De « l’œil de napoléon » aux Napoléon de l’œil

D

(d’une tâche aveugle « parisienne »)

[Cet article est paru originellement dans la revue Les Temps Modernes n° 617 du 20 février 2002]

 

 « On a fermé le laboratoire du vingtième siècle ». Par cette formule-choc, Harold Rosenberg annonçait l’un des premiers, « la chute de Paris » dans La tradition du nouveau [1], dont c’était, dans tous les sens, l’un des chapitres, histoire et géographie confondues… Il y reprenait un article initialement paru dans la Partisan review en 1940. Le débat revient aujourd’hui sur le mode de la déploration : le 9 juin dernier, Le Monde titrait : Le lent effacement de l’art français sur la scène mondiale. Prenant appui sur l’ouverture de la Foire de Bâle (le tribunal suprême du moment du marché de l’art), Philippe Dagen rendait public le rapport du sociologue Alain Quemin, disciple de Raymonde Moulin, sur Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain. En février, un rapport parlementaire (du député Yves Dauge) sur les instituts français alertait ses collègues sur la fin de l’influence française. Branle-bas de combat : Bernard Pivot transforme la chose en Bouillon de culture. Olivier Poivre d’Arvor directeur de l’Association Française d’Action Artistique, réagit à Avignon à la mi-juillet devant les conseillers culturels français du monde. Soixante ans après l’article de Rosenberg, un immense vrai faux débat semble sur le point de s’engager – celui de l’été, après le Loft de printemps ? Après le débat de l’écran, un débat-écran ? [2].

Je m’explique : le rapport Quemin dresse un assez juste état des lieux, marchands et institutionnels, qui ne fait au passage que confirmer ce que lui apprend le baromètre « réputationnel » annuel du Kunst Kompass qu’il analyse : la domination sans partage des Etats-Unis puis de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne (que ce baromètre produit autant qu’il le constate…). La France fait de plus en plus, figure de dominée chez les dominants (parmi les cent premiers de ce jugement dernier du marché, figurent Boltanski, Buren, Calle, Huyghe et Gonzales-Foster ; en 1970 Vasarely, Arman et Klein appartenaient aux dix premiers, ne demeure que Boltanski). Pour avoir une chance comme artiste issu de la périphérie (Est ou Sud), mieux vaut résider dans un pays du centre (Ouest ou Nord). Ce constat dressé, Alain Quemin propose, c’est sa fonction, « quelques pistes pour promouvoir l’art contemporain français à l’étranger ». C’est là que son rapport bifurque, vers… son absence de soubassement : aucune réflexion esthétique, géopolitique et j’oserai dire sociologique en effet, ne l’étaie : sa sociologie est externe, fort peu bourdieusienne – les œuvres, les expositions, les accrochages ne sont jamais son problème – or deux œuvres qui se ressemblent (énoncé), issues de zones différentes peuvent signifier différemment (énonciation)… Il y a pour le rapporteur, les Pays et leur politique culturelle, et l’Art, implicitement toujours pensé sous le régime « moderne ». Par un curieux concept de nationalité à l’ancienne, il élude la question identitaire ; par ignorance de la médiation du champ artistique, il pose curieusement la question de la domination. Pour Quemin, l’art est créé par l’art (autonomie absolue moderne) et diffusé par les pays (hétéronomie totale coloniale). Donc… l’état devrait mieux soutenir les galeries françaises qui devraient quant à elle défendre « l’art français »: « Il est certain que la défense des artistes de son propre pays passe tout d’abord par la présentation qui est faite de leur œuvre au niveau national  » [3]. Comme si la question des nationalités n’était pas, en période de mondialisation, une des questions les plus complexes de l’art lui-même, un de ses objets : pour Quemin, qui montre pourtant bien ce qu’elle recouvre de domination accrue, le métissage est une « mode » qui passera. Comme si l’art contemporain était la suite de l’art moderne, qui s’est lui produit en rupture, mais dans l’ère des nations fixes (le prolongement de ce qu’il était à la création du Louvre par Vivant Denon, « l’œil de Napoléon », j’y reviendrai), comme s’il était au sens strict « post moderne »

Il suffit de consulter le programme de la Documenta XI (qui s’ouvre le 8 juin 2002 (dans une ligne visiblement voisine de la Documenta X de Catherine David) et qui ne comporte aucun français parmi les six curators qui assistent Okwui Einwezor son directeur (nigérian de Chicago, ancien responsable de la Biennale de Johannesburg 1997) pour mesurer le provincialisme du rapport : cinq « plateformes » préparent la manifestation proprement dite, trois ont déjà eu lieu, à Berlin et Vienne (Democracy unrealized), à New Delhi (Experiments with truth), à Sainte-Lucie (Créolité et créolisation) [4], la dernière sera consacrée en mars à quatre métropoles africaines. Quemin, lui, conclut sur le trop d’état et le pas assez de marché, surtout sur… le déficit de la peinture : « Voici une dizaine d’années, Raymonde Moulin insistait sur l’opposition entre figuration et abstraction. Il nous semble qu’aujourd’hui, l’opposition fondamentale au sein du monde de l’art contemporain serait davantage celle qui oppose d’une part tenants de la peinture et, d’autre part, partisans d’autres formes de création que sont les installations, la vidéo ou le multimédia ». Autrement dit, pour être défendu (et vendu), l’art doit être défendable : se conformer à des canons « modernes » de l’immédiat après-guerre (de la seconde Ecole de Paris)

Histoire-géographie-théorie de l’art

On l’aura compris, Quemin ne mène nulle part… ou plutôt si : au lieu de problématiser en 2001, cette étrange notion – trois fois étrange – d' »art contemporain français » (et cette autre qui ne l’est pas moins, d' »art international »), à réactiver la querelle française de l’art contemporain. A rouvrir à la circulation, cette voie de garage intellectuelle, qui occupe les revues depuis 1983 (Jean Clair : Considérations sur l’état des Beaux-Arts, recopiant à l’envers le texte classique de Walter Benjamin sur la photographie), voire depuis 1977 (ouverture du Centre Pompidou par un Duchamp alchimique revue par Jean Clair justement, pamphlet de Baudrillard sur « l’effet Beaubourg » annonçant son plus récent Complot de l’art de Libération, repris dans Ecran total). En l’occurrence son trottoir Jean Clair. Et fournir de l’eau au « moulin » de Dagen [5].

Cette querelle, je crois que ce que j’appellerai la parabole  » Picasso-Citroën-Clair-Lavier » la peut résumer, et qu’à elle seule, elle condense, éclaire (et la périme). Décembre 1999-janvier 2000 : alors que Citroën a baptisé Picasso sa Xsara, au nom de l’art et de son sacré (l’aura), Jean Clair proteste dans Libération ; en réaction, Bertrand Lavier fait le carton de nouvel an du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, surenchérissant sur Citroën : une photo de la signature Picasso de la carrosserie. Et définissant l’art contemporain, face au paraphe du démiurge Picasso, comme sa multiplication indéfinie. Tout est dit [6]. N’en déplaise à Clair ou Baudrillard, l’art contemporain n’est justement plus l’art moderne (de Courbet à Picasso). Alors que ce dernier est un art de la résistance à la reproductibilité technique, un art non « moyen », l’art contemporain (art de la fin de l’art ?) est ici un art « d’après la photographie », moyen, démocratique comme il est, ce qui est de plus publique notoriété, un art « pour le musée » [7]. Issu, via le Pop art et les Nouveaux réalistes, de Marcel Duchamp : ready-made, nu descendant photographiquement l’escalier, et moustache à la Joconde (c’est-à-dire griffonnée sur sa « reproduction »). On pourrait ici citer, comme un parfait instantané de cela, visible dans Les années pop, la toile de d’Edward Ruscha de 1960, Felix, où le chat du même nom fait irruption dans un Rothko, le crève… L’art contemporain ? sous un énoncé « post moderne », une énonciation ancienne. Artiste contemporain absolu évidemment : Andy Warhol. Pour le dire autrement, un art « officiel » par définition, c’est-à-dire, commandé par les collectionneurs, les galeries ou l’Etat comme autrefois par les princes ou l’église (en France plus que partout ailleurs, tradition monarchique oblige), un art « intellectuel » ou « conceptuel » au sens de Quemin, c’est à dire tenant un rôle social voisin de celui qu’assumait l’art ancien [8]. Une subversion (qui n’est plus jamais une, qui juste hérite de ses formes) subventionnée – et c’est très bien (ou très mauvais) comme ça (face à un artiste aujourd’hui la bonne question est peut-être de se demander s’il est Poussin – autonomie- où Le Brun – hétéronomie)

Aujourd’hui -c’est la nouveauté qui provoque des rapports Quemin et des papiers Dagen… – cette mutation, qui date grosso modo de 1960 [9], en croise une autre qui date de 1989 et après (basculement de l’Est-Ouest en Nord-Sud, chute du mur de Berlin, guerre du Golfe), de la mondialisation irréversible de la planète, de la fin programmée des cultures ataviques (il n’y en jamais eu) mais de leur fantasme -fut-il celui « progressiste » des premières nations. Nous sommes entrés dans ce que Gombrowicz dans son roman argentin (Trans-atlantique, 1947), nommait la filistrie, l’ère des fils qui succède à celle des pères… , un autre régime des rapports centre-périphérie [10]. Cette mutation multiplie, complexifie, brouille la première. Nous sommes passé de l’Autre qui hante la modernité (le primitivisme) aux autres d’une planète unifiée, à l’ère des « branchements » (Jean-Loup Amselle), des « identités de frontière » (Claudio Magris). Les œuvres, comme le montre très bien Edouard Glissant (Introduction à une poétique du divers) sont créées de façon irréversible, quelles que soient leur temporalités originelles, « en présence » les unes de toutes les autres, de tous les pays et de tous les temps. Symétrique de l’énoncé moderne de l’art contemporain, une créolisation (un métissage) des formes, qui donne plus que jamais, lieu à un « art international » -un peu comme il y eut un art européen au Quattrocento. Corollaire : Paris n’est plus dans Paris, dans le domaine de l’art contemporain comme ailleurs [11]. On est passé de L’école de Paris à Paris pour escale -pour reprendre les titres emblématiques de la double exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 2000… Reste à savoir à quelles conditions, il pourrait y revenir, il ne peut sûrement s’agir du même Paris… . En 1945, il s’agissait du passage hégélien (dans la traduction esthétique- romantique téléologique qu’a pu en donner Clement Greenberg, histoire et géographie confondues, Amérique et monochrome [12]) du centre de gravité du monde, de Paris à New York… il s’agit aujourd’hui du démarrage d’une autre histoire. Les questions du « monde de l’art » et des « arts du monde » changent : il ne sert à rien de regretter la mondialisation au nom des patries, et la vidéo (trop intellectuelle, sic) au nom de la peinture (ah l’odeur de la térébenthine… ). Le mixage des formes ne fait pas automatiquement un champ autonome de l’art. Il pourrait même dissimuler une domination accrue. Rien n’est peut-être justement plus trompeur que ce lieu commun d' »art international » qui dissimule plus qu’il n’éclaire les enjeux (énonciations) de pratiques (d’énoncés) apparemment semblables. Il serait temps de débrouiller les paradoxes de la « glocalisation » tel que l’art contemporain les reflète, tel surtout qu’il devrait les réfléchir, voire comme tout bon miroir, les inverser… A quelles conditions un véritable « partage d’exotismes », un authentique « plateau de l’humanité » est-il possible ? Quel champ de l’art induisent-ils ? C’est là l’objet de ces quelques remarques… sur des impasses qui ne sont pas (seulement) celles de l’état français… . Plutôt celles de « Paris »… dans les têtes. Il serait temps de s’émanciper enfin de « l’œil de Napoléon »…

Cabinet de curiosité

En effet, Paris, ces dernières années (depuis les historiques Magiciens de la terre de I989 qui pour la première fois croisaient les deux mutations : sous les formes « post modernes », quel art contemporain ? sous la périphérie dissolvant le centre, quelles possibilités d’un champ mondial ?) semble n’avoir été capable que de centrisme planétaire et-ou de continuité moderne : Picasso sculpteur ou érotique… ces jours-ci Dubuffet émasculé de l’art brut. Les seules expositions majeures des dernières années dont « je me souviens » – comme d’évènements intellectuels (qui sortirent de la grande monographie, de la tranche de manuel, ou de l’exposition dite de confort façon Fondation Cartier) se situent dans la question, donc ne la posent pas : Voilà. Le monde dans la tête (Suzanne Pagé avec Christian Boltanski et Bertrand Lavier) au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris et sa lutte contre le kitsch millénariste, Posséder et détruire, stratégies sexuelles dans l’art d’Occident, puis tout récemment Le crime de la peinture (Régis Michel) au cœur du Louvre, et leur lecture bataillienne de l’art. Azerty, la magnifique collection du Frac Limousin (Frederic Paul) l’art contemporain comme chimiquement pur, qui retournait au rez-de-chaussée du Centre Pompidou les dramatiques Années pop, retournées elles à la culture de masse… Etc., etc… « Je me souviens » que les expositions rivales de Rosalind Kraus ou Georges Didi-Huberman, L’informe ou L’empreinte toutes deux obsédées par l’après Greenberg laissaient soigneusement la géographie, le monde non-occidental, de côté. Et que Voici (Thierry De Duve), au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles au printemps dernier, dont l’interrogation était la même, montrait 100 ans d’art moderne (Manet charnière permanente) sous le titre : 100 ans d’art contemporain. Exception absolue : l’extraordinaire La mort n’en saura rien au Musée des Arts Africains et Océaniens en 2000 (Yves Le Fur) qui montre (monte) ensemble des reliques d’Europe (Bavière, Suisse) et d’Océanie : des crânes peints, déformés, parés d’époques différentes [13]. Une sorte de faux cabinet de curiosité, la seule exposition dont on aimerait qu’elle préfigure non seulement le prochain Quai Branly mais un retour (intellectuel) de Paris dans Paris…

Cabinet de curiosité : c’est en effet (à l’ombre de la querelle de l’art contemporain), le nom de cette impasse qui part de Paris, dont je souhaite maintenant souligner l’extension européenne (continentale). La régression inattendue, en boucle, à ce qu’une importante exposition d’Orsay (Chantal Georgel, 1995) a pu montrer sous le nom de « jeunesse des musées », la façon dominante d’impenser et la parenté art contemporain-art ancien, et le nouveau rapport aux autres : d’exhiber cet impensé, de l’exposer. Alors que ce fut autrefois (du temps de l’Ancien Régime), la réserve même de ce qui restait à penser, à classer. Le « bric-à-brac », des « cabinets de merveilles », héritiers des Découvertes, qui confondent histoire naturelle, beaux-arts, antiquités et exotisme sous le signe du monstrueux et du singulier. « Encyclopédies superposées » (Roland Shaer) qu’organisent la loi simple des ressemblances et des différences. Cabinet de curiosité : la tache aveugle de « l’œil de Napoléon » : je renvoie de nouveau à l’exposition du Louvre de 1999 sur son fondateur (1747-1825), contemporain faut-il le rappeler, de Hegel (« l’art est désormais une chose du passé ») : dans l’une des sections de celle-ci, on pouvait admirer, à l’enseigne du Crible et la fourmi, la collection réunie par Vivant Denon dans son appartement du quai Voltaire (en marge de son pillage pour le compte de l’Empereur qui était sa façon à lui de finir l’art en le rassemblant) : 224 tableaux (dont le Gilles de Watteau), 3000 dessins et objets divers mexicains, péruviens, mélanésiens, japonais autant qu’antiques et égyptiens, et un « reliquaire humoristique » ; cette collection privée exactement au point de passage entre le cabinet de curiosité des siècles précédents, sa taxinomie sauvage, et le musée tel qu’il nait au siècle dernier. Revenus à l’occasion de l’étape présente de l’art contemporain à l’heure de la mondialisation, le mot et la chose ont fini par tout envahir, des Biennales aux plus petites expositions des FRAC, via le Grand Palais (L’amé au corps de Jean Clair et Jean-Pierre Changeux) – (ce fut même le nom d’un « mois des musées » il y a quelques années) [14]. De plus en plus relique, de moins en moins humour… Vivant Denon, horizon indépassé de « Paris » ?

Il faudra de ce point de vue rendre un jour hommage au si décrié Werner Spiess, éphémère premier conservateur du Musée National d’Art Moderne, lors de la réouverture du Centre Pompidou en janvier 2000… . A la question, qu’il eut enfin l’audace de poser, de l’articulation moderne-contemporain, sa réponse en forme de clinamen, fut de dévier l’axe du siècle de la ligne droite (moderne) Matisse-abstraction, autour de la charnière surréaliste (« un art qui ne part plus de l’art mais d’un vaste inventaire du monde visible « ) et au cœur de celle-ci, de placer le laboratoire mental de son fondateur. « Nous avons reconstitué le fameux atelier de Breton 42 rue Fontaine, avec ses cabinets de curiosité, ses entorses au gout. A partir de cette pièce noire, dans cette partie du Musée, les choses vont rayonner. On est vraiment dans une chambre de combustion, ou plus noblement, c’est un nucleus  » [15]. Dans l’appartement habité par Breton de 1922 à 1966, on pouvait en effet, voir montés côte à côte, un Picabia et des coquillages, masques nègres, trouvailles urbaines et art des fous… On ne saurait être plus direct : tout l’art contemporain se trouve versé sous la rubrique « cabinet de curiosité », ce que manifestait alors l’incohérence militante de l’accrochage du 3è étage du Centre (et des expositions comme Jour de fête, qu’on aurait cru faites pour illustrer Baudrillard et son Complot de l’art). A rebours toute vers A rebours. Avec qui plus est chez Spiess, une vision « cabinet de curiosité » du « cabinet de curiosité » : ce dernier n’a évidemment pas le même sens aujourd’hui que celui qu’il avait pour Breton… Plutôt que de se calquer sur le Borges chinois dont Michel Foucault fit l’incipit des Mots et les choses, il aurait été mieux inspiré de relire Pierre Ménard, auteur du Quichotte, lequel lui aurait enseigné que la même chose énoncée autrement n’est plus la même, qu’il n’est pas du tout sûr qu’en 2000, le cabinet de curiosité d’André Breton n’ait pas été métamorphosé par l’histoire. Rendre hommage à Werner Spiess donc : grâce à lui, le Musée d’Art Moderne du Centre Pompidou a, un an durant, prôné le non-dit des autres comme une solution, exhiber une tâche aveugle, celle de presque tous, comme s’il s’agissait d’un soleil… [16]. Alors qu’ici et maintenant, ce non-dit plus ou moins déformé, traduit, dilué, se propage presque partout, ultime avatar de l’œil de Napoléon. Partage d’exotisme (anthropologie) ici, plateau d’humanité (esthétique) là. Fuite en avant (arrière) vers l’homme ici – et pour finir restauration religieuse, vers l’art là – et pour finir revival alchimique.

Du cabinet de curiosité au « partage d’exotisme »

Venise 1997 : commissaire général de la Biennale, qu’en paléo-moderne mélancolique, il baptise Identité-altérité (on sait son gout très prononcé pour la figure, de préférence morte… ), Jean Clair décrète qu’il n’existe pas d’art non occidental car trop englué dans la religion. Dans ces mêmes années, c’est à Jean-Hubert Martin qu’il est revenu d’incarner l’alternative. A cause évidemment des Magiciens de la terre de 1989 (« les autres » si l’on veut, défaisant l’opposition simple de l’ici et de l’ailleurs). En 1995, au château de Oiron dans les Deux Sèvres de façon plus discrète (mais surement plus lourde de conséquences), il inventait un « cabinet de curiosité contemporain » : Curios et mirabilia ; cinquante artistes d’aujourd’hui se glissent dans l’art ancien des salles du XVIe siècle : de Bruly Bouabré à Rutault, de Wiener à Delwoye, de Spoerri à Varini… (la modernité greenbergienne est habilement convoquée dans une « salle de la peinture ultime »). J’incline à y lire comme un post-scriptum, un aveu… un peu le retour du refoulé des Magiciens : à la fois le juste pressentiment que l’art contemporain retrouve le rôle de l’art ancien (Boltanski peintre de vanité), et que la périphérie gagne le centre, mais l’immédiate conversion de ceux-ci en inoffensif jeu « formel » (les monstres hybrides de Thomas Grünfeld), en chatoiement des singularités. Très clairement le mort saisit le vif…

Ce qu’il va faire totalement à Lyon avec Partage d’exotismes, la Biennale de l’été 2000 : le modèle Oiron et ses facilités taxinomiques y digère la percée des Magiciens, le cabinet de curiosité généralisé devient le nouveau paradigme : et l’horizon, et ce qui le bouche. On aurait pu attendre beaucoup de ce regroupement de cent-vingt artistes des cinq continents, sous le signe assumé par les promoteurs locaux de  » Segalen et du Club Med « . A l’arrivée, catastrophe : « Les œuvres seront regroupées par catégories reposant sur leur fonction, leur sens et leur relation aux attitudes humaines » : exotiser, incarner, cloner, tatouer, masquer, vêtir, habiter, transporter, manger, aimer, sexuer, changer, combattre, territoires, souffrir, guérir, mourir, idolâtrer, prier, interpréter, cosmos, prédire. Autrement dit, classées dans ces vingt-deux cases prétendument universelles, réduite à illustrer une anthropologie pour classe terminale. Parallèlement, selon des affinités « formelles » qui n’ont d’autre signification que leur ressemblance pour l’œil occidental (plus que jamais… de Napoléon) : ainsi les géométriques Sol Lewitt et Esther Malangiu (ou Felipe Toki et François Morellet). Pour ne rien dire de certains lapsus : de l’affiche de la Biennale, une photo d’Andrea Robbins et Max Becher German indians montrant des allemands disciples de Karl May en quête d’un retour à la pureté ethnique des premières nations, au néo-colonial « comptoir de la bonne volonté » de Jean-Sylvain Bieth…

Il arrive à Jean-Hubert Martin de se référer au surréalisme. Dans l’exposition Le surréalisme en 1947 (quatre-vingt-sept artistes issus de vingt-quatre pays), André Breton avait convié des artistes à réaliser des « autels » (c’est l’époque de « l’art monnaie de l’absolu », Martin se réclame aussi de Malraux).  » L’idée purement théorique d’un culte, avec tout ce qu’elle précipite de rêveries, d’émotions et d’élans dans l’enfance devait naturellement s’imposer à nous comme moyen » [17]. Après un passage (sans moyens) à la tête du Musée des Arts Africains et Océaniens, désormais directeur du Kunstmuseum de Düsseldorf, Jean-Hubert Martin a été explicitement recruté pour en faire le premier musée européen de la « glocalisation », le premier musée total d’art ancien, moderne et contemporain, de tous les pays. Exposition inaugurale dont il disait en mars 2000 espérer « un scandale sans sexe ni violence »: Autels du monde. Sous-titre : L’art de s’agenouiller (sic). Parti des Magiciens et passé par Oiron, le « partage d’exotisme » aboutit donc à une véritable Restauration religieuse assumée, en deçà même du cabinet de curiosité (qui au moins manifestait les prémices d’une sécularisation) – trace de ce dernier au passage : l’inclusion du catholicisme, de la franc-maçonnerie, d’un Elvis Presley peep-show et d’un autel du groupe de rock Bap, histoire de montrer qu’on n’est pas dupe… Lors du vernissage fin aout 2001, les autels étaient, d’heure en heure, bénis par des desservants de tous les cultes, il y avait un calendrier de bénédictions comme autant de performances. Agnostique, Martin justifie ce retournement (comme un gant) de l’histoire même du musée par anticolonialisme, comme une façon de mettre l’Occident au diapason des autres (écho de Breton qui lui voyait dans la Seconde Guerre Mondiale, la justification d’un retour aux « atours du sacré »). Cent-quatre vingt autels avaient été retenus par les commissaires, soixante-six figurent à Düsseldorf. Pour justifier cette sélection, il invoque des « critères visuels » : « l’œil de l’art contemporain » (c’est à dire de Napoléon à l’ère d’Internet). Et c’est vrai que rien ne ressemble plus à une installation qu’un autel, à un autel qu’une installation. Et que tout le problème est là, sûrement pas la solution… De Oiron, j’ai pu écrire que « plastiquement splendide et épistémologiquement fausse ». Atterré par le côté « exposition coloniale » (le « glauqual »?) de Lyon, je reprendrai la formule pour Düsseldorf : c’est également que l’inauthentique, le créole, la bouteille de Fanta omniprésente ou les stupéfiants autels coréens de bureau ou d’automobile, contredisent l’agenouillement et, bien mieux que Presley, montrent le bricolage religieux universel entre névrose et art

Suite (sans fin) : au début de l’été, l’Ecole des Beaux-Arts de Paris annonce qu’elle va se doter d’un cours d’anthropologie – quand c’est d’un enseignement de sociologie de l’art que les étudiants auraient besoin. Sous la surface de la mondialisation, de l’examen des stratégies singulières par la sociologie d’un Bourdieu [18]… A quelles conditions un champ mondial autonome de l’art (par rapport au marché, pas uniquement de l’art) est-il possible, comment penser sa possible émergence sous la « créolisation » des formes (l’art international), à quelle condition faire du « partage d’exotisme » le contraire, l’utopie, du non-partage économique ? Ce pourrait être la tâche de « Paris » : penser à égale distance du local (les racines anthropologiques) et du global (l’abandon au marché), les conditions d’émergence d’un « universel non ratifié par Paris » (Gombrowicz encore). J’insiste : deux œuvres analogues formellement n’ont le plus souvent rien à voir (et inversement). Exemple ici et maintenant : comment regarder le travail d’un artiste comme Wang-Du, montré à Lyon tout l’été, nouvelle vedette du marché (promu par la plus importante galerie suisse), qui semble refaire plus de trente-ans plus tard les gestes de Warhol (Je veux être un média : des Poivre-d’Arvor ou des Monica en 3 D) : en « artiste international » ? ou en dominé ne dominant pas sa domination ? De façon générale, le travail des artistes faisant « escale à Paris » ? Ou les œuvres des artistes africains de la Diaspora : pour un Barthélémy Toguo (présent dans Partage d’exotismes) réfléchissant sa situation dans ses pièces, combien d’artistes pour Paris [19]

Du cabinet de curiosité au « plateau de l’humanité »

« Je suis ce qu’on appelle un penseur sauvage qui se délecte de la teneur mythique et utopique engendrée par la production de l’esprit humain  » [20]. Autrement dit ni historien de l’art (Spiess), ni conservateur (Martin)… Anarchiste jungien, précurseur absolu via son Musée des Obsessions, du retour du « cabinet de curiosité », Harald Szeeman, la plus grande « star du monde de l’art  » (depuis Quand les attitudes deviennent forme en 1969) nous rappelle Quemin, fut le commissaire des deux dernières Biennales de Venise. Si Jean Clair et sa carte d’identité sont son repoussoir proclamé, le débat avec Jean-Hubert Martin semble tout aussi évident : on l’a vu passer ces dernières années de l’Autre (à Lyon, titre de la Biennale qui précéda Partage d’exotismes) aux autres… A Venise cet été, fut réaccroché Map d’Alighiero et Boetti, le patchwork coloré de drapeaux d’une planète rassurante. En 1999 déjà, Szeeman proclamait son intention de dissoudre le vieux dispositif de la manifestation, figée dans des pavillons nationaux datant du temps des empires pour donner enfin, une plus juste image du champ mondial de l’art. Résultat : une certaine déception dans les Giardini et la Corderie (dAPERTutto, APERTOoverALL, APERTOparTOUT, APERTOüberALL) : les autres ressemblaient finalement beaucoup à l’Autre de naguère, et cet Autre (pour de pures raisons contingentes, nous disait Harald Szeeman) était chinois ; je citais Wand-Du qui fit là sa grande entrée… Dans l’arc spatial des postures chinoises semblait d’ailleurs se décliner comme l’histoire du devenir colonial puis post-colonial du pays (de Cai Guo Quiang et ses « cent sculptures pour cour de ferme » -exotisme pur à l’ancienne, à Wang Xin Wei et son tableau d’un enfant chinois qui vient de briser le Grand Verre ou Zhou Tiehai et sa peinture d’allure situationniste – pensée à la Ruscha de ce qui se passe ici et maintenant, en passant par les très « internationaux » Zhan Huan, Chen-Zhen ou Wang Du donc – mais sur tout cela pas une ligne… : en lieu et place de l’analyse de cette participation chinoise, le catalogue s’ouvrait d’ailleurs sur une sorte de poème litanique du commissaire-artiste. D’où, au plus bas niveau, celui du simple bric-à-brac, une sorte de cabinet de curiosité [21].

Dans le Last minute roman fleuve, qui entame a contrario le catalogue de cet année, s’il réintronise Jean Clair dans le rôle de l’adversaire, Szeeman s’en prend très visiblement à l’anthropologie, à l’exotisme (aux différences) au nom de l’art, de l’humanité (de l’unité). Je rappelais Voici au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles au printemps 2001 : Thierry de Duve prônait une curieuse inversion des schémas hégéliens de Clement Greenberg : l’art comme miroir de l’humanité spectatrice. Partant d’autres prémisses, à Venise 2001, Szeemann semble pousser au bout la même logique afin de dissoudre les nations dans une humanité esthétiquement envisagé. A l’entrée du pavillon italien, sous l’œil (sic) de l’acéphale marcheur de Rodin, une installation humoristique réunit toutes les statuaires, toutes les idoles du monde, en dérision de l’anthropologie et de ses fétiches : son titre : « plateau de la pensée ». A l’entrée de la Corderie, le garçon accroupi « sans titre » de Ron Mueck (découvert à Sensation à Londres), le contraire d’un scribe, le contraire du Penseur : Rodin des bois plutôt, un guetteur blanc… un sphinx nous renseigne le catalogue, qui trouve son répondant dans le désormais célèbre (interdit à Varsovie) Jean-Paul II de Mauricio Cattelan, jeté à terre par une météorite. Un véritable manifeste pour une « humanité » débarrassée de toute transcendance, de toute anthropologie, degré zéro et table rase, nudité, plateau-miroir…

De fait la corderie et les Giardini fonctionnaient cette année, hors les pavillons nationaux, comme l’œuvre composite d’un anonyme, international et prolixe August Sander : soldats bosniaques, chambres de torture américaines, sans-abris milanais, équipes de foot, mannequins, clubs de pécheurs à la ligne etc. Au passage, la Biennale 2001 bouleverse la donne dans la photographie entendue au sens restreint. Alors que la photo plasticienne avait peu à peu supplanté la photo d’art à l’ancienne (contemporaine de l’art moderne), et que la photoreportage lorgnait par ses cadrages, ses lieux d’exposition, vers le statut de la photo plasticienne, Szeemann redonne sa place au reportage et à la naïveté de son rapport au « réel », à « l’humanité », lui confère d’un coup le statut qu’elle réclamait. Cristina Garcia Rodero et ses images de cérémonies vaudoues ne fait pas fortuitement la couverture du catalogue… Face à « l’autel » façon Jean-Hubert Martin, le « plateau de l’humanité » est un écran documentaire – télévisé ? – volontairement brouillé, zappé : là encore une version inédite du cabinet de curiosité, l’affirmation de la toute-puissance de l’œil souverain du commissaire-artiste sur l’art de la planète [22]. D’un œil, du « Napoléon de l’œil » (de Napoléon)…

Du côté des vieux pavillons nationaux, le degré d’intégration au « plateau d’humanité » est variable (les pays les plus dominés sur le marché mondial, jouent l’art national – ce que Quemin réclame au fond à la France de faire – où, tel le Brésil, le choix par un commissaire extérieur de « l’art international » du moment). A ce jeu c’est la Belgique qui s’en sort le mieux, grâce à la peinture de Luc Tymans Mwana Kitoko Beautiful White Man, et en ville avec La trahison des images : les  » sculptures génétiques  » de Jacques Lizène ironisent le « plateau »). « Entre » les pavillons, arrivent d’autre part de nouvelles nations. Voire un continent : hors les murs, en ville, se tenait Authentic-Ex-centric, in and out Africa : comme avec les chinois, l’arc des postures possibles (les plus excitants : Yinka Shonibare : Vacation et Berni Searle : Snow white). Enfin, s’accroit le nomadisme des artistes hors nations : Oleg Kulik qui dit désormais « se composer russe comme un collage », représente… le Montenegro. La Diaspora est l’autre nom du plateau d’humanité. Ce qui est à penser… sinon le plateau écrasera l’humanité comme dans les pièce emblématiques et littérales (Floor et Who am we ?) de l’américain-coréen Do-Ho Suh. Obsédé par l’énergétique Beuysienne, Szeeman s’en garde, mais il distribue pour le faire des cartes… géographiques : le plan de cette Biennale de transition 2001 a des allures de tableau de Mendeleiev des possibles identitaires…

Les deux Tate

Et si « Paris » était le nom d’un obstacle épistémologique : celui d’une confusion, histoire-géographie, entre territoire, langue et nation- qui atteignit son apogée à l’heure de Vivant Denon-, dont un Quemin, un Dagen sont prisonniers ? Il faut peut-être habiter Trieste (ou Trinidad, ou Toronto ou Buenos-Aires [23]) pour comprendre aujourd’hui le monde. Ou Bruxelles (voir Venise). Ou Londres, la capitale d’un empire plus à l’aise que Paris avec son passé (j’écris ces lignes en aout 2001, alors qu’Hubert Védrine vient « sans repentance » de se rendre au Rwanda) : Londres donc qui répond par anticipation, au défi de Venise 1999 et 2001 (Harald Szeeman), de Lyon 2000 et de Düsseldorf 2001 (Jean-Hubert Martin), et of course au Centre Pompidou. Non, comme le pense Quemin, parce que le British Council est plus malin que l’Association Française d’Action Artistique (il l’est assurément, mais je signale en passant à Quemin que l’art anglais promu « officiellement » est ô combien « intellectuel » et loin de la peinture : qu’on songe les animaux sectionnés dans le formol de Damien Hirst où aux monstres des frères Chapman) mais parce que, post-colonialisme oblige, Londres au moins pose les questions de la « fin de Londres ». Les expose [24].

Lors de l’ouverture de la Tate Modern le 12 mai 2000, toute la presse a parlé de l’usine réhabilité par Herzog et de Meuron à Bankside, et tout simplement oublié la Tate Britain, elle aussi entièrement revue et corrigée. Laquelle en 1897 avait été fondée comme Tate National Gallery of British art, puis en 1917 augmentée d’une mission d’exposer l’art international. Des tâches que l’invention de la Tate Modern redistribue. Toutes deux constituent un dispositif complexe à quatre espace-temps. Qui exhibe le croisement actuel des deux questions : qu’en est-il de l’articulation art ancien-moderne-contemporain, où en est-on des rapports centre-périphérie ?. D’un côté, un accrochage repensé des collections permanentes, de l’autre leur traversée polémique par une exposition temporaire. Solution imaginée par Lars Nittve, le maitre d’œuvre suédois de la Tate Modern (histoire de faire de nécessité-la faiblesse des collections modernes- vertu, mais pas uniquement) : l’art moderne se trouve effacé, compressé, entre ancien et contemporain – « nous avons délibérément choisi une structure antérieure au modernisme  » : « nature morte, objets et vie quotidienne » (Léger, Duchamp-Picabia avec Fischli et Weiss, Cragg), « paysage, matière et environnement » (Long avec Monet, Rothko, Beuys), « nu, action et corps » (Matisse avec Marlène Dumas, Giacometti, Newman non loin de Steve Mac Queen ou Gillian Wearing), « histoire, mémoire et société » (Flavin, Mondrian, Picasso avec Warhol). Autrement dit, le vif saisit le mort, à un énoncé moderne, répond une énonciation ancienne, tel est l’art contemporain (on a pu à juste titre parler du « moyen-âge de l’art contemporain ») [25]. A leur tour, les quatre sections sont perturbées par différentes autres configurations, présentations monographiques, ou historico-thématiques. Remaniée, la Tate Britain est désormais vouée à l’art « british ». On y parcourt le fantasme-fantôme d’un art « anglais » (cent œuvres, du XVIe siècle à Gilbert and Georges, Gillian Wearing et Damien Hirst, via William Blake et Turner) Quatre sections : Privé et public, Littérature et imagination, Patrie et ailleurs, Artistes et modèles, là aussi un mélange d’art ancien, moderne et contemporain, organisé selon ces quatre énonciations.

Les exhibitions temporaires : en mai 2000, Louise Bourgois et Mona Hatoum, la première à Bankside, la seconde à Millbank inaugurèrent les lieux. Ici, sous l’immense nef de la salle des turbines, l’art moderne en personne : trois tours d’acier et une araignée géante couvant ses œufs de marbre de Louise Bourgeois, l' »exilée » (née à Paris en 1911, arrivée à New-York en 1938, naturalisée en 1951) emblématique de l’époque d’Harold Rosenberg, passée du centre au centre. Titres psychanalytique des pièces : I do I undo I redo et Maman. No comment… Là, au-delà de Westminster, sur l’autre rive de la Tamise, traversant pareillement tout l’édifice comme un manifeste inverse : l' »apatride » (née en 1952 palestinienne du Liban, vivant à Londres depuis 1975) Mona Hatoum, pour Mouli-Julienne, Continental drift, Homebound, des installations barbelées et électrifiées, aussi politiques -lourdement- que celles de Bourgeois sont freudiennes, baptisées : The entire world as a foreign land, autrement dit une version négative de la filistrie (catalogue d’Edward Said à l’appui). Le dispositif Tate modern-Tate Britain donc ? Quatre hypothèses et leur jeu, quant à l’identité artistique de l’universel contemporain et du contemporain universel : impérial (le contemporain dans l’ancien), nouveau (l’ancien dans le contemporain), l’exil d’hier (d’un centre à un autre), la créolisation de demain (l’universel non ratifié par Londres). L’état des lieux.

Harold Rosenberg :  » Parce que le moderne était souvent inhumain, l’humanité moderne pouvait s’exprimer en utilisant les termes de cet art. Parce que Paris était en art aux antipodes du nationalisme, l’art de chaque nation s’affirmait à travers Paris « . La fin de Paris c’est d’abord la fin de Paris comme lieu où l’on pose les questions de la fin de Paris (l’art contemporain « moderne-ancien », la périphérie au centre). Ou l’on fait des rapports Quemin face à des Palais de Tokyo (hier face à un Jeu de Paume aujourd’hui naufragé, bientôt face à la Fondation Pinault de l’île Seguin ?), comptant les « français » et les « peintres », et rejouant sans fin la querelle de l’art contemporain. Paris « chute » avant tout de ne pouvoir, alternative à cette impasse, mieux faire… qu’un certain pire – une régression : convertir « l’œil de Napoléon » en « Napoléon de l’œil », la panacée du « cabinet de curiosité », et son exportation européenne. Pour le dire autrement, Paris pour escale, oui, OK… mais à quelles conditions ? Sous « l’art international », le multiculturalisme et ses écrans, qu’en est-il des changements du champ de l’art aujourd’hui ? [26]. Entre Londres et sa Tate bicéphale, et Kassel -la Documenta XI s’ouvre en juin – il est grand temps de réouvrir le laboratoire parisien. A suivre…

Bibliographie sommaire

Harold Rosenberg : La tradition du nouveau, Minuit 1998. Alain Quemin : Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain, Ministère des Affaires Etrangères 2001. Clement Greenberg : Art et culture, Macula. Catalogue : Dominique Vivant Denon L’œil de Napoléon, Louvre. Joelle Busca: L’art contemporain africain, Perspectives sur l’art contemporain africain, L’Harmattan 2001. Beaubourg La collection. Catalogue La jeunesse des musées, Orsay. Catalogue Partage d’exotisme 2 vol. Le chateau d’Oiron et son cabinet de curiosités. Thierry De Duve : Voici. Catalogue Plateau de l’humanité 2 vol. Harald Szeeman : Exposer l’exposition La lettre volée Bruxelles

Notes

[1] Editions de Minuit 1962, réédité en 1998

[2] Qui, s’y j’en crois Rézo n° 6 le journal de l’AFAA, oppose non seulement les Affaires Etrangères et la Culture (Délégation aux Arts Plastiques) mais divise le Quai d’Orsay. Interrogé par Laure Adler, Hubert Védrine fait du Quemin (la France !), quand, deux pages plus haut, Poivre d’Arvor lui répond vertement (l’Art !). Dès mai, il demandait aux Centres Culturel Français de prévoir d’exposer les collections des FRAC. Dans Art-press de septembre, Catherine Millet emboite le pas à Dagen-Quemin… Cette déploration sur « l’art français » ne cesse pas dans le domaine de l’art contemporain, notamment depuis les débuts de « Lang 1 », depuis la création des Fonds Régionaux d’Art Contemporain. Pour un survol acerbe de la question, lire : Il n’y a toujours pas d’art français du critique Eric Troncy (1997) repris in Le colonel Moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier, Les presses du réel 1998. La question du rôle de la France dans le monde de l’art n’est pas exactement superposable.

[3] Il y a chez Quemin d’étonnants lapsus sur les noms propres « étrangers », et les nationalités des artistes. Et de curieux oublis sur les institutions : les musées exposent de l’art contemporain, pas seulement les FRAC et le FNAC.

[4] Le départ, annoncé en juillet dernier, de Catherine David ancienne co-responsable d’un Jeu de Paume qui a sombré dans un éternel art des années 50, et donc de la Documenta X de Kassel en 1997, à Rotterdam, est évidemment mauvais signe pour Paris (voir son point de vue « moderne » et « critique » sur l’état de l’art contemporain dans Le journal 15 du CNP de septembre 2001). On peut dire la même chose de l' »exil » de Jean-Hubert Martin à Düsseldorf (voir plus loin)

[5] De ce point de vue, l’été 2001 fut très fourni. Héros absolu : le prix Nobel de Littérature Gao Xingjian sino-français, « à la mode » dirait Quemin, dont Avignon a exposé les peu convaincants tableaux. Ce débat qui resurgit à chaque occasion, semble pris en tenaille entre les versions soft de Jean Clair (Philippe Dagen presque chaque jour dans Le Monde exaltant l’héroïque, sensuelle et sacro-sainte peinture ou déplorant son absence) et de Jean Baudrillard (Nicolas Bourriaud qui l’inverse en « esthétique relationnelle »). Ici retour au métier, là éloge du nul comme avant-garde maintenue, subversion sympa et « cool ». J’insiste sur Jean Clair et Jean Baudrillard plus que sur d’autres gens… ce sont en effet les deux principaux protagonistes de cette querelle – les deux seuls qui comptent, car issus de l’intérieur de l’art contemporain, tous deux comme Clement Greenberg, néo-hégéliens, ou post-kojèviens… convaincus d’une fin de l’histoire, le premier mélancolique, le second jubilant. Pour la version plus grand public de ces thèmes, voir ici Yasmina Reza (Art), et Jean Echenoz seconde manière (Je m’en vais, Goncourt 1999), et là, le numéro spécial de Beaux-Arts : Qu’est -ce que l’art (aujourd’hui) ? (15-12-1999, Fabrice Bousteau dir) – entre les deux, Plateforme de Michel Houellebecq (Michel travaille à la DAP)… Question : que va-t-il se passer au Palais de Tokyo (Nicolas Bourriaud, Jérôme Sans), censé rémunérer le défaut contemporain du Jeu de Paume ?

[6] Jean Clair : Un picasso, une poubelle, Libération 28-12-1999

[7] Je propose, mais ce n’est pas ici le lieu, qu’on réécrive les théorisations décisives de Walter Benjamin (L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique), et Pierre Bourdieu (Un art moyen), toutes deux différemment issus de Baudelaire – liaison de la question démocratique et de la question photographique – en ce sens. Ce qui évacuerait au passage la pensée lessingienne ou romantique de l’art en terme de médium. Photographique ou non, l’art contemporain est tout entier issu de l’invention de la photo autant que du musée, et c’est de la peinture qu’il assume l’ancienne fonction sociale (voir plus loin ce que je dis de la Tate Modern). D’où les questions de l' »high and low », et aujourd’hui de l' »au-delà du spectacle » qui s’y rattachent fondamentalement.

[8] Exemples pris parmi les expositions de l’été 2001 : Dan Graham, Gilbert and Georges, Raymond Hains, Jenny Holzer, Sigmar Polke, Andreas Gursky, Bertrand Lavier. Je voudrais au passage mentionner le livre qui rassemble tous les écrits de François Morellet Mais comment taire mes commentaires ? (ENSBA éditions, 1999) : peut-être le plus sûr manifeste, de la part d’un artiste formellement héritier de la plus rigoureuse des modernités, de ce qu’est l’art contemporain en tant qu’il n’est pas « moderne » – qu’on peut à notre tour résumer en quelques propositions : puisqu’un coup de dés jamais n’abolira le hasard, autant se contraindre à la contingence des formes ; l’artiste conçoit plus qu’il n’exécute, il n’est pas plus « artisan » que « créateur » ; il est un amateur plus qu’un « écorché vif » ; « l’umour » est son régime ; évidemment il travaille dans le monde, sans Dieu ni génie ni aura, « d’après la photographie » : à tous les niveaux, celle-ci relaie le travail : répétition, multiplicité, ready-made, œuvre éphémère, mise hors de soi de la « peinture », néon préféré à l’être, « en faire le moins possible », « arriver à ne rien dire » ; corollaire : c’est le regardeur qui fait le tableau ; enfin, puisqu’un coup de dés jamais n’abolira le hasard, le Livre se décline aujourd’hui en commandes publiques : en « art officiel ». Lire aussi le très lumineux texte de Ghislain Mollet-Viéville : Quand, comment et où y a-t-il de l’art ? (Le monde des débats, décembre 1999)

[9] Et qu’en France révèle, en grand et de façon irréversible, l’exposition Douze ans d’art contemporain en France, en 1972 au Grand Palais

[10] Nous savons désormais que l’Autriche-Hongrie ou les Caraïbes sont des modèles identitaires plus opératoires que les empires homogènes. Et aussi que, les grandes expériences « pathologiques » du siècle (Joyce, Kafka, Gombrowicz, Celan… ) ont à l’ère de la « glocalisation » une dimension anthropologique générale (je renvoie à l’article de Julia Kristeva sur Celan in Le Magazine Littéraire juillet 2001). Et donc qu’a fortiori, l’art, la littérature, sont plus que jamais des lieux d’exacerbation de cela (Deleuze-Guattari, Glissant, Magris, Said). Sous peine de tomber dans le produit global, la marchandise locale, ou pire : la seconde déguisé en premier.

[11] Paradoxe et parenthèse : il vient à peine de le devenir pour l’art ancien, de combler en tous cas un vide et un ridicule : plus que le Musée du Quai Branly (2004 ?), le pavillon des Sessions du Louvre (arraché par dix ans de campagne de Jacques Kerchache qui vient de disparaitre) achève le rêve de Vivant Denon, et le combat au choix de cent ou de dix ans pour que « les chefs d’œuvres du monde naissent libres et égaux en droit ». Vivant Denon : je renvoie à l’exposition de 1999 au Louvre, L’œil de Napoléon, conçue par son lointain successeur Pierre Rosenberg, qui était paradoxalement hostile au Pavillon des Sessions. Sur le musée du Quai Branly, à l’heure où j’écris, aucune information ne filtre – le secret est surement qu’il n’y a pas de secret, sinon qu’à Paris continue un débat entre esthétique (« pièges à séduction », des œuvres à contempler) et ethnologie (« pièces à conviction », des objets à comprendre), que tant les artistes modernes (Apollinaire, Picasso) que les savants d’aujourd’hui (Leiris, Laude, Paudrat) ont périmé depuis longtemps – puisqu’il s’agit en fait et surtout, d’un conflit de disciplines socialement constituées. Pour ne rien dire de la réflexion qui court, de Quatremère de Quincy à André Malraux, sur le musée, la sécularisation et la métamorphose des objets et des œuvres -qui n’est pas si différente s’agissant de ceux d’ici et de ceux d’ailleurs – pour nous, le sourire de La Joconde est tout aussi anthropologiquement énigmatique que celui d’un masque du Bénin. Voir plus loin ce que je rapporte de la solution aujourd’hui expérimentée à Düsseldorf. Sur le futur Quai Branly, lire les textes de Maurice Godelier et Germain Viatte dans Le débat n° 108, janv-fev 2000. D’autre part, le lumineux texte d’Alban Bensa dans le catalogue Partage d’exotismes t 1

[12] Pour ce « grand récit » moderne, lire Art et culture, Macula 198

[13] Je ne renvoie pas par hasard à cette exposition, ou à L’œil de Napoléon… En effet même si la place ici manque pour développer cette question autrement qu’au regard du contemporain et de la créolisation, il faut bien voir que ce qui se joue dans la cécité de « Paris » face à ce qui pense ailleurs, concerne un jeu à six cases : modifier les deux derniers entraine une redéfinition des liens entre art ancien et art moderne et arts non occidentaux. Et de leurs heurts de temporalité. Il n’y a que maintenant que ces six temporalités sont co-présentes.

[14] Parmi les dernières occurrences du cabinet de curiosité : La beauté, à Avignon à l’été 2000, désastre étrange qui laisse « médusé » et « pétrifié » (au sens strict : la réflexion de Caillois sur ces deux objets, mise en scène par Yves Le Fur dans l’une des sections de l’exposition). Avignon toujours : l’exposition Collections d’artistes à la fondation Lambert cette année, présentée comme telle.

[15] Entretien avec Georges Raillard, La Quinzaine littéraire, 1er janvier 2000

[16] Parenthèse (qui n’en est pas une) : après tout, même ridicule, le cabinet de curiosité vaut sûrement mieux que les extases d’aujourd’hui (alors qu’on est revenu à un accrochage plus propre du MNAM) sur Thomas Hirschorn, artiste sale (qui expose depuis 1986), premier prix Marcel Duchamp (sic) décerné en 2000 au Centre Pompidou par un groupement de collectionneurs : art en scotch et radicalité politique obscène, populisme. Non pas une manière de faire politiquement de l’art, ainsi qu’il le prétend contre ce qui serait un art politique – il lui faudrait alors s’arrêter à sa place d’artiste radical-chic dans le champ de l’art officiel au sens où je l’ai dit – mais un art sans éthique, et tout banalement sans scrupules. Je rappelle : air Kosovo à Venise 1999, à la verticale des vrais bombardements, à Lyon 2000 une installation sur l’humanitaire, à Avignon le Deleuze-monument, une autre installation sous le métro Stalingrad ce printemps.

[17] Lire : Devant le rideau et Comète surréaliste in La clé des champs. On peut aussi se reporter au Catalogue André Breton du Centre Georges Pompidou (1992).

[18] Mais qui a créé les créateurs ? in Questions de sociologie (Minuit 1980), Les règles de l’art(Seuil 1992)

[19] Sur le sujet, je renvoie aux deux magnifiques (d’intelligence critique) volumes de Joëlle Busca, L’art contemporain africain et Perspectives sur l’art contemporain africain, parus cette année à L’Harmattan : le premier retrace la situation occidentale de l’art africain à « Paris », le second dresse le portrait de quinze artistes. L’un des intérêts de ces livres est d’initier une réflexion sur les nouvelles Biennales – Sydney, Sao Paulo, Johannesburg, La Havane… qui difractent le problème. Le volume sur Wang-Du très emblématique de la confusion dont je parle (avec des textes rapportés et légitimants de Paul Virilio et Ignacio Ramonet) s’intitule : Je veux être un média (ed Design mental – Le rectangle, Lyon 2001)

[20] Ecrire les expositions, La lettre volée, Bruxelles 1996

[21] Au passage, il est amusant de constater que le pavillon français 1999, avec ses deux artistes, était comme le condensé (au sens freudien) de l’impensé de cette Biennale : l’alliance du monochrome jaune citron (Jean-Pierre Bertrand) énoncé moderne-énonciation contemporaine, et du dragon « exotique » bien chinois (Huang Yong Ping). Aussi autrement celui de cet année : Pierre Huyghe d’une indigence, d’une vacuité exceptionnelle – qui fait, diplomatie oblige, la couverture du rapport Quemin… qui demande que cette sorte d’art « intellectuel » soit remplacé par de la peinture.

[22] De ce point de vue, il est paradoxal d’avoir donné le Grand Prix de la Biennale au pavillon du Canada et à sa très Orson Wellesienne installation, micro-spectacle total, qui prend soudain des allures de terminus d’un cinéma d’avant

[23] Est-ce un hasard si l’œuvre la plus complexe (que je connaisse) sur toutes les questions identitaires (des sujets, des images et des sons) est celle d’Atom Egoyan, arménien d’Egypte vivant à Toronto. Voir par exemple son dernier film : Le voyage de Félicia : sous un vernis hitchcockien, une fable sur le meurtre de la filistrie par la patrie devenu matrie.

[24] J’insiste ici sur le dispositif inaugural de mai 2000 à cause de sa valeur de manifeste ; on pourrait aussi rappeler la seconde exposition de la Tate Modern (après Louise Bourgeois) Century city : art and culture in the Twentieth Century Metropolis (février-avril 2001). Passionnante dans son projet greenbergien-antigreenbergien (une histoire-géographie de l’art : Paris-Vienne-Moscou-Rio-Lagos-New York-Tokyo-Bombay-Londres), même si décevante par son manque de moyens et son « britishocentrisme ».

[25] A Düsseldorf, parallèlement à l’exposition Autels du monde, la collection du Kunstmuseum a été réaccroché par deux artistes, Thomas Huber et Bogomir Ecker. Apparemment selon des principes proches de ceux des deux Tate : le contemporain réintégré dans l’ancien et le moderne résorbé entre les deux. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la logique est celle, que je critique, du cabinet de curiosité : la loi des ressemblances et des disparités d’énoncés, non des énonciations. Exemple : un carré dans le carré dans le carré d’Albers voisine avec une toile du XVIIe ou une femme nue entre dans le lit carré dans une alcôve carrée…

[26] D’un prospectus à l’intention des collectionneurs pour la FIAC 2001, visiblement inspiré par le rapport Quemin, qui lui-même s’inspire de la doxa nationale et moderne que j’ai dite… , je tire ces phrases :  » La France bénéficie d’une embellie exceptionnelle grâce à l’initiative de collectionneurs privés qui dévoileront bientôt au public d’importants ensembles d’œuvres d’art contemporain (… ) Paris libère le flux de sa création actuelle et de son rayonnement universel « .

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