Aventures provisoires (Jean Echenoz)

A
[Cet article est paru originellement dans la Quinzaine littéraire n° 403 parue le 16 octobre 1983.]

 

Jean Echenoz
Cherokee
Ed. de Minuit, 248 p.

« Cherokee », qui donne son titre au second roman de Jean Echenoz, est un célèbre morceau de jazz. Georges Chave, le « héros », une sorte d’indien métropolitain qui « meuble son existence d’une activité de bars, de cinémas, de voyages en banlieue, de sommeils imprévus, d’aventures provisoires », en possédait une version rarissime ; Fred Shapiro, son cousin, son double maléfique, la lui a depuis longtemps dérobée. Elle ne réapparaît qu’à la dernière page, entre les mains de Fred, déguisé en chauffeur de taxi qui charge Georges à la sortie du Père Lachaise. Dans l’intervalle, Georges a eu le temps de tomber amoureux deux fois, et de s’engager comme détective privé chez Benedetti, une agence louche du boulevard Sébastopol : ses succès dans l’affaire de la femme Degas et du perroquet Morgan lui ont valu la haine de ses confrères ; déjà poursuivi par Fred, il devient aussi leur gibier. La police s’en mêle…

Une langue

Autant l’avouer tout de suite : on ne raconte pas Cherokee. Tant le risque est grand de perdre en route la moitié des personnages, mais, surtout, parce que tout résumé équivaudrait à une trahison : il ferait tomber le côté du côté du réel, voire du social, transformant, pourquoi pas, Georges en une incarnation de la bof-génération… Alors que la seule réalité et la principale modernité de Cherokee réside dans sa langue. Une langue qui réussit le prodige inverse, d’engendrer son propre univers : double, contradictoire comme peuvent le devenir thème et improvisation, dans l’écart duquel elle se tient, se tend, bat. Musicalement. Drôlement. C’est tout un.

« Ça n’est pas compliqué, il suffit de faire semblant. On ne trouve rien d’accord, mais au moins qu’on ait l’air de chercher. » Le monde de l’enquêteur, comme celui d’Echenoz, est d’abord un monde sans réalité : celle-ci a disparu, exténuée par ses excès, sa mise à plat, son redoublement incessant par l’image : cinéma télé ou B-D ; et avec elle, la troisième dimension, la profondeur sociale ou métaphysique qui faisaient les beaux jours du roman classique, policier ou pas. Au propre comme au figuré, ne subsistent que les clichés, l’hyperréalité : ce qui reste quand le réel s’est retiré. D’où un langage qui mime l’image ou décrit minutieusement des images. Des personnages, on ne connaît que le nom, étiquette dérisoire — Crocognan, Bock — souvent même empruntée à la publicité : Ferguson Gibbs par exemple « de la famille du dentifrice ». Des objets et des lieux, que le relevé détaillé de leur délabrement. Quant à l’intrigue, Echenoz y joue de tous les ressorts du « polar », mais d’un « polar » dont, pourrait-on dire, il ne reste que les ressorts. De ce point de vue, Cherokee n’est pas sans évoquer certaines parutions récentes, la Position du Tireur couché de Manchette ou Sur la terre comme au ciel de Beletto, où se célébraient les noces du nouveau roman et de la série noire. A ceci près que cette fiction hyperréaliste est comme doublée par une réalité « hyperfictionnelle » !

« Les objets se retrouvent toujours à leur place naturelle (…) du moins ils y séjournent nécessairement à tel ou tel point de leur cours sublunaire. » On croirait une phrase de Giraudoux. C’est l’autre versant de Cherokee : un ordre secret gouverne, garantit le désordre apparent. Aussi hyperfictif — donc réel ? — que le chaos est hyper-réel — donc fictif ? Il affleure sans arrêt dans le récit, du côté des protagonistes par la voyante que consulte Georges Chave, ou la secte des « rayonnistes de la main gauche » — sans compter l’invisible loi de symétrie qui semble tous les accoupler : Fred et Georges, Bock et Ripert… — et incarné dans les lieux par la ronde perfection du Cirque d’Hiver ou le mouvement des Horloges. Surtout, il assure les rebondissements majeurs : à l’instar de Picasso, Georges le détective ne trouve que s’il ne cherche pas : qu’il aille au cirque et il retrouve le perroquet Morgan ; qu’il attrape Morgan et celui-ci prononce le nom de la femme qu’il poursuit ! Comme le « faire semblant », la nécessité a son langage : féérique, là où l’autre était objectif, producteur d’images quand l’autre les reproduisait. On s’en doute : les plus belles pages de Cherokee sont celles où se confondent la poésie et l’étiquette : quand on croise « l’arôme épicé de la ménagerie », mêlé aux cuisines de l’immeuble « comme une olive dans le Martini », ou des « tapisseries chargées comme des langues », on ne sait ce qui l’emporte, de la description brute, ou de la révélation d’une correspondance conforme à l’harmonie « sublunaire » : l’improvisation s’identifie avec le thème et la musique avec le rire !

Et Jean Echenoz avec Raymond Queneau, son grand ancêtre. Rappelez-vous le début du Chiendent, 1933 : « La silhouette d’un homme se profila ; simultanément des milliers. Il y en avait bien des milliers… »

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