Retour à la maison ?

R
[Cet article est paru originellement dans la Quinzaine littéraire n° 486 du 16 mai 1987.]

 

Alain Finkielkraut
La Défaite de la pensée
Gallimard, 167 p.

Ce qui étonne, au fond, concernant la Défaite de la pensée, c’est le consensus, et la flambée d’enthousiasme que ce livre a suscités. Qu’il soit aujourd’hui malmené par ceux qu’Alain Finkielkraut prend pour cibles directes, ne peut faire oublier qu’on a pu voir, pour s’en tenir aux deux extrémités de l’arc, Louis Pauwels donner la main à Danièle Sallenave ; et ce chœur inattendu entonner l’Eloge des Intellectuels contre la Barbarie[1]. Comment a-t-on pu en arriver là ? La bonne image de l’auteur n’explique pas tout, ni les sirènes toujours tentantes du moralisme élémentaire… Je tiens d’ailleurs à préciser, à ce propos, et avant d’aller plus loin, que je suis, moi aussi, partisan du Bien, du Beau et du Juste contre le Mal, le Laid et l’Injuste, que le « Volkgeist » me fait horreur, que je suis farouchement hostile à l’idéologie post-moderne, et que j’attribue du génie à Musil, plutôt qu’aux chevaux de courses… mais le problème est-il bien là ?

Est-ce bien celui-là seulement, l’objet de la Défaite de la pensée ? Au-delà d’une crispation qu’on peut trouver un peu irritante sur des Valeurs majuscules, ce livre déploie un dispositif sur lequel j’aimerais insister. Un double flottement concerté, où s’engouffre la lecture. « Depuis toujours, ou pour être plus précis, depuis Platon jusqu’à Voltaire, la diversité humaine avait comparu devant le tribunal des valeurs ; Herder vint et fit condamner par le tribunal de la diversité toutes les valeurs universelles. Résultat : »Le terme culture a aujourd’hui deux significations », d’un côté « les grandes créations de l’esprit », de l’autre les « gestes élémentaires ». Mozart et la tartine beurrée, ou pour reprendre un mot des populistes russes, cité par Finkielkraut, Shakespeare et une paire de bottes.

La genèse du désastre

La Défaite de la pensée nous fait assister, en quatre temps, à la genèse du désastre qui fait la seconde signification engloutir la première : Herder combattant les Lumières au nom du « Volkgeist » (« je pense donc je suis de quelque part », « ça pense en moi »), l’exportation perverse de ce discours par l’ethnologie, et son rôle dans la légitimation de la décolonisation (Finkielkraut revient sur la fondation de l’Unesco et sur Race et histoire de Claude Lévi-Strauss), sa réimportation en Europe par la sociologie (comme les peuples, classes et groupes sociaux ont des cultures différentes et équivalentes), son apothéose enfin dans la vulgate postmoderne qui, sous la rubrique du « tout culturel », conjugue le « Volkgeist » à la société de branchement. A cette dissolution de l’Universel, Finkielkraut oppose l’utopie de Goethe en 1827, fasciné par les parentés qu’il découvre entre un roman chinois et sa propre épopée Hermann et Dorothée.

On pourrait aisément ironiser sur cette déduction a priori de deux siècles d’histoire, contester cette généalogie qui transforme les sciences humaines, de filles des Lumières en rejetons de l’ombre, et par là-même Lévi-Strauss et Bourdieu, en descendants de Herder, via Barrès, dénoncer le monumental contresens sur l’ethnologie (car enfin, le Lévi-Strauss de la Pensée sauvage n’est-il pas dans le droit fil de l’universalisme goethéen ?) Expliquer patiemment à Alain Finkielkraut, qu’un peu de sociologie l’éclairerait sur les raisons qui font, à l’un, préférer Mozart, tandis que l’autre écoute du rock… Admettons provisoirement les thèses du livre : un grand vide s’ouvre entre le « tribunal des valeurs » et « la diversité » ! Le vide même d’une politique. A supposer que « la philosophie de la décolonisation combatte l’ethnocentrisme avec les arguments et les concepts forgés dans sa lutte contre les Lumières par le romantisme allemand », fallait-il, ou non, s’engager aux côtés d’un peuple qui lutte contre une puissance coloniale ? La question demeure en dépit du concept ! Evidemment, Finkielkraut se garde bien de répondre, et dans son silence, « cohabitent » — j’emploie le mot à dessein — plusieurs lectures : ici, on ne se sent pas obligé d’abjurer son engagement pour les Droits de l’Homme, là, on le recrute, à la suite de Bruckner, pour faire l’apologie du « temps béni des colonies ». L’universalisme désincarné est le meilleur rempart contre tout universalisme concret, internationalisme effectif ou cosmopolitisme en actes.

L’Europe confondue avec la Culture

Venons-en au second flottement, qui vient doubler cette indécision productive, et lui donner son orientation, son lest. Il s’agit de l’Europe. Laissons là encore de côté, la thèse explicite qui fait de la pensée des Lumières le seul phare pour le monde. Pour se pencher sur les exemples « culturels », et leur logique. Quand Finkielkraut parle de l’Europe, il mentionne les deux cultures, Shakespeare et la paire de bottes, Musil et le cheval. A l’exception du roman chinois qui passionnait Goethe, dès qu’il aborde le reste de la planète, il n’est plus jamais question que de la culture des « gestes élémentaires ». Par un bizarre tour de passe-passe, les peuples non européens se retrouvent tous logés à l’enseigne de la paire de bottes ! Au moment même où Finkielkraut traque l’ethnologisation de « l’Occident » (sic) par la sociologie, il ethno-sociologise (dans l’acception qu’il donne à ces deux disciplines) l’ensemble des autres pays. Comme si, hors d’Europe, pas de « grandes créations de l’esprit ». Comme si, autant qu’une fresque de Michel Ange ou une Passion de Bach, un masque nègre ou une musique indienne ne répondait pas à une double visée religieuse (particulière), esthétique (universelle). Page 137, terrible lapsus, Finkielkraut va même jusqu’à parler des « nations cultivées » !… On le voit : le plaidoyer pour la Culture tourne non seulement au plaidoyer pour la culture européenne (ce serait la position d’un Milan Kundera, auquel s’adosse souvent l’auteur de la Défaite de la pensée), mais au plaidoyer pour l’Europe confondue avec la Culture[2]. Autrement dit au plaidoyer pro domo[3]. A la limite, on peut écrire l’équation suivante : Culture = Europe = intellectuel français, Alain Finkielkraut ou lecteur de l’ouvrage. L’universel abstrait, de n’être jamais référé dans ses manifestations à un ailleurs de l’Europe, n’est que l’habillage un peu lâche d’un fantastique repli sur soi européo-européen, sinon franco-français. Dont pourtant, le mérite de la plus haute culture du XXe siècle, de Picasso; comme de Lévi-Strauss, avait été de nous faire sortir (« Le Barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ») ? Est-il exagéré de parler d’une certaine inculture générale de notre philosophe ?

Résultat des courses de cette Défaite de la pensée, où le cheval de Musil tient une si grande place : le double mouvement du livre, son double « tour » et la recette de son succès, semblent être bien au-delà de l’apologie des Valeurs et de l’éloge de l’Europe, cette addition d’un vague universalisme abstrait (j’y mets ce que je veux), et d’un très réel européocentrisme intransigeant (je m’y mets) producteurs d’identification. La fenêtre est un miroir. Via Finkielkraut je peux me donner l’illusion d’être Goethe, sans avoir à sortir de chez moi (les barbares, « zombies et fanatiques » rôdent). Croire revenir à la Raison, quand je rentre à la maison !

Qu’ajouter ? Que la Défaite de la pensée est sûrement un document ethnologique, du plus grand intérêt, sur le champ intellectuel français vers la fin des années 80[4] : la nouvelle paire de bottes d’une fraction des intellectuels français. De bottes ou de pantoufles ?

Notes

[1] On sait que c’est là le titre du clip anticlip, par quoi le fondateur de la Nouvelle Philosophie a tenté de prendre de vitesse l’un des ténors de la Grande lessive. Reste que la querelle du plagiat de Finkielkraut par BHL (diffusée par B. Frank. le Canard, Actuel…) n’a pas grand sens. Ou alors, il faut créditer BHL de l’invention du « vrai-faux plagiat » ; peut-on. en effet, nommer tel un commun brassage de l’air du temps (voir aussi La Barbarie de Michel Henry, l’Ame désarmée d’Allan Bloom, ou Bouillon de culture de Lussato et Messadié). A l’inverse, deux remarques : 1) alors que les deux livres fonctionnent selon un dispositif analogue, on voit la « gauche » le plus souvent louer Finkielkraut et blâmer Lévy, quand la droite mêle les deux dans son approbation. Question d’image : l’une est dévaluée, l’autre pas (je renvoie à mon analyse des cas à bien des égards analogues, de F. Georges. J. Clair ct P. Bruckner dans la QL n° 401).2) Puisqu’il s’agit là d’une affaire de « lutte des places », on peut, reprenant la phrase, citée à satiété, sur Musil et le cheval « génial », se demander ce qui se passe lorsque deux 2. Génies (intellectuels) se comportent en chevaux de course…

[2] Alain Finkielkraut est même là, en retrait par rapport à Pascal Bruckner, ex-coauteur, avec lui, de plusieurs livres. Dans le Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983), ce dernier prônait contre le tiers-mondisme, un « européocentrisme paradoxal » : la supériorité de l’Europe selon Bruckner était justement d’avoir engendré les tiers-mondistes pour dénoncer les crimes qu’elle commettait ! D’autre part, Bruckner faisait l’éloge du « scintillement » des cultures extra-européennes. D’une certaine façon plus conséquent, Finkielkraut supprime le paradoxe, et réactualise les attaques d’un Caillois contre Lévi-Strauss (NRF, 1954-1955). La réponse de Lévi-Strauss dans les Temps modernes d’alors (Diogène couché) reste toujours aussi juste.

[3] Je ne résiste pas au plaisir de citer cette phrase de Jean Daniel dans le Nouvel Observateur du 20 au 26 mars (il s’agit de BHL) : « Je suis tellement d’accord avec l’auteur sur la plupart des sujets qu’il traite en peu de pages que j’ai l’impression d’y voir en conclusion le portrait de certains d’entre nous. Sans être nommés, bien sûr. »

[4] Coïncidence : alors que se déploie cette vague dont Finkielkraut est comme la crête, parait aux Editions de Minuit, Choses dites de Pierre Bourdieu, où le sociologue s’explique, entre autres, sur son trajet de l’ethnologie à la sociologie, et sur son rapport à Lévi-Strauss. Pour Finkielkraut, l’auteur de la Distinction et d’Homo Academicus, est l’adversaire par excellence, à tel point qu’il ne le cite… (pages 76-77) que par un détracteur interposé (Milner). Il n’a, de son point de vue, pas tort : le sociologue du champ intellectuel est aux antipodes du repli sur soi, et l’identification ne marche pas. Son universel est vérité construite, non objet de culte. Et ce livre qui culmine dans une autobiographie intellectuelle et une réflexion sur le style de la science, est celui d’une pensée singulière en mouvement. Livre d’éthique, pas leçon de morale. Nous y reviendrons. Une phrase parmi cent, en attendant : « Les intellectuels sont préparés par toute la logique de leur formation à traiter les œuvres héritées du passé comme une culture, c’est-à-dire un trésor que l’on contemple, que l’on vénère, que l’on célèbre, en se valorisant par-là même, bref comme un capital destiné à être exhibé et à produire des dividendes symboliques, ou de simples gratifications narcissiques, et non comme un capital productif que l’on investit dans la recherche, pour produire des effets. »

Liens