P.O.L. : « JE CHERCHE À ÊTRE DISPONIBLE POUR CHACUN »

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[Cet entretien a été originellement publié au sein d’un dossier intitulé « Où va la littérature française ? », paru dans La Quinzaine littéraire n° 532 du 16 mai 1989.]

 

Jean-Pierre Salgas : Vous venez de publier deux livres aux antipodes l’un de l’autre : la Vacation de Martin Winckler, pseudonyme emprunté à Perec, et Jalouse d’Isabelle Sobelman qui surprend chez vous. Vous auriez pu éditer ce livre il y a quelques années ?

Paul Otchakovsky-Laurens : Absolument, je suis sûr que j’aurais été de la même façon sensible à ce flux verbal, à cette bousculade de mots…

J.-P. S. : Votre image, très forte, est plutôt associée à l’écriture blanche ou à ce qu’Emmanuel Hocquard appelle « modernité négative ».

P. O.-L. : La réputation de la maison m’amuse toujours beaucoup. Certains « extrémistes littéraires » (?) pensent au contraire que je me suis vendu au commerce… En fait, il n’y a pas ici d’esthétique dominante. C’est terrible à dire, peut-être, mais je n’ai pas d’idée sur la littérature. En avoir une serait dans mon cas la façon la plus sûre de mal lire les manuscrits qui arrivent quotidiennement. Je cherche à être disponible pour chacun. Mis à part un même niveau de qualité ou de rigueur, qu’y a-t-il de commun entre J.-Y. Cendrey, J. Géraud, E. Villeneuve, G. Gavarry ?

J.-P. S. Même fausse, cette image aide-t-elle à la vente ? Y a-t-il un «public » P.O.L. ?

P. O. -L. : Je pense en tout cas qu’une partie de « notre » public sait que nous publions des livres auxquels nous croyons. Nous n’avons jamais publié un livre dont nous pensions qu’il était mauvais.

Un projet très pragmatique

J.-P. S : Vous êtes apparu dans l’édition en 1972 avec la collection Textes chez Flammarion. Quel en était le projet ?

P. O.-L. : Déjà, à l’époque, un projet très pragmatique, en dépit de certaines déclarations, un peu légères, sur « l’avant-garde ». Il y avait alors, chez Flammarion des auteurs qui méritaient une identification plus nette, il arrivait des manuscrits dont je désirais la publication et pour lesquels je voulais que ma responsabilité fût soulignée.

J.-P.S. : Pourquoi ce nom de « Textes » ? Tel Quel est alors à son zénith, Digraphe nait, le Chemin continue, Minuit règne…

P. O.-L. : J’étais comme tout le monde nourri de ce que Jérôme Lindon avait publié… Et tout ce qui paraissait dans les collections que vous citez m’intéressait, je ne cherchais pas à me situer par opposition à ceci ou cela, à celui-ci ou celui-là, mais plutôt par addition, en complément. Quant au titre, il est sans aucun doute issu de l’atmosphère « barthésienne » qui régnait alors. Il faut rappeler à quel point Barthes a joué un rôle libérateur. Ce mot n’engageait à rien de précis ou de contraignant, tout en invitant à aller au-delà des genres.

J.-P. S. : De Textes à P.O.L. qui commence en 1983, via Hachette-P.O.L., la ligne est la même ?

P. O.-L. : La même, infléchie sans doute ou donnant l’impression de l’être parce que mon autonomie s’est accrue à chaque étape, et aussi les sanctions qui s’attachent à cette évolution. D’ailleurs la plupart des auteurs du début publient chez P.O.L. : R. Belletto, R. Camus, R. Laporte, J. Daive, J. Frémon, D. Tsepeneag, B. Noël…

Certains ont changé

J.-P. S. : Certains ont changé, n’écrivent plus en 1989 comme il y a dix ans : Belletto ou Camus. On pourrait rajouter Danièle Sallenave, dont la Vie fantôme a souvent été perçu comme un reniement…

P. O.-L. : Relisez Paysages de ruines avec personnages, vous percevrez la continuité, l’évolution d’un livre à l’autre sans doute, heureusement, mais la fidélité de chacun aux origines. Il n’y a pas de reniement, il y a expansion, au sens d’univers en expansion. Il y a, avec la maitrise grandissante, le désir au contraire d’aller plus loin, dans des directions que l’on n’osait prendre ou que l’on n’envisageait même pas de prendre. Regardez l’œuvre de G. Perec : il n’est pas de genre ou de registre qui n’y soit abordé. René Belletto publie des sonnets extrêmement formalistes au moment où l’Enfer obtient le prix Femina — mais seul Henri Deluy s’en est aperçu, dans Révolution. Je suppose que l’on a tout de même ici et là murmuré que Belletto se reniait… Mais vouloir se faire entendre, emprunter des voies plus aisées à un moment donné de l’état de la lecture, ce peut être aussi une contrainte que l’on s’applique et qui est riche d’enseignements ou de découvertes.

J.-P. S. : Autre question d’image : il semblerait que changée ou non, la littérature française, après une période d’autodénigrement, sorte du temps du mépris.

P. O.-L. : Vous savez, cette époque récente pendant laquelle on se plaignait tous les matins de l’absence d’écrivains français vivants, était celle de la pleine maturité de G. Perec, par exemple, des premiers livres de P. Modiano, R. Camus, E. Savitskaya, M. Cholodenko, R. Belletto, P. Grainville. Quand j’ai commencé à l’éditer, G. Perec était en pleine « traversée du désert »… L’image dont souffre périodiquement notre littérature ne vient d’ailleurs pas tant des médias ou des critiques que d’un milieu professionnel souvent très myope et dont l’accablement chronique ne repose sur rien mais contamine tout. D’ailleurs, dans l’édition, traditionnellement, on ne lit pas ce que publie le voisin, on ne s’intéresse qu’à ses tirages.

J.-P. S. : En dix-sept ans d’expérience vous avez perçu des changements dans vos rapports avec la presse ?

P. O.-L. : Comme tous les éditeurs, je passe mon temps à me plaindre, bien sûr. Et je réussis ce triste prodige de publier des livres qui parfois ne suscitent aucun article… Sur la durée, première constatation : la disparition des Lettres françaises, des Nouvelles littéraires, du Figaro littéraire ancienne formule, etc. Seconde : les lecteurs ne tiennent plus que très vaguement compte de ce que disent les critiques. Les écrivains devraient peut-être intervenir plus souvent les uns sur les livres des autres : l’article de J. Roubaud dans Libération sur Xbo de D. Fourcade est un événement critique. Cela dit la littérature que je publie, que je défends, demande évidemment une attitude qui, comparée à celle que réclament d’autres formes d’expression, relève de l’effort. La littérature n’est pas seulement un divertissement. Mais, tout de même, je garde la conviction que les bons livres s’en sortiront toujours, pourvu qu’on refuse cette idée que leur vie est limitée aux trois mois qui suivent la mise en vente.

J.-P. S. : L’image de la littérature française toujours. Vous connaissez un renouveau des demandes de traductions ?

Le succès de Perec

P. O. -L. : Du temps de la collection Textes, quand je la dirigeais, nous n’avons vendu aucun livre à l’étranger. Chez Hachette-P.O.L., très peu. Depuis que je suis indépendant, beaucoup : M. Duras, bien sûr, mais cela est à part, R. Belletto, C. Juliet, L. Kaplan, D. Sallenave, M. Cholodenko, E. Carrère, R. Camus, R. Laporte, M. Lindon, M. NDiaye, B. Fayet… En général la désaffection des éditeurs étrangers à l’égard de la littérature française moderne, ces dernières années, trouvait son origine, encore une fois, dans l’attitude des professionnels qui proposaient plus volontiers les succès hexagonaux, même artificiels, que les œuvres vivantes et risquées, en principe difficiles à vendre. Mais l’intérêt qu’éprouvent de nouveau les éditeurs étrangers pour la littérature française vient aussi, certainement; de l’image extrêmement vivante qu’en donnent les éditions de Minuit.

J.-P. S. : De ce renouveau est emblématique le succès posthume de Georges Perec en France et à l’étranger. Vous qui avez été, après Nadeau, son éditeur, comment le comprenez-vous ?

P. O. -L. : D’abord comme un aboutissement normal, compte tenu de la dimension de l’œuvre, son ampleur, sa générosité. Ensuite c’est l’illustration du rôle que peuvent jouer des lecteurs, des éditeurs, des critiques, des universitaires, des libraires, enfin tous ceux que les livres et la littérature concernent quand ils sont un tant soit peu obstinés et véhéments.

J.-P. S. : Autour des éditions de Minuit, mais pas seulement, on parle d’une nouvelle génération d’écrivains des années80. Comment le sentez-vous ?

P. O.-L. : Ceux qui arrivent aujourd’hui réalisent en quelque sorte, à leur manière libre, parfois désinvolte, un peu goguenarde, le projet de la génération précédente d’une littérature en mouvement et débarrassée de ses carcans. Ils n’ont plus à se déterminer par rapport à des mouvements de pensée, ils en sont issus. L’heure est à la tolérance, à l’essor des individualités, à la liberté des formes avec cette contrepartie de l’esprit, en littérature comme ailleurs, du « tout égale tout » contre lequel il faut lutter. Tous les livres ne se valent pas.

J.-P. S. : Vos auteurs se lisent-ils entre eux ? Et vous disent-ils ce qu’ils lisent d’autre part ?

P. O.-L. : Les poètes se lisent, cela tient de toute façon à l’organisation même du milieu de la poésie, au grand nombre de débats, de rencontres, de lectures, de manifestations autour de la poésie. Les romanciers aussi : ils tiennent à savoir ce qui paraît dans la maison par intérêt, tout simplement, pour sa marche, par curiosité intellectuelle bien sûr et aussi dans un esprit de, je dirai, « surveillance amicale », Sinon, plus généralement, J. Echenoz a une influence considérable parmi les jeunes romanciers, prépondérante, incontestée. On me parle aussi beaucoup de Pascal Quignard et, évidemment, de Danièle Sallenave dont l’œuvre, les positions, les risques qu’elle ne cesse de prendre, avec les conséquences que l’on sait, impressionnent beaucoup. Et puis il y a évidemment Thomas Bernhard, et plus secrètement Robert Walser (à la diffusion duquel j’ai l’impression de beaucoup militer).

J.-P. S. : Un mot sur la poésie: vous êtes le seul éditeur à avoir un grand secteur de poésie en proportion de l’ensemble de vos publications. Elle semble s’être aujourd’hui détachée de l’arbre de la littérature…

P. O.-L. : Ce qui est invraisemblable puisqu’elle est au centre, au cœur, qu’elle est le lieu où se créent les nouvelles formes, qu’elle joue pour l’ensemble de la littérature le rôle d’un laboratoire de sensibilité, de langue, de pensée… Sur ce point, je crois que la presse a une responsabilité écrasante. Il n’y a plus aujourd’hui qu’une seule chronique régulière de poésie, celle d’Henri Deluy dans Révolution ! L’absence de discours critique intermédiaire entre le journalisme, inapplicable ici, et l’analyse approfondie destinée à un cercle plus restreint, est totale.

J.-P S. : Ultime question : le jeu de l’ile déserte. Qu’emporteriez-vous ?

P. O.-L. : Reverzy, Walser, Proust, Perec, Echenoz, Dickens et tous les auteurs que j’ai publiés.

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