L’affaire Heidegger

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[Cet article est paru originellement dans le volume Universalia 1989, publié par l’Encyclopædia Universalis.]

 

On pouvait tout récemment affirmer : « Les enjeux de Heidegger font retour ; Heidegger redevient un enjeu » (cf. Universalia 1987, pp. 442-444). L’auteur de la Lettre sur l’humanisme renaissait des cendres de l’orthodoxie beaufrétienne, de son implosion. Aujourd’hui, après l’implosion, voici l’explosion. Le 15 octobre 1987 paraît aux éditions Verdier, traduite de l’espagnol, une biographie politique, Heidegger et le nazisme, dont l’auteur est totalement inconnu : chilien, il enseigne à la Freie Universität de Berlin. Ancien élève de Heidegger, il date l’idée de son enquête du jour de 1967 où l’apprenti traducteur qu’il était se vit expliquer par le maitre l’infériorité quasi ontologique de la langue espagnole. Libération salue aussitôt cette parution d’un « Heil Heidegger ! », donnant le ton d’une polémique qui embrase la totalité des champs intellectuel et médiatique et qui est loin d’être close. Depuis un an, une dizaine de livres, une bonne vingtaine de dossiers dans la presse et de numéros spéciaux de revues, des centaines d’articles et d’émissions de radio et de télévision ont traité de l’« affaire Heidegger »… Car il y a une affaire Heidegger, véritable « affaire Dreyfus » intellectuelle — ainsi que l’avait bizarrement, mais tout autrement, prophétisé Jean Beaufret en 1964 — dans laquelle s’opposent partisans de la vérité historique et défenseurs de l’honneur de la pensée. Pas un philosophe durant cette année qui n’y soit allé de sa tribune libre ; pas un professionnel de la littérature qui n’ait été pris de la sourde angoisse de s’être rendu complice du génocide, en jouant innocemment au berger de l’Etre… On a même entendu des présentateurs de télévision poser gravement la question « Faut-il continuer à lire Heidegger? »

Il aura donc fallu un étranger, dans tous les sens du terme, pour faire sauter quarante ans de refoulement soigneusement programmé. Pourtant, que disait Victor Farias ? Rien qui ne fût connu, même si, pour la première fois en France, il rassemble et systématise toutes les pièces du dossier. Même si sa mise en perspective bouleverse l’image du philosophe. De 1910 à 1964, dates des deux textes consacrés par Heidegger à Abraham a Sancta Clara, prédicateur antisémite du XVIIe siècle, comme lui originaire de Souabe, la continuité l’emporte sur les « tournants ». La charge de recteur que le philosophe assume en 1933-1934 n’est pas une méprise et sa démission — contemporaine justement du célèbre « Tournant de pensée » — n’est pas une retraite sur l’Aventin : proche parent idéologique des S.A., Heidegger demeure membre du parti nazi jusqu’en 1945 et intervient comme tel dans les conflits universitaires. De la fin de la guerre à sa mort en 1976, il n’aura pas un mot sur le génocide et manifestera jusqu’au bout sa défiance vis-à-vis de la démocratie. Alors? L’affaire, la dimension d’affaire de l’affaire, s’explique de toute évidence par le « renouveau heideggérien » en France. (L’affaire n’est pas allemande : grâce à Schneeberger et Hugo Ott, les Allemands connaissent depuis longtemps les documents, et l’heideggérisme est de moindre poids outre-Rhin. Le livre de Farias vient seulement d’y être publié, sous le patronage de Jürgen Habermas.) A ce qui était évoqué dans Universalia 1987 il faut adjoindre la remise en circulation cette année-là, par Alain Finkielkraut, dans son best-seller contesté, La Défaite de la pensée, du thème heideggérien de la technique planétaire et du triomphe du nihilisme. Enfin, il est certain que la controverse doit une grande part de sa virulence à cette autre levée des refoulements que permirent, à l’échelle nationale, la diffusion télévisée de Shoah et le procès Barbie. Et au retour concomitant de la querelle du révisionnisme : comme s’il fallait un post-scriptum à la « grosse bêtise » du penseur de Todtnauberg, l’affaire permit d’apprendre que, peu avant sa mort, Jean Beaufret avait manifesté quelque tendresse pour Robert Faurisson ! La bombe Farias n’a causé de tels ravages que parce que le terrain était miné.

Dans la confusion des arguments échangés, en tous cas des textes publiés, il est possible de distinguer trois cercles — qui dans la réalité se chevauchent — d’inégal intérêt. En premier lieu, le débat sur les faits collationnés par Farias (ou issus de témoignages capitaux tels que ceux de Karl Löwith ou d’Ernesto Grassi) : Heidegger est-il un nazi philosophe ou un philosophe nazi ? quand son « nazisme » commence-t-il, et quand cesse-t-il ? quel statut conférer aux écrits politiques de 1933-1945 ? comment repenser le Tournant (la Kehre) ? En deuxième lieu, la poursuite, à cette occasion, de la polémique interne au champ philosophique français : pourquoi l’emprunt à Heidegger de l’antihumanisme théorique par les penseurs français ? qu’implique cet emprunt pour l’« heideggérisme de gauche » ? y a-t-il contamination, et par quoi ? Enfin, une réflexion de fond sur les tâches de la philosophie : qu’est-ce qu’une « grande philosophie » qui se fourvoie à ce point ? n’est-ce pas sa grandeur (sa « philosophie de la philosophie ») qui l’empêche d’être grande ? comment la philosophie avec ses problèmes spécifiques doit-elle se situer par rapport à l’histoire ? Corollaire : qui doit faire l’histoire de la philosophie ? Du premier cercle, peu de chose à dire. Seul François Fédier, dans Heidegger, anatomie d’un scandale, essaye vraiment, et vainement, de contester les faits. Pour le reste, on assiste à une répétition, avec un nombre d’acteurs plus élevé, des discussions de l’immédiat après-guerre et des années soixante. A tel point qu’on pourrait, une fois pour toutes, dresser le tableau de Mendeleiev des positions tenables : de Farias, pour qui Heidegger et le nazisme signifie « Heidegger est le nazisme », Henri Cretella, pour qui Heidegger est un antinazi (Le Débat, n° 48). Avec, entre ces deux pôles, toutes les combinaisons possibles qui, suivant que l’on est plutôt pro ou plutôt anti, se déplacent sur les deux axes diachronique (périodisation) et synchronique (articulation). Périodisation : le heideggérien orthodoxe privilégie le malheureux rectorat ou la longue durée (« Heidegger et le nazisme » devient l’ultime variante de « Le Philosophe et le pouvoir ») ; l’adversaire traque les non-dits de Sein und Zeit et s’occupe de l’après-rectorat, du silence sur le génocide et de l’interview au Spiegel. Articulation : le défenseur insiste sur l’autonomie du travail philosophique et soutient que Heidegger a pu être simultanément nazi (l’homme) et non nazi (l’œuvre) ; l’accusateur, le contraire. Point commun : tous se retrouvent pour choisir une lecture externe ou interne à l’exclusion de l’autre, et dans une logique de procès (accusation-défense), qui substitue la morale (ici Mal absolu, là honneur de la Pensée) à l’histoire.

D’histoire, il n’est pas non plus question dans les textes où l’affaire sert de toile de fond à la reprise des conflits internes à la philosophie française. L’intervention de Jacques Derrida déçoit. Violemment mis en cause pour son antihumanisme, par Luc Ferry et Alain Renaut dans La Pensée 68 (1985), celui qui est en France le seul créateur philosophique explicitement heideggérien (par radicalisation déconstructrice contre le maitre lui-même), le seul à avoir de cette pensée, pendant vingt ans et contre les porteurs de l’orthodoxie, maintenu à la fois le nom et le tranchant redonne à lire une conférence de 1987. De l’esprit. Heidegger et la question analyse les occurrences de ce mot dans le lexique de Heidegger. Proscrit dans Sein und Zeit, l’esprit revient en force dans le Discours de rectorat : l’humanisme n’est peut-être pas incompatible avec le pire et la déconstruction pourrait bien à l’inverse jouer contre la barbarie. De cette démonstration Ferry et Renaut, entre autres, prennent prétexte pour réécrire leur livre de 1985 (La Pensée 68) sous un autre angle et sous un nouveau titre : Heidegger et les Modernes. Mais avec la même équivoque entretenue entre les acceptions philosophiques et courantes du terme « humanisme ». Parmi leurs cibles secondaires : Alain Finkielkraut, qui voit, lui, dans l’« affaire Heidegger », un épisode de plus de la « défaite de la pensée ».

Le troisième cercle est constitué par le face-à-face de deux livres : La Fiction du politique de Philippe Lacoue-Labarthe, l’auteur de L’Expérience de la pensée, et L’Ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu, paru en revue en 1975, traduit en 1976 en Allemagne, où il fait figure de classique, totalement revu et augmenté pour cette nouvelle édition (1988). Ces deux ouvrages font bouger le tableau des positions décrit plus haut, déplacent la controverse et présentent des signes de nouveauté. Ils restent fort éloignés, comme en témoignent l’immédiat consensus autour de Lacoue-Labarthe (Le Nouvel Observateur) et le contournement prudent par les mêmes du travail de Bourdieu.

« Je ne suis entré en philosophie, si j’y suis entré, que pour avoir subi le coup ou le choc de la pensée de Heidegger. Presque au même moment, j’ai appris que Heidegger avait adhéré au nazisme. » Tel est le double bind inlassablement ressassé dans le livre de Lacoue-Labarthe (à côté d’une étude plus classique du « national-esthétisme » nazi) : « L’engagement de 33 n’est ni un accident ni une erreur » ; quant au silence maintenu sur l’extermination, c’est une « faute ». Celle du « plus grand penseur, sans conteste, de ce temps ». Avec L’Expérience de la pensée, Lacoue-Labarthe rouvrait la blessure politique au cœur du poétique, la blessure nazie au noyau de la philosophie. Désormais, il s’installe dans le déchirement. De la double contrainte, il fait le lieu de la pensée : « S’il est vrai que l’époque est celle de l’accomplissement du nihilisme (thèse de Heidegger dans son Nietzsche), alors c’est à Auschwitz que cet accomplissement a eu lieu sous sa forme informe la plus pure. » « Ce que j’essaie de faire est d’élaborer, au titre de l’historial, un événement que Heidegger se borne apparemment à ranger au nombre des conséquences. » Tâche héroïque, sur-heideggérienne, que cette confrontation à produire entre l’événement absolument absolu (le Mal) et l’extrême d’une pensée extrême (la Pensée). D’où l’appui que Lacoue-Labarthe prend, en amont de Heidegger, sur Hölderlin et ses Remarques sur la tragédie. D’où, passage à l’acte cohérent, la tragédie qu’il fait, avec Michel Deutsch, représenter à Grenoble en avril 1988 : Sit venia verbo… On voit bien les avantages symboliques de cette radicalité (cumul des positions et montée aux extrêmes) : par sa profonde fidélité au geste heideggérien, cette hétérodoxie rend périmées les maladroites apologies à la Fédier. La limite de cette situation à la pointe de l’impossible : de nouveau, passer l’histoire aux profits et pertes de l’historial, faire s’effacer l’anthropologie devant l’ontologie, répéter ce qui précisément est en cause — la « philosophie de la philosophie » de Heidegger, qui l’a fait se compromettre puis se taire. La philosophie pure, sans dehors, qui n’a de comptes à rendre qu’à elle-même. Si Fédier est dépassé, les questions que pose, ou qu’exige, Victor Farias demeurent sans réponse…

Elles en trouvent une dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger de Bourdieu, dont la thèse (aux antipodes du sociologisme de Farias comme de l’altitude de Lacoue-Labarthe) est la suivante : la « révolution conservatrice » heideggérienne a rencontré le national-socialisme parce qu’elle en était l’« équivalent structural » dans le champ philosophique. D’une rare densité, la démonstration va et vient du noyau des concepts à la périphérie du champ. « Contemporain de Spengler et de Jünger dans le temps exotérique de la politique, Heidegger est le contemporain de Cassirer et de Husserl dans l’histoire autonome du champ philosophique. » Son tour de force a consisté à convertir l’humeur völkisch du rebelle jüngérien en une interprétation nouvelle de Kant. Bourdieu démonte minutieusement les mécanismes intimes — de technique philosophique — de cette « révolution » : le dépassement radical, qui n’est qu’une conciliation verbale des contraires ; l’usage limite que fait Heidegger des propriétés de fausse autonomie du langage philosophique, qui tiendront une si grande place dans la gestion du système, « grosse bêtise » incluse (jamais démentie, toujours déniée). Au cœur du livre, l’ontologie politique énoncée par le titre : le social et l’histoire ne cessent chez Heidegger de faire retour, euphémisés, à la mesure même de leur expulsion. Quel est, en dernière instance, le sens de la différence ontico-ontologique ?

On saisit mieux les raisons du consensus par défaut qui s’établit autour de Bourdieu : son travail touche au « fond » de l’affaire. Pour ré-utiliser notre image des cercles, disons qu’il annule en les pensant les oppositions du premier et qu’il permet de faire la généalogie du deuxième : l’histoire reste à écrire des stratégies (sociales et conceptuelles), des rapports de forces dans la philosophie française d’après 1945, du rôle de Heidegger dans ce champ et du champ de forces nommé « Heidegger » (avec quelles autres se sont-elles composées ? que recouvre la querelle de l’humanisme ? à quelles conditions une « affaire Heidegger » a-t-elle pu être possible ? ). Le livre de Bourdieu, qui n’aborde pas ces problèmes français comme tels, est néanmoins un des rares livres utiles pour « penser l’époque ». Il l’est aussi (troisième cercle) parce qu’il rend plus difficile les micro-révolutions conservatrices à la -manière de Lacoue-Labarthe. Les philosophes doivent s’interroger sur « leur aveuglement spécifique de professionnels de la lucidité », dussent-ils y perdre le monopole de leur histoire. Enfin, paradoxe, il s’agit là sûrement du premier livre, depuis longtemps, qui prenne, autrement que dans l’incantation, la mesure (de la virtuosité) du penseur de Todtnauberg.

Ruse de la raison (cf. Universalia 1987, loc. cit.), le « renouveau heideggérien » ne venait pas de là où on aurait pu le guetter. Même raison, nouvelle ruse : à mi-chemin de l’affaire, loin de nous en retrancher, Victor Farias et Pierre Bourdieu nous donnent des motifs supplémentaires de lire Heidegger.

Bibliographie

Heidegger et le nazisme
ABRAHAM A SANCTA CLARA, « Textes », in Recueil, n° 9, Champvallon, Paris, 1988 / H. CRETELLA, M. DEGUY , F. FÉDIER, G. GRANEL, A. RENAUT…, « Heidegger, la philosophie et le nazisme », in Le Débat, n° 8, Janv.-févr. 1988 / V. FARIAS, Heidegger et le nazisme, Verdier, Lagrasse, 1987 / F. FÉDIER, Heidegger, anatomie d’un scandale, Laffont, Paris, 1988 / M. HEIDEGGER, Les Hymnes de Hölderlin. La Germanie et le Rhin, Gallimard, Paris, 1988 / K. LÖWITH, Ma vie en Allemagne avant et après 1933, Hachette, Paris / Lignes, n° 2, Séguier, Paris, 1988.

L’antihumanisme
J. DERRIDA, De l’esprit. Heidegger et la question ; Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, Paris, 1987 ; Mémoire pour Paul de Man, ibid., 1988 / L. FERRY & A. RENAUT, Heidegger et les Modernes, Grasset, Paris, 1988 / A. FINKIELKRAUT, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987 / J. HABERMAS, Le Discours philosophique de la modernité, ibid., 1988 / Heidegger, questions ouvertes (ouvrage collectif), Osiris, Paris, 1988 / Le Messager européen, n° 2, 1988.

Une ontologie politique ?
T. BERNARDT, Maitres anciens, Gallimard, 1988 / P. BOURDIEU, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, éd. de Minuit, Paris, 1988 / M. DEUTSCH, Sit venia verbo, Christian Bourgois, Paris, 1988 / E. DE FONTENAY, « Fribourg-Prague-Paris », in Le Messager européen, n° 1, 1987 / J. HABERMAS, M. Heidegger, l’œuvre et l’engagement, Cerf, Paris, 1988 / P. LACOUE-LABARTHE, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1988 / J.-F. LYOTARD, Heidegger et les juifs, Galilée, 1988 / H. MESCHONNIC, « Politique et poétique de l’être chez Heidegger », in Europe, n° 705-706, 1988.

Voir aussi dossiers récapitulatifs in Le Nouvel Observateur, n° 1211, 22 janv. 1988 ; L’Événement du jeudi, 7 avr. 1988 ; Lire, n° 153, juin 1988.

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