Le silure et l’ornithorynque

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[Cet article est originellement paru dans art press n° 190 d’avril 1994.]

 

Imaginerait-t-on de déposer une pomme devant Cézanne ? Un vrai chat, ou un faucon, à l’entrée des salles égyptiennes du Louvre ? Un poisson, un agneau, sous les œuvres du Haut Moyen Age chrétien ?… C’est très exactement ce qui est arrivé, jusqu’à fin janvier, au Musée des Arts Africains et Océaniens de la Porte Dorée à Paris. Un vrai silure, en son aquarium, faisait les honneurs de Vallées du Niger. Lapsus, je suppose… mais comme tel porteur de vérité : les arts des sociétés sans écriture pencheraient toujours du côté de la nature (exotisme, sauvagerie, art mimétique, tribal et anonyme), ou de la seule religion (le « sacré » des ethnologues, pas de l’art du tout). Un petit siècle après Les demoiselles d’Avignon, trente ans après La pensée sauvage, et… cinq après le manifeste lancé par le collectionneur Jacques Kerchache parti à l’assaut du Louvre, pour que « les chefs d’œuvres du monde naissent libres et égaux en droit », la même indigence continue de règner dans les principales institutions françaises vouées aux arts lointains – A tel point qu’il revient à un musée privé, Dapper, de traiter ces objets comme ils le méritent (notre couverture). Après Luba, aux sources du Zaïre, en ce moment, bientôt les Dogons, fondateurs de l’africanisme hexagonal seront revisités

Il faut aussi l’avouer : chez les pourfendeurs de cette misère, le fantôme du primitif rôde plus souvent qu’à son tour : art « originel », art « premier » etc… . Le prospectus d’une nouvelle collection de livres parle d’objets  » témoins de la perfection des gestes fondateurs » (deux fois sic : éthnologisme plus esthétisme). Lévy-Bruhl encore et toujours, plutôt que Lévi-Strauss. Lisez aussi l’entretien avec Baselitz peintre et collectionneur dans ce numéro, écoutez Jacques Kerchache son intervieweur, pourtant le grand perturbateur du Bicentenaire (les Tainos au Petit Palais)… Alors que tous les travaux (je renvoie aux deux indispensables « Mazenod » sur les arts Africains et Océaniens et à la Bibliothèque déjà nourrie des catalogues Dapper) nous ont appris justement le contraire. Ces arts ne sont pas plus « originels » ni « premiers » que les cathédrales ou les retables médiévaux -il n’y a là nulle source privilégiée où prendre un bon bain de formes régénérant – mais produits d’autres civilisations qui ont leur histoire et leur art, leurs temporalités propres, justiciables des mêmes méthodes et du même regard que ceux qu’on applique à l’art d’Occident (qu’en retour l’anthropologie nous a appris à voir autrement… ).

Mon hypothèse est que cette régression tenace (dont ce malheureux poisson est l’otage) n’est que l’une des faces du grand Retour à l’Ordre (un vrai polyèdre, soit dit en passant… ), qu’elle est tristement complémentaire de la haine de l’art contemporain « dégénéré » -qui a soufflé avec l’Esprit que l’on sait ces derniers mois ; dans les deux cas, des objets irréductibles à la petite messe dévote de l’art suscitent le malaise : comme au début du siècle… (voir l’article de Hughes-François Debailleux sur les collectionneurs qui sont souvent les mêmes). Et le revers exact de l’idéologie du « cabinet de curiosité » qui tend à remplacer aujourd’hui toute pensée en termes d’Histoire et d’Histoire de l’art : nouvelle panacée, de « l’Invitation à l’Insolite », slogan national du récent mois des musées, aux lieux d’art contemporain les plus « branchés » (notre prochain numéro consacrera un dossier au plus réussi d’entre eux, le château d’Oiron). Le trou noir primitiviste concernant les continents noirs débouche directement sur les cabinets noirs

Faut-il rappeler que l’exposition Barnes (qui légua sa fondation- une sorte de contre-cabinet de curiosité mêlant art nègre et contemporain -à une université black) fut en France la dernière grande occasion manquée de lier, et de délier, tout cela. L’âme au corps au Grand Palais peut y aider. Cela dit, c’est à Orsay (comme une rémunération de l’opération Barnes) que vient de s’ouvrir l’exposition généalogique (au sens de Nietzsche, mise en perspective du présent pour le présent) qui peut permettre de le faire. Due à une historienne, Chantal Georgel, La jeunesse des musées (jusqu’au 8 mai) raconte justement celle des musées de province dans la France du XIXè (disons du Cousin Pons à Bouvard et Pécuchet). Au cœur de celle-ci, précisément, leur émancipation difficile par rapport à ce modèle (qui revient aujourd’hui) du « bric-à-brac », des « cabinets de merveilles » héritiers des Découvertes, qui confondent histoire naturelle, beaux arts, antiquités et exotisme sous le signe du monstrueux et du singulier. « Encyclopédies superposées » (Roland Shaer). L’un d’eux est reconstitué à Orsay : un œuf brodé, une tête réduite Néo-Zélandaise, un papillon ayant appartenu à Victoria… et un ornithorynque… une bande-son en dévide l’inventaire façon Prévert… Ce mois-ci (sur le chemin du MAAO, du Musée de l’Homme ou d’Oiron) le détour par Orsay vaut tous les éditos d’Art-press

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