Entreront-ils au Louvre ?

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[Cet article est paru originellement dans la Quinzaine littéraire n° 563, parue le 1er octobre 1990.]

 

Le 12 mars 1990 paraissait dans Libération le manifeste suivant : Pour que les chefs d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux. « Le Grand Louvre du XXe siècle constituera le lieu de reconnaissance des formes d’art existant dans ce qu’elles ont de plus remarquable. Pourtant rien n’est officiellement prévu pour accueillir les objets issus des cultures africaines, américaines, arctiques, asiatiques et océaniennes dans ce qui deviendrait alors la huitième section. En effet, malgré le soutien de principe que les plus hautes autorités de la République apportent à cette proposition, des freins semblent se manifester à plusieurs niveaux du Grand Louvre. Ces résistances sont d’autant plus inquiétantes que le cahier des charges concernant la distribution des surfaces doit être prochainement déposé. Si aucune décision n’est prise, la France de 1989 aura entériné, par un aveuglement qui n’est pas sans rappeler celui qui a justifié la nuit coloniale, l’exclusion pour les décennies à venir des œuvres majeures produites par les trois quarts de l’humanité. Nous demandons instamment l’ouverture de la VIIIe section du Grand Louvre ».

Rien n’est officiellement prévu pour accueillir les objets issus des cultures africaines, américaines, arctiques, asiatiques et océaniennes, œuvres produites par les trois quarts de l’humanité.

Initiateur du projet : Jacques Kerchache, ancien marchand, expert international, commissaire d’expositions, auteur d’un inventaire critique mondial des musées, coauteur surtout « du » livre – phare l’Art africain (Citadelles 1988, avec J.L. Paudrat et L. Stephan). Pour une proposition qui semble relever du simple bon sens dans la France du Bicentenaire (le Louvre, museum central des arts, fut créé par la Convention) et qui est loin d’être nouvelle. Dès 1920, dans le Bulletin de la vie artistique, Felix Fénéon posait la question à « vingt ethnographes ou explorateurs, artistes ou esthéticiens, collectionneurs ou marchands » : « Les arts lointains seront-ils admis au Louvre ? » Oui à la majorité, et un spectre de réponses où on lit par anticipation tous les conflits d’aujourd’hui. Vieille affaire qui date de l’art moderne, qui a fait entrer ces formes dans l’espace plastique universel : pourquoi pas, en 1990, dans le même lieu, qui existe désormais sous la pyramide (d’autant que l’Islam va sortir des réserves), sinon dans tout autre endroit auquel pourrait être insufflée une identique légitimité. Trente ans après les indépendances, pourquoi ne pas rendre réel le Musée imaginaire ?

Grand Louvre mis à part, c’est le moment aussi pour deux autres raisons : la fin des coupures épistémologiques comme des coupures raciales, la décrépitude (pour rester poli) des institutions, dont les arts premiers, primordiaux, lointains (au choix) sont la vocation. Un double mouvement est arrivé à terme ces dernières années : la science (l’ethnologie) a rejoint l’art moderne, et les musées ont rattrapé la science (sociologie de l’art). Dans le sillage des travaux de Jean Laude, l’art nègre des artistes a permis de repenser l’objet africain des ethnologues. « L’art africain » est né. Fini le paradigme dogon, et l’art « tribal », sans histoire ni artistes. Parallèlement, la création d’Orsay a fait la preuve que les œuvres pouvaient être « situées » sans être « réduites ». Fin des faux débats qui opposaient ethnologie et esthétique, « pièces à conviction » et « pièges à séduction » (Paudrat), analyses externes et internes, contemplation et compréhension dans la réception de l’art occidental, fin d’une différence fictive entre art d’ici (à admirer) et œuvres de là-bas (à étudier). Effondrement contemporain des deux institutions qui exposent à Paris les arts lointains, qui n’existaient pas en 1920, lors de l’enquête de Fénéon : le Musée de l’Homme, ouvert en 1938, et où rien ne semble avoir bougé, ni une vitrine, ni un cartel, depuis le retour de la Mission Dakar-Djibouti, le Musée des Arts Africains et Océaniens de la Porte Dorée, ex-Musée permanent des colonies (1931) ex-Musée de la France d’outre-mer, beau au bois (de Vincennes) dormant, à l’instar des crocodiles du Nil, rois de l’aquarium, qui subsiste en sous-sol, lestant de son poids de nature les civilisations représentées à l’étage. Le désastre est d’autant plus grave que depuis quelques années le marché de l’art en général, de ces arts en particulier, flambe et que la politique audacieuse d’achats, voulue par la Direction des musées de France, suppose un lieu d’accueil et de présentation, qui aimante le flux des œuvres. Paradoxe : le seul musée digne en France des grands exemples étrangers, Metropolitan de New York ou Dahlem de Berlin, digne du Louvre nouveau, est un musée privé, le Musée Dapper, (50 avenue Victor Hugo). Dix expositions depuis sa fondation en 1986, venu du musée de Vienne, les noces réussies d’un accrochage — mise en scène et du travail scientifique et pédagogique.

« Monsieur le Premier ministre, je dois vous dire aussi que les statuettes du Bénin, d’Ife, de Djenné, du Congo, ont la nostalgie du Louvre. Il ne s’agit pas de créer un nouveau marché pour les marchands d’art, Ceci devrait conduire à la mise en valeur, au renforcement, au renouvellement d’autres musées spécialisés sur l’Afrique. Paris, plaque tournante des cultures du monde, vaut bien grand musée sur l’Afrique ».

Ainsi s’exprimait en janvier le nouveau président du Conseil international des musées, le Malien Alpha Oumar Konaré. Autrement dit : oui au Louvre, oui à autre chose, façon de laisser évoluer la controverse. Laquelle semble néanmoins pour le moment bloquée dans un face à face (un dos à dos) entre Kerchache, et les freins désignés par le manifeste. Entre deux logiques, la logique du collectionneur ou du marchand, la logique du conservateur. Là où on pourrait espérer voir prévaloir l’alliance du savant et du politique.

Le collectionneur : contrairement à ce que lui reprochent ses adversaires, on peut s’interroger : Jacques Kerchache ne demande-t-il pas trop peu, en bataillant pour constituer au Louvre « la plus belle section d’art premier du monde ». 1 000 mètres carrés pour quatre-vingt chefs d’œuvre. Son combat répète celui de ses pairs des années 20, Léonce Rosenberg ou Paul Guillaume qui parlait des « pièces à la fois significatives et authentiques qui seules méritent une consécration définitive ». Or les chefs-d’œuvre dont parle Kerchache ont une histoire qui les a peu à peu consacrés tels, et qui peut les détrôner. N’y a-t-il pas un reste d’ethnocentrisme dans cette vision uniquement symbolique d’une huitième section du Louvre ? Pourquoi laisser nues les grandes œuvres lointaines, quand les chefs-d’œuvre occidentaux ont gagné le droit d’être entourés de toutes les productions ordinaires, tableaux d’histoire du XVIe ou pompiers fin XIXe ? Pourquoi toujours deux poids, deux mesures ? Si l’art africain (ou océanien ou américain…) entre au Louvre, qu’il ait droit au même cortège que la Victoire de Samothrace ou l’enlèvement des Sabines…

Plus personne aujourd’hui ne se range aux positions de Salomon Reinach sur « les arts arriérés ». Au contraire, Alain Erlande-Brandenburg directeur-adjoint des musées de France, raconte son émotion de médiéviste devant la statuaire non occidentale. Comme Kerchache, il cite Malraux. Non, son objection au projet serait plutôt celui que citait, en 1920, Charles Vignier : « Un conservateur d’un grand musée me disait : Nous n’achetons pas d’objets sassanides parce que nous n’avons pas encore ouvert cette série ». « On ne fait pas un musée comme on fait un livre » dit-il, et « le Grand Louvre n’est pas si grand que nous-mêmes le croyions. » Si Alain Erlande-Brandenburg n’exclut pas que puissent s’y tenir des expositions temporaires, sa logique de conservateur l’amène à privilégier la continuité. « Il faut bien voir les musées parisiens comme une constellation ». Impossible de toucher au Musée de l’homme, qui appartient à l’Education Nationale, mais le MAAO [1] va être totalement rénové. Nouvel accrochage qui devrait donner tout leur volume aux statues, politique offensive d’achats et d’expositions (ces jours-ci, « de jade et de nacre, patrimoine artistique kanak »,) réflexion sur la place que le musée pourrait prendre dans le cadre global d’un rééquilibrage de Paris vers l’Est: Depuis mars (une coïncidence ?), un spécialiste planche sur un rapport. Une mesure fondamentale semble cependant inenvisageable : le déménagement de l’aquarium !

A écouter Jacques Kerchache et Alain Erlande-Brandenburg, difficile de ne pas leur donner raison, l’un dans le symbolique (ou dans le réel au sens lacanien) l’autre dans le réel ou le symbolique. Ceci posé, il doit bien y avoir un moyen de concilier les deux : l’imaginaire ? Est-il impensable d’imaginer que tout puisse être repensé ? Là aussi, les conditions semblent réunies. Mitterrand qui a déjà laissé passer Mandela, puis La Baule, pour faire savoir qu’il se voulait anti-impérialiste, trouverait là l’occasion d’un geste de prestige mondial intelligent. Tout nouveau directeur des musées de France, Jacques Sallois une forte façon d’inaugurer son mandat. Quant à Jacques Chirac, il tiendrait là, un geste pour Paris, aussi important que le Mundial de 1998. Si le Louvre reste interdit, ce qui n’est pas absolument prouvé, on doit bien pouvoir imaginer une redistribution de la carte parisienne, des musées. La réunion des collections complémentaires du MAAO et du Musée de l’homme dans « le grand musée sur l’Afrique » souhaité par Konaré. Au lieu de toiletter le MAAO, pourquoi ne pas y accueillir le Musée de l’homme, ou faire l’inverse si les poissons sont décidément intransportables. Le musée de la Marine serait alors transféré en lisière du bois de Vincennes, nul doute qu’il ne verrait pas l’aquarium d’un mauvais œil. Peut-être s’agit-il là d’une gratuite partie de Monopoly, car les collections appartiennent à des ministères différents. Mais Jospin tient-il à demeurer ministre des Dogons ? Chevènement, patron du Musée de la Marine, a-t-il la moindre réticence à devenir celui des tortues molles ? Sans compter que cette refonte pourrait croiser celle qui se profile à l’horizon du Musée d’Art moderne : « les si contestables « Magiciens de la terre » auront au moins eu ce mérite de démontrer la vitalité au présent des « trois quarts de l’humanité ».

Et ceux-ci, et l’art, valent bien un peu d’utopie, d’imagination enfin au pouvoir. Est-il interdit de croire réaliste, une allégorie comme il y en a tant au Louvre : un collectionneur (l’amour), un conservateur (la mémoire), un savant (la vérité), un politique (le droit), dansant autour d’un masque nègre ?

[1] MAAO, Musée des Arts africains et océaniens.

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