Les statu quo meurent aussi

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[Cet article est paru originellement dans Art Press n°206 du 1er octobre 1995.]

 

Le 8 aout, Arte a diffusé intégralement pour la première fois à la télévision française, Les statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais réalisé en 1953 à la demande de Présence Africaine. Le souffle du Discours sur le colonialisme traversant Le musée imaginaire… Comme Nuit et brouillard (1955) le fut pour avoir montré un policier français, ce film avait été dix ans censuré pour sa violence anticoloniale.

L’ été avait plutôt démarré sous d’autres auspices : une biennale et un nouveau septennat s’étaient ouvert… sous le signe de la carte d’identité… Venise : Jean Clair qui voit l’art moderne démarrer avec Bertillon, refuse son visa à l’art non occidental : trop religieux…[1] Paris : chez Jacques Chirac, le côté Pasqua l’emporte sur le côté Tainos[2] : un charter par semaine d’africains, expulsés au mépris du droit le plus élémentaire.

Précisément, la stupéfiante beauté du film réside là : dans le montage qu’il fait du grand art chrétien et des masques nègres… Et dans son constant va-et-vient entre cet art et le destin des hommes qui l’ont produit. Anticipation jazzée, dribblée, de ce que pourrait être un musée qui ne serait pas l’instrument d’une seconde « mort des statues » (exotisme-Porte Dorée ou poussière-Chaillot). Programme pour un Louvre idéal, si depuis le début du siècle celui-ci avait su accompagner le mouvement de l’art moderne, puis celui de la réflexion[3].

Le collectionneur Jacques Kerchache qui fut le dernier d’une longue liste, en 1989 à échouer à en faire prévaloir l’idée (le ministre des colonies du film de Resnais-Marker était à l’Elysée, et les conservateurs l’étaient surtout d’ethnocentrisme et de vieux statuts) le confirme : le président de la République veut faire de cette ouverture du Louvre au monde[4] le « projet culturel du septennat ». Portés par cette volonté politique, divers facteurs donnent à penser qu’une nouvelle donne est possible : la rénovation en cours du Musée de l’Homme qui veut se libérer de la tutelle paralysante du Museum d’Histoire Naturelle, la présence de Jean-Hubert Martin à la tête du Musée des Arts Africains et Océaniens (La galerie des cinq continents y ouvre ces jours-ci) et d’une spécialiste de Gauguin à celle de la Direction des Musées de France… Des dépots semblent très vite envisageables pour que le Grand Louvre se dote d’une section d’arts d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique…

A son échelle, autant que celle du statut des étrangers (dont Pierre Bourdieu et Jacques Derrida rappelaient récemment qu’elle est le schibboleth de la démocratie), la question du statut ici des arts du Sud est un enjeu symbolique majeur. Espérons que Jacques Chirac, qui a su (entre deux charters… ) nommer au Vel d’Hiv la vérité française de Nuit et brouillard parviendra à bouleverser le statu quo…

Notes

[1] Entretien dans Le Journal des arts de juin 1995

[2] Petit Palais, fevrier-mai 1994 : exposition réalisée par Jacques Kerchache à l’initiative du maire de Paris qui s’en faisait volontiers le guide…

[3] Sur les enjeux epistémologiques de tout cela, voir Art-press n° 189, mars 1994

[4] Promise par le candidat à l’Heure de vérité

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