mitterrand devient président de la République) – Tel Quel a abandonné toute visée politique révolutionnaire, et s’est recentré sur la l’expérience des limites « littéraire » (on comprend que Roland Barthes en 1978, au Collège de France – dans un fragment repris dans Sollers écrivain – analyse sa stratégie, et politique et intellectuelle, son rapport à l’image sociale – dans le champ – en terme d’ « oscillation »). L’avant-garde, au sens russe si on veut, aura duré dix ans (1967-1977)

L’URSS (deux fois), la Chine (toujours)

Parenthèse à l’intention des lecteurs (russes) de cette anthologie : les rapports de Tel Quel avec l’URSS et la Chine doivent être compris pour des raisons théoriques (pour l’URSS) et métaphysiques (pour la Chine). En aucun cas, en lien direct avec la politique réelle de ces deux pays « marxistes » qui ont rompu l’un avec l’autre en 1965 (voire en lien direct avec les partis (ou les groupes) qui en France s’y adossent). Et les deux très enchevêtrés. Et dissymétriques. Si on peut dire que l’idée du compagnonage des écrivains avec les théoriciens a été russe (au début du siècle – les surréalistes eux ne fréquentaient pas les linguistes), l’URSS traverse Tel Quel deux fois : l’URSS des années 20 en 1965, en pleine querelle de la Nouvelle Critique (la querelle Barthes-Picard : de Sur Racine, 1963 à Critique et vérité, 1966) avec la traduction par Tzvetan Todorov (comme Julia Kristeva venu un peu auparavant de Bulgarie) d’une anthologie des formalistes russes (1915-1930) qui fait toujours référence [32]. La préface est signée Roman Jakobson et parle du Cercle Linguistique de Moscou et l’Opoiaz [33]. Des prépublications ont eu lieu dans les numéros 21 et 24 de la revue. Le numéro 35 de l’automne 68 (qui donc suit immédiatement mai), présenté par Julia Kristeva, s’intitule lui La sémiologie aujourd’hui en URSS : une étude de Viatcheslav Vs Ivanov Structure d’un poème de Khlebnikov y précède un dossier sur Le nombre dans la culture (issu d’un colloque qui s’est déroulé à Tartu les 10-20 mai 1968). Todorov y signe un articles Formalistes et futuristes qui insiste sur « la ressemblance frappante entre ce mouvement et certaines idées qui animent des recherches poétiques toutes récentes, en particulier en France » [34]. A la boite à outils formaliste, Julia Kristeva emprunte beaucoup, ainsi qu’à Mikhail Bakhtine, pour construire son propre système : Semeiotike (Pour une sémiologie des paragrammes), La révolution du langage poétique. Au printemps 1969 dans son numéro 39 (l’exergue est de Maiakovski), la revue publie un texte de Dimitri Blagoi Ecriture et révolution et le commente en réaffirmant son soutien au PCF … Puis, dix ans plus tard, l’URSS contemporaine avec les « dissidents » : suite à la Biennale de Venise fin 1977 (qui suit elle-même la parution française de L’Archipel du Goulag), à l’été 1978 (numéro 76), un dossier Sur la dissidence regroupe Iossif Brodski et Andrei Siniavski aux côtés de Georgy Konrad ou Susan Sonntag. Julia Kristeva signe le texte d’ouverture La littérature dissidente comme réfutation du discours de gauche : « Etrangement, à contre-temps, l’Europe de l’Est bouleverse la marche linéaire de l’Histoire dite occidentale ». Dans les livraisons suivantes, Tel Quel publiera aussi bien Alexandre Soljenitsyne et Vladimir Maximov (La saga des rhinoceros dans les numéros 80 et 82) qu’Andrei Siniavski … Ionesco même … La dissidence, occasion de rupture avec le « marxisme, horizon indépassable de notre temps » – pour reprendre la formule de Sartre, plus qu’avec l’URSS (la rupture avec le Parti Communiste est déjà très ancienne, 1971). Symptôme : Kristeva introduit le numéro 77 Recherches féminines par un article rassemble le tout : Un nouveau type d’intellectuel : le dissident. Tel Quel, qui s’est interressé à André Glucksmann La cuisinière et le mangeur d’hommes (1975) commentant Soljenitsyne, fait alors alliance en 1977 avec la Nouvelle Philosophie : Bernard-Henry Lévy (La Barbarie à visage humain), de nouveau André Glucksmannn (Les Maitres penseurs) – un soutien réciproque qui annonce le changement de stratégie dans le champ intellectuel [35].

En revanche, la Chine persiste – entre les deux moments « russes » [36]. Et avant elle : « Ce qui m’a amené à la Chine, c’est la littérature, c’est à dire mon expérience personnelle ». Une véritable « passion fixe » (lire ici-même Pourquoi j’ai été chinois, un entretien de 1981) qui n’a de rapport que de surface avec le « maoisme » français qui est né chez des élèves d’Althusser à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en 1966 à l’occasion de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, et qui prendra forme de l’établissement d’intellectuels en usine (après Brecht et sa « grande méthode », Louis Althusser a dans Pour Marx commenté Sur la contradiction de Mao Tse Toung) : derrière Mao, sous le Grand Timonier, ce que lui apprennent les sinologues Henri Maspero, Marcel Granet ou Joseph Needham (chaque chapitre de Nombres se clot en 1968 par un idéogramme chinois). Dans le numéro 40, Sollers publie sa traduction de quelques poèmes de Mao [37]et en 1971, un livre de philosophie « marxiste » Sur le matérialisme. Deux numéros mi-savants mi-militants (48-49 et 50) sont consacrés à la Chine. Si le voyage en avril-mai 1974 et ce qu’ils découvrent (les « briques de langage » dont parle Barthes dans son journal [38]) va marquer le début de l’éloignement, « le retour en force dans le seul continent que nous n’avions pas quitté, celui de l’expérience intérieure » (Kristeva), la rupture douce est avec le « maoisme », jamais avec la Chine. En témoignent Roland Barthes dans un article ambivalent donné au Monde à son retour : Alors la Chine (24 mai 1974). Et le livre de Julia Kristeva Des chinoises, aux jeunes éditions Des femmes [39]. Il y aura encore un numéro de la revue En Chine (59, automne 1974, lire ici-même l’éditorial mi-Mao mi-Freud …). Et dans le numero 66, de nouveau, deux poèmes de Mao traduits par Sollers. Hiver 1976 : fin du maoisme donc – qu’enregistrera Marcelin Pleynet dans son journal Le voyage en Chine (1980) [40]. La passion de Philippe Sollers pour la culture chinoise toute entière ne peut être comparée qu’avec celle qui le lie à la Bible et à l’Ancien Testament (Drame en 1965 « sortait de la représentation » par le Yi-King, Nombres en 1968 noue d’ailleurs les deux). Elle dure toujours.

« Voilà ce mot de poésie lâché »

Je reviens au numéro 47 Roland Barthes : « Le « poème » ne convainc pas R.B. : il marque en revanche fortement en quoi le « roman » est en train de dévoiler la base mouvante de la fonction symbolique (et ici le roman « intègre » bien ce qu’on aura entendu par « poésie ») ». On pourrait citer aussi le volume de Julia Kristeva : La Révolution du langage poétique (1974). A partir d’une relecture de Lautréamont et Mallarmé, il s’agit ni plus ni moins que de refonder la sémiotique, une science, freudienne et marxiste, des pratiques signifiantes à partir des « expériences des limites » de la littérature, il ne s’agit pas du corpus « poétique ». A l’époque des débuts de Tel Quel, la « poèsie » en France ne respirait pas beaucoup mieux que la prose, elle se réduisait à la queue de la comète surréaliste (dont Yves Bonnefoy), à une certaine postérité politique d’Aragon (Action poètique) et à la naissante « modernité négative » (André Du Bouchet). Hors Ponge, seul Michaux pouvait faire face au kitsch dominant (Saint-John Perse, Char). Au sens strict, Tel Quel ne fut jamais une revue de « poésie » [41]. Même si la revue publie des poèmes, beaucoup de poèmes. Qui ont tous en commun d’excéder la « poésie ». A commencer par les deux dissidents du surréalisme Antonin Artaud (voir sa correspondance de jeunesse avec Jacques Rivière) et Georges Bataille (auteur d’une Haine de la poésie). Au fil des livraisons, apparaissent les noms d’André du Bouchet et Henri Michaux, de Georg Trakl, Rainer Maria Rilke, John Donne, Gerard-Manley Hopkins, Dylan Thomas, e e Cummings, T.S. Eliot, Charles Olson, John Ashbery, Robert Creeley, Giuseppe Ungaretti, Allen Ginsberg, Ezra Pound … Dominance de l’Italie et des Etats-Unis que peut incarner ce dernier et son importance pour les deux principaux poètes de la revue, Marcelin Pleynet et Denis Roche. Mais leur Pound n’est pas le même … Pour le premier, il maintient la possibilité de l’épopée, pour le second, qui a traduit les Cantos Pisans, il accèlère le « pourrissement poétique » (titre d’une plaquette qui réunit en 1972 des traductions par Roche de Cummings, Olson et Pound) …

Autres points communs : tous deux sont proches mais très différemment de Francis Ponge, omniprésent depuis le premier numéro [42]. Tous deux ont été « découverts » par Jean Cayrol dans Ecrire. Tous deux intégrent le comité de rédaction en décembre 1962. Mais à vrai dire, ils écrivent aux antipodes l’un de l’autre. « Denis Roche va s’employer à démontrer que la poésie est inadmissible et qu’elle n’existe pas, je m’emploierai à mettre en évidence que la poésie est inadmissible parce qu’elle existe » [43]. Marcelin Pleynet né en 1933 est monté de Lyon à Paris. Il sera continument secrétaire de rédaction de la revue de 1962 à 1982 (il l’est aujourd’hui de L’Infini). On peut distinguer deux périodes dans son œuvre poétique : Les trois livres (titre du regroupement ultérieur) sous le signe de Rimbaud (Provisoires amants des nègres, Paysage en deux, Comme). Puis Stanze, incantation dite au bandeau d’or de facture poundienne. Parallèlement, il est l’auteur d’une œuvre importante de critique d’art (L’Enseignement de la peinture à propos de Matisse et de Cézanne) multpliant les ouvrages sur les grands modernes. Et l’un des principaux introducteurs en France de l’art américain (Les Etats-Unis de la peinture). Inspirant la revue d’une fraction des peintres de Support-surface (Peinture, cahiers théoriques) et figure tutélaire d’art-press dans ses premières années (1972). Son Lautréamont par lui-même, orné de portraits de Marx, Nietzsche et Freud, doublé dans la revue Critique d’une lecture de Sollers La science de Lautréamont, est un des grands évènements littéraires de ces années [44].

Si Pleynet entend poursuivre Rimbaud, Roche lui très vite l’est personnellement : « Je me suis mis sur la poésie à la verticale, tête en bas et m’en servant tantôt comme d’une vrille pour la perforer, tantôt comme d’une meule pour l’abraser » [45]. Né en 1937, il a passé sa jeunesse en Amérique latine, et commencé des études de médecine. Sa trajectoire « poétique » dure dix ans (1962-1972) – la moitié de Tel Quel– et cinq livres qu’il regroupera en 1995 dans La Poèsie est inadmissible Œuvres poètiques complètes. En 1973, il rompt avec Tel Quel autour de la publication de sa communication (Artaud refait tous refaits) du colloque de Cerisy le 3 juin 1972 (on la retrouvera dans un « roman » Louve basse). Il fonde la collection : Fiction et cie aux éditions du Seuil. Si Pleynet est un moderne, Roche est un « archaiste novateur » qui détruit le vers libre par le vers compté : « A partir du moment ou l’innnocence disparaît, ou l’on n’écrit plus innocemment, on peut considérer qu’il redevient possible d’utiliser sans danger tous les artifices morphologiques propres à la poésie » [46]. Et le sublime par un Eros energumène. Roche voit la poésie comme un art plastique (nombreuses références à Kandinsky). La photographie deviendra son Harrar : Denis Roche passe via le texte comme de la photographie (Notre antéfixe, 1978) à « la photographie comme texte ». Dans le second volume des Situations que je rappelais pour commencer, Sartre écartait la poésie de la littérature pour la rapprocher des arts plastiques : pour le poète, les mots sont des choses et non des signes (dans Situations 1, d’ailleurs, le seul poète commenté en 1944 était Francis Ponge et son Parti pris des choses).

« Voilà ce mot de poésie lâché (que nous prenons dans son sens large englobant tous les « genres littéraires) ». Dès 1960, la Déclaration du numéro 1 (assez confuse, à mi-chemin de Ponge : « entrée en matière », et du romantisme allemand : l’œuvre « édifice enchanté ») affirme que la poésie est au principe de la revue mais doit être entendue autrement. Dans ses souvenirs, Marcelin Pleynet raconte qu’avec Sollers en 1961, l’ « entente » fut immédiate sur « Hölderlin, Lautréamont, Rimbaud, Heidegger ». On peut lire tout cela dans les articles de Logiques : Le roman et l’expérience des limites, Dante et la traversée de l’écriture (qui annonce l’intérêt de Tel Quel pour Joyce et pour Pound). Et percevoir sous l’intérêt d’alors pour Derrida, le fantôme du Heidegger d’Approche de Hölderlin, … Sous le surréalisme, Tel Quel (la revue en général, Sollers en particulier) renoue avec le Romantisme allemand, celui du groupe d’Iena (qui imprégnait déjà Le paysan de Paris), voire en amont du Romantisme, avec la théologie de Maitre Eckhart. Il faudrait des dizaines de pages pour démêler l’évolution de cette dimension (insécablement « technique » et « métaphysique ») vingt ans durant … Reste que le « poète » de Tel Quel est peut-être … Philippe Sollers. Pour lui, le langage tel que l’expérimente l’expérience littéraire est la voie d’accès à un autre monde dans ce monde. « La vraie vie est ailleurs » mais ailleurs est ici : « Tout est paradis dans cet enfer » (Sade)

Une (nouvelle) revue française

« R.B. n’est pas cosmopolite (…) mais fondamentalement pluriel ». Autant le couple futuriste-formalisme se trouve à partir de 1965 intégré dans la boite à outils théorique tel quelienne, autant la culture russe elle, est très peu présente dans la revue. Quant à la culture chinoise, elle l’est, mais dans une tradition somme toute française (Victor Segalen, Paul Claudel, voire l’Orient d’Antonin Artaud). La France domine alors la République mondiale des lettres depuis deux siècles [47], et ce au moins jusqu’à la mort de Jean-Paul Sartre en 1980, et les autres grands décès qui suivirent … qu’enregistre Femmes en 1983 (avec son narrateur américain). C’est l’époque où la France comme toujours traduit énormément mais où les écrivains étrangers ont encore besoin de visa. Si on cherche en France du coté des littératures étrangères, il faut plutôt regarder du côté de Maurice Nadeau et des Lettres nouvelles, ouvertes à égalité aux littératures etrangères (Malcolm Lowry, Witold Gombrowicz, Leonardo Sciascia). Et aussi de la « banque centrale » Gallimard : outre la grande collection Du monde entier, il faut mentionner les Littératures sovétiques (Aragon) et La Croix du Sud (Roger Caillois) autour de Borges. Où, parmi les contemporains stricts de Tel Quel, l’entreprise des Cahiers de l’Herne (Dominique de Roux). Peu d’étrangers pour eux-mêmes dans la revue, sinon Severo Sarduy cubain de Paris, et à l’exception italienne près : Dante, j’en parlais (Sollers dès le numéro 23), Carlo Emilio Gadda, Eduardo Sanguinetti, Giuseppe Ungaretti, Nanni Balestrini, Pier Paolo Pasolini dans ses dernières années. Et, monumental, James Joyce (omniprésent dès les numéros 11 et 12 – des textes d’Umberto Eco sur le Moyen Age de Joyce – jusqu’au au numéro 94 et dernier – via trois dossiers, dans les numéro 30 (Finnegans Wake traduit par Philippe Lavergne), 55 et 83 : Obscénité et théologie) – Joyce qui, significativement, fera la couverture du numéro 49-50 dans lequel L’Infini en 1995 se retourne sur Tel Quel [48].Tel Quel en revanche est indiscutablement une « nouvelle nouvelle revue française » [49]. Dans les deux sens. Une sorte de contre NRF (qui insiste sur des auteurs et des traditions peu goûtés d’André Gide et Jean Paulhan : Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline, catholicisme, Chine). Et la Bible. Ce n’est que depuis peu que Sollers se définit comme « un écrivain européen d’origine française » (dans La France moisie, un article paru dans Le Monde en l’an 2000 [50], dans lequel il revient sur ce qu’il nomme « les trois placards » nationaux : Vichy, la guerre d’Algérie, mai 68).

En revanche, je vais y venir, c’est toute la bibliothèque française que Tel Quel a retournée. Toute la pensée française est passée dans la revue et la collection Tel Quel a publié des livres capitaux (la liste est ici reproduite) : Gérard Genette ses Figures 1 et 2, Jacques Derrida : L’écriture et la différence, La dissémination, et Roland Barthes tous ses livres je le rappelais. Idem pour Julia Kristeva. Parmi les auteurs publiés : Maurice Roche Compact et cinq autres titres, Pierre Guyotat dans la revue (Tombeau pour 500 000 soldats 1967, Eden Eden Eden sont parus chez Gallimard en 1967 et 1970), Pierre Boulez (Relevés d’apprenti et Par volonté et par hasard), les premiers livres de Jean-Louis Schefer ou Daniel Sibony … Et surtout, c’est tout le « nouveau » dans la littérature française qui sort directement ou indirectement de Tel Quel, qui est surdeterminé par la revue et sa trajectoire : deux branches s’en sont détachées directement après 1968 : Jean-Pierre Faye (des romans et Le récit hunique) qui fonde Change (1968 à 1983) puis Jean Ricardou qui a publié deux livres dans la collection. A un moindre degré, il semble difficile, sans Tel Quel, d’imaginer Txt (1969-1993), Digraphe (1974) fondé par le poète Jean Ristat futur héritier d’Aragon avec la complicité de Derrida après la rupture avec le P.C.F., les éditions Des femmes (1973), la collection Fiction et Cie de Denis Roche (1973), la collection Textes Flammarion puis les éditions POL en 1984, la revue Minuit de Mathieu Lindon (1972). Egalement Poétique créée par Gérard Genette ….

Et contre : les trois écritures qui vont s’inventer en France de 1968 à 1983 contre l’avant-gardisme, le progressisme, l’hegelianisme de l’avant-garde Tel Quel et son échec à marier Joyce et Lénine. Les écrivains des poubelles (Antoine Volodine) de Jean-Patrick Manchette à Jean Echenoz qui réinvestissent la littérature populaire, polar puis science-fiction, pour dire le monde, les écrivains de la lecture (autour du Chemin chez Gallimard depuis 1967 [51]) dont la figure majeure est Pascal Quignard (Petits Traités) qui entendent repartir d’avant le XIXè siècle des avant-gardes, les héritiers du Nouveau Roman (du Renaud Camus de Roman roi et du Journal, disciple de Ricardou, à Marie N’Diaye ou Emmanuel Carrère) [52]. A vrai dire dans ces années 60 et 70, seule échappe à la surdétermination par la revue de Philippe Sollers, l’entreprise d’invention de la littérature comme « art contemporain » initiée par Raymond Queneau mort en 1976 -des Exercices de style à l’Oulipo-, puis Georges Perec disparu en 1982 [53] … A proprement parler, Philippe Sollers semble sans contemporain direct (de cela témoigne un roman comme Les voyageurs du Temps et son côté « dialogue des morts » déjà cité). Sauf Guy Debord reconnu tardivement mais fermement. « Ses amis ou ses ennemis, il nous maintient tous vivants » (Roland Barthes, 1974, à propos de H)

1983-2010 : La bibliothèque retournée

Une bibliothèque (française et en langue française) retournée (qui je le répète vient du surréalisme de diverses façons) – pour pasticher une célèbre formule de Ponge sur Lautréamont [54]. On peut reprendre le sommaire de Logiques qui paraît en duo avec Nombres en avril 1968 : Dante (à rebours des traductions archaïsantes en circulation, la Divine Comédie sera traduite par Jacqueline Risset de 1985 à 1990). Sade : « pour nous le feu où jeter, aujourd’hui encore, la plupart des romans » [55]. Sade,dans les années 1950 et 1960, encore voué au manteau et ses éditeurs au tribunal … dès le numéro 28 (hiver 1967) la revue lui consacre un premier dossier. Lautréamont. Dès le numéro 26, Marcelin Pleynet esquisse ce qui deviendra Lautréamont par lui-même. Tous deux, le marquis et le comte, que réunissait un grand livre de Maurice Blanchot, sont, grâce à Tel Quel, non seulement entrés dans la bibliothèque de la Pléiade mais irréversiblement sortis de la célébration aphasique fascinée, du statut d’ « abominable idole poético-religieuse » (Georges Bataille). Antonin Artaud-Georges Bataille : après des années de présence au sommaire (Artaud : dans les numéros 3, 15 et 20 – un dossier avec Jacques Derrida et Paule Thévenin-, 22, 30 et 39. Bataille : dans les numéros 5, 10, 34, 40), le colloque de Cerisy de 1973 ouvre une nouvelle ère. Aujourd’hui le premier, après vingt-six volumes d’œuvres dus à Paule Thévenin, est entré dans la collection Quarto (une sorte de sous-Pléiade) et, après douze volumes d’Oeuvres Complètes, les romans du second dans la Pléiade. Quant à Francis Ponge (omniprésent du numéro 1 avec La figue séche au printemps 68 avec L’avant-printemps [56], il est lui aussi aujourd’hui entré en Pléiade. A ces auteurs, je le répète, il faut ajouter James Joyce bien avant que Lacan n’en fasse en 1976 son « sinthome », lui aussi en Pléiade et retraduit : « Joyce a eu une importance aussi grande et c’est un texte révolutionnaire, c’est un travail révolutionnaire, parce que l’écriture de Joyce était générale, était quelque chose qui couvrait une scène historique immense de notre civilisation ».

En 1983, alors que le processus amorcé en 1977 arrive à terme et que Tel Quel se mue en L’Infini, Philippe Sollers opère un changement radical de stratégie dont on dispute encore : quelques années après avoir coupé le cordon entre révolution littéraire et révolution politique, il abandonne le « catéchisme Flaubert » auquel on pouvait encore relier Paradis : restauration (retour) ou lutte de l’intérieur contre celle-ci ? Dans la littérature : de l’ esthétique « abstraite » de Paradis, Sollers passe à l’écriture « figurative » (« déformative, transformative ») de Femmes (un écrivain américain explore en français le continent « femmes » par dessus l’épaule d’un romancier français). Espace d’espèce, dilution de la sociologie dans la biologie. (« Il n’y a pas de rapport sexuel » vient de formuler Lacan, Federico Fellini vient de tourner La Cité des femmes, De Kooning a peint ses Women). Sur ce fond et aux antipodes du dogme proustien des « deux mois », il explore les coulisses du champ intellectuel et dresse des portraits « à clés » dont les « tombeaux » de Lacan-Fals, Barthes-Werth, Althusser-Lutz[57]. Hors littérature : ce passage à la sanction du marché au lieu de l’avant-garde (du centre secret au centre surexposé) s’accompagne d’une omniprésence calculée de l’interessé dans les médias (qui dans la France contemporaine ont remplacé l’instance politique – voir l’actuel président de la République) [58]. La revue, et la collection embrassent désormais toute la littérature française, le champ contemporain tout entier (des panoramas sont composés par Alain Nadaud en 1987 ou Dominique Noguez en 1995). De ce changement d’angle, témoigne une préface à la réédition du New-York de Paul Morand (1987) ou les modernes (les « nouveaux romanciers ») deviennent serviteurs sur un paquebot lors d’une traversée transatlantique. « La littérature réellement engagée du vingtième siècle, il faut le répeter, a donc pour noms Proust, Kafka, Joyce, Artaud, Céline, Genet. L’invention corporelle est sa loi, ce qui revient à refuser tout dogme fondé sur un mannequin préalable. Sa nouveauté formelle est pourtant classique. Sa modernité s’inscrit au cœur de la tradition. Ses équivalents plastiques, avec les mêmes caractéristiques, s’appellent Picasso, Giacometti ou Francis Bacon » [59]

De plus en plus, nouveau changement de volume, nouvelle accélération : que définit la préface de La Guerre du Gout en 1994 à l’intersection de Proust, Borges et Heidegger [60] : « L’Histoire n’est pas une succession d’époques mais une unique proximité du Même, qui concerne la pensée en de multiples modes imprévisibles de la destination, et avec des degrés variables d’immédiateté ». Toute l’histoire comme il y a tout le champ. Passage du moderne au classique, coexistence « jésuite » de Voltaire et du pape : Philippe Sollers s’identifie désormais à la « banque centrale » Gallimard. Aux romans « figuratifs » qui suivent Femmes, succèdent des romans de plus en plus philosophiques (Une vie divine, 2006, Les Voyageurs du Temps, 2009). Dans la manière du XVIIIè siècle –d’une sorte de XVIIIè siècle à travers les âges (l’éditorial dialogué du numéro 1 de L’infini en 1983 se terminait par une clin d’œil au Neveu de Rameau) [61]. La lecture est denue l’axe de l’œuvre – comme l’était l’écriture « textuelle » puis « percurrente » à l’époque de Tel Quel : La Guerre du Gout (1994), Eloge de l’Infini (2001), Discours Parfait (2010) ordonnent les textes de l’écrivain, qui ont remplacé Paradis comme feuilleton d’ouverture de L’Infini, comme une sorte d’encyclopédie permanente [62]. « Les citations sont des preuves » dit Sollers citant Debord. Deux auteurs phares désormais : Proust et Céline. Et un meilleur adversaire : l’auteur des Particules élémentaires, Michel Houellebecq le « nihiliste », dont il fait un personnage de roman. Je reviens à Jean-Paul Sartre, aux deux premiers volumes des Situations – et au sous-titre. La « littérature » (et ses métamorphoses techniques et-ou métaphysiques) constitue maintenant la seule « politique » revendiquée par Philippe Sollers.

Bibliographie

Jean-Paul Sartre : Situations 1 et 2 (Gallimard, 1947 et 1948)

Julien Gracq : Préférences (José Corti, 1961)

Pierre Bourdieu : Les règles de l’art (Seuil, 1992)

Denis Hollier (dir) : De la littérature française (Bordas, 1993)

Philippe Sollers : Vision à New York (Grasset, 1981)

Jacques Derrida : La dissémination (Seuil, 1971)

Roland Barthes : Sollers écrivain (Seuil, 1979)

Philippe Forest : Histoire de Tel Quel (Seuil 1995), Philippe Sollers (Seuil 1992)

Julia Kristeva : Les samourais (Fayard 1990)

Marcelin Pleynet : Le plus court chemin. De Tel Quel à L’infini (Gallimard 1997)

L’infini n°49-50 : De Tel Quel à L’infini (Gallimard, 1995)

Philippe Sollers : Un vrai roman, Mémoires (Plon 2007)

TEL QUEL, Anthologie

Sommaire du numéro spécial de la revue Baza, paru à Moscou en 2011.

Jean-Pierre Salgas : TEL QUEL « en tant que tel » (1960-1982)
– (préface)

Philippe Sollers : Albert Camus (TQ 1, 1960)

Philippe Sollers : premières pages de
Nombres (1968),
Lois (1971),
H (1973),
Paradis (1981),
(et les quatrièmes de couverture des quatre romans)

Philippe Sollers : Douze propositions sur Alain Robbe-Grillet (TQ 2, 1960)
Programme (TQ 31, 1967)
La révolution ici et maintenant (TQ 34, été 1968)
Printemps rouge (préface à Jean Thibaudeau : Mai 68 en France)
Poèmes de Mao traduits (TQ 40, 1970)
Lénine et le matérialisme philosophique (TQ 43, 1970)
Réponses (TQ 43,1970)
Thèses générales (TQ 44, 1970)
RB + Positions du Mouvement de juin 71 (TQ 47, 1971)
Critiques (TQ 57, 1974)
Editorial + Quelques thèses (TQ 59, 1974)
Vers la notion de paradis + A propos du maoisme (TQ 68, 1976)
La notion de mausolée dans le marxisme (TQ 70, 1977)
Le marxisme sodomisé par la psychanalyse … (TQ 75, 1978)
Le GSI (TQ 86, 1980)
Pourquoi j’ai été chinois (TQ 88, 1981)

Julia Kristeva : Polylogue (TQ 57, 1974)
Sujet et pratique politique (TQ 58, 1974)
La littérature dissidente comme réfutation du discours de gauche (TQ 76, 1978)

Marcelin Pleynet : Incantation dite au bandeau d’or (TQ 40,1970)
Lautréamont politique (TQ 45, 1971)

Denis Roche (de 1962 à 1972) :
La poésie est une question de collimateur (TQ 10, 1962)
Eros energumène (TQ 22, 1965)
La poésie est inadmissible (TQ 31, 1968)
Quinze productions poétiques (TQ 42, 1970)

Pierre Guyotat : Bordels boucherie (TQ 36, 1968)

Philippe Sollers : Aragon (L’infini 1, 1983)

Julia Kristeva : Mémoire (L’infini 1, 1983)
– (postface)

D’autre part, dans le volume, doivent être reproduites les couvertures des numéros suivants :

1, 17 (Cerisy), 20 (Artaud), 26, 30 (Joyce), 33, 34 (mai 68), 35 (URSS), 47 (Barthes, maoïsme), 48-49 (Chine), 52 (Artaud, Bataille), 59, 66, 72-73 (USA), 74 (Féminisme), 78 (Dissidence), 83 (Joyce), 94

ainsi que la liste des livres publiés dans la collection Tel Quel et le sommaire de Théorie d’ensemble

Notes

[1] Un vrai roman, mémoires (Plon, 2007)

[2] Valéry ou la colonne vertébrale du XXè siècle littéraire français (Breton, Queneau, Paulhan, Blanchot, Sarraute, Sartre, Gracq, Barthes … sont inintelligibles sans lui). Parmi les critiques qui collaborent à la revue, deux auteurs se réclament de lui : Gérard Genette l’auteur des Figures (un texte sur Valéry dans le n° 23) et Jean Ricardou (L’impoosible Monsieur Texte in Problèmes du nouveau roman) membre du comité de rédaction jusqu’en 1971 et théoricien du « nouveau nouveau roman ».

[3] Et commence par ces mots : « Je veux le monde et je le veux tel quel, le veux encore, le veux éternellement »

[4] Créées avant guerre puis refondées en 1945 par Jean Bardet et Paul Flamand. Dans les années 60, outre Tel Quel, le Seuil abrite de nombreuses revues de sciences humaines : Communications (1961), Cahiers pour l’analyse (1966), Scilicet (1968),, Poétique (1970), Musique en jeu (1970). Auxquelles on peut adjoindre Change (1968), créé par Jean-Pierre Faye à son départ du comité de rédaction de Tel Quel

[5] A l’Ecole Normale Supérieure. Une conférence exactement contemporaine de la création de la revue (on peut la lire dans Préférences)

[6] Qui ne sont pas sans développer les intuitions d’un Tynianov sur « l’évolution littéraire ». Philippe Sollers et Pierre Bourdieu se sont dans les années Tel Quel ignorés, puis après 1983, méconnus, malentendus, combattus. Bourdieu, qui n’a pas lu l’écrivain, enjambant sa propre théorie du champ littéraire, a voulu voir Sollers en « intellectuel de parodie » . Sollers a fait semblant de croire que, disciple de Durkheim (« La société c’est Dieu »), Bourdieu prônerait l’adoration de celle-ci (ce qui est faux, je renvoie aux Méditations pascaliennes du sociologue). Sur le sujet, lire la réponse (paradoxalement bourdieusienne) de Philippe Forest au bourdieusien Louis Pinto (Actes de la Recherche en sciences sociales n° 89, septembre 1991), dans L’infini n° 39, automne 1992 : L’éternel réflexe de réduction. On trouve d’ailleurs chez Sollers, stratège de la stratégie, des analyses proches d’une théorie du champ : Le G S I (Tel Quel n° 86, 1980). Et, de plus en plus (depuis 1977, depuis 1983, la dissociation de la révolution littéraire et de la révolution politique) Sollers se dépeint en « créateur incréé » là ou il pourrait être décrit comme le principal héritier du capital de la littérature française toute entière, l’écrivain qui a la plus claire perception du champ littéraire dans lequel il se déplace. Le travail reste à venir qui confrontera leurs deux pensées de la « stratégie » et du champ.

[7] On peut en suivre la trace, depuis Requiem sur la mort à la guerre de son ami Pierre de Provenchères (n° 1), via le soutien à Pierre Guyotat lors de l’interdiction à l’affichage d’Eden, Eden, Eden, jusqu’à la nécrologie d’André Malraux par Sollers dans le numéro 69 du printemps 1977 (ministre du Genéral de Gaulle, l’écrivain est intervenu en sa faveur. « Chaque écrivain est mobilisable, la plus brillante des carrières peut s’interrompre définitivement » écrit Philippe Forest. Des séjours dans les hopitaux militaires permirent à Sollers d’échapper à la guerre).

[8] Membres du comité de rédaction en 1968 : Jean-Louis Baudry, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Rottenberg, Philippe Sollers, Jean Thibaudeau ;

[9] Solitude de Bataille 1998 in Eloge de l’Infini. Lire aussi dans le même volume Les années 1960-1970.

[10] Lire ici-même Réponses (Tel Quel 43, 1970), entretien accordé en 1969 à un journal étudiant de Belgrade : « (…) ce qui est interressant de mon point de vue c’est d’avoir d’abord fait la preuve qu’un type d’écriture classique pouvait donner lieu à une « réussite » et ensuite de l’avoir critiqué, de l’avoir complètement nié. N’est-ce pas une attitude dialectique ? » (de façon générale, cet entretien accordé à un interlocuteur étranger, à l’Est d’alors qui plus est, est passionnant pour l’analyse qu’il contient du champ du nouveau en 1970). Il procédera de même dans la décennie suivante avec « les philosophes » (en fait Jacques Derrida).

[11] De tous les écrivains fédérés par Robbe-Grillet à l’enseigne du Nouveau Roman, seul Claude Simon figurera toujours dans les sommaires de la revue – dès le numéro 1.

[12] Le personnage, l’histoire, l’engagement, la forme et le contenu – soit une définition négative, soustractive, du roman par rapport à son canon « balzacien », en fait zolien. Pour un nouveau roman. Editions de Minuit 1963

[13] « Entre ce qui se fait actuellement à Tel Quel et ce qui se faisait chez les surréalistes, il me semble qu’il y a comme une appartenance, une sorte d’isomorphisme. Et alors la question que je me pose, c’est : quelle est la différence ? ». Débat sur le roman dirigé par Michel Foucault (Tel Quel 17, printemps 1964)

[14] Je renvoie aussi son article de 1963 repris dans Théorie d’ensemble en 1968, qui part de considérations sur Alain Robbe-Grillet.

[15] « Un « je » s’y fait bien entendre qui est sans doute celui du narrateur mais ce « je » emporte avec lui toutes les voix dont retentissent la langue et la culture » (Philippe Forest)

[16] «Il me semble que j’ai toujours poursuivi, spontanément et avec calcul, un même objectif : un ensemble d’écrits essayant de donner sous différents angles l’idée d’un espace rigoureusement irreprésentable » (Improvisations, 1991)

[17] Réponses, Tel Quel 43

[18] Derrida à l’intersection de Saussure et de Heidegger est utilisé dans ces années-là par les telqueliens à égalité avec Marx (Althusser) et Freud (Lacan). Voir par exemple les travaux d’un Jean-Joseph Goux dans Théorie d’ensemble. Sollers préfacera l’édition argentine de la Grammatologie (Un pas sur la lune, repris dans Tel Quel n° 39). Malgré les apparences (tous deux figurent au sommaire de Théorie d’ensemble), il n’y a pas égalité entre Foucault et Derrida dans l’histoire de la revue. On sait la querelle qui les oppose, à l’occasion de la lecture par Foucault des Méditations métaphysiques de Descartes (Histoire de la folie, L’écriture et la différence). Tel quel se situe très clairement du côté Derrida (un textualisme généralisé) contre Foucault (il y a un dehors du texte qui le surdetermine)

[19] Un rôle comparable à celui joué par Roman Jakobson en Russie. Lire le bref portrait de ce dernier par Barthes en 1978 en ouverture d’un hommage en revue : « C’est lui qui a opéré la jonction vivante et sensible entre l’une des sciences humaines les plus exigeantes et le monde de la création (…) D’un côté la critique, de l’autre l’écrivain. Nous allons, me semble-t-il, vers le brouillage de ces fonctions jusqu’ici séparées » (Œuvres complètes t V, Seuil)

[20] Lire ici même ce texte. Elle y relate entre autres une visite à Tel Quel de la revue russe Voprossi filosoffi

[21] Solitude de Bataille in Eloge de l’Infini 2001

[22] Programme 1967 in Logiques

[23] Lire ici la chronologie (orientée) publiée dans le numéro 47

[24] Philippe Sollers : préface de La Guerre du Gout (1994)

[25] Dans la revue alors (lire ici-même), fusionnent dans les textes littérature, positions dans le champ et parti pris politique. Après 1983, dans les années de Restauration massive (toujours hostile à mai 68 : ce fut par exemple une obsession du candidat Sarkozy en 2007) Sollers n’a pas cessé d’écrire sur et pour 1968. Voir Mai 68 lors du vingtième anniversaire, in La Guerre du Gout : « Il y a des écrivains d’avant ou d’après, comme des cinéastes, des peintres ou des journalistes »

[26] Lire ici même La grande méthode (n° 34, été 1968) et les Thèses générales écrites pour le colloque de Cluny 2 (n° 44) – ce qu’elles disent du surréalisme. Tel Quel ne cesse de s’opposer aux deux réconciliations posthumes Artaud-Bataille / Breton et Breton / Aragon

[27] Un long entretien sur la culture américaine ouvre cette livraison où apparaissent Philip Roth, Merce Cunningham, Bob Wilson, Gregory Corso, John Ashbery …

[28] « On était maoiste par souci de révolte ». Seul en France, le livre du sinologue Simon Leys Les habits neufs du président Mao publié en 1971 par les éditions situationnistes Champ Libre dit alors la vérité sur le régime. Nous sommes très loin de ce qui s’est passé avec l’URSS grâce à André Gide, Boris Souvarine etc.

[29] Tel Quel, n° 57, 1974

[30] Tel Quel n ° 7O, 1977 et n° 75, 1978. Relire aussi Vers la notion de paradis (1976).

[31] Elle est ensuite publiée dans artpress n° 16

[32] Textes de Chklovski, Tomachevski, Tynianov, Eikhenbaum, Vinogradov.

[33] En 1967, Aragon publie un roman très « formaliste russe » : Blanche ou l’oubli. et fait traduire leurs fictions, dès 1963 pour Victor Chklovski par Vladimir Pozner. Puis ceux de Iouri Tynianov. Aragon / Tel Quel : il y a en France dans les années soixante deux voies d’entrée des formalistes russes.

[34] Résumant un livre de Krystina Pomorska, il écrit : « le langage devient l’unique héros de la poésie futuriste » Le premier de leurs manifestes théoriques « s’intitulait significativement Slovo kak takovoe, c’est à dire « le mot tel quel », « le mot en tant que tel » »

[35] Complexité de la Nouvelle Philosophie lancée par un dossier des Nouvelles Littéraires du 10 juin 1976 : elle signe à la fois l’engagement antimarxiste de jeunes intellectuels français (tous élèves d’Althusser) et le passage dans le champ intellectuel de ces mêmes auteurs à l’hétéronomie absolue (les médias). Sur le sujet, lire Gilles Deleuze : A propos de la nouvelle philosophie et d’un problème plus général in Deux régimes de fous (2003)

[36] « Moi ce qui m’interressait c’est que les Chinois soient chinois et que ça ne soit pas des Russes habillés de corps chinois. Je crois que ça reste la chose fondamentale aujourd’hui » (Pourquoi j’ai été chinois, n° 88, 1981). Dans Femmes (1983), on trouve deux pages féroces sur la soviétophilie américaine passant par le gout des avant-gardes : « on n’imagine pas à quel point les américains cultivés ont aimé la Russie ».

[37] « Je crois que c’est une des premières fois où on a traduit du chinois d’une façon qui essayait d’être le trait même de la chose sur la page, en supprimant les pronoms, les indéfinis, les « le », les « de ». L’effet à produire était celui d’une « nappe de ciel sans couture » (Pourquoi j’ai été chinois, Tel Quel 88, été 1981)

[38] Publié de façon posthume en 2009

[39] Plus tard, Julia Kristeva consacrera le chap III des Samourais à ce voyage.

[40] Dans le numéro 69 du printemps 1977, une passionnante étude de Jean-Louis Houdebine sur le premier congrès des écrivains soviétiques de 1934 : Jdanov ou Joyce ? peut être lue ici et maintenant comme un adieu au rêve de conjuguer les deux révolutions.

[41] La grande revue française de poésie sera plus tard celle de Michel Deguy : Po&sie, à compter de 1977. Au projet symétrique (de tout inclure), que signale le « & » central.

[42] Philippe Sollers, outre le volume de la collection Poètes d’aujourd’hui déjà mentionné, est l’auteur d’Entretiens avec Francis Ponge sur France-Culture. Un autre telquelien Jean Thibaudeau signe une étude sur Ponge dans La bibliothèque idéale chez Gallimard.

[43] Marcelin Pleynet dans L’infini n° 49-50 : De Tel Quel à L’infini

[44] Le livre de Pleynet suscite un long commentaire d’Aragon Lautréamont et nous (dans les Lettres françaises 1185, 1186, 1187 en 1967) qui revient sur ses rapports avec André Breton qui vient de disparaître en 1966 ; on peut aujourd’hui lire ce texte avec un siècle de critique ducassienne dans la nouvelle édition des Œuvres Complètes en Pléiade.

[45] La Poésie est inadmissible in art-press janvier 1995, lors de la parution sous le même titre de ses « œuvres poétiques complètes »

[46] Dialogues du paradoxe et de la barre à mine in Théorie d’ensemble. Dans La Vieillesse d’Alexandre, Jacques Roubaud (poète et membre du collectif Change) donne une analyse formelle et le compare à Rimbaud : « toute la démarche rochienne jusqu’à ce point a consisté, avec une logique implacable (…) en une critique du vers libre qui n’est pas (…) une destruction du vers libre, mais une destruction de ce qui n’est pas libre dans le vers libre, donc du vers libre que j’ai appelé standard, commun ou classique »

[47] Je renvoie à Pascale Casanova : La République Mondiale des Lettres, Seuil 1999

[48] Auquel j’emprunte l’exergue de cette préface. Dans le numéro suivant, regardant de nouveau dans le rétroviseur, Sollers dit : « Deux continents apparaissent alors majestueusement : Joyce et la Chine ». Le dernier numéro 94 de la revue contenait une étude des rapports Joyce – Tel Quel par Jean-Louis Houdebine.

[49] Paul Flamand en 1962 rapporte Hervé Serry, historien du Seuil, se demande en 1962 : « comment faire cette anti-nrf à la nrf » ?

[50] Qu’il reprendra dans Eloge de l’Infini en 2001 et dans Un Vrai roman en 2007

[51] Collection qui publie aussi la première partie de l’œuvre de J.M.G Le Clézio, aujourd’hui occultée par l’académisme de la seconde (depuis Désert en 1980) et recouverte par l’aura du Nobel en 2008. Patrick Modiano, d’une autre génération, ne prend lui sa place qu’en flash-back bien après 1983.

[52] Sur le sujet, lire Jean-Pierre Salgas : Défense et illustration de la prose française in Le roman français contemporain (ADPF, 2002)

[53] Qui rêvait en 1967 de « production automatique de littérature française ». Georges Perec est l’auteur notamment de La disparition et de La vie mode d’emploi, traduits en Russie chez Ivan Limbakh par Valery Kislov.

[54] « Ouvrez Lautréamont ! et voilà toute la littérature retournée comme un parapluie ! Fermez Lautréamont ! et tout aussitôt se remet en place ».

[55] Le roman et l’expérience des limites in Logiques (1968)

[56] Il figure au sommaire des numéros 4, 6, 10, 13 (Pour un Malherbe), 18 (Le Pré) 25 (Le Savon)

[57] Respectivement mort, mort et meurtrier (de sa femme). Jean-Edern Hallier est Boris Fafner, le « médien », l’écrivain hétéronome, dont la figure française archétypique pourrait être aujourd’hui Frédéric Beigbeder

[58] Au même moment, alors qu’ils sont devenus des monuments (Goncourt, Nobel), les nouveaux romanciers donnent leur « autobiographie » : Alain Robbe-Grillet les trois tomes des Romanesques, Marguerite Duras L’amant, Nathalie Sarraute Enfance, Claude Simon Le jardin des Plantes.

[59] Physique de Genet in La Guerre du Gout. Au passage, mentionnons que Sollers a écrit depuis trente ans nombre d’essais sur des artistes (Rodin, Watteau, De Kooning, Fragonard, Cézanne, Picasso, Bacon …)

[60] Autant le sous-texte heideggerien est constant chez Sollers, autant il ne s’agit plus du même Heidegger que dans Logiques (Approches de Holderlin et la Lettre sur l’humanisme, point commun alors de Lacan, Foucault, Derrida, Althusser), aujourd’hui il s’agit de l’auteur de Nietzsche comtempteur du nihilisme.

[61] Inverse du « XIXème siècle à travers les âges » titre d’un essai historique et polémique de Philippe Muray, publié par Philippe Sollers.

[62] A cela, il faut ajouter une œuvre qu’on pourrait dire exotérique : des biographies de Vivant Denon 1995, Casanova 1998, Mozart 2001, un Dictionnaire amoureux de Venise en 2004, une collaboration mensuelle au Journal du Dimanche.

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