Et In Canada Egoyan

E
[Ce texte est paru originellement en plaquette à la Galerie nationale du Jeu de Paume lors de la rétrospective Atom Egoyan (16 novembre-31 décembre 1993), puis dans la revue Lignes n° 22, en 1994.]

 

Persona cinéma (Loin de Blanchot)

Impression. La Rochelle, juin 1992, Festival international du film: nous fûmes nombreux, je me souviens, à avoir été littéralement saisis par un cinéaste de Toronto de trente-deux ans, au nom, Atom Egoyan, qui sonne comme un pseudonyme, une signature (l’emblème d’une œuvre); et par son actrice-compagne, Arsinée Khanjian, au prénom si étrangement Grand siècle- par eux deux: non qu’Egoyan soit un cinéaste bicéphale, mais parce qu’il fut tout de suite évident qu’il pourrait bien y avoir Atom « et » Arsinée comme il y a cinéma « et » vidéo, télévision « et » cinéma, que le cinéma pouvait se tenir dans ce « et », conjonction-disjonction de la vidéo et de la télévision … Impression soudain de se trouver confronté à une œuvre qui condensait en personne toutes les ambitions d’un « septième art » qui réfléchit aujourd’hui ses « rapports » (lesquels ? That is the question) avec la télévision comme avec l’art contemporain et sa branche vidéo (celle qui irait des « télévisions » de Beckett à Vito Acconci, Dan Graham ou Bruce Nauman), mais pas uniquement; comme les rapports de son histoire spécifique avec l’Histoire: Egoyan appartient à la diaspora arménienne du Canada; Arménie « et » Canada; récemment on a pu voir ses films au Centre Georges Pompidou et dans la rétrospective canadienne et dans le panorama arménien. Double réflexion qui, on le sait, n’a plus aujourd’hui l’évidence des années trente- à l’écrasante exception de Jean-Luc Godard, toujours loin devant, « horizon indépassable de notre temps ». Impression qu’Egoyan est de ceux qui recommencent un cinéma réputé mort justement d’avoir renoncé à l’Histoire et d’avoir capitulé devant le « visuel » télé.

Un seul film? A l’heure actuelle, courts métrages et commandes télés mis à part (il connaît très bien « la télé » de l’intérieur), Atom Egoyan est l’auteur de cinq films. Un en cinq? (Le fait que ses histoires de familles soient interprétées, à la Cassavetes dit-il, par une « famille » de comédiens est pour beaucoup dans ce sentiment de continuité.) Next of Kin (1984): un jeune homme, qui s’est approprié l’image-vidéo d’une famille de commerçants arméniens de Toronto chez un psychiatre, réussit à se faire « adopter » par celle-ci. Family Viewing (peut-être son chef-d’œuvre, qui a valu à Atom Egoyan d’être adoubé par Wim Wenders lors de la remise d’un prix aux Ailes du désir, en 1987, à Montréal, et que Jean-Paul Fargier n’hésite pas à comparer à Citizen Kane): un jeune homme (le même?), qui entretient avec sa belle-mère des relations incestueuses, et une jeune femme vont à l’hospice rendre visite respectivement à leur grand-mère et mère; après le suicide de cette dernière, l’une sera inhumée sous le nom de l’autre; le père du jeune homme enregistre ses ébats conjugaux sur les bandes vidéos qui contiennent les rares souvenirs des ancêtres. Speaking Parts (1989): mi-garçon d’hôtel, mi-acteur porno, un jeune homme est l’objet des désirs croisés d’une collègue et d’une réalisatrice de télévision qui retrouve en lui son frère, mort lors d’une greffe d’organe ratée, et dont elle contemple l’image dans un mausolée-vidéo. The Adjuster (1991): un « expert en sinistres » (qui dans ses « ajustements » n’est pas sans évoquer l’ange de Théorème) dont l’épouse, d’origine arménienne, travaille à la commission de censure, voit sa propre maison-témoin intéresser un télécinéaste qui va provoquer un accident. Calendar (1993): le narrateur (interprété par Atom Egoyan), dont le couple a rompu lors d’un tournage en Arménie où il photographiait des églises pour un calendrier, reçoit, pendant un an, une série de doubles de sa femme et visionne les rushes vidéos de ses vacances arméniennes.

Cinéma pas mort. Telle la littérature, selon le scénario- hégélien retourné – de Maurice Blanchot (elle va « vers son essence qui est la disparition »; la disparition, la Fin de l’Histoire, nommée Auschwitz la confirme), le cinéma va mourir disait le dernier Serge Daney dans la fable biographique et mélancolique (le « ciné-fils ») qui a dominé la pensée cinéphilique française de ces dernières années, ce cinéma re-né avec et de la libération des camps (Rossellini, Resnais, etc.[1]). Avec Egoyan- comme avec des cinéastes aussi différents que Arnaud Despléchin (La Sentinelle) ou Michael Haneke (Benny’s video2[2]) – sentiment inverse de se retrouver devant des films qui recommencent le cinéma; aussi parce que ces jeunes cinéastes (ou pas trop vieux) incluent au cœur de leur fiction le traitement de cette question du deuil impossible – de l’Histoire, du cinéma – qui obsédait Serge Daney et ce, dans des dispositifs d’images d’une invention formelle extrême, imposés justement par ce deuil (« souvenez- vous » de Georges Perec, l’auteur de La Disparition, qui a été en littérature confronté aux mêmes problèmes, pensez à Shoah[3]). Concernant Atom Egoyan, c’est poser là toute la question de son énergie vidéo: il filme après une Arménie définitivement perdue pour elle-même (le génocide) et pour lui (il est né au Caire, et Arsinée à Beyrouth; tous deux sont arrivés enfants au Canada), comme il filme après le cinéma, à l’âge de la télé qui informe toute la vie sociale, cinéma compris; peut-être à cause de cela, encore plus avec la vidéo, avec le caméscope domestique et avec l’a rt contemporain : en les comprenant; il étend le cinéma à proportion de leur puissance- je citerai Fargier: « La vidéo est le nom de la question que se pose le cinéma quand il découvre l’infinie mobilité de la télévision. » Cette extension du cinéma est peut-être l’une des multiples questions qui porte aujourd’hui le nom d’« Atom Egoyan[4] ».

Vertigo vidéo (Far from McLuhan)

Möbius zapping. Voir un film d’Egoyan, c’est faire une véritable « expérience » de l’oeil; si trente secondes suffisent pour être happé par les images, il faut du temps pour se retrouver dans ce chaos (ce qui est tout le problème), en reconstituer la durée. Seul repère, fil unique: la symétrie, une bizarre loi du double, tout va par deux dans le cinéma d’Egoyan. Cette expérience, on devrait pouvoir la reconstituer – pour autant qu’on puisse restituer un vertige. D’abord, le rythme: ça ne traîne jamais, les plans « se zappent », comme aujourd’hui la « bonne » télévision: plaisir immédiat du montage, d’une vitesse, de s’y perdre. Puis, la matière: on ne tarde pas à se rendre compte que texture toutes très différentes – la télé cache du cinéma qui enchâsse de la vidéo; même Calendar, le plus linéaire, qui a l’air de suivre deux rails parallèles, mobilise quatre sortes d’images. Ensuite, le temps: quand il apparaît que ces textures différentes coexistent souvent dans la simultanéité de l’écran; au début de Family Viewing, la grille de la cuisine de l’hôpital découpe en « perspective » le jeune homme et la télé. Enfin, le nouage de l’ensemble: l’intrigue progresse par torsion, passage d’un médium à un autre selon la figure bien connue de la bande de Möbius; cette bande, c’est le cinéma, justement. « Le spectateur se retrouve dans un état qui fait écho à celui des personnages sur l’écran[5] », il se tient le plus souvent à la place d’un personnage, voire à celle de la télévision que contemple celui-ci, occupant successivement toutes les positions du voir-être vu. Résultat: labyrinthe, fragmentation continue, miroirs brisés, récits enchevêtrés, virtuosité-« casse-tête », dit Atom Egoyangalerie des glaces (sans tain). Topologie inédite : le cinéma comme une installation -en trois dimensions : ciné, télé, vidéo qui s’invente des dispositifs, du peep show à l’anamorphose.

Histoire pas finie. Une méprise à ne pas commettre, que pourrait induire cet usage au cube des images, serait de faire d’Egoyan un cinéaste de « la Fin de l’Histoire », heureuse celle-ci, en tous cas pas malheureuse, indifférente, provoquée non plus par l’Histoire ou un épuisement spécifique, mais par la mutation génétique des images, « immatériaux », « nouvelles technologies », and co. Je sais que McLuhan, l’inventeur du « village planétaire » fut citoyen de Toronto, et que c’est au Canada que J. F. Lyotard a élaboré « la condition postmoderne », modernisant la vieille idée hégélienne d’Alexandre Kojève de la Fin de l’Histoire et du « trans-animal humain » revenu à la case départ par-delà les passions, j’en connais les nouvelles versions (simulation, vitesse … ). Il ne faut pas se tromper: Egoyan n’est pas Steven Soderbergh (Sexe, mensonges et vidéos), il ne confirme pas plus le scénario McLuhan que le scénario Blanchot. Chez lui, à rebours de toute « Fin de l’Histoire », plus il y a de vidéo, plus il y a de « violence et passion », d’inconscient en rapport compliqué, contradictoire, avec l’inconscient social qu’incarne la télévision (selon l’hypothèse de Daney); la « vidéo » est le lieu même de toutes les violences du sujet (comme la « télé », de façon parfois indiscernable, des violences faites au sujet). Quant à ses lieux fétiches, hôtels, cimetières, hôpitaux, magasins de cassettes, studios, s’ils sont certes l’aboutissement de la « technique planétaire », ils sont clairement, comme la télévision, des lieux d’oppression (il y a dans ses films des oppresseurs, comme Eddy de Speaking Parts; et dans ses entretiens, Atom Egoyan insiste sur la lutte, à coup d’images, pour la reconnaissance: hégélien si l’on veut, mais tendance « maître-esclave »… ).

Programme. Ni bonne ni mauvaise Fin de l’Histoire donc. A tout prendre – le nom d’Egoyan m’y incite -, je rapprocherais ses films d’une tout autre référence. Et in canada Egoyan, un peu comme le célèbre tableau de Poussin au Louvre, Les Bergers d’Arcadie, condense (le doigt sur l’inscription ambiguë: Et in Arcadia ego sur le tombeau), superpose, met en abîme toutes les questions du sujet et de la perspective classiques (voir les commentaires de Panovsky à Lévi-Strauss), les films d’Egoyan condensent formellement toutes les questions, non seulement des rapports télé-vidéo-ciné et cinéma-Histoire-histoire du cinéma, mais encore celles, insécablement psychiatriques et politiques, du sujet contemporain, du sujet d’après la psychanalyse et la télévision, jeté dans un monde où la déterritorialisation est intégrale, où nous sommes tous plus que jamais des « Arméniens du Canada » (version française: « les Africains de Barbès »), comme nous fûmes (plus imaginairement) des « Juifs allemands ». La déterritorialisation et la télévision, l’identité multiple et le grand désordre des images. « Je est un autre », refrain connu, mais comment devenir l’autre que je suis,« Egoyan » pas trop atomisé? Et moi aussi je suis au Canada, et je me maintiens dans l’élément de la mort, je maintiens en moi l’Arménie. Puzzle d’images, puzzle du sujet, puzzle du monde, vases communicants.

La fission de l’Atom (Du peep show à l’anamorphose)

Clivages. « Dès mon plus jeune âge, j’ai été exposé à la caméra »; sur le sujet, voir au choix Jean-Paul Sartre ou Andy Warhol… Je n’existe que sous le regard de l’autre, le pour soi transite par le pour autrui, ici et maintenant à grande échelle par la télévision (je renvoie au reality-show qui clôt Speaking Parts). Cela, tous les cinéastes le savent. Le problème d’Egoyan, miraculeusement prénommé Atom (mi-Adam, mi-Hiroshima) est plus complexe: le sujet contemporain n’existe également pour lui-même qu’à travers la vidéo : « exposé à la caméra » doit s’entendre comme traversé par la caméra, Atom en fission; un double esse est percipi coupe l’ego video cogito: seul, un personnage branche le caméscope qui le regarde (Next of Kin); s’ils sont deux, chacun parle à sa télé qui retransmettra à l’autre. Art vidéo généralisé (naguère, Rosalind Krauss l’analysait comme « esthétique du narcissisme »). On pourrait aller jusqu’à donner une définition egoyanesque de l’amour (voir Family Viewing): non plus regarder ensemble dans la même direction – niaiserie saint-exupérienne bien connue – mais regarder ensemble la télé qui nous filme … (au passage: il y a chez Egoyan une extraordinaire exploration de ce que Kundera nomme « le comique de la sexualité ») ou dans Speaking Parts, se parler à des centaines de kilomètres via deux moniteurs posés face à face sur une table dans un troisième lieu ( « lorsque la vidéo regarde la vidéo, de quelle obscénité s’agit-il? » note Paul Virilio); la vidéo est devenue la prothèse du sujet qui ne peut se faire son cinéma (imaginaire), se « monter » que par elle, cinéma que la télévision cherche à capturer.

Installations. De ce point de vue je verrais volontiers, dans un court métrage de 1981 intitulé Peep Show, la scène primitive de l’œuvre, son « stade du miroir ». Un jeune homme (qu’on retrouvera dans tous les films et qui finira dans Calendar sous les traits d’Atom Egoyan, traversant de la main, vers Arsinée, tous les miroirs) pénètre dans une cabine de photomaton qui enregistre (sur les photos que crache la machine) son désir en surimpression. La cabine est structurée comme un peep show, cet étonnant dispositif de vision, inventé pour mettre en scène le désir, pour me faire voir ce qui me regarde; paradoxes de l’œil, bandes de Mobius du regard: « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde », pour reprendre le beau titre du livre de Georges Didi-Huberman – je pourrais tout aussi bien renvoyer aux commentaires que firent Baltrusaïtis puis Lacan des Ambassadeurs (Londres, National Gallery) d’Holbein, de son crâne anamorphosé en « os de seiche » ou « montre molle », qui montre, pour peu qu’on convertisse son point de vue, la vérité de la scène, sa « vanité » (mort, désir). Après Peep show, Egoyan n’aura de cesse de désuperposer ses images « ce que nous voyons » et « ce qui nous regarde », et de produire justement dans ces plans des dispositifs équivalents à celui d’Holbein. Deux images dans chaque image qui exigent des points de vue et des points de fuite divergents. La vidéo est un corps étranger au corps du cinéma qui disjoint et effectue le point de vue de chaque personnage sur lui-même. Telle peintre, Egoyan contraint au va et vient.

Perspectives. « Une perspective qui ne serait plus celle de l’espace réel du pictorialisme du Quattrocento, mais celle du temps réel de la prise de vue analogique », dit aussi Virilio. Je propose de traduire « le temps de l’inconscient », qui justement « ignore le temps » (Freud)[6]. Le secret du « Mobius zapping », de « l’expérience » est analytique: Atom ou quand, sous l’oeil de la télévision, la vidéo (ce qui nous regarde) provoque la fission du cinéma (ce que nous voyons), et signifie simultanément celle du sujet. « Le film se rapproche, plus que n’importe quelle autre discipline, de l’état de rêve. » D’ailleurs, les références d’Egoyan à des pères – hormis son pair David Cronenberg (Videodrome) – sont claires: Vertigo et Persona, Hitchcock et Bergman. C’est du fonctionnement de l’inconscient aujourd’hui que parlent les fables d’Egoyan, c’est cet inconscient (privé-public) qu’elle tentent de faire voir. On peut même, à titre d’hypothèse, se demander si un film comme The Adjuster, le quatrième opus, plus « grand public » que les autres, ne l’est pas parce qu’il relate dans son intrigue même l’histoire des rapports entre vidéo-cinétélé et l’appareil psychique, ça-moi-surmoi, ici et maintenant: Noah,« expert en sinistres », celui qui fait accepter aux hommes leur condition de mortels est précisément un analyste; autour de lui, tous les personnages semblent « à clé freudienne » : Hera, l’épouse, qui fait des cauchemars et travaille à la commission de censure, les deux figures antithétiques de la belle-soeur (vidéo, sexe, ancêtres) et du réalisateur (télévision, sexe, et technique) … Superposition parfaite des clivages du sujet et de l’image. Le cinéma et le moi, zones tampons.

Armeno porno ( « Ce qui nous regarde »)

Chambre noire. « J’utilise la vidéo comme rampe de lancement. » La vidéo – pour nous en tenir maintenant à elle- prend de film en film une place de plus en plus centrale dans le cinéma d’ Atom Egoyan (ainsi que dans la vie de chaque personnage): simple embrayeur de fiction dans Next of Kin (elle ne tient aucun rôle dans la vie de famille arménienne), elle est évidemment le coeur battant (sous la télé) de Family Viewing et de Speaking Parts; apparemment marginale dans The Adjuster (les bandes qu’Hera enregistre pour sa soeur), elle lie dans Calendar les autres images entre elles. Loin d’être chez Atom Egoyan la limite dématérialisante du cinéma, son point de fuite « virtuel », c’est elle qui le « leste,,, tâche aveugle, inconsciente: dans un magasin de cassettes, la caméra s’attarde sur The Thing ou Méduse, disant bien ce qui est en jeu dans ce médium pour chaque sujet: « l’obscur objet du désir », « ce qui me regarde », Et Atom Egoyan, narrateur de Calendar: « Je suis dans la chambre noire. » Chambre noire du cinéma, elle se divise à son tour: pornographie, mémoire; soit les deux « réponses » à la question dont Freud pouvait dire qu’elle était celle qui doublait toutes les autres: « D’où viennent les enfants ? » -ou les parents, ce qui revient au même. Une double archéologie clignote dans l’incertitude électronique de ses images: dans la psychiatrie de Next of Kin, l’alcôve triste de Family Viewing, ou le cimetière vidéo de Speaking Parts, et les églises arméniennes assassinées de Calendar. Le crâne de vanité et la tête de Méduse. « Vidéoquète contre vidéo-voyeuse » (François Ramasse).

D’où viennent les enfants ? Car il y a conflit. Dans Family Viewing, se trouve sûrement la scène la plus emblématique de l’art d’Atom Egoyan (sa mise en abîme qui fait fonctionner l’une dans l’autre les deux limites vidéos du sujet): quand le héros, Van, découvre que son père, passionné d’éthologie (ce n’est sûrement pas un hasard qu’il soit question là du fonctionnement de l’animal humain), enregistre sa pornographie domestique sur les images de la grand-mère arménienne dans son âge mûr (dans The Adjuster, Seta détruit les photos de Beyrouth pour garder les films pornos). L’écran devient alors un champ de bataille où luttent la mémoire, qui constitue le sujet en le scindant, et la pornographie, qui le scinde en le constituant; la pornographie est un corps étranger à la mémoire et la mémoire un corps étranger à la pornographie. Atom Egoyan avec l’art contemporain ici aussi: contemporain pêle-mêle de Kantor, Boltanski, Beuys, Raynaud, Gerz, Opalka, Richter, Eva Hesse, Vostell, Pina Bausch, etc., c’est-à-dire de tous les artistes lazaréens, qui ont inventé des dispositifs inédits pour inscrire la question de la perte (le plus souvent du génocide) dans l’art, tous les artistes « experts en sm1stres », qui ont choisi de se maintenir et de créer dans l’énergie du négatif.

Autofiction. En effet, pas plus que le désir n’est attrapa ble, fûtce par la queue, l’Arménie ne l’est pour un enfant de la diaspora: elle s’éloigne de vidéo en vidéo, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’insiste pas. Comment devenir l’autre que je suis, telle est la question Egoyan (ce que métaphorise peut-être l’histoire du don d’organe raté de Speaking Parts … ). « ]e voulais devenir un petit canadien modèle ; l’accent de mon père me gênait beaucoup. » Sous l’éblouissement formel, et la fable sur l’inconscient, il n’est pas interdit de lire les cinq films comme une autofiction, voire les étapes d’une cure. Surtout à la lumière de Calendar qui semble boucler un cycle: est-ce vraiment fortuit si Atom Egoyan figure anonymement dans la famille arménienne de Next of Kin et s’il finit par jouer, avec Arsinée, « son propre rôle » dans Calendar, si ce dernier film (tourné lors du premier vrai voyage d’Atom Egoyan en Arménie) mêle fiction et réalité ? Une cohérence historique surdétermine les cohérences formelles; dans Next of Kin, un Canadien sans qualités, animé par le désir fou d’être un autre pour être quelqu’un, devient Arménien; dans Calendar, un photographe canadien d’origine arménienne constate l’altérité irréductible de son continent d’origine, le leurre des « racines », leur mort, alors que la vidéo (les autres films) faisaient croire à une vie ténue: il ne comprend rien à la« magie des lieux », à la langue encore moins (voir par exemple la longue scène du vieillard en gros plan), et à la foi encore moins qu’à la langue (pourquoi toucher une église? Qui est ce type sur la façade? – il s’agit du Christ); un temple lui évoque une banque; l’Arménie, pour la première fois, ce sont des images mortes, des images pour « calendrier ». Calendar n’est pas un film sur l’Arménie, mais un film sur le Canada, la Babel canadienne (Toronto) qu’incarne la ronde des femmes d’origines étrangères qui passent à la table du narrateur. « D’être ici m’a rendu d’ailleurs », phrase pivot du film dans une scène arménienne. Là où l’Arménie était, le Canada doit advenir (« s’ajuster »).

Egoyan et l’art ciné (« Ce que nous voyons »)

Art « mineur » ? Retour au cinéma (entendu comme l’ensemble, le « volume » télé-ciné-vidéo, « ce que nous voyons »). Et in Canada Egoyan comme Et in Arcadia ego: moi aussi je fus en Arménie, mais la mort (l’Arménie) existe même au Canada, terre de toutes les diasporas[7]. Mais aussi comme Et in cinéma Egoyan: clivage des images au cube, clivage du sujet par la vidéo, clivage des images vidéos, double redoublement sur le corps du cinéma de ce qui se joue sur le corps des sujets; on l’a vu chez Atom Egoyan, la continuité est totale entre le dispositif d’images (sa puissance de nouveauté), l’histoire en général d’un sujet contemporain et le « roman mémoriel » singulier de l’auteur[8]; à tel point que je voudrais suggérer qu’Atom Egoyan est très exactement ce que Gilles Deleuze a appelé un « artiste mineur » (Kafka ou les Straub, prototypes): minoritaire, il fait œuvre dans une langue majeure (la vidéo comme insert « contretout contre » la télé; le cinéma comme leur disjonction-conjonction), dans son œuvre tout est politique (« l’affaire individuelle devient d’autant plus nécessaire, plus indispensable, grossie au microscope, qu’une tout autre histoire s’agite en elle »), tout prend une valeur collective (parce que la conscience nationale est « souvent inactive dans la vie extérieure et toujours en voie de désagrégation », c’est l’art qui se trouve chargé de la fonction d’énonciation collective). Cette position « para-doxale » peut expliquer cette déclaration qui peut sembler paradoxale au regard de l’intrigue: « Calendar est peut-être le film le plus joyeux que j’aie jamais fait. »

Le corps d’une femme. Calendar est également un chant d’amour aux femmes de Toronto et à Arsinée Khanjian, restée en Arménie après les prises de vue pour le calendrier. Je parlais pour commencer de la véritable « expérience » pour l’oeil que représente le cinéma d’Egoyan. Il est temps, pour finir, de signaler que ce « Môbius-zapping »-qui correspond à l’« exposition » des corps à la vidéo (leur pesanteur) et à la télé (leur écrasement) -souffre une exception. Il y a un corps qui résiste, plus léger que l’une, non déformée par l’autre, et c’est celui d’Arsinée Khanjian. Elle est la seule (à l’exception du personnage interprété dans Speaking Parts, mais il semble qu’elle ait voulu jouer ce rôle contre l’avis d’Atom Egoyan) qui n’ait jamais besoin de la prothèse vidéo pour se constituer en sujet, le seul corps non violent, pacifié, de ces films, d’une grande beauté, souveraine. Le contraire d’un corps qui pourrait être l’objet d’une « greffe d’organe ». Arsinée n’est jamais du côté de la pornographie, pas plus qu’elle n’est du côté de la mémoire; pourtant, il n’y a pas plus érotique, ni plus arménienne que l’actrice. Littéralement, sa temporalité n’est jamais celle des autres personnages: dans Next of Kin, elle est la soeur qui échappe à la névrose diasporique familiale ; elle fait fantasmer les hommes dans Family Viewing; elle visionne des films pornos pour les censurer dans The Adjuster, et les enregistre pour sa soeur, pas pour elle; autrement dit, elle tient toujours le bon bout de la chaîne du désir.

Utopie. En un mot, dans le cinéma renouvelé d’Egoyan, le corps d’ Arsinée est un corps de cinéma, un corps venu du cinéma d’avant sa mort prise dans la « Fin de l’Histoire », un corps glorieux, ressuscité, celui d’une « star », qu’il retrouve après les traversées du miroir que j’ai évoquées, formelles, psychanalytiques, biographiques; Arsinée Khanjian à mi-chemin d’Ingrid Bergman et d’Anna Magnani … La question de l’Artciné devient… celle de l’Arsinée. Il renaît dans Calendar, étendu, métamorphosé, comme éclate la liberté de la femme et de l’actrice: elle circule seule entre les images et les langues, à la façon du cinéma, espéranto des yeux. Dissymétries. Atom « et » Arsinée: Atom-vidéo « et » télévision et Arsinée-cinéma, AtomCanada et Arsinée-Arménie et Canada. Gilles Deleuze note que l’artiste « mineur » est souvent en quête d’un peuple qui n’existe pas encore. Arsinée pourrait bien figurer ici ce peuple à venir (à elle seule, toutes les femmes du Canada originaires du pourtour méditerranéen) pour Atom, qui lui se sait désormais canadien: « Si j’avais un enfant, quelle culture lui donner? », demande-telle dans Calendar; pour lui la question ne se pose pas. Arsinée ou l’utopie cinématographique et politique. On pense à la femme, à la droite du tableau de Poussin, en surnombre dans le jeu perspectif,« qui vient d’ailleurs » (Lévi-Strauss), et qui pourrait être l’Arcadie en personne. Cinéma recommencé, Canada « ajusté » … Et in Arsinée, Egoyan …

Post-scriptum (Kafka et les Antilles)

Peu de choses à ajouter à ce texte- publié une première fois en novembre dernier lors de la rétrospective consacrée au cinéaste par la Galerie nationale du Jeu de Paume. Sinon ma conviction de plus en plus forte (et les quelques conseils de lecture qui vont avec … ) que le concept de « littérature (et d’art) mineur » – superposition, identité, branchement de l’invention du sujet, du renouvellement des formes et du devenir d’une communauté – forgé par Deleuze-Guattari à la suite de Kafka (1975), pourrait bien être un des plus indispensables (comme, pour d’autres raisons, l’écriture, engagement de la forme selon Barthes, ou le champ et son autonomie selon Bourdieu) pour penser ici et maintenant les rapports de l’art et de la politique: une part de plus en plus importante de l’art et de la politique, une part de plus en plus importante de l’art qui se fait (dans les domaines « high » comme « low », P.O.L. comme rap) et de la politique qu’il faudrait faire. L’immanence (l’utopie) de la seconde dans le premier.

Avec le bouleversement actuel des quatre points cardinaux (Est et Sud passant à l’Ouest et au Nord, mur de Berlin et guerre du Golfe, Mandela, Sarajevo, Gaza-Jéricho … ), et la déterritorialisation planétaire accélérée (filistrie gombrowiczienne généralisée, après l’heure des patries?), les paradigmes juif (identité divisée, non coïncidence à soi) et créole (coïncidence mais en mosaïque, identité multiple)- il y en a d’autres et ceux-ci sont mêlés: Egoyan semble participer des deux – cessent en effet d’être marginaux (dans l’empire) ou périphériques (hors de lui) pour devenir centraux et majeurs pour penser notre culture (le second généralisation du premier?)

Rappelons qu’ils n’ont évidemment jamais été mineurs au sens le plus ordinaire du mot. Lire au passage les livres récents et décisifs de Régine Robin (Le Deuil de l’origine, une langue en trop, la langue en moins, Presses universitaires de Vincennes, sur Freud, Kafka, Canetti, Perec) et David Bellos (Geoges Perec, une vie dans les mots, Seuil) sur la surdétermination juive polonaise de l’auteur de La Disparition, je me souviens, Espèces d’espaces … ; ou le récent débat (à reconstituer comme un puzzle car il est consciencieusement éludé par ses protagonistes mêmes … ) Rafaël Confiant, Édouard Glissant, Aimé Césaire – c’est-à-dire: négritude-créolisation-créolité, le triangle qui circonscrit aujourd’hui l’identité caraïbe (Cahier d’un retour au pays natal, Le Discours antillais, Éloge de la créolité en perspective… ).

Kafka et les Antilles donc: l’art peut appeler son peuple, littéralement l’attendre, l’anticiper, l’inventer; c’est, je crois, un des enjeux (pas formellement formel, pas plus que ne l’est la question de la télé) du cinéma d’Atom Egoyan « arménien du Canada » (de Next of Kin à Calendar) – Deleuze analyse d’ailleurs le cinéma « canadien » de Pierre Perrault entre Resnais et les Straub et Lino Brocka et Glauber Rocha. C’est évidemment là, autrement formulée, toute la « question-Rushdie », la question que condensent ce nom et cette œuvre: celle du « multiculturalisme » (en politique) qui traverse chaque individu, et (en art) des procédures formelles qui la disent. Dont chaque sujet, a fortiori chaque œuvre, refond pour son compte les données. Loin de tout communautarisme (même si la communauté est en cause) comme nous le serinent chaque matin les pourfendeurs du « politically correct ».

Aux antipodes aussi de toute « postmodernité », comme de la « world-fiction » (à ce sujet, voir les articles de Pascale Casanova dans Liber) et autres « coprods » qui s’échangent en traduction simultanée à Francfort (L’Eco … Umberto, devenue unité de compte littéraire européenne … ), comme du tour du monde des clochers et des clichés (la nouvelle et déjà vieille « littérature de voyage »). Au passage (bis, et pour finir): il faut aussi lire Rushdie (pas seulement le totémiser ou le réduire au roman). Patries imaginaires par exemple, ou La Fin de l’histoire?, un entretien de 1992 reproduit dans le numéro 1 de La République des lettres (avec, notamment, Alain Finkielkraut, une merveille d’interlocuteur qui condense lui, toutes les « défaites de la pensée »: ce n’est pas seulement en politique que la gauche est passée depuis dix ans à droite … ). Rushdie, indien britannique, et son éloge fort deleuzien de toutes les « impuretés » ( « high » and « law », nord et sud). Comment devenir les Français que nous sommes ? Art et politique: comme Egoyan, Kafka, Perec ou Césaire, il parle aussi de cela … A suivre.

Bibliographie

Titres pour une bibliographie partielle des thèmes de ce texte :

Atom Egoyan, Speaking parts, Toronto, Coach House Press, 1993.
François Ramasse, « La vidéo mode d’emploi », Positif, Paris, n° 343, septembre 1989.
Paul Virilio, « Une vidéogéométrie », Le Monde, Paris, supplément du Festival d’Automne, 1993.
Jean Radvanyi (sous la direction de), Le cinéma arménien, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1993.
Sylvain Garel et André Paquet (sous la direction de), Les cinémas du Canada, Paris, Editions du Centre Pompidou.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Les Editions de Minuit, 1983.
Gilles Deleuze, Cinéma, 2 volumes, Paris, Les Editions de Minuit, 1983.

Notes

[1] Lire, par exemple, les propos de Serge Daney, « trafic au Jeu de Paume », Cahiers du cinéma, Paris, no 458, « Spécial Serge Daney »,Juillet-août 1992, pp. 60-71.

[2] Sur Arnaud Despléchin, lire l’entretien avec Les Inrockuptibles repris dans Cinéma parlant, Les Inrockuptibles, 1993; sur Haneke, lire Dominique Païni, « La trace et l’aura, à propos de Benny’s video », Art Press, Paris, hors série n° 14, « Un second siècle pour le cinéma », 1993, pp. 18-23.

[3] Je me permets de renvoyer à mon texte: « Shoah ou la Disparition » De la littérature française, sous la direction de Denis Hollier, Paris, Bordas, 1993.

[4] Voir à ce sujet François Albéra, « Anomique cinéma, le cinéma au-delà de l’esthétique », Art Press, Paris, hors série n° 14, « Un second siècle pour le cinéma », 1993, pp. 10-17.

[5] Atom Egoyan; citation extraite, comme toutes les autres incluses dans ce texte, des entretiens avec le cinéaste cités en bibliographie.

[6] « Pour la première fois, disait Benjamin, [la caméra] nous ouvre l’ expérience de l’inconscient visuel comme la psychanalyse nous ouvre l’expérience de l’inconscient instinctif. »

[7] Voir à ce sujet l’article de David Clandfield sur les mutations de Toronto, Les cinémas du Canada, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1993.

[8] Régine Robin, Le Roman mémoriel, Montréal, Le Préambule, 1989.

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