Variations sur un crâne et quelques pavés

V
[Ce texte autour de la figure de Lazare, paru originellement dans Art Press n°179 du 1er avril 1993, est précédé de Shoah ou La Disparition et suivi de Quoi de neuf sur la guerre.]

 

La sentinelle

La vie des morts : déjà dans ce film d’Arnaud Despléchin (1991), il y a une sorte de « passage du crâne » – une radio (visible-invisible) circule de mains en mains et laisse passer la lumière, la filtre comme elle filtre l’intrigue, lui donne son autre point de vue et de fuite, contraint, telle une anamorphose, les personnages, le spectateur à déplacer le leur, à voir le film à la place du mort, hors-champ dans le champ. Mais il s’agit encore de la vie dite privée (la mort d’un ami).

Dans La sentinelle qui sonna en 1992, comme un démenti -fin du communisme, l’Histoire continue – à la fin annoncée de l’histoire du cinéma, un crâne occupe l’importance, tête réduite, introduite à son insu dans la valise d’un fils de diplomate qui rentre par le train, de Bonn à Paris pour y entreprendre des études de médecine médico-légale. Entre Vie des morts et Sentinelle, la tête s’est durcie, solidifiée, momifiée, pétrifiée : lestée d’histoire, de toute l’Histoire, de la perte de millions d’hommes, communisme, Goulag, guerre froide -et sous elle la guerre chaude, voire la Shoah. Sous Rohmer (les adolescents), Le Carré, et sous Le Carré, Soljenitsyne… comme sous les pavés… quoi ? Arnaud Despléchin n’a pas même connu mai 68, il vient « après » (Perestroïka et chute du mur de Berlin) et « d’ailleurs » (la province), la perte est perdue. L’Histoire est son fantôme, son héritage[1], une tête dans la valise, sur la table du héros, l’Histoire qui double l’histoire, la troue au présent, la fait « disjoncter ». « Comment s’en débarrasser ? », impossible… : Mac Guffin, « boite noire », ce crâne en trop surdétermine toute l’intrigue, celle d’un film d’espionnage énigmatique : qu’il s’agisse de la momie-jivaro d’un savant soviétique ne résoudra (ne recoudra) évidemment rien.

On aura reconnu, un peu arrondi, « l’os de seiche » de Baltrusaïtis, le « pain de deux livres » (ou « montre molle ») de Lacan :la célébrissime tâche aveugle des Ambassadeurs d’Holbein (1553), la vérité du tableau, qui montre la mort pour peu que le regard pivote. Vanité au carré : vanité des vanités, la seconde sur le devant de la toile, peu déchiffrable crâne, oriente la première représentée. « Ce qui nous regarde » oriente « ce que nous voyons », on ne saurait mieux dire (que Georges Didi-Huberman[2]). Il ne me semble en effet pas exagéré de retrouver Les ambassadeurs d’Holbein et de Londres chez les « enfants d’ambassadeurs » de Bonn et de Despléchin, et dans leur topologie partagée, le meilleur emblème de tout un pan de l’art contemporain que je propose, très loin d’Holbein, d’appeler « lazaréen ». Dans ce crâne, dans cette dialectique de l’œil et du regard (là où Lacan décelait une allégorie du sujet), la figuration en peinture (au sens large) du spectre qui hante l’Europe depuis 1945 : une figure, un mixte de « forme » et de « contenu », une forme de contenu, le dispositif d’énonciation de l’Histoire (désormais pensée comme perte au présent), son « motif ».

« J’ai avec la mort des rapports purement formels », disait superbement le lazaréen Kantor. Ce doublet crâne – ambassadeurs (« l’inéluctable scission du voir »), je le crois une bonne « sentinelle » à l’entrée d’un labyrinthe : la communauté visible-invisible d’œuvres qui ont « à voir » sans se « ressembler » jamais, chez qui la Shoah, « la destruction des juifs d’Europe » (plus largement la mort de masse qui a changé la mort elle-même) insiste, « travaille » sous la « toile », surtout si elle n’en parle pas. Il n’y a rien à voir, circulez… dans les musées, dans la rue, laissez-vous « regarder », perdez-vous.

 

Holbein, Hegel, Cayrol, Perec…

Lazaréen ? Lazare dans les arts ? Résumé de l’épisode précédent Métamorphoses de Lazare (Art Press 173, octobre 1992): à travers la reconstitution française d’un débat allemand (sur l’articulation des fins de la modernité narrative et de la catastrophe nommée « Auschwitz », autour de la célébrissime phrase d’Adorno), je montrais que face à Maurice Blanchot qui fixe la doxa de l’impossible – jusqu’au film de Claude Lanzmann, Shoah (1985) qui la périme – une autre ligne d’art et de pensée existait dans la littérature et la philosophie française. Hégélienne encore si on veut, mais substituant au Hegel d’une fin de l’Histoire retournée, le philosophe de l’énergie du négatif.

Cette autre tradition, deux noms la peuvent condenser : Jean Cayrol, Georges Perec. « C’est nous les cadavres, ne l’oublions pas  » : le premier dans Lazare parmi nous (1950), manifeste d’une littérature de l’humanité entrée dans sa « nuit blanche », dissout par avance toutes les oppositions qui structurent le pathos habituel sur le sujet : témoignage – art, en parler-ne pas en parler, représentable – irreprésentable, surtout avant- après et ancien -moderne. Grace… à Dieu (la modernité comme annonciation) et au rêve (Freud via Breton). L’auteur de Nuit et brouillard incarne une alternative à la contre-théologie négative blanchotienne (indicible, innommable, etc…) parce qu’il s’installe au cœur du négatif.

« L’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché « : le second, véritable artiste « lazaréen », mentionne à peine le génocide. Sinon dans son autobiographie de « juif polonais né en France », longtemps considérée comme un livre parmi d’autres, W ou le souvenir d’enfance qui reproduit au fond la topologie disjointe des Ambassadeurs, et qui apparait maintenant comme le microcosme et le foyer de l’œuvre. Celle-ci dans son excès combinatoire ne peut se comprendre hors le gouffre qui la structure: le vertige de l’Histoire supporte le vertige formel, ce qui nous lit hante ce que nous lisons. Surtout les livres les plus follement ludiques : La disparition (celle du peuple juif surdétermine celle de la lettre E) ou Je me souviens (ce cogito de petite mémoire, intime-anonyme, dérisoire et tendre, est aussi une réponse au « Zakhor », l’obsessionnel « souviens-toi » de la Bible et des mémoriaux juifs de Pologne) ne peuvent être lues que depuis l’invisible crâne qui les évide, depuis la place du mort.

Dans tous les sens, renversement de perspective : non seulement, il n’est pas impossible d’écrire (faire de l’art, peindre) après Auschwitz, Auschwitz ne confirme pas fin de l’art attendue de la modernité négative, mais encore Auschwitz contraint à « faire de l’art », un art lazaréen qui manifeste en permanence -en parlant d’autre chose – la conscience d’une perte irrémédiable. Un nouvel « art de la mémoire » – de cette mémoire (absolument contemporaine) – est né, qui requiert la mémoire de tout l’art (pas uniquement contemporain), contournant les querelles (modernes) des anciens et des modernes, à rebours, j’y reviendrai, de toute Restauration. « Rouvrir au roman l’inspirant savoir, l’innovant pouvoir d’un attirail narratif qu’on croyait aboli » disait Perec en clôture de La disparition ; c’est à propos de ce livre que j’introduisais la comparaison de l’anamorphose, je voudrais maintenant la retrouver comme métaphore, à l’ombre de La sentinelle. Après un parcours historique dans la fiction, risquer un bref voyage chez quelques artistes contemporains[3]. Lazare toujours parmi nous, l’anamorphose est sa façon.

Roman Opalka et Art Spiegelman.

Deux noms pour tendre une ligne d’horizon, dire l’écart, et néanmoins la communauté lazaréenne. Les deux extrémités du spectre. Aucun rapport a priori entre noble monochrome et basse BD, « high and low », modernité « uniste » et art du kiosque. Aucun rapport entre celui qui parle du génocide, et l’autre qui n’en dit mot, l’un juif, l’autre polonais, l’un qui raconte des histoires en noir et blanc, l’autre qui compte du presque noir au blanc sur blanc… Spiegelman, Opalka, antipodes. Et pourtant…

Roman Opalka ne rapporte pas son travail à l’Histoire, encore moins à « Auschwitz ». Comme il récuse les qualificatifs de « figuratif » ou d' »abstrait ». Reste que son récit autobiographique (dans Détails 1965 &)est fort troublant : refus de revenir sur sa déportation en Allemagne, insistance en revanche sur deux conversions décisives : la non-rencontre de 1965, qui est à l’origine des Détails : Halszka, l’amie traumatisée par le génocide arrive en retard à un rendez-vous… ; la rencontre de 1985, un rendez-vous inverse, imprévu et réussi avec… l’Aurige de Delphes « étrange image du temps ». Conversions : changements de point de vue sur le monde et l’art, décentrements. 1965 : à l’intersection exacte d’une vie d’artiste polonais et de l’Histoire, l’héraclitéen Roman Opalka entre dans la substance épurée du temps : invention du dispositif dans lequel pénétrait à son tour le visiteur du Musée d’Art Moderne : la houle des nombres peints où se perd le regard (tatouage sur le bras de la peinture), la tête photographiée chaque soir qui vieillit (à la fois « un » visage, et le visage moyen, anthropométrique de la mort, son masque in progress, on pense au pavillon polonais d’Auschwitz), la voix qui chuchote les nombres que trace la main. Détails des détails des détails, vanité des vanités des vanités. Opalka avec Philippe de Champaigne.

Nombres, têtes, voix : le triangle d’Opalka fonctionne de toute évidence comme une anamorphose concentrée-redéployée, qui aurait avalé ses ambassadeurs (instruments de musique réduits au presque rien du murmure polonais du temps ; instruments de mesure devenus chiffres de la durée). « Les photographies de mon visage sont l’image de la vie de tous ceux qui les regardent » : rien à voir, on vous regarde. Intensité maximale, énergie pure, de la peinture d’Opalka, temps à vif de la perte, négatif nu. 1985 : l’Aurige de Delphes vient cautériser, achever le deuil : « (…)Il a perdu ses chevaux, son char et son bras gauche (…) Il manifeste ce qu’on sait, mais qu’on ne voit plus (…) le lien invisible mais pourtant présent avec ce qui a été « . De la place du mort à la place du temps, opération hegelienne. Double idéal du peintre, l’aurige réconcilie « ce qui nous regarde  » et « ce que je vois », apaise leur battement dans la chambre du temps, permet de vivre, c’est à dire de survivre à la perte en la montrant. A l’opposé, nul visage dans Maus d’Art Spiegelman (né en 1948), qui incarne autant que Perec ou Lanzmann, le démenti apporté à l’interdit adorno-blanchotien. Souris accouchant d’une montagne : le principe du livre consiste, on s’en souvient, à raconter déportation et génocide comme une affaire entre juifs-souris et nazis-chats dans un Disneyland infernal, Mauschwitz. Nul visage, sauf à la première et à la dernière page du second volume, des photos – qu’on peut ne pas voir – du frère mort, double de l’auteur, et du père, mort en cours de route : « Maus n’est pas ce qui est arrivé dans le passé, mais ce que le fils comprend de l’histoire de son père »[4]. Tous les moyens de la BD, art des fils, le plus vil et le plus complexe, intégrant peinture et cinéma, beaucoup à voir, sous son regard. Têtes des morts, têtes des lecteurs qui occupent au bas de la page, la place du crâne en trop… Opalka, Spiegelman à visages diversement découverts : un art « d’après » qui rejoue formellement avec un art d’avant, un art d’en bas qui croise les enjeux d’un art d’en haut ; histoire des formes dans l’Histoire tout court. La Vanité devenue aujourd’hui, via « Auschwitz », Peinture d’Histoire.

Lazare et les arts (contemporains)

Intermède numéro un (polémique) : l’intérêt de ces considérations pourrait être d’éclairer autrement, et le ballet, et les neuves formations de compromis, auquel nous assistons depuis quelques années entre Postmodernité et Restauration. Avantage en ce moment à cette dernière : après les Immateriaux (nouvelles technos) versus les Magiciens de la terre (nouveaux coloniaux), nous avons désormais droit aux différentes moutures du Retour à l’ordre, « high » contre « low », bons anciens contre mauvais modernes, Martial Raysse contre Raysse Martial. Après les deux faces du « transanimal » d’une kojèvienne fin de l’Histoire et mort de l’art, voici la transcendance et la « réelle présence » selon Jean Clair et Georges Steiner, quand ce n’est pas la lutte reprise contre « l’art dégénéré ».

Or ce que suggère la prise en compte de la dimension lazaréenne de « l’art contemporain », et cette hypothèse sur l’anamorphose, c’est surement que celui-ci, loué et maintenant diabolisé, dissimule une fausse unité. Pour une large part il est hypermoderne (pas post du tout) -il s’agit souvent du plus classique formellement, de la peinture-peinture – pour une autre il est simultanément absolument prémoderne et ultra-contemporain ; il s’agit souvent du plus « incompréhensible » –  » rayure et monochrome », pour reprendre des insultes courantes dans le journal du soir – qui n’est peut-être si incompris que parce que ceux qui l’attaquent ne se sont jamais, hors illustration et « ressemblance », demandé ce que pouvait bien signifier l’art ancien. Opalka parfait exemple (comme Ryman ou Buren). Loin de toute mort de l’art, il y a prise en charge par l’art d’une histoire spécifique de la mort nouvelle dans l’Histoire ; la question de l’ancien et du moderne est à reposer.

Ce n’est qu’au nom de la plus banale « ressemblance », de la réduction du voir au degré le plus zéro du visible, que l’on peut attaquer un art qui « ne ressemble à rien », et d’abord pas à « de l’art.  » La « ressemblance », vieille lune de la vieille histoire de l’art substituée à l’Histoire ; j’insiste car ce concept qui n’en est pas un, semble justifier ces nouvelles formations de compromis (qui se mettent en place de « Pictographes » en « Iconodules », avec des contradictions), cette « troisième voie » qui nait en ce moment à l’intersection Postmodernité – Restauration[5] (aussi pour prévenir à mi-parcours, contre une trop hâtive lecture de la figure d’Holbein-Despléchin ici proposée). Apothéose provisoire cet été à la Fondation Cartier de Jouy-en-Josas : A visage découvert, deux-cent crânes, deux -cent « chefs d’œuvres », incarnant  » l’humanité toutes cultures confondues » distribués selon trois rubriques : »la grammaire, le chahut, le silence ». Musée Imaginaire parodique, « cabinet de curiosité  » planétaire, de nouveau le transanimal :  » Il est frappant que la majorité des tableaux réunis dans l’exposition de « l’art dégénéré » organisée par les nazis en 1837 aient représenté des visages. C’est pourquoi (sic) une exposition sur ce thème aujourd’hui se doit de désorganiser les généalogies, de renoncer à l’Histoire, d’ignorer les géographies (…) » peut écrire le commissaire.

Des mêmes prémisses, on tirerait plutôt les conclusions contraires. A cette Postmodernité qui Restaure (tout était donc vraiment dans tout…), on a envie de dire que l’unité de l’homme -surtout après « l’art dégénéré »- est au bout de l’histoire, non dans sa négation, et redonner à lire le Pierre Menard de Borges : pas plus que ce dernier n’a simplement réécrit Don Quichotte en en « réécrivant » le texte, pas plus que Despléchin ne recopie Holbein, un crâne n’est un crâne, un masque du Groenland un Matisse, que les analogies sont secondes et peuvent ne pas transiter d’abord par la « ressemblance ». Egalement, que l’invisible n’est pas nécessairement affaire de « magie » ou de « religion ». Les monuments paradoxaux de Christian Boltanski ou Jochen Gerz ont plus « à voir » avec les Vanités du grand siècle, que nombre de « visages » exposés, la figure de l’anamorphose est un dispositif, pas une image : un trou dans le mur, une place déserte peuvent faire crâne.

Et in Canada Egoyan

Au dernier festival de La Rochelle fin juin, le saisissement, le ravissement sont venus d’un cinéaste canadien de trente-trois ans, au nom qui sonne comme un pseudonyme, Atom Egoyan, et de son actrice Arsinée Khanjian (rétrospective à l’automne au Jeu de Paume). Atom ou quand la vidéo (ce qui nous regarde) provoque la fission du cinéma (ce que nous voyons), et celle du sujet : seul, un personnage branche la caméra qui le regarde ; s’ils sont deux, chacun parle à sa télé pour parler à l’autre. Ego-yan ou quand la vidéo (ce nouveau sujet) se divise en deux, pornographie, mémoire. De la même génération que l’auteur de La sentinelle, de tous les « après » (son « avant » à lui est l’Arménie d’un génocide antérieur à celui des juifs), ce cinéaste de Toronto est jusqu’à présent l’auteur de quatre longs métrages : Next of kin (1984) : un jeune homme après s’en être approprié l’image vidéo, tente de se faire adopter par une famille arménienne. Family Viewing (1987) : un jeune homme et une jeune femme rendent chacun visite à leur grand-mère voisines d’hospice ; à sa mort, l’une sera inhumée sous le nom de l’autre ; le père du jeune homme enregistre ses ébats sur les enregistrements des ancêtres arméniens. Speaking parts (1989) : une femme se rend sur la tombe -vidéo de son frère, une autre est amoureuse de l’image vidéo d’un collègue, la première va s’intéresser au second. The adjuster(1991) : un agent d’assurances dont l’épouse travaille à la censure, provoque des sinistres. (Calendrier son dernier film tourné cet été en Arménie vient d’être présenté au festival de Berlin)

Scène primitive du travail d’Egoyan : la mise en abyme virtuose de Family Viewing, qui fait fonctionner toutes les scissions « inéluctables du voir et du perdre », les unes dans les autres : l’écran habituel du cinéma devient un champ de bataille ou luttent sur la même image la mémoire -vidéo (l’Arménie perdue, les ancêtres, le passé présent) qui constitue le sujet et la pornographie-vidéo (le faux présent, faux avenir) qui le scinde, à moins que ce ne soit le contraire. Double dédoublement, de ce que nous voyons, de ce qui nous regarde, galerie des glaces. Il y a toujours au moins deux images dans l’image : la vidéo est un corps étranger au corps du cinéma qui disjoint le point de vue de chaque personnage sur lui -même comme du spectateur, de même la pornographie est un corps étranger à la mémoire et la mémoire un corps étranger à la pornographie.

On écrira un jour des pages et des pages sur la façon dont Egoyan recommence le cinéma. Je voulais juste en signaler ici l’étourdissant affolement anamorphique. Comme un contrepoint à La sentinelle. Quand Despléchin est un cinéaste classique (dans la lignée d’Alain Resnais), qui joue tout, au bout du compte, dans la même image, le hors champ de l’anamorphose dans le champ, Egoyan est un moderne (de la famille de Jean-Luc Godard) qui contraint à la mobilité permanente des points de fuite : imaginez devoir courir sans relâche pour voir Les ambassadeurs, puis le crâne, puis de nouveau Les ambassadeurs, puis l’un dans l’autre et l’autre dans l’un… Vertigo vidéo.

Quand « Auschwitz » disparaît d’Oswiecim

Intermède numéro deux (paradoxal) : la mémoire a une histoire, elle peut disparaitre, c’est pourquoi elle a des « lieux » qui mobilisent les historiens (qu’on songe à l’entreprise dirigée par Pierre Nora), de plus en plus les états. « Lieu de mémoire », nouage d’un lieu et d’une mémoire… c’est poser là, la question du monument ou du musée. Sous cet angle nul lieu de mémoire n’est plus absolu (à l’échelle de l’humanité) qu’Oswiecim en Pologne près de Cracovie. Sur ces quelques kilomètres carrés, en quelques années près de trois millions d’hommes, de femmes, d’enfants ont été exterminé. Il faut, il fallait y construire « Auschwitz » : un monument mélancolique s’il est vrai que la mélancolie est l’impossible deuil, pour pleurer et comprendre, un lieu de douleur et de savoir.

Il faut aller à Auschwitz, passer de block en block pour mesurer la complexité de cette conjonction et la dissociation qui s’est peu à peu accompli entre ce lieu « absolu » et la mémoire ; comme si l’institution d’un « lieu de mémoire » (Oswiecim est depuis 1978 « lieu de mémoire mondial » géré par l’UNESCO) aboutissait à le vider de sa violence ; le camp a été divisé en pavillons nationaux, et ceux-ci confié à des décorateurs eux aussi nationaux. Résultat : le lieu du génocide a des allures de biennale (la Belgique entre Magritte et Tintin, l’Italie très design) et d’expo-photo pédago. La visite est comprise dans les tours operators qui « font » Czestochowa. Il y a « beaucoup à voir » (logique du document, de l’information et du spectacle), rien ne nous « regarde » plus (le monument devient invisible). A l’exception, bien évidemment, outre l’annexe de Birkenau, du pavillon polonais avec ses milliers de photos anthropométriques, et du musée du camp avec ses amoncellements, cheveux, cuillers, lunettes, béquilles, chaussures,…. (et encore, je ne suis pas sûr que les chaussures n’aient pas été cirées, par souci de conservation, j’imagine).

Autant que le Carmel et sa capture de mémoire, on peut se demander si le scandale d’Auschwitz – Oswiecim ne réside pas dans le « musée »: la totale absence de réflexion sur le musée, sur l’usage du document, qui règne dans une bonne moitié du camp. « Auschwitz » est en train de disparaitre d’Oswiecim. Le même constat peut être fait dans d’autres lieux, je pense par exemple au tout nouveau mémorial de Wannsee… à l’inverse, Treblinka ou Majdanek, à cause d’une esthétique monumentale d’après-guerre, gardent leur pouvoir d' »insoutenabilité ». Le document a joué contre le monument, comprendre contre pleurer.

Même ces terribles amoncellements dont je parle semblent en partie vidés de mémoire (perdus de perte) par l’art contemporain qui s’en est « inspiré ». Jusqu’à en devenir précisément l’ambassadeur… C’est le paradoxe : alors qu’au fil des années, « Auschwitz » disparait d’Oswiecim -Pologne, il est revenu à l’art – Tadeusz Kantor, Joseph Beuys, Volf Vostell, Anselm Kiefer, Eva Hesse, Pina Bausch, ou Claude Lanzmann… Christian Boltanski, Jochen Gerz – de préserver la violence de cette mémoire, de la faire croitre ; l’art est devenu le lieu sans lieu de la mémoire de l’extermination, un lieu de mémoire qui maintient la perte à vif dans les musées, les cinémas, les théâtres. Lazaréen de mille façons.

Les artistes ont su penser le génocide dans les termes spécifiques d’une histoire interrompue-continuée de l’art et déjouer les paradoxes de la mémoire ignorés des états : il ne peut y avoir que des monuments éphémères (Kantor avait raison de vouloir que son théâtre meure avec lui ; lisez ce que dit Gerz du « projet Dachau » de 1974).

C’est pourquoi, je voudrais finir ce parcours dans la rue, par la visite de deux monuments anti-monuments : un trou dans la ville, des pavés deux fois retournés. Par deux artistes-sentinelles qui réfléchissent le monument selon cette figure d’Holbein-Despléchin : faire voir ce qui nous regarde jusqu’à la douleur qui dissout ce qui reste à voir dans ce que nous voyons.

La maison manquante

En 197O, Christian Boltanski envoie à quelques personnes la lettre suivante : « Je désire vous informer de la nature des recherches que j’effectue actuellement. Elles peuvent paraitre dans leur état présent sans ligne conductrice, mais moi, je sais qu’elles sont liées et ce n’est que lorsque ce lien aura été découvert que tout s’éclaircira ». Lynn Gumpert qui reproduit ce texte (dans sa très belle monographie) ne cesse à rebours d’insister sur le devenir « invisible » du peintre. Clarté lazaréenne, invisibilité de qui se loge à la place du mort, les deux vont de pair. Une installation dans une rue de Berlin en 199O, qui donne lieu maintenant à un livre-boite, le montre comme jamais[6].

Christian Boltanski (né en 1944) n’est pas un « peintre de la Shoah », pas plus qu’il n’est un « artiste juif », (ce n’est le cas d’aucun de ceux dont je parle) mais il est surement le plus grand artiste lazaréen d’aujourd’hui, l’inventeur d’un art de la mémoire sans équivalent : il n’a jamais fait autre chose, depuis L’enterreur et autres poèmes, le premier dessin sur la couverture d’un premier livre (1966), depuis La vie impossible de Christian Boltanski (1968) la première exposition au cinéma Le Ranelagh, que poser la question de ce que sont devenues la vie et la mort singulières du fait du génocide.

Lynn Gumpert distingue trois étapes dans son travail qui correspondent au fond à un accroissement du crâne d’Holbein-Despléchin dans le corps du tableau. D’abord l’autobiographe de tout le monde, le sociologue, le Boltanski « photographe avec l’album des autres » : d’autant plus de petites histoires que la grande est passée avec sa « grande hache », mais celle-ci n’est encore qu’un halo crépusculaire derrière « la femme de Bois-Colombes » ou la « famille D ». Boltanski à mi-chemin de Cayrol (Je vivrais l’amour des autres) et Perec (Je me souviens)[7]. Ensuite, l’auteur des « compositions », un peu l’autobiographe de tous les artistes. D’autant plus de « saynètes comiques » que la tragédie est irrémédiable. Aujourd’hui (depuis 1984, l’artiste perd son père), le donneur de « leçons de ténèbres »… le fait divers (Détective, El Caso) a remplacé les vacances familiales, les lycéens autrichiens des années 3O, ceux du CES de Dijon, les Suisses (vous et moi, lui) meurent en masse, les sous-sols des musées se garnissent de vêtements amoncelés… La Vanité est devenue Peinture d’Histoire, ce que nous voyons nous regarde.

Un ultime saut qualitatif est sûrement franchi à Francfort et Cologne en 199O quand il expose les photos de famille des nazis, trouvées aux puces de Berlin. L’artiste, qui s’est toujours abstenu de montrer les victimes (autrement que sous le masque des « Suisses ») affiche désormais les bourreaux… l’ultime énergie de l’œuvre ; le crâne anamorphosé envahit toute la toile, coïncide avec les ambassadeurs, qui coïncident avec le crâne. Qui coïncident avec « Christian Boltanski »… disparu.

La maison manquante, l’installation berlinoise de 199O laquelle superpose toutes ces étapes, exacerbe cette identité. Histoires et Histoire. Au hasard d’une promenade, Boltanski découvre un jour… un vide : le bâtiment B, comme Boltanski, d’un immeuble du 15 Grosse Hamburger Strasse – au cœur de l’ex- quartier juif, tout près de la grande synagogue en reconstruction, à deux pas de l’ancien tracé du mur – a été soufflé par une bombe en 1945 (les bâtiments A et C sont toujours debout). « Nous avons voulu rechercher ceux qui ont vécu là entre 1930 et 1945 « . Œuvre d’historien minuscule :la boite contient les fac-similés des documents retrouvés, dessins d’enfants, cartes de rationnement etc., et sur les murs des maisons A et C, l’artiste a fait apposer des plaques à l’identité des habitants juifs (déportés) puis aryens (relogés…) du B disparu. La mort, mode d’emploi, « romans ». Monument antimonument, exhibition frontale du trou (de la perte irrémédiable) qui cause la mémoire.

Le monument invisible

Rien à voir, circulez, laissez-vous regarder, perdez-vous. Le dimanche 23 mai, sera inauguré à Sarrebruck sur la Schlossplatz, près des anciennes caves de la Gestapo, le Monument Invisible réalisé par Jochen Gerz et ses élèves. Une plaque, des paroles, il y en aura d’autres, une exposition à l’automne. Le thème imposé il y a deux ans, à l’artiste professeur invité de Sarrebruck était « l’absence » ; il choisit d’enquêter sur les cimetières juifs d’Allemagne, 1648, croyait-on… 2167 noms ont pour finir été gravés sur 2167 pierres déterrées puis réenterrées aléatoirement parmi les 8OOO que compte la place.

Je crois évident de clore par ces pavés, ces variations sur l’anamorphose d’Holbein-Despléchin (peu à peu devenu le nom d’un dispositif sans image) car Gerz pousse jusqu’à son absolue limite cette figure lazaréenne : non seulement il ne montre que le crâne, l’extermination (la liste des cimetières juifs d’Allemagne) qui résorbe toutes les histoires (tous les ambassadeurs) possibles mais au terme d’un long travail, il efface, enterre ce crâne-même et rend la chose définitivement insoutenable – l’illégalité obligée, l’extrème agressivité des résistances rencontrées en témoignent. Là où Boltanski faisait encore voir un trou (les histoires absorbées-dégluties par le trou de l’Histoire, crâne-ambassadeurs identiques et en creux), Jochen Gerz ne fait pas même voir le trou du voir: « rien n’aura eu lieu que le lieu ». « J’ai voulu inverser totalement le rapport entre le spectateur et l’objet ». Le monument, c’est vous, moi, qui voyons ce rien qui nous regarde. Le crâne, c’est ma tête….

La vie après l’humanisme dit-il : mais l’art de Gerz n’a pas toujours été un art de la mémoire. Sa continuité n’est pas celle d’un Boltanski. Né en 194O, Gerz est un « un allemand né de la dernière guerre », au propre (ses premiers souvenirs : les bombardements de Berlin) comme au figuré : venu au monde dans la question d' »Auschwitz ». Poète et photographe, il hérite son souci politique de « l’espace public », du grand Romantisme traumatisé d’une autre façon par la Révolution. L’œuvre est déjà longue en 1974 lors du « Projet Dachau « , constat des impasses d’un camp-« lieu de mémoire ». Et puis, il y a Harburg près de Hambourg, le monument contre le racisme construit (de 1982 à 1986) avec Esther Shalev-Gerz : une « colonne à écrire » de 12 mètres, qui s’enfonce périodiquement d’1 mètre 4O sous le poids des signatures… et des croix gammées. Elle mesure aujourd’hui 2 m 2O. « Le jour où elle aura disparu, l’emplacement du monument de Harburg sera vide. Car rien ne peut à la longue se dresser à notre place contre l’injustice »

Dachau, Hambourg, Sarrebruck, comme les moments d’une démonstration. Dachau : le monument n’existe que pour refouler la mort qui nous constitue, le crâne d’où je vois le possible nazi en moi. Hambourg : la signature, la griffe, la violence du nom rappelle la mort en nous, pulsion de mort contre pulsion de mort, deuil impossible. Sarrebruck : deux ans d’histoire historienne et de risques la nuit tombée -deux ans d' »analyse » – font se lever le monument, sépulture de sépultures, qui répond terme à terme au nazisme, qui, on s’en souvient, voulait exterminer l’extermination elle-même. Malgré les « apparences », la stratégie de Jochen Gerz est à l’opposé de la fascination interdite d’un Blanchot, il s’agit de traiter le mal par le mal, de faire voir l’effacement par l’effacement, comme Perec pouvait dire la disparition par La disparition : « je pense que je suis un réaliste, j’essaie de me rapprocher de mon sujet ». L’invisible rend visible l’indicible, l’innommable… Gerz est une sentinelle freudienne. Au passage : n’est-ce pas vers Sarrebruck -à mi-chemin de Bonn et Paris- que le crâne est introduit dans les bagages du jeune « ambassadeur » ?

Bibliographie

Jurgis Baltrusaitis : Anamorphoses ou perspectives curieuses

Jacques Lacan : Le seminaire XI, Seuil (1973), Les vanités dans l’art du XVIIè siècle, Musée de Caen, 199

Georges Didi-Hubermann : Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit 1992. Le cube et le visage, Macula 1993. A visage découvert (dir) Flammarion, 1992

Jean Cayrol : Lazare parmi nous, Seuil 195O

Georges Perec : La disparition, L’imaginaire, Gallimard , Je me souviens, Hachette

Roman Opalka (avec Christian Schlatter et Pierre Brochet): 1965 / 1-&, La Hune 1992

Art Spiegelman : Maus 1 et 2, Flammarion 1987 et 1993

Les pictographes, Cahiers de l’abbaye Sainte-Croix, 1992

Jorge – Luis Borges : Fictions, Folio – Gallimard

Lynn Gumpert : Christian Boltanski, Flammarion 1992

Jochen Gerz : La vie après l’humanisme, Cantz 1992

Notes

[1] Lire les entretiens avec A. D. dans Les cahiers du cinema ()et Les lettres françaises (janv 93), et ce que disent contradictoirement Daney et Fargier dans Art-press, L’histoire continue. Despléchin reprend là ou Daney s’arrète, cette tête hérite de Nuit et brouillard.

[2] Alors que je boucle cet article, paraissent les deux livres de Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde et Le cube et le visage, à propos de la boite noire de Toni Smith et du cube de Giacometti, « objets visuels qui montrent la perte », qui « remettent en jeu dialectiquement la connivence fondamental du voir et du perdre ». Il n’est pas une page de ces « volumes » qui ne résonne avec ce que je tente ici d’avancer. A ceci près que j’aurais tendance à lacaniser, là ou il freudise uniquement (le fort-da et la bobine) ; surtout à « historiciser » là ou Didi-Huberman psychanalyse ou anthropologise ; ce qui est plus complémentaire que contradictoire. Et permettrait d’éviter de singulières dérives comme celle d‘A visage découvert (voir plus loin) : le même G D-H y servait d' »inspirateur » : de caution théorique… d’otage ?

[3] Non exhaustif, au gré de l’actualité : en marge de mon propos, mais au coeur de ma préoccupation, je voudrais pour mémoire rappeler l’extraordinaire exposition Charlotte Salomon au Centre Pompidou, Vie ou theatre, qui me semble poser sous une forme inversée (peindre avant Auschwitz), très cayrolienne, les mêmes questions.

[4] Voir l’entretien avec A. S. dans Les inrockuptibles n° de janvier 1992.

[5] Voir l’étonnant débat au Centre Pompidou sur Dieu et l’art contemporain, le 1er fevrier dernier. Si ce que j’avance a un sens, c’est de proposer contre ces « retours », un formalisme de l’invisible.

[6] A signaler aussi le coffret édité en 1992 par l’AFAA et la galerie Jennifer Flay, qui reprend nombre de livres de l’artiste, et le film Christian Boltanski, Signalement (Centre Georges Pompidou, 1992)

[7] Mille parentés des deux oeuvres, de « l’homme qui dort » et de « l’homme qui tousse ». A ce sujet lire Ce dont ils se souviennent, repris dans le livre de Lynn Gumpert, réponse en miroir renversé au Je me souviens.

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