Le tigre, la mouche et la taupe (Jean Echenoz)

L

[Ce texte est paru originellement dans la brochure Ecrire en Val-de-Marne : Jean Echenoz, Lac, de septembre 1989. Les photographies sont de Roland Allard et les illustrations de Clafoutis.]

 

 

« Avec quelque recul, disait Sartre, les bons romans deviennent tout à fait semblables à des phénomènes naturels : on oublie qu’ils ont un auteur, on les accepte comme des pierres ou des arbres, parce qu’ils sont là, parce qu’ils existent »[1] Depuis 1979, Jean Echenoz nous a donné trois livres : Le Méridien de Greenwich, une étonnante somme (si le mot pouvait convenir) par anticipation, Cherokee (1983), qui lui valut le prix Médicis et la reconnaissance, un polar, L’Equipée malaise (1987), un roman d’aventures[2]. Très vite devenus tout à fait semblables à des phénomènes naturels…

Comme ce Lac, un roman d’espionnage qui parait aujourd’hui. Limpides et compliqués, totalement artificiels et minéraux sous le ciel… Déjà, ils font école (lisez ce qui se publie) et pourtant, ils sont tout neufs…

Des quatre, Lac est sûrement le plus évident : unité de temps, de lieu, d’intrigue. J’aimerais dans les pages qui suivent, me laisser dériver et risquer quelques hypothèses sur cette nouveauté, unique dans la littérature française en 1989, montrer de quels paradoxes (de quels alliages) elle se tisse. Comment fonctionne l’écriture d’Echenoz ? (quelle est son esthétique ?). De quel monde nous parle-t-il ? (quelle est sa métaphysique ?). Quelles questions formelles résout-il ? (quelle est sa situation d’écrivain ?). Capter les raisons d’une jubilation. Sans déflorer le suspense. Et sans illusion : de Lac ou, d’Echenoz, on ne fera pas le tour en trois paradoxes. Cela n’empêche pas d’y aller faire un tour.

L’Œil écoute

« Lâchez quand même une ou deux bêtes, histoire de voir »

ZIG-ZAG

Taupe, espion du dimanche, le terne (il habite avenue des) protagoniste de Lac, Franck Chopin, est, au grand jour, spécialiste des mouches. Sur le sujet, il a commis divers articles, elles lui servent d’agents, il les lâche au Parc Palace pour s’informer de l’intimité du secrétaire général Vital Veber. Ces petits animaux peuvent également nous servir à pénétrer dans l’art d’Echenoz. Je m’explique : on se souvient de la polémique Sartre-Mauriac. C’était en 1939. « (…) un roman est écrit par un homme pour des hommes. Au regard de Dieu qui perce les apparences sans s’y arrêter, il n’est point de roman, il n’est point d’art, puisque l’art vit d’apparences. Dieu n’est pas artiste ; M. Mauriac non plus »[3] lançait le premier au second, formulant ce qui allait devenir la pensée fondamentale du Nouveau Roman : après le romancier-Dieu, le romancier-homme. Poussée à son paroxysme visuel chez le Robbe-Grillet des Gommes, théorisée par Barthes dans Littérature objective[4] jusqu’au malentendu.

Echenoz dans cette histoire ? Il invente le romancier-mouche. Ce qui veut dire deux choses : son œil exacerbé et à facettes photographie le monde, l’apparence des apparences. Myopie, clins d’yeux, et continuité du Nouveau Roman. (Robbe-Grillet mais également Simon). Au même instant, aux antipodes cet œil est digressif, il pratique « la filature par le zig-zag » voltige et saute sans cesse du gros plan au détail, du présent à la mémoire, de l’intérieur de la conscience au paquet de cigarettes sur la table, change d’échelle souvent à l’intérieur d’une seule phrase, traverse une couche de réalité et ressort ailleurs[5] comme les mouches dans la chambre de Vital Veber, jamais là où Chopin les espère. Impressions d’incongru, d’aléatoire, ce qu’on nomme ordinairement l’humour.

Surtout qu’aimantée par la surface des choses et leurs arêtes, la mouche atterrit aussi sur les mots et les regarde. Disciple inconditionnel d’Hermogène, fasciné par l’arbitraire du signe (voir le début du chapitre 12 où Suzy baptise les organes de son corps, du nom de ses soupirants de la ZUP) et la diversité du lexique, Echenoz ne laisse pas passer un mot qui prend tournure de chose, une épaisseur qu’elles n’ont d’ailleurs pas ou plus : noms propres (Zog Ier d’Albanie), menu, réussites anonymes (Nacera je t’aime, sur un mur, Bienvenue Docteur Bong, de la voix d’un flipper), dialogues[6].

TUMULTE

« Se rapprochant audacieusement du verre à dents, la mouche grise réalisa un très gros plan du compte-gouttes ». Paradoxe : harnachées de micros page 92 par Chopin, ces mouches, que tout autre, suivant leur réputation, aurait chargé d’observer, écoutent ! Echenoz idem. L’intéresse ce que j’appellerai le son de la vue. Un exemple entre mille, parce qu’il est limite : le pavillon des abats de Rungis, rendez-vous secret d’espions, dont on imagine le parti qu’en eût tiré un écrivain naturaliste : « Passé la herse en plastique étanche éclatait brusquement le tumulte infernal de la tripe : des dizaines d’hommes au visage rouge et blanc, vêtus de noir et blanc, s’interpellaient en coupant le muscle et sectionnant le tendon, sculptant le viscère en proférant des chiffres autour de leurs étals bourrés de bacs de foies, de sacs de cœurs à prendre, séminaires de cervelles et foule de pieds, lignes de langues tirées de l’invisible, poumons à la pelle et rognons à gogo, quintaux de ris, tonnes de mou, masses de rates et milliasses de joues rouges estampillées d’un tampon vert ». D’autres pages font entendre le vacarme d’une bataille de boules Quiès, d’un sourd-muet ou d’un café-restaurant-aquarium. Dans tous les cas, l’œil se déverse dans l’oreille, et Zola dans Mallarmé (Sonnet en X) ou Flaubert (Salammbô).

BOMBYX

Je parlais de paradoxe : il réside dans cette schize, ce divorce et cette conversion, cette tension entre la vue et l’ouïe (le sujet échenozien ne connait pas d’autre sens). Leur battement contradictoire[7]. Du côté de l’œil, la liberté sans entraves d’un regard, sa netteté brisée, et ses sautes d’humour comme il y a des sautes de courant. La mouche traverse les chambres comme le récit. Echenoz greffe sur Robbe-Grillet la tradition Sterne (antilyrisme, omniprésence digressive du narrateur) aujourd’hui revendiquée par Kundera. Du côté de l’oreille, l’intégrale nécessité des mots, « par le heurt de leur inégalité mobilisée », la disparition élocutoire du narrateur, l’impersonnalité mallarméenne (Suzy est domiciliée rue de Rome) ou flaubertienne. Comme Flaubert, Echenoz doit travailler au gueuloir. Il est un poète qui compose des romans comme de purs objets de langage. Un poète : le contraire d’un Lamartine, célèbre auteur d’un autre Lac, il sait que « la poésie est inadmissible »[8], mais quelqu’un qui tient le vers pour l’unité de mesure de la prose. Collez votre oreille au lac, vous percevrez des rumeurs d’alexandrin :  » (…) bombyx à Formose, nul destin n’est plus doux »[9].

Un deux trois

« Chopin revit donc Planète interdite, où l’on voit notamment se désintégrer un tigre en plein bond, gracieux dans le technicolor fraîchement inventé. »

BANLIEUE

Que voit la mouche ? Sur quel monde se pose-t-elle ? Autrement dit, quelle est l’ontologie d’Echenoz ? « La chambre exhibait un aspect négligé, toute chose y pendant plus ou moins à une autre : à l’espagnolette un cintre inoccupé, deux serviettes rose et blanche moites au dossier d’une chaise, où d’une valise mi-close posée dessus de travers s’enfuyait la manche longue d’un sous-vêtement d’hiver. La table avait aussi son lot de magazines froissés, de canettes vides où des mégots se délitaient, de litres en plastique où se dégazéifiaient des fonds ». Je pourrais citer aussi bien la boîte aux lettres de Chopin, le sac à main de Suzy ou le curriculum vitæ de Vito Piranese, tous bons objets pour Echenoz. Le monde d’Echenoz est un monde éclaté et aplati, fragmenté et artificiel, héros y compris, comme en témoignent les noms propres. On se rappelle dans Cherokee, Gibbs « de la famille du dentifrice ». Véritables éclats de langue, ils ont toujours un look de pub (Seck, Suzy Clair, Franck Chopin, Vital, Vito, Perla Pommeck…), qui condense les deux aspects de l’univers de l’écrivain : « ramas de déchets spécialement hétéroclites »[10]  de la société de consommation, d’une ère de la technique en bout de course, d’une sorte de fin de l’histoire. Clichés passés au tamis de toutes les représentations de masse : cinéma, télévision, BD, littérature populaire, « magazines froissés ». Réel dévitalisé, images déréalisées, copie de copie de copie… A côté, Les Choses de Pérec ont des allures d’Idées platoniciennes, et les stéréotypes manipulés par le Robbe-Grillet de Projet pour une révolution à New York, une densité considérable[11].

Dans cet espace pulvérisé et second, la nature est obligatoirement artificielle (le lac-titre) et la ville, banlieue, fût-elle Paris. Bénéficiaire pour écrire Lac d’une aide à la création du Val-de-Marne, Echenoz annexe les Champs-Elysées au Val-de-Marne, car il est essentiellement romancier de la banlieue, de la ville coup-de-dés, non-haussmannienne, découpée et bâtie sans plan préalable par addition de blocs hétérogènes. Pourtant, de façon analogue à cette opération (inviter un créateur à raconter le département) par laquelle le Conseil général entend donner identité à ce qui, d’origine, en manque, Echenoz confère une harmonie aux fragments[12]. Second paradoxe, après celui de l’œil et de l’oreille : celui de l’un et du multiple : l’émiettement est contredit par l’utopie d’un ordre. Tout Lac réside aussi dans ce battement-là, celui du tigre qui bondit en se désintégrant, ou qui se désintègre en bondissant, dans le film de Fred Mc Leod Wilcox.

CHIFFRES

Gracieusement : à l’envers du chaos, il y a chez Echenoz une véritable géométrie poétique, affaire de rime et de rythme encore, dont on peut se faire « le chiffreur ». Un deux et trois. Un : les dossiers sont suspendus comme des chauves-souris, le téléphone tient à son fil « comme par sa laisse à un poteau le chien abandonné, l’été », l’air vif est léger comme une salade, l’hôtel rassurant comme un milliardaire bon etc., sans compter toutes les métaphores qui se tressent et filent, et les miroirs éclatés qui reflètent quand même. Face cachée de l’ontologie échenozienne, et socle, je dirais giralducien, de son esthétique : l’harmonie de l’un derrière le multiple, l’ordre garant du grand désordre qui fait chaque monade ouverte à toutes les autres par voie de comparaison. Nouveau roman très loin, à l’instant où il est le plus proche (la fragmentation)[13]. Deux : c’est la conséquence restreinte, comme la relativité, de Un, et la plus souvent énoncée des lois de la planète Echenoz, la loi de symétrie : « C’est tout à fait clair, dit Paul dans L’Equipée malaise, tout ira par deux, toujours plus ou moins par deux ». Tout va par deux (plus ou moins — Vito Piranese a une jambe artificielle et il n’y a qu’un enfant) dans Lac en effet : Vito et Vital, Perla Pommeck et Rodion Rathenau, apparatchiks et paparazzi, lac de Genève et lac du Val-de-Marne, boucles d’oreilles et gardes du corps, amour et espionnage. Justement : ce sont l’amour et l’espionnage qui engendrent le Trois. Les désirs de faire un à deux ne vont chez Echenoz jamais par deux. X aime Y qui aime Z, Chopin aime Suzy qui aime Oswald, Frédéric aime Suzy qui aime Chopin… sur le modèle Racine, Minnelli (Comme un torrent est dissimulé dans Lac, comme une de ses sources) ou Ripolin. Ambiguïté du trois : effraction du multiple dans l’Un, déchirure du tissu, ou passage d’un état de symétrie à un autre. Et productivité : le Trois génère l’intrigue et l’intrigue de Lac, qui commence roman d’espionnage et qui finit roman d’amour, peut se résumer de l’une ou l’autre manière[14].

TABLEAUX

De cette deuxième tension, on peut, je crois, voir comme une légère mise en abîme dans l’obsession picturale du livre : nomination d’artistes pour la sonorité de leur patronyme, mais pas seulement, tableaux au mur de Suzy ou du colonel Seck (une allégorie du hasard !) doublage surtout, au Parc Palace, de la taupe Chopin et de ses mouches, par l’insolite silhouette, mi-Monet aux Nymphéas, mi-Meurtre dans un jardin anglais[15], du peintre Mouezy-Eon « reproduisant obstinément l’hôtel jusqu’aux dernières lueurs du jour », Veber avec. La lumière qui éclate, échappe. Romancier poète, Jean Echenoz se projette en écrivain peintre. Celui qui cadre, qui tend au tigre le cerceau.

Racine et la taupe

« Vous en connaissez beaucoup, des types qui passent leur vie à chercher le mari de la femme de leur vie ? »

BIBLIOTHEQUE

A une enquête, contemporaine de la composition de Lac, et portant entre autres sur ses « ancêtres et contemporains », Echenoz répondait « en citant une vingtaine de noms. Roussel, James, Racine, Ambler, Conrad, Brecht, Manchette, Wolfson, Stevenson, Nabokov, Segalen, Littell, Robbe-Grillet, Chesterton, Audiberti, Tutuola, Stark, Sachs, Schwob »[16]. Musée imaginaire, « dépôt de savoir et de technique », constellation, qui mêle des auteurs venus des quatre coins de la littérature, grands écrivains légitimes (de Conrad à Robbe-Grillet) et maîtres de genres mineurs (tel l’espionnage, roman de taupes : Littell, Ambler) anciens (Racine) et modernes (Roussel).

Echenoz apparaît en 1979, en pleine époque de « fin des avant-gardes » alors que se défait ce qui en France s’était noué avec Mallarmé ou Flaubert, un siècle plus tôt. 1968-1983, 84, 85. 1968 ? Apogée de Tel Quel, le dernier grand projet façon surréalisme à conjuguer « fin » de la littérature et fin révolutionnaire de l’histoire. 1983, 84, 85 ? Départ d’une ère nouvelle : Sollers publie Femmes, Duras obtient le Goncourt et Simon le Nobel. C’est le champ littéraire lui-même qui explose, en perdant sa colonne vertébrale avant-gardiste (par consécration ou changement), après avoir implosé sous le poids d’une ultime tentative totalisante. Limites indécises entre littérature et non-littérature, comme p. 89 entre chien et non-chien.

Ce n’est pas le lieu ici de raconter cette histoire. Reste que deux mutations se sont certainement mi-succédées, mi-chevauchées durant ces années, malgré toutes les singularités et aussi contre tous les retours en arrière… Deux manières qu’ont eu les écrivains français des nouvelles générations de passer « au-delà du soupçon » ; de devenir post-modernes. La première, réaction à l’implosion, à la déconstruction, consiste contre l’hegelianisme ambiant (chaque auteur reprend des mains d’un prédécesseur, qu’il périme, le flambeau du nouveau), à réouvrir l’histoire, à poser d’autres lignes — anciennes — de légitimités, à affirmer que, là où il y a une langue, il y a de « l’extrême contemporain ». La seconde, antidote à l’éclatement du champ, revient effectuer, via les genres qui furent mineurs ou périphériques (polar, aventure, biographie…) une réappropriation du récit, qui ne cède néanmoins en rien sur l’impératif critique antérieur[17].

MYOPIE

De celle-ci, Jean Echenoz passe pour exemplaire. Avec Cherokee, il se serait imposé comme le jeune maitre cultivé du polar parodique. Avec L’Equipée, de l’aventure ludique. La preuve : ce titre de Malaise, Malaisie conradienne au second degré… Oui et non… Oui à une seule condition, que je formulerai zoologiquement encore : la mouche qui erre dans la fourrure du tigre, est une taupe. Sartre lisait des Série noire, Robbe-Grillet insistait autour des Gommes, sur le versant policier du mythe d’Œdipe, Echenoz écrit un jour un polar, aujourd’hui une histoire de taupe comme Littell, Ambler ou Len Deighton. Il ne joue pas avec le roman d’espionnage, si jouer c’est manipuler d’en haut. Si vous voulez saisir l’usage qu’Echenoz fait de la bibliothèque, lisez le récit de la disparition d’Oswald qui mélange clichés de cinéma (le garage) et souvenirs de Mallarmé (Le Coup de dés) et Flaubert (L’Education sentimentale) : les références ne dominent pas les stéréotypes, le narrateur ne surplombe ni les unes ni les autres. Il est myope. Nul métalangage, nul deuxième degré. Il est, certes, absolument non-dupe, mais n’est jamais plus malin que son matériau ni plus savant que son lecteur[18]. Omniprésente dans Lac, la bibliothèque, qui a perdu ses hiérarchies, rassemble tout simplement tout ce qui est vital pour approcher le tigre, dire le monde. Et, pour peu que l’on abandonne cette histoire courte que je résumais, on s’aperçoit que la postmodernité d’Echenoz est l’opération même de la littérature depuis Cervantès[19]. Comme l’Agent secret de Conrad, Lac est un roman sans guillemets d’espionnage sans distance.

DESIR

« (…) le colonel continuait de lui sourire fixement, ses yeux bientôt chargés d’une impatience inquiète, rappelant un peu la tête que fait Titus quand Bérénice ne sait plus son texte ». Racine me conduit au troisième paradoxe d’Echenoz : celui du mineur et de l’ancien. Que l’on peut énoncer : la taupe est Racine. Telle l’oreille, ou l’Un, la structure fixe du roman d’espionnage tient dans ses conventions, tout le nouveau désordre de la bibliothèque comme réservoir de formes. C’est tout un pour Echenoz, de réouvrir l’Histoire et de retrouver le récit. Le plus mineur des genres mineurs du siècle, issu du polar, est l’instrument d’un très ancien classicisme, celui de la tragédie. « Toute la tragédie semble tenir dans un vulgaire: « pas de place pour deux ». Le conflit tragique est une crise d’espace ». Condensé de Racine[20] : résumé possible de Lac car, en un ultime sens, Racine (l’amour) est bien la taupe (le secret) de ces aventures d’espion. Rondes d’insectes autour d’un secrétaire général, mais aussi ballet d’aveugles autour de Suzy, équipée « de boussoles et de miroirs », pôle magnétique caché de l’action. Pas de place pour deux… Mais ceci est une autre histoire, celle de Lac. Je vous y laisse.

NOTES

[1] Situations I. Gallimard, 1947.

[2] Et deux nouvelles : L’Occupation des sols, 1988. Minui, comme les quatre romans et J’arrive. Le Serpent à plumes n° 3, 1988.

[3] M. François Mauriac et la liberté, in Situations I, Gallimard, 1947.

[4] Critique (1954), repris dans Essais critiques, coll. Tel Quel, Seuil, 1964.

[5] « Chopin dévisageait exagérément Suzy Clair, quittant un bref instant ses yeux pour ses épaules et sautillant par sa poitrine vers son annulaire gauche, dépourvu d’anneau bien que parmi ses possessions figurât notamment, lui apprit-elle à l’instant, un mari travaillant aux Affaires étrangères et répondant au prénom d’Oswald. Bien. Moi, dit Chopin, c’est les mouches ». Parenthèse de zoologie littéraire : les mouches d’Echenoz sont de la famille – descendance directe – des papillons de Nabokov.

[6] « Il est marrant, William, exposait notamment l’aspiratrice, il ne veut plus être magasinier. Il dit : je ne veux plus être magasinier.

– William il est instable, Véro, tu sais bien, diagnostiqua la voix de sa consœur amplifiée depuis le fond de sa baignoire ». Attention d’Echenoz, à ce que Flaubert, puis Sartre, appelaient la « bêtise ». Voir : L’Idiot de la famille t. I, Gallimard, 1971.

[7] Un paradoxe qu’on pourrait nommer paradoxe de Roussel, tant il hante, sous d’autres modalités, le poète de La Vue. Je rappelle le passage dans Locus Solus d’un « explorateur Echenoz. »

[8] « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas ». Phrase de congé au genre, du poète Denis Roche (Le mécrit, Seuil, 1972).

[9] Une suggestion à Jacques Roubaud, poète et théoricien de La Vieillesse d’Alexandre (rééd. Ramsay, 1988) : inclure dans sa réflexion, l’alexandrin-Echenoz, comme il l’a fait de l’alexandrin-Chaillou. De ce point de vue, il ne serait pas sans intérêt d’écrire l’histoire de la poésie française contemporaine, en n’excluant pas les prosateurs : de Sollers (Lois, H, Paradis) à Echenoz… ou Belletto qui, lui, sort le travail poétique de ses romans : Loin de Lyon (POL, 1986), quand Echenoz en fait l’armature des siens.

[10] La formule par moi un peu tordue est de Jean-Patrick Manchette. Lettre du 14 juillet 1983 à Jean Echenoz, reproduite dans le bulletin des Ed. de Minuit. C’est tout ce bref texte, admirable de justesse (sur Cherokee, mais sur l’art d’Echenoz) qu’il faudrait citer : « (…) tout ce bordel devrait être, au bout du compte, une autodestruction et un ratage, un sommet de l’effondrement. Or non. Ça tient. D’une manière antiphysique : comme un château de cartes qui serait une brique (…) ». Voir aussi (à propos de L’Equipée malaise cette fois) Marianne Alphant dans Libération du 8 janvier 1987 : « (…) on dirait une poubelle et ce sont les rouages précieux et incompréhensibles d’une horloge astronomique « .

[11] Sur ce point, c’est plus sûrement aux écrivains américains d’aujourd’hui qu’il faudrait comparer Echenoz. Voir Marc Chenetier : Au-delà du soupçon, la nouvelle fiction américaine. Seuil. 1989. Ou aux auteurs de science-fiction. Ou à ce qui s’est passé en France après 1918 : Dada, surréalisme, etc.

[12] Cette harmonie n’est jamais celle d’un regard sociologique d’ensemble. Ce qui n’empêche pas Echenoz d’avoir souvent, sur les appartements ou les habitus sociaux, l’œil d’un Pierre Bourdieu.

[13] Je rappelle la phrase de Rilke mise par Claude Simon en exergue d’Histoire : « Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux ».

[14] Autre chiffrage possible : on pourrait repenser toute la métaphysique échenozienne à partir de la jambe artificielle de Vito Piranese, dont la pose ouvre le roman. Ou des miroirs éclatés. Echenoz deviendrait alors le romancier par excellence de la dissymétrie au sens de Roger Caillois. Voir : La dissymétrie. in Cohérences aventureuses, Gallimard, 1976. La dissymétrie : « état qui suit la rupture d’un équilibre ou d’une symétrie tout en laissant conjecturer ou induire l’ordre désavoué, c’est-à-dire en apparaissant clairement comme une intervention ultérieure, subversion devenue nécessaire ou modification préméditée ».

[15] Cela dit, si parentés il y a entre Echenoz et Greenaway, elles seraient plutôt avec l’auteur de Drowning by numbers. Cinéma toujours : il y a, à mon sens, analogie très profonde entre le travail d’Echenoz et celui d’un Wim Wenders (L’ami américain) ou d’un Mika Kaurismaki (Helsinki Napoli).

[16] La Quinzaine littéraire no 532 du 16 au 31.5.1989. Où va la littérature française ? Chaque livre redistribue la bibliothèque, et le lecteur que je suis a aussi sa liste : Queneau, Ramon Gomez de la Serna, Scott Fitzgerald, Giraudoux, Dos Passos, Leiris, Boris Vian, Joris Karl Huysmans, Robert Walser, Philip K. Dick… A suivre.

[17] Deux livres emblématiques comme exemples : de la première mutation, Collège Vaserman de Michel Chaillou. De la seconde, Le Revenant, de René Belletto.

[18] Cette position d’écriture myope, ni dupe, ni malin (au sens où l’on peut jouer au plus) est, je crois, le contraire de celle de l’écrivain post-moderne telle que la définit U. Eco dans Apostille au Nom de la rose (Grasset, 1985), à partir de la formule : « Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément ». Posture de savoir, dont on trouve un bel échantillon récent dans le (magnifique) roman de Peter Esterhazy, Trois anges me surveillent, Gallimard 1988.

[19] Don Quichotte et le roman de chevalerie.

[20] Roland Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963.

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