Les Champs d’honneur de Jean Rouaud

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[Cet article est paru originellement dans le volume Universalia, publié par l’Encyclopædia  Universalis en 1991.]

 

Le 19 novembre, le prix Goncourt était décerné à Jean Rouaud pour Les Champs d’honneur. « Un prix Goncourt extraordinaire », proclame la publicité des éditions de Minuit. Il est en effet extraordinaire que les Goncourt respectent le testament de leurs fondateurs, et attribuent le prix à un premier roman. Il est plus extraordinaire encore qu’un kiosquier de la rue de Flandres l’emporte sur le puissant directeur de R.T.L. (Philippe Labro, autre finaliste avec Le Petit Garçon), un artisan de la littérature sur un grossiste de la production romanesque. Un humble qui parle des humbles sur un puissant, qui romance une enfance édifiante. Un roman « difficile » — il ne raconte pas d’« histoire » — prévaut sur un scénario à gros traits. Et 1914-1918 sur 1939-1945, la Résistance et l’Occupation… Il faut sûrement remonter à 1959, au Goncourt donné au Dernier des justes d’André Schwarz-Bart, pour connaitre un « miracle » comparable ; déjà, l’histoire était l’enjeu. Il est extraordinaire aussi que ce livre, loin d’être écrit par un survivant, ou un ancien combattant, le soit par un homme jeune — trente-huit ans — qui annonce déjà une trilogie. Que les éditions de Minuit, enfin, arrachent le prix à l’un des trois éditeurs qui se les partagent d’habitude (Gallimard), non au profit d’un auteur déjà « classique » (comme ce fut le cas avec Duras, précédent célèbre en 1984, avec L’Amant), non pour un « roman impassible » (une imitation de la tout aussi célèbre Salle de bains de Jean-Philippe Toussaint, 1985), mais pour un livre très singulier dans cette maison même. Il est remarquable qu’un tel concentré de « vertus » (monument aux morts et littérature vivante) ait vaincu l’alliance traditionnelle du « vice » et des bons sentiments. Les Champs d’honneur, c’est d’abord l’honneur du champ (littéraire) qui, la critique le souligne, semble d’un coup racheter tous les péchés des prix.

Fidèles à une tradition moins originelle, les Goncourt ont en fait volé au secours de la victoire : ce sont les lecteurs qui, s’y reconnaissant, ont fait un triomphe à cette micro-saga d’une famille de Loire inférieure, les Burgaud, reconstituée à partir de trois personnages morts de façon presque contemporaine, bien qu’ils aient appartenu à trois générations successives : la grand-tante Marie, le père Joseph et le grand-père Alphonse. Eux-mêmes auront vu — et le narrateur travers eux — leurs vies orientées, par la disparition, dans l’anonymat de la boucherie de 1914-1918, de deux « vieillards de vingt ans », Émile et Joseph. Riche en mises en abyme — on peut par exemple se demander si Yvon, le fils du fossoyeur au parler sommaire, n’est pas un double de la voix complexe qui raconte —, Les Champs d’honneur désignent d’abord « un titre de roman héroïque » reproduit sur une image pieuse et patriotique, utilisé ici par antiphrase, pour parler non de « l’histoire officielle » mais des « laissés-pour-compte. Comment comprendre le « miracle » ? Je risquerai l’hypothèse que ce roman réalise deux conjonctions tout aussi improbables que le personnage de la vieille tante Marie, à la fois « bienheureuse » et « la plus formidable institutrice de Loire inférieure ». Il fait converger, en sa seule personne, les deux dimensions typiques de cet imaginaire de la IIIe République, le petit père Combes et Bernadette de Lourdes, qui se précipite la tête la première dans les tranchées de 1914.

Deux « lieux » peuvent dire la première de ces conjonctions : le puzzle « en trois dimensions » de la tante, qui figure Anne, « celle que l’enfant Jésus appelait grand-mère », et le grenier que le grand-père « range » l’après-midi, pour ne pas participer à la vie familiale. Deux « lieux » qui entrent en relation avec ce qu’on peut nommer les véritables « boîtes noires » de la narration : une boite à chaussures où Alphonse serre ses trésors, une boite de madeleines de Commercy où sont rangés les ossements, dont la quête aimante peu à peu Les Champs d’honneur. Proust, bien sûr, est le grand-père littéraire de Jean Rouaud. Et son père pourrait être le Julien Gracq de La Forme d’une ville, avec son évocation de Nantes. On a également, à juste titre, souvent nommé Claude Simon (L’Herbe, L’Acacia). « On se déplace de mémoire » dans Les Champs d’honneur, par association, en tirant un fil ici ou là, et c’est toute la pelote qui vient. « L’ordre n’est qu’une variation algorithmique subjective du désordre », les morts sont relatées à l’envers de leur chronologie, et les récits, comme dans tout puzzle qui se respecte, sont abordés de biais, à partir de leur contour nuageux et courbe, à travers des circonstances secondaires (la fugue du grand-père à l’île du Levant, l’exhumation d’un dentier), ou des personnages latéraux (frère Eustache, portier de l’abbaye de Melleraye, ou le fossoyeur déjà mentionné). Au centre du dispositif, ultime case, la « pièce en trop », dédoublée : le cadavre supplémentaire enfoui sous un eucalyptus, ou la voix en creux du narrateur aboli, « Jean Burgaud » ?

Modernité canonique de ce roman, donc, qui brasse la matière plus traditionnelle d’un grenier qui ressemble fortement à la mémoire de chaque lecteur. Le grenier ? Aussi bien l’épicerie nantaise de la rue de Verdun, la 2 CV « Bobosse », « boite crânienne de type primate », le vieux portail métallique à l’abandon, etc. Tous les accessoires d’une France du dimanche après-midi, qui fournit habituellement sa trame à une littérature populaire, de Louis Pergaud à Claude Michelet, la France de Maurice Genevoix et de Marcel Pagnol aussi, la France de Pétain comme celle que de Gaulle considère au terme des Mémoires de guerre, la France qui prêta son clocher à la force tranquille de François Mitterrand en 1981, une France rurale et réconciliée. Les champs, sous l’honneur. La France de Péguy, celle de l’école primaire aussi, mais Jean Rouaud est un écrivain du supérieur…

Il n’y a pas d’étranger dans Les Champs d’honneur, sinon John, dit Jeannot, le gendre anglais de la grand-mère (est-il à l’origine de l’humour détaché, souverain, du livre, de sa tendre cocasserie ?) en qui celle-ci voit le « signe que sa vie n’a pas été conventionnelle » ; d’autre part, on l’a dit, ce livre culmine dans une évocation, traditionnelle en France, de la Grande Guerre : de la mort donnée par les gaz de combat, de « l’aube olivâtre sur la plaine d’Ypres », et des morts enfouis de la famille Burgaud (le mystère Commercy). « Paysage de lamentation, terre nue ensemencée de ces corps laboureurs, souches noires hérissées en souvenir d’un bosquet frais, peuple de boue, argile informe de l’œuvre rendue à la matière avec ses vanités, fange nauséeuse mêlée à l’odeur âcre de poudre brûlée et de charnier… » Seconde conjonction là où il se mue en « chant d’horreur » (la plaie au cœur de cette mémoire nationale ressuscitée), le roman de Jean Rouaud déborde le champ littéraire pour s’accorder avec ce qu’on nomme, faute de mieux, l’air du temps. Très exactement comme La Salle de bains, il y a cinq ans, pouvait être en phase avec une « fin de l’histoire » annoncée. La pluie contemplée chez Toussaint, subie chez Rouaud, métaphysique chez les deux, serait d’ailleurs un bon point de départ pour une comparaison terme à terme de ces deux livres — symptômes de la sensibilité contemporaine.

Les Champs d’honneur rejoignent, eux, l’histoire d’aujourd’hui, et ses périls. 1989-1990, fin du communisme et guerre du Golfe, foulard islamique et Vaulx-en-Velin. L’air d’un temps, où l’histoire « officielle » semble avoir redémarré et pouvoir de nouveau réduire à néant celle des laissés-pour-compte, les sécurités anciennes, la ratification par un ordre international gelé des bonheurs provinciaux. La redistribution de l’identité française. La révolution-involution des pays de l’Europe de l’Est sont autant de signes de cette histoire « en mouvement ». A leur manière, Les Champs d’honneur offrent au lecteur le miroir — fût-il brisé — d’une continuité française sans dehors, d’une province heureuse autour de ses greniers, d’une France qui, comme la tante, préférera toujours la plume Sergent-major au futuriste stylo à bille. Dans la lignée d’Henri Barbusse, Georges Duhamel, Roland Dorgelès… ou Claude Simon, le livre ranime toute la barbarie de la guerre, la dissolution — c’est tout « le mystère Commercy » — de la mort individuelle dans l’anonymat de la mort de masse. Il dit : « la mort de la mort » qu’inaugure dans le siècle la Grande Guerre, et qu’Auschwitz portera à une autre limite. Je ne mentionnais pas par hasard d’André Schwarz-Bart. Jusque dans leurs ambivalences (la christianisation de l’histoire des juifs chez l’un, la francisation du destin français chez l’autre), ces deux Goncourt, atypiques et archétypiques, ont un air de famille. Sous ses allures de roman de la mémoire, et des générations enchevêtrées, derrière ses madeleines de Commercy, et ses coquetteries sulpiciennes, Les Champs d’honneur nous parlent de maintenant, rien que de maintenant.

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