Shoah ou la Disparition

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[Issu du livre De la littérature française, dirigé par Denis Hollier (Bordas, 1993), ce texte autour de la figure de Lazare, est paru dans Art Press n°173 du 1er octobre 1992. Il est suivi de Variations sur un crâne et quelques pavés et de Quoi de neuf sur la guerre.]

 

« Je n’ai pas l’intention de minimiser la phrase selon laquelle il serait barbare de vouloir encore écrire de la poésie après Auschwitz (…) La question que pose un personnage de Morts sans sépulture (« Est ce que ça garde un sens de vivre quand il y a des hommes qui vous tapent dessus jusqu’à vous casser les os ? ») est aussi celle de savoir si l’art en général est encore possible » (Engagement, 1962, in Notes sur la littérature, p 298). C’est incontestablement le philosophe allemand Adorno -ici polémiquant contre Sartre- qui a donné sa formule (il est impossible d’écrire après Auschwitz), son nom : à la fois celui de cette petite bourgade polonaise, et cette réponse (négative), à une controverse qui n’a cessé de hanter toute la littérature d’après-guerre. « Auschwitz » c’est-à-dire le génocide des juifs, la mort programmée de six millions d’hommes et la volonté des nazis d’effacer cette mort elle -même, de la faire « disparaitre », de façon plus large le système concentrationnaire, plus que tout autre évènement de l’histoire, pose à la littérature la question de ses limites. De manière plus radicale encore que ne le font ses propres « monstres » comme le marquis de Sade…

Dans quelle mesure peut-on écrire, (raconter, chanter…) ce qui est advenu là ? (problème classique du « témoignage » des survivants et de ce qu’il faut d’art pour dire ce qu’on a vécu, en sus de l’expérience), mais plus encore dans quelle mesure peut -on écrire de « cela », au-delà du témoignage, en faire « littérature » justement ? Surtout : comment la littérature, l’art, peuvent-ils poursuivre en tenant compte de « cela » même et surtout si « cela » n’est pas leur objet. Auschwitz n’introduit-il pas une césure dans l’histoire de l’homme, donc de ses représentations ? L’irreprésentabilité de cela n’entraine-t-elle pas toute représentation dans son désastre ? La question immédiatement se noue à celle du destin de la modernité, en littérature, de cette « ère du soupçon » (sur le récit, l’intrigue, le personnage, la psychologie…) issue de Proust, Joyce, Kafka, Faulkner, Virginia Woolf, etc. dont Nathalie Sarraute, Claude Simon, ou Alain Robbe-Grillet tirent au même moment les conséquences… Comment les deux choses se combinent ou se contredisent- elles ? Face à Auschwitz, que pèse une mutation formelle ?

A la différence de l’Allemagne, la discussion française n’a pas en effet, mobilisé en priorité les philosophes et les poètes, elle ne s’est pas focalisée sur « la langue des bourreaux » (Paul Celan, Martin Heidegger), mais plutôt sur le récit et la fiction. Enchainement des phrases, adhérence de ces phrases au « réel », plus que construction d’une phrase Energie narrative. Si Shoah, (1985), qui en bouleverse les termes, l’a installée aujourd’hui sur la place publique, elle n’a auparavant, pas eu lieu en France sur le mode ouvert et quasi officiel qu’elle a connu en Allemagne et dans d’autres pays. On pourrait justement la lire en filigrane de nombre de réflexions sur le roman. Plus confidentiel, le débat court néanmoins entre 1945, et les années 80, dans tout un ensemble de textes dont la caractéristique est de se « répondre », même s’ils ne se parlent pas : pour s’en tenir à une sorte de premier cercle, ceux de Maurice Blanchot et de Jean Cayrol, d’Elie Wiesel et d’ Emmanuel Levinas, d’ Edmond Jabès et de Vladimir Jankelevitch, de Jacques Derrida et de Tzvetan Todorov et aussi d’André Malraux et de Roland Barthes, de Samuel Beckett ou de Simone de Beauvoir. Il accompagne la publication de chaque grand témoignage (Charlotte Delbo, David Rousset, Robert Antelme, Primo Levi…), il rebondit à l’occasion de chaque fiction qui prend pour thème le monde concentrationnaire, voire l’Allemagne nazie ou l’occupation : de La mort est mon métier de Robert Merle (1953), l’autobiographie fictive d’un commandant de camp, au Dernier des justes d’André Schwarz Bart, prix Goncourt 1959, une fresque sur le destin des juifs de Pologne dans la première moitié du siècle, du roi des Aulnes de Michel Tournier, prix Goncourt 1970, qui se déroule dans une Allemagne hitlérienne mythologique, au Choix de Sophie de William Styron (1979), du Treblinka romancé de Jean-François Steiner (1966, préfacé par Simone de Beauvoir), à La place de l’étoile de Patrick Modiano qui inaugure en 1968 une œuvre romanesque entièrement vouée à scruter les clairs -obscurs de l’occupation à Paris…. Pour ne rien dire des films, de Portier de nuit (Liliana Cavani) qui remet en scène les rapports bourreaux -victimes sur le mode du fantasme sado-maso, au feuilleton-télé Holocauste, qui à cause de sa diffusion mondiale est aujourd’hui devenu le repoussoir idéal, paradigme de la fiction -reconstitution d’Auschwitz, qui plie Auschwitz aux règles de la représentation de masse : Shoah est dès le départ aussi un « anti –Holocauste » (Claude Lanzmann, Au sujet de Shoah, p 306 sq.)

D’avant -coup à après-coup.

Deux textes parallèles et antithétiques peuvent donner la mesure de ce qui se joue, avant 1985 en gros, autour de cette question de l’écrire après Auschwitz. Le premier est de Jean Cayrol. En 1950, Lazare parmi nous, se veut le manifeste d’une « littérature lazaréeenne », ressuscitée d’entre les morts (« c’est nous les cadavres, ne l’oublions pas ») : Cayrol place indistinctement sous ce patronage biblique -rappelons que Lazare est par le Christ tiré d’entre les morts -les textes dont le camp est l’objet, et ceux qui n’en parlent pas ; il ne distingue jamais. « Pour une certaine mémoire », il cite aux cotés de L’étranger de « l’inquiet Albert Camus » (1942) et de Picasso, un « récit lazaréen paru au XVIIème siècle sous la plume de l’abbé Prévost » (p. 77), l’auteur de Manon Lescaut, Aventures intéressantes des Mines de Suède, soit un texte du XVIIIe siècle… largement antérieur au système concentrationnaire nazi.

Le second est de Maurice Blanchot. En 1983, il fait reparaitre un récit de 1936, le Ressassement éternel, qui pourrait à la façon de certains textes de Kafka (La colonie pénitentiaire) passer pour une prémonition du monde concentrationnaire. Dans une postface, Après coup, citant Adorno, il affirme « Il ne peut pas y avoir de récit- fiction d’Auschwitz » (p 98), et immédiatement après, il radicalise son propos : « A quelque date qu’il puisse être écrit, tout récit sera désormais d’avant Auschwitz ». (p. 99). Les camps nazis sont bien l’horizon indépassable de la littérature contemporaine.

Avant-coup, après coup, serait -on tenté de résumer. Les deux auteurs s’accordent sur la césure, un sentiment diffus de fin de l’Histoire. Mais pour Maurice Blanchot, en ceci proche d’Adorno (dont le Samuel Beckett de Fin de partie, était l’auteur de prédilection), Auschwitz achève littéralement ce que la modernité a commencé et termine, sinon la littérature, du moins tout ce qui s’est pensé jusqu’alors, sous ce nom, délie définitivement littérature et « représentation ». Pour Jean Cayrol à l’inverse, Auschwitz authentifie la modernité : « Il n’y a pas d’histoire dans un romanesque lazaréen » (p 93). Elle peut se poursuivre, dès lors que dans certaines de ses avancées homologuées (Camus, Picasso par analogie) ou non (l’abbé Prévost), elle anticipait cette véritable mutation « anthropologique ». Jean Cayrol pousse le paradoxe jusqu’à retourner le problème. Comment écrire après Auschwitz semble pour lui s’énoncer : comment vivre le camp après les annonces, les annonciations, de l’art moderne ? « J’étais un fidèle lecteur de Kafka et puis j’avais des renseignements sur ce qui m’attendait » écrit-il dans un récent volume d’autobiographie (Il était une fois Jean Cayrol, 1982, p 97)

Lazare : Cayrol, Blanchot, Antelme.

C’est l’expérience des camps qui a transformé Jean Cayrol, poète catholique, né en 1911, résistant, membre du réseau Notre-Dame du colonel Rémy, interné par la Gestapo à Fresnes en 1942, puis déporté à Mauthausen,… en romancier. En 1947 il obtient le prix Renaudot pour Je vivrai l’amour des autres (On vous parle, Les premiers jours), les deux premiers volets d’ une trilogie. On vous parle a été composé en vingt et un jours par le survivant tout neuf. « Déporté, déporté, je le suis à toutes les sauces » dit le « héros » mais les camps ne sont pas nommés. Homme sans passé, Armand, met tout un tome à se faire un prénom. L’errance dans la ville, le toucher des objets et des corps sont sa condition, « l’Espace lui tient lieu de Temps, il mesure sa permanence aux objets qu’il parcourt » (Roland Barthes, qui souligne en 1960, l’évident croisement de ce livre et du Nouveau Roman). Trois ans plus tard, Cayrol donne donc, dans Lazare parmi nous la théorie du « romanesque lazaréen » qui doit accompagner « la nuit blanche de l’humanité » ouverte par les camps.. Entrant dans cette « nuit blanche » dit Cayrol, « nous entrions dans une féérie noire et nous portions en nous la seule réalité rayonnante: la réalité de nos rêves ». Une taxinomie des rêves (de paysages, d’architectures, de nourriture, du camp, de couleurs,…), explicitement référée au surréalisme, à ses « vagues de rêves », et à André Breton, soutient l’élaboration de ce romanesque lazaréen. Un onirisme, qui, sur le modèle de la confusion entre  » féérie noire » et « nuit blanche »… permet d’échapper à toutes les alternatives (représentation -irreprésentable, témoignage-fiction, avant-après, etc…) : bien avant Shoah, Nuit et brouillard (1955), réalisé en compagnie du cinéaste Alain Resnais, même s’il inclut des documents d’archives, reste le premier film à parler d’Auschwitz à l’intemporel -présent (l’herbe qui repousse entre les rails).

Si Jean Cayrol convoque la figure de Lazare, il n’est pas exagéré de soutenir qu’après -guerre, « Lazare », dans la culture française a pris pour pseudonyme Maurice Blanchot, le romancier de L’arrêt de mort ou du Très-haut, le critique considérable de Faux pas et de L’espace littéraire (passé très vite d’un engagement avant -guerre à l’extrême-droite, à l’extrême opposé : Blanchot sera notamment lors de la guerre d’Algérie, co-rédacteur du Manifeste des 121). Il nomme d’ailleurs Lazare au terme de La part du feu, son second recueil critique en 1949 dans un texte significativement intitulé La littérature et le droit à la mort, qui a lui aussi valeur de manifeste : « la littérature, comme la parole commune, commence avec la fin qui seule permet de comprendre. Pour parler nous devons voir la mort, la voir derrière nous ».

Lecteur inlassable du corpus de la modernité (Sade, Lautréamont, Rilke, Musil, Bataille, Breton, le Nouveau Roman…) Blanchot ne cesse, à compter de ce texte, de décliner toutes les figures d’une pensée Hegelienne-Mallarméenne de la littérature : d’une part le mot est la mort de la chose, comme « une fleur » est l’ « absente de tout bouquet », d’autre part l’art va finir avec l’Histoire, peut-être habitons nous cette fin (variante nihiliste heideggerienne) : « Où va la littérature ? (…) la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition » (Le livre à venir 1959, p 285). C’est dans ce moule que vient, tardivement, mais de plus en plus -jusqu’à occuper tout l’espace à partir de L’entretien infini (1969) – se loger la réflexion sur le génocide, qui culmine donc dans Après-coup, comme une confirmation terrible de la fin de l’art attendue. Auschwitz est le nom propre enfin révélé de « la mort » philosophique, fin négative de l’Histoire, Auschwitz exacerbe et rend vaine la modernité : « le changement que subit le concept de littérature et qu’en France les tentatives marquées par les noms de Nouveau Roman, Nouvelle Critique, structuralisme, ont servi à rendre spectaculaires, n’est pas en rapport immédiat avec la « deuxième guerre mondiale », étant en devenir depuis bien plus longtemps, mais y a trouvé la confirmation accélérée de la crise fondamentale, changement d’époque que nous ne savons pas encore mesurer faute d’un langage ». (L’amitié, 1971, p 128). L’impossibilité d’un art « après Auschwitz », la disparition de l’art à Auschwitz… : en manière d’allégorie formelle, les derniers livres de Blanchot, à l’image de ceux, voisins du poète Edmond Jabès, sont cousus de fragments, « écriture du désastre ».

Jean Cayrol est un rescapé, ce n’est pas le cas de Maurice Blanchot. Reste qu’ à chacun, le même livre, élu entre tous, sert de pierre de touche, L’espèce humaine (1947) de Robert Antelme (19I7-1980). Anthropologue, membre du « réseau du Musée de l’Homme », arrêté en 1944, déporté à Buchenwald, puis à Dachau, Robert Antelme n’est pas un écrivain professionnel, même s’il partage la vie du milieu littéraire (il est l’époux de Marguerite Duras) : L’espèce humaine rentre visiblement dans la catégorie de ces livres auquel l’auteur, pour réutiliser un mot de Georges Bataille (préface du Bleu du ciel) « a été contraint » : « Les héros que nous connaissons, de l’histoire ou des littératures, qu’ils aient crié l’amour, la solitude, l’angoisse de l’être ou du non -être, la vengeance, qu’ils se soient dressés contre l’injustice, l’humiliation, nous ne croyons pas qu’ils aient jamais été à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d’appartenance à l’espèce » (p 11). Autant qu’un récit, L’espèce humaine est un essai qui tente d’approcher à travers l’histoire d’une « expérience intérieure » (Bataille de nouveau), d’un corps singulier (« Je suis allé pisser » dit significativement la première phrase) la mutation « anthropologique » qui se joue dans l’expérience concentrationnaire, et qui par là même réajuste la littérature à l’homme d’Auschwitz (comme on dit l’homme de Neandertal).

Inversions sur la question juive

Robert Antelme, Maurice Blanchot, Jean Cayrol ne sont pas juifs. Et les camps dont ils parlent ne sont pas exclusivement ceux du génocide : l’espèce humaine est l’ enjeu, on vient de le voir, non le seul peuple juif. Claude Lanzmann ou Georges Perec qui reformulent les questions aujourd’hui, sont juifs. Cette remarque pour souligner que l’inversion qui est la leur, de la position des problèmes, n’est peut-être pas sans rapport aucun avec le changement de la conscience de soi des juifs de France durant quarante années, 1945-1985. Deux titres bornent ce qui apparait rétrospectivement comme une mutation considérable : les Réflexions sur la question juive de Sartre en 1946, les Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France de Pierre Goldman en 1975

Le livre de Sartre « fut publié en 1946… Il n’y a pas un mot sur l’Holocauste, parce que l’Holocauste est un évènement que personne à l’époque n’était capable d’appréhender dans sa magnitude et ses conséquences » (Claude Lanzmann, in Au sujet de Shoah, p 105). Maurice Blanchot, répétons-le, met vingt ans lui aussi, à nommer Auschwitz, et il n’est pas le seul. Le « juif » selon Sartre, qui au fond, élargit le salon Second Empire de Huis clos aux dimensions de l’hexagone, est celui que l’autre désigne comme tel. Il n’y a pas de juif « pour soi », on n’est juif que « pour autrui ». En 1945, les juifs de France se sont voulus ressemblant au juif selon Sartre, pure création du regard antisémite. Ils furent paradoxalement discrets sur leur héroïsme, comme sur Auschwitz, se fondant dans les mythologies gaullistes et communistes de la Résistance nationale.

« Nous sommes tous des juifs allemands »: mai 1968 figure surement la cassure. Avec la guerre des Six -jours. Né en 1944 à Lyon dans la clandestinité, sartrien, militant d’extrême-gauche, emprisonné et condamné en 1974 suite à un fait divers jamais élucidé, Pierre Goldmann témoigne jusqu’au paroxysme (paroxysme de « juif imaginaire », qui peut déclarer : « au fond je suis né à Varsovie, et j’y suis né avant-guerre » p. 34) pour cette génération des enfants de résistants immigrés et de déportés qui au contraire se « réapproprie » au présent les héritages culturels et historiques, religieux pour quelques -uns, de la diaspora : « Je ne fus, enfant, ni heureux ni malheureux. Mon enfance fut une longue rêverie inerte qu’anima, seul, le spectacle d’Auschwitz, d’Oswiecim, en Pologne » (p 32).

Le génocide fait retour au cœur de l’expérience concentrationnaire en général, son absolue spécificité: la tentative de faire « disparaitre » un peuple (disparition désigne en français la mort sans trace) ;Comparée au Goulag ou à Hiroshima, la « solution finale » des nazis est une tentative de « crime historique parfait », elle est aussi une opération de grande envergure portant sur le langage. Symétriquement la réalité de l’expérience et de l’histoire juive. Ce qui se déplace donc entre 1968 et 1985 ? »l’espèce humaine » retrouve sa médiation juive. Parmi les multiples critiques adressées à Holocauste, Claude Lanzmann peut dire : « pour faire apparaitre l’humanité de ces Juifs, pour la rendre sensible, on a effacé en eux toute trace d’altérité (…). Mais c’est le contraire qui eut été juste : l’humanité des victimes aurait dû nous être rendue d’autant plus évidente et d’autant plus profonde qu’elles nous seraient au départ apparues plus différentes ». Au même moment, pour cette génération qui suit celle des témoins, Auschwitz n’apparait plus comme un terme, une fin de l’Histoire désastreuse, à gérer et à transmettre, mais comme une origine blanche qui creuse un trou dans le présent (c’est aussi l’heure, celle de l’effacement inéluctable des témoins, que mettent à profit les négateurs des chambres à gaz pour faire leur office). Au tournant des années 1968- 1985, Auschwitz s’éloigne et se rapproche à la fois. Logique freudienne plus qu’hegelienne. Quarante ans après Auschwitz, c’est Auschwitz qui a changé, l’après qui s’est évanoui. Le nom propre des camps est devenu celui de « l’extermination des juifs d’Europe ». Et il ne s’agit plus de se demander s’il est possible d' »écrire après Auschwitz », ce que devient la représentation dans une Histoire défaite, mais de savoir ce qu’Auschwitz contraint à écrire…. Métamorphoses de Lazare. Il n’y a plus d’après….

Georges Perec

Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah, comme Georges Perec appartiennent à ces générations « sartriennes » qui n’ont redécouvert leur judéité (fut-ce sur le mode redoublé de l’absence) qu’après 1968. Né en 1936, Perec fait une entrée remarquée en littérature avec les Choses, prix Renaudot 1965. Sous -titre : une histoire des années 60. Sous le patronage du Flaubert de L’éducation sentimentale -pastiches et allusions- un couple de psychosociologues, Jérôme et Sylvie se perdent dans le désir insatiable des objets, dans ce qu’on commence alors à nommer la « société de consommation ». Littérature systématique comme un catalogue. Ensuite, après Les Choses, le trajet de Perec semble devoir se confondre avec son appartenance à l’Oulipo, « l’ouvroir de littérature potentielle », fondé en 1960 par Raymond Queneau, l’auteur de Zazie dans le métro et des Exercices de style, qui se donne pour objectif d’explorer la créativité littéraire des contraintes du langage. De cet Oulipo, il parait même composer le « chef d’œuvre » en 1968 avec La disparition, un roman d’aventures rocambolesques (criminelles et familiales !) de trois-cent vingt pages et soixante -dix -huit mille mots écrits sans la lettre E, la plus fréquente de la langue française. Le lecteur non prévenu a le sentiment d’avoir affaire à un prototype : quelque chose comme un Alexandre Dumas, rewrités par Mallarmé…

Perec oulipien au carré, virtuose du « lipogramme » et du « palindrome », capable de faire surgir toute une Comédie Humaine d’une grille de mots croisés ou presque, artisan prodigieux d’une sorte de littérature en kit, réductible sans ombre ni reste à la somme de ses procédés ? La vie mode d’emploi, prix Médicis 1978, qui croise des milliers d’histoires dans un immeuble de la plaine Monceau, vu en coupe, conforte l’image, quelques années avant la mort prématurée de l’auteur (1982). C’est plus compliqué que cela. Pour peu qu’on lise l’œuvre en partant de l’autobiographie de 1975 : W ou le souvenir d’enfance,

« Juif polonais né en France », Perec a perdu son père, assassiné en juin 40, sa mère a été déportée sans retour en 1943. Son enfance fut celle de milliers d’orphelins de ce temps. « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écrire » (p) dit-il alors. Reste qu’il a fallu la difficulté d’être et une psychanalyse pour que Perec se retrouve « juif » et contraint à ce projet auquel il relie rétrospectivement, et prospectivement tout son travail. Car il s’agissait de l’impossible même : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance: je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi (…) J’en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps ». (p 13). L’enfant s’était inventé des histoires pour pallier ce défaut d’origine, notamment cette contre-utopie de l’ ile W ou règne un pouvoir totalitaire qui organise des compétitions olympiques. W, le livre, est fait de deux textes qui se tressent : la reprise du trop-plein de cette fiction d’enfance, et l’enquête ressassée, contredite au présent sur le mince matériau troué des souvenirs et des lieux.

Avec ses deux parties enchevêtrées, W est un microcosme de l’œuvre. Meurtri par « la grande Hache de l’histoire », Perec n’a recouvré une identité qu’en s’agrippant au « petit h » de l’alphabet. La fiction, le jeu le plus gratuit, les plus audacieuses combinatoires formelles, la puissance narrative extrême ont été déclenchées par l’expérience du vide, du crime et de l’effacement du crime. De ce point de vue La disparition (1969), la plus apparemment curieuse ou marginale de ses entreprises, devient évidemment, en doublet avec W (dédié à… E !), la plus centrale. Claude Burgelin l’a bien montré : la folie lipogrammatique est à la fois la plus juste métaphore… et la plus extraordinaire « réponse » à la Shoah. « La disparition n’est pas une mise en parabole (…) du génocide des juifs. Mais la fiction qu’invente Perec disjoint, déplace, réélabore des éléments venus de cette histoire-là ». (p 105). Perec compose des récits « après Auschwitz », à proportion d’Auschwitz, il est un écrivain « d’après la Shoah », qui, à la fois ne parle pas du génocide, (hors W,) et ne parle de rien d’autre en racontant mille histoires (La meilleure image est probablement celle de l’anamorphose, de la tache énigmatique sur le devant du tableau, qui montre la mort pour peu que le regard pivote). Le vertige formel est directement articulé au vertige de l’histoire. : la passion de l’espace public s’enracine dans l’absence originelle d’espace privé (Les choses). Comme la boulimie de références et de récits, l’occupation, la saturation du champ romanesque (La vie mode d’emploi) viennent de ce que les livres donnent une « parenté », énumérée dans W : Flaubert, Jules Verne, Raymond Roussel, Kafka, Leiris, Queneau, modernes et grands engendreurs d’histoire mêlés ; la distinction pour Perec n’a plus de pertinence, rien de l’art ne doit être laissé de côté : L’écrivain « démocratique » (Claude Burgelin), l’oulipien qui sème à tous vents les secrets de sa fabrique, est un écrivain universel qui recommence la littérature, toute la littérature.

Qui plus est, après Cayrol et Blanchot, hanté-tout autrement- par le livre de Robert Antelme: deux ans avant Les choses, la mention de L’espèce humaine obsède les textes critiques du jeune Perec dans la revue Partisans (1962-1963) : « Au centre de L’espèce humaine (…) cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature ». Autrement dit Auschwitz contraint à l’innovation, pousse à… l’Ouvroir de Littérature Potentielle. Auschwitz libère l’art : « l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché (…) Je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ». (W, p). Lazare, deuxième résurrection. On a envie de parodier Blanchot : d’où vient aujourd’hui la littérature ? La littérature vient d’elle-même, de son existence qu’ après Auschwitz, a repensé La disparition.

Shoah : un art de la mémoire.

Shoah le film de Claude Lanzmann sort sur les écrans au printemps 1985. Le film n’a depuis lors plus cessé d’être projeté en France et dans le monde entier. La télévision française le donne à voir trois soirs d’affilée en 1988. Onze ans d’enquête en Pologne, aux USA et en Israël dont cinq et demi de montage, trois -cent cinquante heures de tournage, à l’arrivée neuf heures de cinéma, qui sont un art de la mémoire..

A peu de choses près, Shoah a été conçu au même moment que W ou le souvenir d’enfance et les Souvenirs obscurs de Pierre Goldmann. C’est à dire dans ces années qui suivent mai 1968 et la guerre des Six-jours ou quatre décennies après l’entrée des troupes alliées dans les camps de la mort, Auschwitz a cessé d’être une Fin de l’Histoire advenue pour devenir le grand trauma contemporain. Claude Lanzmann n’est à l’origine, ni un écrivain, ni un cinéaste. Philosophe de formation, compagnon de toujours de Jean -Paul Sartre et Simone de Beauvoir, (il leur a, depuis le film, succédé à la direction des Temps Modernes) il est journaliste: il date d’ailleurs sa redécouverte d’une judéité positive, non « sartrienne », d’un reportage effectué en Israël en 1952. C’est en cours de tournage qu’il devient artiste, contraint par son sujet comme si l’art seul pouvait réussir là ou échoue le document et la fiction-reconstitution. « La fiction est la transgression la plus grave dans une histoire pareille: (elle) montre des Juifs entrant dans les chambres à gaz en se tenant par l’épaule, stoïques comme des romains. C’est Socrate buvant la ciguë. Ce sont des images idéalistes qui permettent toutes les identifications consolantes » (…) D’autre part, sur l’extermination, il n’existe pas d’images d’archives, ou une poignée que la télévision a usées. « Et même s’il y en avait eu, je n’aime pas beaucoup les montages d’archives, je n’aime pas les voix off qui commentent des images ou des photos comme un savoir institutionnalisé: on peut dire n’importe quoi, la voix off impose un savoir qui ne surgit pas directement de ce qu’on voit, on n’a pas le droit d’expliquer au spectateur ce qu’il doit comprendre. Il faut que la construction du film détermine à elle seule sa propre intelligibilité » (A propos de Shoah, pp 295-297).

Plus jeune que Sartre, Lanzmann est l’ainé de Perec: introduisant le « scénario » du film, il parle d' »écriture du désastre » (Shoah p 12), et souvent il utilise la rhétorique de « l’innommable », d’une contre- théologie négative qui prendrait au mot le silence à quoi le nazisme voudrait contraindre. Cela n’empêche pas son œuvre d’être le plus absolu démenti apporté à l’interdit d’Adorno reformulé par Blanchot, de consacrer définitivement à la fois une nouvelle position du problème et la relance de la question avec l’efficacité immense qui peut être celle d’une œuvre de cinéma. Le premier effet de ce véritable monument sur l’innommable est d’ailleurs de redonner un nom à l’innommable: Shoah, « catastrophe », quand « génocide » tendait à s’effacer devant le très télévisuel, très américain, et très chrétien « Holocauste ».

A tout prendre, Lanzmann se situe plus surement dans la filiation de Jean Cayrol, par l’hallucinante intemporalité « freudienne », « l’immémorial » du film, son refus passionné de la chronologie…. Surtout, Shoah pose très exactement « en grand », à l’échelle non plus d’une famille mais du peuple juif tout entier, non plus d’un destin individuel, mais de l’espèce humaine, le problème de Perec, mêlant indissolublement encore ce qui dans W reste disjoint, la fiction et l’enquête, dissolvant leur opposition qui était, avec celle du passé et du présent, un des axes majeurs de la réflexion antérieure. Lanzmann dit avoir fait « une fiction du réel » (Au sujet de Shoah, p 301).

Le lieu et la parole fut, raconte-t-il, le titre provisoire de Shoah. Un autre aurait interrogé les témoins là où ils se trouvent aujourd’hui. Lui, par un processus psychanalytique « sauvage », ramène sur les lieux du crime les victimes (juives) comme les témoins (polonais), voire les bourreaux (nazis), il les violente une seconde fois par ses interrogatoires techniques à la manière d’une reconstitution judiciaire, par l’arpentage des lieux, faisant de ces hommes les acteurs, tout temps aboli, de leur propre vie en boucle. Qu’on songe aux trois qui sont presque devenus des « vedettes » : Srebnik le nocher de Chelmno qui ouvre le film et rechante sur la barque des morts, les refrains polonais qui lui ont permis de survivre, le coiffeur Abraham Bomba qui répète les gestes qu’il accomplissait aux portes de la chambre à gaz, ou le conducteur de la locomotive de Treblinka qui remime l’avertissement fait aux occupants du train de la mort. Loin de contourner les impossibilités esthétiques, Lanzmann en fait son point de départ et son moteur.. Shoah est « un film de vie, avec du présent pur » (p 297) Anamnèse de la Disparition, de la mort sans sépulture de six millions d’hommes à travers une poignée d’entre eux qui l’Incarnent. La shoah est visible dans ces corps. Lanzmann est obsédé par « l’incarnation ». Nouvelle figure de Lazare.

Ce n’est qu’une des dimensions du film, il faudrait parler aussi de la structure symphonique des neufs heures de l’œuvre, ou de la folie géographique de Lanzmann. L’historien Pierre Vidal-Naquet (dans Au sujet de Shoah) a pu comparer Shoah à la Recherche du temps perdu, d’autres invoquent Cézanne ou Tarkovski (pour son sens de la nature polonaise). Ces neuf heures de cinéma sont « du cinéma » qui réinvente le cinéma, images de lieux, sons de paroles. Exactement à la façon d’ un Jean-Luc Godard (on songe souvent à ses célèbres réflexions sur le « travelling affaire de morale », ou à sa distinction entre « juste une image et une image juste »). Mais sans la préoccupation moderne de ce dernier, ses pudeurs de style Nouveau Roman, face au récit, au personnage, à l’intrigue…. Le cinéma, tout le cinéma : Il y a du western (les trains), et évidemment du polar (Lanzmann détective.. public) dans Shoah. Comme Perec écrivant les 700 p de La vie mode d’emploi, Lanzmann est à la fois en deçà (le langage) et au-delà (la génération foisonnante des récits) des interdits « modernes » sur la représentation. Adorno est loin. Il n’y a pas plus d’après Auschwitz que d’après Kafka. La conscience d’un irréversible présent en histoire, Auschwitz ici et maintenant, mobilise tout l’art au lieu de le disqualifier. L’art de la mémoire est d’abord une mémoire de l’art.

Bibliographie :

Theodor Adorno : Notes sur la littérature, Flammarion, 1984.

Jean Cayrol : Lazare parmi nous, Seuil 1950. Je vivrais l’amour des autres, Seuil 1947. Il était une fois Jean Cayrol, Seuil 1982.

Maurice Blanchot : Après -coup, précédé par Le ressassement éternel, Minuit 1983. La part du feu, Gallimard, 1949. Le livre à venir, Gallimard, rééd Folio- essais. L’entretien infini, Gallimard, 1969. L’écriture du désastre, Gallimard, 1980.

Robert Antelme : L’espèce humaine, Gallimard, rééd coll. Tel, 1978.

Marguerite Duras : La douleur, POL 1985.

Dyonis Mascolo: Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Maurice Nadeau, 1987.

Sarah Kofman : Paroles suffoquées, Galilée, 1987.

Jean-Paul Sartre : Réflexions sur la question juive, Gallimard 1947.

Pierre Goldmann : Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, Seuil, 1975 réed Points Actuels 1977.

Alain Finkielkraut : Le juif imaginaire, Seuil 1983.

Maurice Szafran : Les juifs dans la politique française. De 1945 à nos jours, Flammarion, 1990.

Georges Perec : W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975. La disparition, Denoël 1969. La vie mode d’emploi, Hachette-POL.

Philippe Lejeune : La mémoire et l’oblique, POL 1991.

Claude Burgelin : Georges Perec, Seuil 1989.

Claude Lanzmann: Shoah, Fayard, 1987.

Michel Deguy et alii : Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, Belin, 1990.

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