Renouveau heideggérien ?

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[Cet article est paru originellement dans le volume Universalia 1987, publié par l’Encyclopædia  Universalis.]

 

1985-1986 : cinquante-huit ans après sa parution (1927), Sein und Zeit est enfin traduit en français… deux fois, par Emmanuel Martineau, par François Vezin. La même année, quatre livres sur le poète juif Paul Celan, dont un, fondamental, de Philippe Lacoue-Labarthe, ravivent des interrogations jumelées sur la politique et la poétique heideggériennes. Enfin, deux jeunes philosophes hostiles à « la pensée-68 » mettent en évidence le fond heideggérien de celle-ci.

Renouveau heideggérien ? Le mot est impropre. Mais, dix ans après la mort du maitre de Todtnauberg, il y a bien renouveau des questions posées à Heidegger, des questions posées à partir de Heidegger, de la question « Heidegger » dans la philosophie française. Les enjeux de Heidegger font retour ; Heidegger redevient un enjeu. « Nous pouvons voir dans l’évolution récente de la philosophie en France le passage de la génération des 3 H (Hegel, Husserl, Heidegger), comme on disait après 1945, à la génération des trois maitres du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), comme on dira en 1960 », diagnostiquait Vincent Descombes, après Jacques Derrida, dans Le Même et l’Autre en 1979. C’est cela qui est en train de changer. Non qu’Heidegger remplace à son tour les maitres du soupçon qui l’avaient supplanté… On découvre plutôt qu’il n’était jamais parti, ou jamais arrivé. Que sa pensée a joué, peut jouer dans la topologie — stratégie, rapports de forces — de la philosophie française, autrement qu’on ne l’imaginait ; que, dans « Heidegger » aussi, il nous faut reconsidérer la composition des forces.

Pour mesurer ce qui bouge, il n’est pas inutile de faire un petit retour en arrière sur l’accueil de Heidegger en France. On sait que, après des percées dues à Emmanuel Levinas et à Henry Corbin, c’est à Jean-Paul Sartre qu’il doit son entrée massive sur la scène intellectuelle française ; mais on sait aussi que L’Être et le Néant est beaucoup plus proche de Descartes et de Husserl que de Sein und Zeit. A Heidegger, Sartre n’a emprunté qu’un vocabulaire : sa philosophie est une philosophie du sujet ; celle d’Heidegger une philosophie de l’Etre. L’homme est cet étant particulier qui a accès à l’Etre. Le célèbre Dasein. C’est justement à préciser la différence, à dissiper le malentendu que va s’employer Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme de 1946 — une lettre qui a pesé d’un poids très lourd sur le destin français de l’heideggérisme : à une rectification philosophique, elle joignait une légitimation de son destinataire, Jean Beaufret. Jusqu’à sa mort, en 1982, celui-ci gardera le monopole de la diffusion et de l’interprétation de la pensée heideggérienne. Traductions, commentaires, constitution d’un groupe de disciples — le travail est considérable, mais il n’est pas sans avoir pour revers une certaine orientation de la compréhension. Dans trois directions particulièrement. « Quand (les Français) commencent à penser, ils parlent allemand : ils assurent qu’ils n’y arriveraient pas dans leur langue […]. Pas plus que des poèmes, on ne peut traduire une pensée. On peut tout au plus la paraphraser. » Extraites de l’entretien posthume accordé (en 1966, pour une publication post mortem) par Heidegger au Spiegel, ces deux phrases circonscrivent bien le domaine de Beaufret. Pas question pour lui d’être le Platon de son Socrate ou l’Aristote de son Platon ! La fidélité débouche sur l’orthodoxie ; la transmission se fait répétition. La torsion que ferait subir Heidegger à l’allemand justifie la création d’une véritable langue intermédiaire, mimant l’original, qui sert aux traductions comme aux commentaires, et qui met à distance ce qu’elle est censée mettre à portée. Heidegger devient pour les Français ce que les Grecs sont pour lui-même : un texte sacré, qui dit la vérité sur le sens de l’Etre et son oubli par la métaphysique, et qui requiert ses interprètes privilégiés.

Deuxième direction : l’action de J. Beaufret minimise les problèmes posés par l’engagement nazi de Heidegger et ouvre toutes grandes les vannes de la célébration poétique. La question politique : il s’agit, bien entendu, du rectorat de 1933, mais surtout du silence obstiné de Heidegger sur le génocide jusqu’à sa mort. Deux fois, la polémique s’est réveillée (grâce à Karl Lowith à la Libération, à Jean-Pierre Faye et Robert Minder dans les années soixante). Jean Beaufret, qui fut lui-même résistant, verrouille le débat, n’hésitant pas à faire appel à l’autorité de René Char, résistant et poète allié du philosophe. Renouvelant par là même le geste de Heidegger commençant de façon pour le moins ambivalente à exalter Hölderlin, « poëte de la poésie » en 1935 à la fois dans le prolongement et dans le déni compensatoire de son embardée politique. La question poétique : « Le langage est la maison de l’Etre. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri » (Lettre sur l’humanisme). Ses bergers. Jean Beaufret prend le relais de Heidegger : la « paraphrase » de la poésie constitue l’exercice philosophique favori de l’heideggérisme français (Hölderlin, Trakl, Char, mais aussi La Fontaine ou Dominique Fourcade). Qui n’est pas sans rencontrer, cautionner, encourager ce qu’en pastichant Althusser on pourrait appeler l’idéologie spontanée de nombre de poètes qui fait de chaque usager conscient de la langue un berger de l’essentiel. Un certain heideggérisme prend le relais du vieux discours de l’inspiration.

Troisièmement : au fil des ans, l’heideggérisme se met en réserve, dans tous les sens du mot. Voué à l’approche, au lent cheminement, en retrait, sur les sentiers escarpés qui mènent la clairière de l’Etre, il reste à l’écart des sciences humaines et des structuralismes, comme il l’avait été des existentialismes. Les sciences humaines participent de la technique planétaire que combat Heidegger.

Que se passe-t-il durant toute cette période ? N’y a-t-il pas d’autres voies de pénétration d’Heidegger en France ? Explicites s’entend. On peut en repérer quatre : Emmanuel Levinas, qui fut en 1929 l’élève du maitre, déplace l’interrogation de l’Etre vers l’autre ; Maurice Blanchot importe pour longtemps dans la critique littéraire l’idée de la prééminence ontologique du langage sur ceux qui le parlent ; Kostas Axelos et les philosophes de la revue Arguments (1956-1962) nouent la réflexion sur la technique planétaire un marxisme libertaire ; Jacques Derrida, enfin, déplace (en direction de l’écriture et de la parole) et radicalise le thème de la différence ontico-ontologique, à tel point qu’Heidegger apparait pris lui-même dans les filets de la métaphysique occidentale. Les effets de la déconstruction derridienne sont considérables : elle inspire les écrivains de Tel quel comme le mouvement Des femmes (l’Etre heideggérien retrouve là l’inconscient freudien, le prolétariat marxien et l’écriture derridienne). Pour le reste, l’ensemble de la philosophie française semble indifférent à Heidegger. Sinon franchement hostile : en 1975, Pierre Bourdieu publie, dans les Actes de la recherche en sciences sociales, une longue et capitale analyse de  « L’Ontologie politique de Martin Heidegger ».

On demeure dans la critique externe. Alors que la nouveauté dans le retour de l’enjeu « Heidegger » et des enjeux dans Heidegger consiste en ce que ce retour — qui peut avoir une surdétermination externe — a pour artisans des philosophes qui ont été ou restent des heideggériens de stricte obédience, souvent même des proches de Jean Beaufret, il n’est peut-être pas exagéré de parler aujourd’hui d’une seconde mort de Jean Beaufret.

Avec les deux traductions de Sein und Zeit, d’abord. Elles sont les œuvres rivales de deux anciens élèves de Beaufret : Martineau, le fils rebelle qui a cassé la solidarité du « clan » Vezin, l’héritier désigné. Réserver la traduction du grand œuvre de Heidegger participait évidemment pour Jean Beaufret du système de son pouvoir (une version réduite de moitié était seule parue en 1964). Qu’il puisse, à l’inverse, y en avoir deux (d’ailleurs accompagnés de discours symétriques, écrits en pure langue heideggérienne française) engage bien plus qu’un simple problème d’accessibilité du texte. C’est un événement symbolique. Qui, au-delà de la classique rupture des fils à la mort du père, signifie l’entrée de Heidegger dans le domaine public de la pensée. Si deux versions de ce livre, « chef-d’œuvre du siècle » (Martineau), écrit en « langue inouïe » (Vezin), réputé intraduisible par ses traducteurs même, peuvent exister, c’est qu’il peut y avoir deux (ou n !) interprétations. Heidegger sort du sacré pour rejoindre Platon, Descartes. Kant ou Nietzsche dans la cohorte des penseurs susceptibles de lectures plurielles et de « contresens » productifs. Heidegger est ouvert ! A noter que ce conflit des traductions coïncide avec le début de la publication en France des œuvres complètes (on découvre la richesse et la liberté de ton des cours) et des travaux iconoclastes du traducteur et philosophe italien Gianni Vattimo.

En postface à sa version de Sein und Zeit, François Vezin compare de manière significative Heidegger à Paul Celan : par l’usage qu’il fait de citations du philosophe dans ses poèmes, par son inscription dans une filiation hölderlinienne, Paul Celan semblait destiné à prendre le relais de Hölderlin, Trakl ou Char, « poètes de la poésie », auprès d’Heidegger et des heideggériens. Trois ans avant son suicide, en 1967, il rendit visite au maître. En est résulté un poème, Todtnauberg, qui a pu passer aux yeux de certains (Hans Georg Gadamer, par exemple) pour sceller l’alliance des deux hommes. C’est justement cette alliance qui vole aujourd’hui en éclats — et, avec elle, l’autre alliance, celle qu’on trouve chez Heidegger de la poésie et de la politique — dans la nouvelle analyse du poème et de la rencontre que donne Philippe Lacoue-Labarthe avec La Poésie comme expérience. Hanté par la question de l’écriture après Auschwitz, Celan a tenté d’obtenir de Heidegger un mot de repentir, que le philosophe lui a refusé. Todtnauberg est le récit d’un rendez-vous manqué. Celan en Heidegger désigne l’impardonnable. C’est lui-même qui, renversant le dispositif heideggérien, interpelle et interprète la philosophie : « Un boomerang sur des chemins de souffle / ainsi va, puissant / d’ailes, le / vrai », écrit-il ailleurs. L’effet boomerang est d’autant plus fort dans La Poésie comme expérience que le livre est tout entier composé en « heideggérien ». Livre contradictoire donc, livre-symptôme, qui marque une date : l’effondrement simultané d’un certain pathos sur la poésie et d’un certain silence sur le silence de Heidegger touchant l’extermination des Juifs. De nouveau est posée la question des liens intrinsèques qui peuvent unir certains motifs heideggériens au nazisme. A signaler qu’au même moment c’est d’un poète, Michel Deguy (heideggérien, mais qui jamais n’a cédé à l’idéologie « du berger », usant plutôt de Heidegger comme d’un idiome parmi d’autres pour une poésie entendue comme « calcul intégral d’une pensée »), que provient un redémarrage d’une réflexion politique heideggérienne : qu’est-ce que le « culturel », c’est-à-dire la culture à l’ère de la technique ?

La Pensée-68 : sous ce titre, Luc Ferry et Alain Renaut montent à l’assaut de « l’anti-humanisme théorique » de la philosophie française et de l’individualisme de Mai-68. Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur le paradoxal côté « pensée-68 » d’un tel accouplement, ni sur la confusion voulue entre « anti-humanisme théorique » et non-assistance personne en danger qui caractérisent ce livre, lequel doit, par ailleurs, beaucoup au Pour l’homme de Mikel Dufrenne (paru en février 1968 !). Reste qu’un tel ouvrage durera pour la démonstration qu’il fait de la dette d’Althusser, de Lacan —ou de Foucault par rapport à Heidegger en général et à la Lettre sur l’humanisme en particulier. Althusser = Heidegger + Marx ; Lacan = Heidegger + Freud ; Foucault = Heidegger + Nietzsche disent en simplifiant Ferry et Renaut. Primat du langage, décentrement et division du sujet, différence, articulation structure-histoire… : les philosophes français « répètent hyperboliquement » Heidegger. Ce dernier est comme le double fond occulté, inaperçu, déplacé, inavoué des grands lecteurs des « maitres du soupçon ». Paradoxe : il les a libérés de la philosophie du sujet professée par cet « heideggérien » que fut Sartre, au profit d’une philosophie du concept. Sa Kehre (son tournant) est celle de toute la philosophie française du demi-siècle.

La Pensée-68 pourrait bien se prêter à une lecture inversée : l’extrême puissance conceptuelle, la fécondité des philosophes qu’attaquent Ferry et Renaut incitent plutôt à porter au crédit de Heidegger ce que ceux-ci veulent inscrire son débit. Peu importe : ce livre établit (en concordance avec d’autres travaux, concernant Foucault notamment) que les meilleurs lecteurs de la Lettre sur l’humanisme ne furent peut-être pas ses destinataires. Ruse de la raison…

Renouveau heideggérien ? Trois mutations en tout cas — la double traduction et ce qu’elle implique, l’implosion du discours poétique-politique et la réouverture de la blessure nazie au cœur du philosophique, la vraie stature enfin visible au lieu de la statue — qui bouleversent totalement l’image de cette pensée. Ruse de la raison, disions-nous : la comparaison avec Hegel n’est pas si mauvaise. Apres tant d’années d’« heideggérisme de droite », on assiste à la victoire demi-posthume de l’« heideggérisme de gauche ». Alors que — et c’est le plus important —Heidegger est de nouveau, enfin, à lire.

Bibliographie

Le contexte philosophique : J. DERRIDA, « Les Fins de l’homme », in Marges de la philosophie, éd. de Minuit, Paris, 1972 / V. DESCOMBES, Le Même et l’Autre, quarante-cinq ans de philosophie française, ibid., 1979.

La place de Beaufret : J. BEAUFRET, Dialogue avec Heidegger, 4 vol., éd. de Minuit, 1973-1985 ; Entretiens avec Frédéric de Towarnicki, P.U.F., Paris, 1984 / F. FÉDIER, Interprétations, ibid., 1985 / n° spéc. du Magazine littéraire sur Martin Heidegger, nov. 1986 (entièrement réalisé par des disciples de J. Beaufret).

Les traductions : M. HEIDEGGER, Etre et temps, trad. E. Martineau, Authentica, 1985 ; Etre et temps, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986 / G. V ATTIMO, Introduction à Heidegger, Cerf, Paris, 1985 ; Les Aventures de la différence, éd. de Minuit, 1985.

P. Celan et Heidegger : M. HEIDEGGER, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, Paris, 1977 / « Martin Heidegger », n° spéc. du Cahier de l’Herne, 1983 / M. BRODA, Dans la main de personne, essai sur Paul Celan, Cerf, 1986 / Contre-jour, études sur Paul Celan, ouvr. coll., ibid., 1986 / J. DERRIDA, Schibboleth, pour Paul Celan, Galilée, Paris, 1986 / P. LACOUE-LABARTHE, La Poésie comme expérience, C. Bourgois, Paris, 1986; « Heidegger », in L’Imitation des Modernes, Galilée, 1986 / M. BLANCHOT, « Les Intellectuels en question », in Le Débat, n° 29, mars 1984 / M. DEGUY, Brevets, Champvallon, 1986, Choses de la poésie et affaire culturelle, Hachette, Paris, 1986.

L’anti-humanisme : L. FERRY & A. RENAUT, La Pensée-68, Gallimard, 1985 ; Système et critique, Ousia, 1984 ; « Y a-t-il une pensée-68? », in Le Débat, n° 39, mars 1986 / G. DELEUZE, Foucault, éd. de Minuit, 1986 / Le Débat, n° 41 (sur Michel Foucault), sept.-nov. 1986 / « Michel Foucault du monde entier », n° 471-472 de Critique, août-sept. 1986.

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