Histoire impersonnelle et bien française

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[Cet article est paru originellement dans la Quinzaine littéraire n° 401 du 16 septembre 1983.]

 

Pascal Bruckner
Le sanglot de l’homme blanc
Tiers monde, culpabilité, haine de soi
Coll. L’histoire immédiate.
Seuil. 316 p.

Jean Clair
Considérations sur l’état des beaux arts
Critique de la modernité
Coll. Les essais. Gallimard. 196 p.

François George
Histoire personnelle de la France
Balland. 272 p.

Les lecteurs de « La Quinzaine » se souviennent peut-être de la « nouvelle philosophie » : un mouvement qu’on n’ose dire d’idées, qui, vers la mi-temps des années 70, défraya la chronique et effraya quelques chroniqueurs. Gilles Deleuze le releva à l’époque : sa principale nouveauté fut d’établir un court-circuit, inédit dans le champ intellectuel, entre énonciation et énoncé. Un énoncé, conforme la plus pure tradition de la droite libérale, était tenu par des gens qui, sans relâche, rappelaient leur engagement passé sur les barricades de mai et leur fidélité défunte à la « pensée-mao-tse-toung ». Une incessante mise en scène et en ondes de leur subjectivité meurtrie, garantissait l’authenticité inverse de leur propos : les « nouveaux philosophes » avaient inventé l’argument d’antériorité et poussé à son paroxysme le retourne• ment comme critère de vérité.

Mieux même : les pans de l’énoncé les moins encombrés de paratexte énonciatif, étaient rédigés, suprême astuce, dans la langue des maitres des sciences humaines dont ils s’enorgueillissaient d’avoir été les élèves : Lévy et Glucksmann pensaient Aron mais écrivaient Lacan ou Foucault, Maitre et Grand Renfermement ! A tel point qu’un temps, les intéressés s’y trompèrent : Foucault célébra Glucksmann, et Barthes loua le style de; Lévy ! Les « nouveaux philosophes » avaient su découvrir pour s’y installer, le point d’intersection d’un libéralisme réduit à sa plus simple expression et d’un « structuralisme », devenu slogan, d’être tiré du contexte des recherche. Enfin, pour faciliter la digestion, la sauce était liée par le plus scolaire des savoir-dire, la technique de la dissertation agrégative. La langue des bancs de l’excellence, l’école, lieu commun montait à l’assaut des « langues de bois » marxistes.

A quoi bon ce flash-back sur une vieille histoire Tout simplement parce que le dispositif instauré par la nouvelle philosophie entrait dans les mœurs au moment même ou elle disparaissait comme « pensée ». Au point de passer Imaginez un instant que Jean Dutourd publie une apologie du pastel, fondée sur une critique du « n’importe quoi » de l’art moderne depuis Manet ; ou une défense et illustration de l’Occident contre ses détracteurs tiers-mondistes ; ou encore une méditation sur la forme hexagonale de son moi. L’estimable académicien et chroniqueur de « France-Soir » ferait sourire tout le monde, et écrire… personne !

Dos à dos

Or, on a vu ces derniers mois les mêmes chroniqueurs qui pourfendaient « le comble du vide » intellectuel des nouveaux philosophes, soutenir, inégalement il est vrai, les essais de Pascal Bruckner, Jean Clair ou François George. Question d’énonciation : l’ennemi de la peinture contemporaine est conservateur à Beaubourg, celui du tiers-mondisme s’est fait connaitre par un beau livre sur le Nouveau Désordre amoureux ; quant à François George, il passa longtemps pour l’enfant terrible du clan sartrien.

Vous croyez que je caricature les énoncés ? Laissons pour le moment de côté François George et examinons ce que nous disent Pascal Bruckner et Jean Clair, Bruckner renvoie dos à dos le colonialisme et le tiers mondisme : la « haine de soi » du second n’est que l’envers complice de l’européocentrisme du premier. Nous essayons (sur les peuples lointains) nos dogmes comme les marchands d’armes essayaient leur matériel dans les guerres d’outre-mer. Comment échapper au dilemme, et restaurer la possibilité d’une rencontre vraie « avec l’étranger qui est notre prochain » ? En s’aimant soi-même, répond-il. Apres tout, le tiers-mondisme en témoigne. L’Europe peut enseigner aux autres la remise en question d’elle-même, qu’elle (seule) a pratiquée de façon systématique ! Et Bruckner de se faire le chantre d’un « européocentrisme paradoxal », fait de défense tous azimuts des droits de l’homme et de… tourisme vers un tiers-monde où « scintillent » des cultures différentes !

Clair; quant à lui, amalgame les avant-gardes formelles du siècle et l’académisme soviétique : Les changements sont devenus si rapides qu’ils donnent l’impression d’une immobilité comparable celle que donne l’esthétique figée du réalisme socialiste. Des deux côtés, même abandon de la figure et du métier, qui assuraient à l’art son pouvoir « d’exprimer la forme la plus intense de l’instant Et Clair de se muer en héraut d’une « renaissance » — un académisme paradoxal ? — dont il pressent les signes avant-coureurs dans le retour du dessin familier du réel par une affinité matériologique, chose lui-même, qu’il soit poudre de graphite, charbon de bois, encre de seiche, proche d’un état de nature. Et dans la vogue du pastel dont il célèbre avec lyrisme les qualités de médium « de la pesanteur à la grâce », et « de la pâte à l’aile » !

On se retrouve en terrain connu : les nouveaux philosophes escamotaient le social derrière une reprise de la critique libérale de l’idéal socialiste ; à l’abri d’un discours des plus traditionnels. Clair ou Bruckner évacuent toute réflexion un peu fine sur l’histoire de Part contemporain ou les rapports Nord-Sud. Même si certaines remarques de détail touchent juste (mais quelles cibles ? Garaudy ou le cent-millième épigone de l’art conceptuel) l’européocentrisme paradoxal de l’un, l’académisme renaissant de l’autre, le sont d’abord de ne l’être pas !

L’énonciation fait la différence

Encore une fois, seule l’énonciation fait la différence : la légitimité, déjà soulignée de leurs signatures ; et comme chez leurs devanciers, un certain « habillage » interne de leur propos. Le rôle d’otage conceptuel dévolu à Lacan ou Foucault chez Lévy ou Glucksmann est ici imparti à Naipaul et Lévi-Strauss, quelquefois cités, constamment présents. Le grand romancier indien de langue anglaise, né dans les Caraïbes, «couvre » Bruckner sur sa gauche, de son européocentrisme d’homme du tiers monde. Les pages célèbres de l’ethnologue sur la peinture, disculpent d’avance Clair du reproche d’aller à l’encontre du savoir le mieux établi. Et le style scolaire évoqué tout l’heure, me direz-vous ? Il éclate dans le goût des deux auteurs pour les fausses symétries et les plans en 3 parties. Pour ne rien dire du penchant de Bruckner pour les digressions façon « classe terminale » sur « l’autre en tant qu’autre Et des hésitations de Clair qui « s’emmêle les pinceaux » dès qu’il s’essaye à définir l’art, autrement que comme une « représentation du réel

Je représenterais un danger pour les habitudes acquises, non en raison d’une vigueur créatrice dont je ne puis malheureusement pas me créditer, mais d’une maniére originale d’aborder les problèmes on m’étiqueta humoriste, nous prévient François George dans son Histoire personnelle de la France. Iconoclaste professionnel, George est depuis longtemps familier des jeux sans conséquence de l’énonciation et de l’énoncé, et des références loufoques. Cette fois-ci, il a choisi de tirer à conséquence : l’anarchiste bon enfant, auteur d’un superbe Arsène Lupin nous revient en nationaliste inspiré ! Héritier tout neuf de Michelet, Barres ou de Gaulle, mais aussi de Lagarde et Michard et du Guide bleu, le voilà qui chante le génie des lieux : Le granit ne vieillit pas et la Bretagne n’a pas d’âge. Elle demeure le témoin des catastrophes fondatrices. Ses brumes confondent la nature et l’histoire (…) ici s’achève le vieil Occident dans le drame de la tempête, des récifs et des vagues. Une culture aussi vaste que ses promenades lui permet de composer, à chaque halte, un morceau définitif pour les anthologies de l’avenir.

Qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien le même hiatus énoncé-énonciation que chez Bruckner ou Clair qui « fait passer » une telle prose. Mais les modalités diffèrent : Clair ou Bruckner laissaient, si on peut dire, leur statut à la porte de leur nouveau credo : comme un gardien. George nationaliste ne répugne pas, lui, à accueillir George disciple de Pierre Dac. Les deux se superposent : George I sert aussi de caution interne à George Il, de précaution, à la manière de Naipaul ou de Lévi-Strauss chez ses confrères. Qu’on lise le chapitre qu’il consacre à de Gaulle : cela commence comme une facétie d’antan : On reconnait sur de Gaulle l’influence de Bergson, voire de Hegel. En fait, de Gaulle fut inspiré par la philosophie analytique anglaise (…) C’est l’énoncé d’Austin nommé performatif qui fonde son autorité. Pour se clore d’un : de Gaulle fut d’abord un grand poète et Mai 68 un grand monôme. On saisit mieux maintenant l’extraordinaire unanimité de reconnaissance qui salua l’Histoire personnelle de France : on trouve tout chez George, comme dans un célèbre grand magasin ; ce qui doit pas surprendre : dans les mouvements qu’on n’ose appeler d’idées, les lois en vigueur sont évidemment celles du commerce.

Une dernière précision : cet article aurait pu s’intituler : « Le blanc sanglot du lecteur » ou « Considérations sur l’état de la pensée ».

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