Entreront-ils au Louvre ? (suite)

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[Cet article est paru originellement dans la Quinzaine littéraire n° 566 parue le 16 novembre 1990.]

 

Près de cent ans après que l’art moderne ait fait entrer les arts « primitifs » dans l’art mondial, alors que la réflexion sur« l’art africain » a su penser ensemble l’objet des anthropologues et l’art nègre des artistes, la question se pose, plus que jamais, de savoir si les institutions dont c’est la vocation, sauront prendre acte de l’état du savoir et du regard (pour ne rien dire de celui du monde). Paris saura-t-il se doter du musée que requiert l’art des trois quart de l’humanité ? Ou faudra-t-il ajouter un chapitre au livre classique de Jeanne Laurent sur les rendez-vous manqués entre « arts et pouvoirs » ?

Le 12 mars dernier, un collectionneur, Jacques Kerchache, rendait public un manifeste « pour que les chefs d’œuvre du monde naissent libres et égaux », signé par une centaine d’intellectuels et d’artistes et demandant la création d’une huitième section du Grand Louvre. Incompréhension des intéressés, flottement… (voir « Entreront-ils au Louvre ?« ), puis soudaine accélération depuis la rentrée : prenant visiblement toute la mesure politique et épistémologique du problème, le nouveau directeur des Musées de France, Jacques Sallois, a fait le geste symbolique attendu : le 25 octobre a été rendu public un décret faisant du « musée des arts d’Afrique et d’Océanie » le douzième Grand Département des Musées de France, à égalité avec les sept départements du Louvre, Orsay, Versailles, Guimet, les Antiquités nationales.

Arts d’Afrique et d’Océanie

Jacques Sallois a profité de l’occasion pour annoncer une première série de mesures. De son côté, Kerchache ne désarme pas. Les deux plans sont antagonistes et, peut-être, complémentaires. Le premier a l’avantage d’être en cours de réalisation, le second a l’oreille non négligeable de l’Elysée, en l’occurrence de Laure Adler, conseillère du président de la République, après avoir longtemps bénéficié du soutien de Jacques Attali. Plus personne ne parle du Louvre. Pour Jacques Sallois, le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie doit (en attendant mieux, ou plus ?) s’installer dans l’actuel Musée des Arts Africains et Océaniens de la Porte Dorée, qui va être totalement réaménagé (l’aile gauche pour une Afrique réunifiée, débarrassée de la coupure saharienne, l’aile droite pour une Océanie, augmentée des collections du Musée des Antiquités nationales) et sa muséographie repensée. De grandes expositions sur le modèle d’Afrique forme sonores ou d’Art kanak, doivent y voir le jour, et l’art contemporain y pénétrer. Enfin l’ex-MAAO devrait devenir un centre scientifique international (bibliothèque de 70 000 volumes, colloques…). Et une refonte est en cours de la formation des conservateurs. Jacques Kerchache, lui, propose que la colline du Trocadéro soit tout entière consacrée aux arts lointains. Face à un Musée de l’homme rénové, se tiendrait (en lieu et place de l’actuel Musée des Monuments français) un grand Musée des arts « primitifs », qui accueillerait les pièces maitresses des collections du MAAO et du Musée de l’homme réunis. L’ex-MAAO serait transformé en musée de l’histoire du colonialisme et des mouvements de libération.

Un conseil scientifique

Si l’exigence du Trocadéro et du parvis des Droits de l’Homme, semble difficilement contestable (d’autant que Jacques Sallois n’a toujours pas trouvé le moyen de vider le MAAO de son aquarium !), on peut être à l’inverse surpris de voir Kerchache reproduire, une nouvelle fois, dans son projet la division caduque qu’il s’agit justement d’effacer : ici, les chefs-d’œuvre, « pièges à séduction », là, les objets « pièces à conviction ». En mettant de l’eau dans son vin, Jacques Kerchache n’a pas modifié sa composition. Jacques Sallois lui, va à l’envi répétant : « mon verre est petit mais je trinque alentour », histoire de laisser entendre que le « mouvement » qu’il amorce pourrait aller jusqu’à la révolution, qu’il n’entame pas, si des interlocuteurs se réveillent. D’apparence plus timide que celui du collectionneur, le plan du Directeur des Musées de France pourrait se révéler plus subtil parce qu’il vise à s’assurer le concours de forces initialement opposées. Plus politique. Comment comprendre autrement les contradictions qui sont les siennes ? Pour assurer la mutation du MAAO il maintient en poste l’ancienne direction, largement responsable de la « stagnation » (comme on dirait en URSS), et la coiffe d’un conseil scientifique de très haut niveau (Paudrat, Bozo, Viatte, Kaufmann, Ravenhill…) international, aux pouvoirs illimités (installation le 21 novembre). Dont il confie la présidence à l’archéologue Jean Devisse, quand l’enjeu est précisément de sortir les arts lointains de l’ethnologisme et de l’archéologisme. D’à moitié vide le verre de Sallois pourrait devenir vite à moitié plein…

Quel Musée de l’Homme ?

Il faut pour cela que Lionel Jospin, ministre de tutelle du Musée de l’Homme, veuille bien boire. En « décrétant » la création d’un Grand Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, Sallois a fait d’une pierre deux coups : l’hypothèque du Louvre s’est trouvée effacée, et le désir symbolique satisfait. Reste que ce musée est inimaginable sans la fusion des collections parallèles du MAAO et du Musée de l’Homme. Une nouvelle question remplace l’interrogation du printemps (« Entreront-ils au Louvre ? ») : « Sortiront-ils du Musée de l’Homme ? » A comprendre aussi au pied de la lettre, quand on sait que cette institution, en dehors même de son archaïsme muséographique, se comporte en forteresse assiégée : la direction a refusé de prêter ses objets kanaks pour l’actuelle exposition du MAAO ! Pour l’heure, aucune négociation n’est en cours avec l’Education Nationale en vue du changement de tutelle du Musée de l’Homme et de sa réforme. C’est pourtant désormais le problème urgent que vont avoir à traiter, tant Laure Adler, que les membres du Conseil Scientifique et Jacques Sallois. Sinon, le décret risque de ne jamais passer la barre du réel, c’est-à-dire aussi de l’imaginaire. (A suivre).

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