Maïmon l’étoile philosophante

M
[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 425 du 1er octobre 1984.]

 

Salomon Maïmon
Histoire de ma vie
Trad. et prés. par Maurice R. Hayoun
Berg International,
311 p., 120 F

« L.M. me soumit à un interrogatoire très serré (.. .). Je lui semblais suspect. Il croyait m’avoir déjà vu et me considérait comme une comète qui se rapproche de la terre un peu plus que la première fois, se faisant ainsi plus menaçante. » Une comète, en effet, que Salomon Maïmon, le contraire d’une de ces lourdes planètes systématiques qui bouchent le ciel de la philosophie. Une sorte d’étoile filante, dont la lumière aura mis longtemps à nous parvenir : Kant a eu beau louer sa « profondeur » et son « acuité de pensée », et Martial Guéroult lui consacrer un ouvrage en 1929, il aura fallu attendre deux cents ans, et l’excellente collection de Jean-Pierre Osier chez Berg International, L’autre rive, vouée aux hétérodoxies, pour que nous soit offerte une traduction française de l’autobiographie de ce philosophe né en 1754 et mort en 1800.

« Je ne suis certes ni un grand homme, ni un philosophe mondain, ni un plaisantin ; au cours de mon existence, je n’ai pas non plus étouffé une douzaine de souris à l’aide d’une pompe à air, ni torturé une seule grenouille, ni même électrocuté un seul petit bonhomme. Mais quel est l’intérêt de tout cela ? J’aime la vérité et, lorsqu’il s’agit d’elle, je ne recule pas même devant le diable. »

Celui qui parle ainsi, dans une épilogue aux accents « rousseauistes », est un juif de Lithuanie. Son lieu de naissance, la misère familiale, le poids de la tradition… tout le destinait à passer sa vie à l’école juive, élève puis maître, à commenter le Talmud. Or, voici qu’à sept ans, Salomon découvre un livre d’astronomie dans la bibliothèque de son père. La fièvre le saisit : il « s’embrase » à tel point qu’il se met illico à confectionner un globe de roseaux tressés qui l’aide à se figurer les phénomènes célestes.

On peut, sans jeu de mots, parler d’une révolution copernicienne dans l’esprit du jeune talmudiste. « Un monde nouveau s’offrait à moi » : le Monde, le « grand livre du monde », aurait dit Descartes, et les livres qui en parlent, lesquels vont désormais remplacer le monde du Livre de l’enfance et de la tradition, auquel il consacre des pages d’une étonnante férocité. Dès qu’il le pourra, Maïmon prendra la route, celle de l’Allemagne, qui est à l’époque celle de l’esprit critique.

L’Histoire de ma vie est le récit croisé d’une double traversée : du Nord de l’Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des courants de la pensée juive et de la philosophie des Lumières. Poussé par la nécessité de subsister, autant que par sa passion de la vérité, Maïmon ne néglige aucune étape : précepteur, pharmacien ou simplement vagabond, on le voit à Hambourg, Amsterdam, Hanovre, Altona ou Berlin, mais aussi « à » la Kabbale, « au » hassidisme, « à » Spinoza, Maimonide ou Wolf (dont il trouve la Métaphysique chez un crémier !) et chez Mendelssohn, la grande figure de l’Aufklärung, ou chez Marcus Herz, qui transmet à Kant la Philosophie transcendantale que Maïmon a rédigé en lisant la Critique de la raison pure.

« Imaginez-vous un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, originaire de Pologne-Lithuanie, barbu, s’exprimant dans un mélange d’hébreu, de judéo-allemand, de polonais et de russe (sans omettre les incorrections grammaticales de toutes ces langues réunies et qui prétend de surcroît comprendre I’allemand et avoir un bagage scientifique. » Si, par son intransigeance, sa rage fondamentale vis-à-vis des « savoirs » institués, son côté « solitude du penseur de fond », Maïmon évoque Descartes ou Rousseau, par d’autres aspects, il n’est pas sans rappeler Don Quichotte, qu’il cite d’ailleurs plusieurs fois.

Notre héraut des Lumières est un anti-héros et l’Histoire de ma vie un roman picaresque et une merveille d’humour juif. Tout en rebondissements et en digressions. Le contraire d’une dissertation, même s’il témoigne exemplairement sur son temps et aborde tous les « grands thèmes » de la philosophie. L’antisémitisme dans cette Pologne « où la liberté de culte est aussi répandue que la haine religieuse » ? Le grand-père de Maïmon est roulé par un pope, qui lui refile un cadavre en lui faisant croire qu’il s’agit d’un castor, pour pouvoir l’accuser de crime rituel !

La tradition juive ? Maïmon raconte comment il se fait prendre de vitesse par son épouse lors de la cérémonie nuptiale : elle lui marche sur le pied avant qu’il n’ait eu le temps de le faire, fixant par là même les rôles dans la vie du couple ! Il devra fuir sa femme.

Le pouvoir ? Un chapitre est consacré aux actions du prince Radziwill qui possède alors la Lithuanie.

Le désir de mourir ? Maïmon relate un suicide manqué à Amsterdam : seule la partie supérieure de son corps entendait se jeter à l’eau !

L’amour de la connaissance ? Etudiant la Kabbale avec un prédicateur marié à une fort jolie femme, Maïmon constate que sa « transcendance entre assez souvent en collision avec la sensualité du maitre de céans » ! Plus tard, à Berlin, des « amis » malveillants le conduisent au bordel pour lui dérober les secrets de sa philosophie, provoquant ainsi une brouille avec Mendelssohn !

Ces secrets, quels sont-ils ? Quelle est la philosophie de la comète-Maïmon ? La facilité commanderait de s’en tenir à son nom : Maïmon s’appelait en réalité Ben Joshua et avait adopté le pseudonyme de Maïmon en hommage à l’auteur du Guide des égarés, qui, au 12e siècle déjà, avait tenté de réconcilier la foi hébraïque et les exigences de la raison alors aristotélicienne. Une soixantaine de pages de l’Histoire de ma vie est d’ailleurs consacrée à Maimonide.

A lire cette autobiographie, les choses semblent cependant plus compliquées : Maïmon est un juif philosophe, non un philosophe juif. Maïmon est un philosophe, mais il n’a pas de philosophie. On pourrait plutôt parler d’une stratégie. Qui gouverne sa trajectoire et qui pourrait tenir en trois maximes. Juif avec les chrétiens : il faut lire l’étonnante « profession de foi » qu’il rédige à Hambourg dans un moment de désespoir, et par laquelle il tente en vain d’obtenir sa conversion au christianisme. Il y affirme que si la religion chrétienne est supérieure « eu égard à l’usage pratique », la religion juive se rapproche le plus de la raison par ses articles de foi. Anti-juif à l’intérieur du judaïsme : il « joue » sans cesse la religion juive originelle contre la tradition et la rationalité de la Kabbale contre le Talmud. Philosophe enfin contre la religion, même s’il ne va jamais jusqu’à l’abandonner complétement. Mais encore une fois philosophe sans philosophie : « J’ai adhéré à tous les systèmes philosophiques les uns à la suite des autres, j’ai été péripatéticien, spinoziste, leibnizien, kantien et pour finir sceptique; j’ai toujours été ouvert au système que je croyais être vrai pendant un temps (…) », dit-il pour définir ce qu’il appelle son « système de la coalition ». Comète, Maïmon ne frôle les grandes planètes de la pensée que le temps nécessaire pour que, se composant avec son désir de vérité, elles augmentent sa puissance d’agir et de penser, aurait pu dire Spinoza, autre « juif parmi les juifs », à qui il fait plus d’une fois songer. Maïmon procède par traversée et sédimentation. Maïmon ne fait que passer. Maïmon ne fait que vivre. Il ne reste pas. La preuve : huit ans après l’Histoire de ma vie, il fut enterré derrière le cimetière juif de Glogau, sur l’Oder. Les enfants jetaient des pierres sur le cercueil de l’hérétique.

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