(Pour en finir avec les « cabinets de curiosité »)
[Cet article est paru originellement dans Visuels 9 en 2000.]
Etrange année 1999-2000, curieux passage du millénaire… comme si d’un coup se condensaient toutes les questions des deux derniers siècles… comme si se manifestait au grand jour et dans les grandes largeurs, une sorte d’impossibilité « française » à passer, dans la pensée de l’art telle qu’elle s’expose, à autre chose que la fin de l’histoire hégélienne, art compris, sous l’empire de la philosophie, telle qu’elle fut repensée-déplacée-réduite à l’art seul, par Clement Greenberg [1]. A passer tout simplement du XIXe au XXIe siècle… En témoigne évidemment l’interminable querelle de l’art contemporain (à Jean Clair, Jean Baudrillard et autres gens, la majorité des défenseurs professionnels de ce dernier n’opposent le plus souvent ici que « l’aura » de la « peinture » maintenue, là que la « nullité » d’une esthétique rebaptisée « relationnelle » – comme si Duchamp restait toujours loin devant) et symétriquement l’impuissance à réfléchir l’entrée des arts du monde (contemporain, mais aussi moderne et ancien) dans un monde de l’art planétaire : l’art se fait et se regarde désormais en présence de tous les autres, dans un Musée Imaginaire, au-delà de toute espérance réalisé. (Que les deux impasses communiquent… cela se vérifie ici et maintenant : fin mars, alors que le Centre Pompidou expose le « codex duchampien », Jean Clair construit dans Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, contre le Duchamp-Monsieur Teste mallarméen, du plus vif de l’art contemporain -dont serait selon lui coupable André Breton… -, un Duchamp-Des Esseintes, réinventeur occultiste de l’antique « cabinet de curiosité » [2]).
D’où ces quelques réflexions, en zig-zag et à mi-parcours, sur des expositions (ou des réaccrochages), un ensemble très rare d’évènements, qui me semblent faire système, se répondre sans le savoir, ou le sachant très peu. Sept en tout : la 48è Biennale de Venise (juin-novembre) et la tentative d’Harald Szeemann de casser enfin la logique obsolète des pavillons nationaux, une manifestation marquée d’autre part par une forte présence chinoise, Dominique Vivant Denon, l’œil de Napoléon (23-10 / 17-1 2000) conçue par Pierre Rosenberg au Louvre en hommage à son illustre prédécesseur, fondateur du lieu, La mort n’en saura rien (12-10 / 28-2-2000) dans laquelle, au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie, encore dirigé par Jean-Hubert Martin, Yves Le Fur montre (monte) ensemble des reliques d’Europe (Bavière, Suisse) et d’Océanie : des crânes peints, déformés, parés d’époques différentes, le réaccrochage (inauguré le 1er janvier 2000) par son directeur Werner Spiess, spécialiste de Max Ernst, du Musée National d’Art Moderne du Centre Pompidou autour de l’atelier d’André Breton – celles-ci ont déjà eu lieu à l’heure où j’écris. A venir : l’ouverture le 13 avril, au Pavillon des Sessions du Louvre, de l' »antenne » du Musée (ex-des arts premiers, ex-des Arts et des Civilisations) du quai Branly : cent vingt pièces choisies par Jacques Kerchache, La beauté (commissaire : Jean de Loisy), exposition plurielle et polymorphe qui va envahir Avignon au printemps et à l’été (27-5 / 1-10), enfin Partage d’exotismes, la cinquième Biennale de Lyon imaginée par Jean-Hubert Martin assisté d’un comité d’anthropologues (Marc Augé, Carlo Severi, Alban Bensa, Jacques Leenhardt, Philippe Peltier) à compter du 28 juin.
Les unes parlent du monde sous les empires (Napoléon), les autres de l’empire de la mondialisation (à définir… ) -entre les deux c’est l’universel lui-même qui a changé d’identité… – toutes sont néanmoins enchevêtrées. Les deux Biennales dialoguent explicitement, voire les deux musées : celui qui s’ouvre contraint et forcé, en refusant de penser que cette ouverture boucle la cohérence de son histoire, celui qui s’articule en se repliant sur une énigme censée faire passer le moderne dans le contemporain… Les deux expositions : l’une semble devoir offrir la version généralisée et show-biz de la juste et somptueuse démonstration de l’autre qui n’aurait pas été comprise… On retrouve d’ailleurs dans plusieurs de ces évènements, les mêmes protagonistes : Jacques Kerchache, Jean-Hubert Martin ou Harald Szeemann (dont le jungien et déjà canonique « musée des obsessions » inspire semble-t-il tout le monde… [3]).
En jeu, pour le dire autrement, ce qu’on pourrait nommer « l’histoire-géographie-théorie de l’art », avant puis après la modernité, pendant puis après le colonialisme, avant 1850, après 1960. Le Musée Imaginaire de Malraux est aujourd’hui, je le disais, virtuellement réel (et non plus seulement photographique) : une refonte épistémologique très complexe est arrivée à maturation depuis déjà fort longtemps. L’histoire de l’art, enfin informée de l’ethnologie, et transformée par elle (Michel Leiris, Jean Laude) a comblé son retard sur l’art moderne ; inversement, « l’art nègre » des artistes a permis de repenser « l’objet africain » des ethnologues : l' »art africain » ou « océanien » est né (à l’autre bout du savoir, « l’objet africain » des ethnologues a servi à éclairer les fonctions de « l’objet d’art » occidental, à sortir des mythologies du « chef d’œuvre » [4]). Cette métamorphose est évidemment le produit d’une histoire (celle même du monde réfractée dans l’univers des arts) très compliquée, et non d’une simple transsubstantiation ontologique : il faut Pierre Bourdieu et sa théorie du champ artistique, pour remettre Malraux sur ses pieds [5]… . Comme il le faut pour comprendre les conditions même de possibilité d’un champ de l’art contemporain, dont l’autonomie n’est pas la même partout, les stratégies nationales ou non, « exotiques » ou non [6], qui le traversent. Grâce, au fond, à l’art moderne, fin des faux débats qui opposaient, s’agissant de l’art ancien, anthropologie et esthétique, « pièces à convictions » de l’une à « pièges à séduction » de l’autre – les mots sont de Jean-Louis Paudrat- contemplation et compréhension. A fortiori s’agissant de l’art contemporain… mais à quelles conditions historiques et sociales « un » monde de l’art (« mondial »), un « partage d’exotismes » est-il possible ?
Flash-back
En fond sonore de ce concert improvisé, on peut rappeler les débats de ces dernières années (qui intéressent respectivement les arts moderne, contemporain, ancien) : celui du Primitivisme dans l’art du XXe siècle (William Rubin) au MOMA de New York en 1984 (qui concernait le rapport des modernes à l’Autre : où en est-on quant à l’hégélianisme greenbergien, à l’heure même ou tirant les conséquences savantes de l’art du début du siècle, on entend le mettre à mal ?), celui des Magiciens de la terre (Jean-Hubert Martin) au Centre Pompidou et à La Villette (1989 : sûrement la première exposition planétaire : le rapport y étaient « aux autres » et non plus à l’Autre, la question, simultanément posée et éludée par l’idéologie « post-moderne », celle des conditions même du Contemporain entre des œuvres issues de temporalités diverses) [7]. Enfin la bataille ouverte par le collectionneur Jacques Kerchache (co-auteur du « Citadelles-Mazenod » sur L’art africain, plus tard en 1994 commissaire des Tainos au Petit Palais, à plusieurs reprises de « cabinets de curiosité » à la Fondation Cartier). A l’occasion du Bicentenaire de 1989, il lançait un appel Pour que les chefs d’œuvres du monde naissent libres et égaux en droit, signé par cent intellectuels. A la suite d’Apollinaire, Leiris, Malraux, Lévi-Strauss… , soixante-dix ans après l’enquête de Félix Fénéon : Les arts lointains seront-ils admis au Louvre ?[8], il s’agissait d’exiger la fin du bizarre archaïsme français : le face à face d’un Musée de l’Homme de Chaillot (1938) poussiéreux, héritier du Musée ethnographique du Trocadéro (1878), pour les « pièces à conviction » de l’ethnologue, et du kitsch Musée National des Arts Africains et Océaniens de la Porte Dorée pour les « pièges à séduction » esthétiques [9]. Et leur exclusion du Louvre… Pourquoi toujours, en France, deux poids, deux mesures, cette répétition s’agissant de l’art des sociétés sans écriture, de la division-domination du monde ?. Resté lettre morte sous Mitterrand (sa dramatique méprise rwandaise – c’est un euphémisme – démontra plus tard l’ampleur de l’ethnocentrisme – c’est un autre euphémisme – de l’intéressé), cet appel de 1990 aboutit sous Chirac au projet, qui s’annonce bancal, du Musée du Quai Branly (prévu pour 2004). Je rappelle que dans ces mêmes années (1994), montrée à Orsay, la fondation Barnes (et ce que peuvent signifier les mélanges du pharmacien de Merion) fut soigneusement édulcorée et ramenée à l’habituelle potion impressionniste.
Le Lyon de Venise
Consternation : de Venise l’été dernier, on retiendra sûrement une immense gouffre entre l’intention proclamée (donner enfin, une plus juste image du champ mondial de l’art que celle figée du temps des empires dans les pavillons nationaux) et le résultat de ce que l’on pouvait contempler dans les Giardini et la Corderie (dAPERTutto, APERTOoverALL, APERTOparTOUT, APERTOüberALL) : les autres ressemblaient finalement beaucoup à l’Autre de naguère, et cet Autre (pour de pures raisons contingentes, nous dit Harald Szeeman) était chinois ; dans l’arc spatial des postures chinoises semblait d’ailleurs se décliner comme l’histoire du devenir colonial puis post-colonial du pays (de Cai Guo Quiang et ses « cent sculptures pour cour de ferme », à Wang Xin Wei et son tableau d’un enfant chinois qui vient de briser le Grand Verre ou Zhou Tiehai et sa peinture d’allure situationniste, en passant par les très internationaux Zhan Huan ou Wang Du, ou Chen Zhen dérivant de plus en plus vers un art made in Unesco – mais sur tout cela pas une ligne… : en lieu et place de l’analyse de cette passionnante participation chinoise, le catalogue s’ouvrait sur un poème litanique du commissaire [10]). Impression pour le visiteur, de se promener à l’intérieur d’un gigantesque « cabinet de curiosité » contemporain, régi par la loi des ressemblances et des dissemblances.
Dès Venise, Jean-Hubert Martin déclarait vouloir répondre à l’aphasie revendiquée de Szeemann, et ouvrir la réflexion. Partage d’exotismes : je suppose que l’intitulé de la prochaine Biennale de Lyon fait référence au texte posthume désormais classique de Victor Segalen qui inverse le sens ordinaire et péjoratif du terme [11]. On est en droit d’attendre beaucoup de ce regroupement d’artistes des cinq continents, mis en scène par Patrick Bouchain (l’homme des grandes roues des Champs Elysées). Une inquiétude point cependant, à lire les premiers documents produits par le groupe : « Les œuvres seront regroupées par catégories reposant sur leur fonction, leur sens et leur relation aux attitudes humaines ». Pourquoi un tel recours à l’anthropologie ? Je le rappelais à propos du manifeste Kerchache : tout le travail des créateurs autant que des savants, nous montre qu’une des conditions du « partage d’exotismes » pourrait être la fin de celui qui oppose anthropologie et esthétique. Pourquoi si peu d’intérêt pour la sociologie de l’art ? Seule, elle permettrait d’échapper à un autre partage, celui des ressemblances et des dissemblances qui hante les mêmes documents : deux œuvres analogues formellement pensées aux deux extrémités du monde n’ont le plus souvent rien à voir (et inversement). « Cacophonie (plutôt que polyphonie) » dit très justement Martin ; pour que le bruit devienne musique, autrement dit que soit pensé l’inégale temporalité de ces arts qui coexistent, ne convient-il pas plutôt d’avoir recours à la pensée d’un Bourdieu [12] plutôt qu’à des théories de l’homme en général ? A quelles conditions un champ mondial autonome de l’art (par rapport au marché, pas uniquement de l’art) est-il possible, comment penser ce qu’Edouard Glissant nomme la « créolisation » [13] entre la mondialisation et les jeux nationaux et « exotiques » à l’ancienne ? Sommes-nous vraiment sorti de l’empire de « l’œil de Napoléon » ? Pour donner un contenu au « partage », en faire un instrument critique du non-partage économique, il faut se donner les moyens d’échapper au bric à brac du « cabinet de curiosité », fut-il contemporain…
Quand le Louvre s’ouvre ?
Claude Lévi-Strauss à propos des arts amérindiens : « L’époque n’est pas lointaine sans doute, où les collections provenant de cette partie du monde quitteront les musées ethnographiques pour prendre place dans les musées des Beaux-Arts entre l’Egypte ou la Perse antique et le Moyen-Age européen. Car cet art n’est pas inégal aux plus grands (… ) il a témoigné d’une diversité supérieure à la leur et déployé des dons apparemment intarissables de renouvellement « . Le problème de cet effacement de la distance entre ici et ailleurs, du jeu de bascule esthétique-anthropologie, et au passage, du retard français, est d’autant plus crucial que, du côté des arts anciens, on est loin de ce que programme, j’y insistais, tant l’état du savoir que celui de l’art. Dix ans de commissions « scientifiques » et de ballets de pouvoir, je le rappelais, ont suivi l’appel de 1990 pour aboutir à une formation de compromis : outre le risque d’officialisation de la malheureuse appellation d’arts « premiers » (qui ne sont jamais que des « primitifs » euphémisés), la non résolution de ce qui n’est plus une question savante, mais un conflit entre des « habitus » sociaux différents… Au Musée du Quai Branly, en 2004 (qui devrait donner à voir aussi des objets contemporains), deux parcours parallèles devraient matérialiser l’impossible entente épistémologique entre l’anthropologue (Maurice Godelier, EHESS, « projet scientifique ») et le conservateur (Germain Viatte, venu du Centre Pompidou, « projet muséologique ») [14]…
A défaut, en lieu et place de l’entrée pleine et entière de ces œuvres au Louvre… la pyramide abritera bientôt une « antenne » du quai Branly, « lieu d’appel et de reconnaissance ». Comme une concession, qu’elle espère brève, de la direction du Louvre, au désir du président de la République, après tout successeur structurel de Napoléon… Un paradoxe absolu de la part de Pierre Rosenberg : le plus grand intérêt de l’exposition Dominique Vivant Denon, l’œil de Napoléon, qui s’est tenu à l’automne, était d’historiciser « le plus grand musée du monde », et de montrer que la logique première du Louvre dès sa fondation [15], était surement d’accueillir en son sein les arts lointains (rappelons au passage le musée Dauphin créé au Louvre même par Charles X) : même si, à l’instar des « priapées » de l’auteur de Point de lendemain, cachées hors l’œil du visiteur moyen, L’œil de Napoléon n’y insistait pas, on pouvait admirer, à l’enseigne du Crible et la fourmi, la collection réunie par Vivant Denon (1747-1825) dans son appartement du quai Voltaire : 224 tableaux (dont le Gilles de Watteau), 3000 dessins et objets divers mexicains, péruviens, mélanésiens, japonais autant qu’antiques et égyptiens, et un « reliquaire humoristique » ; soit très exactement le point de passage entre le cabinet de curiosité et ses « encyclopédies superposées » (Roland Schaer) des siècles précédents, sa taxinomie sauvage, et le musée tel qu’il nait au siècle dernier [16].
En avril, reliquat de ce qui aurait pu être l’évènement assumé de ce changement de millénaire (le Louvre devenant ce qu’il est… ) s’ouvrira donc « l’antenne » : cent vingt sculptures d’Afrique (46), d’Asie, d’Océanie (28) et des Amériques (dont certaines ont appartenus à André Breton ou Claude Lévi-Strauss) choisies par Jacques Kerchache au pavillon des Sessions [17]. Reliquat… ou cet évènement lui-même… par sa dimension symbolique, cette antenne est évidemment bien plus qu’une antenne : cette inclusion dans le Louvre comme ailleurs dans le monde, des autres civilisations, des sculptures issues des société sans écriture, est évidemment beaucoup plus importante que ne le sera jamais le branlant quai Branly. Banale en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis, la circulation possible entre les civilisations, même produite par un rassemblement « esthétique », devrait produire un renversement de perspective, un séisme : les chefs d’œuvre occidentaux enfin considérés comme des objets ethnologiques [18]. Un « partage d’exotismes » sans précédent…
Une idée de ce Louvre idéal, qui sera tout de même un peu réel dans un mois, sa préfiguration en acte ? La démonstration lévi-straussienne d’Yves Le Fur au MAAO, à l’enseigne du Guetteur mélancolique d’Apollinaire : » Il ne s’agit pas de confronter ni de comparer mais de faire apprécier sur le socle des raisons et des déraisons de chaque culture comment à partir de l’emblème universel du crâne, s’élaborèrent des concepts culturels et esthétiques d’une grande créativité ». Malgré une scénographie qui aurait gagnée à être plus profane, le contraire exact d’un « cabinet de curiosité » : l’exposition la plus intelligente (la plus « belle ») vue depuis longtemps à Paris. Pensée, pour parler comme André Breton, du point où anthropologie et esthétique, partant ici et ailleurs, cessent d’être perçues contradictoirement…
Quand Beaubourg se plie…
Entre les Biennales qui le subissent et le Louvre qui croit pouvoir le contourner ou le digérer, on peut remercier le Beaubourg nouveau d’affronter sur le siècle vingtième (« moderne »), ces questions et peut être de faire voir l’impensé de ce difficile passage du XIXe au XXIe siècle : ces dernières années déjà, les accrochages et surtout des expositions (Rosalind Kraus et Yves-Alain Bois avec L’informe, du côté d’un formalisme, Georges Didi-Huberman avec L’empreinte, du côté d’un anthropologisme) avaient tenté de penser une sortie de l’hegelo-greenbergisme qui puisse ouvrir à l’art contemporain. Comment se débrouiller en effet avec le fait que depuis les années 60, l’énonciation de l’art n’est plus moderne, même si l’énoncé, les formes, le demeure, comment rendre compte du retour de fonctions voire de formes anciennes (on pourrait par exemple décrire Boltanski et Buren en peintres de vanité) ? Comment passer de Mondrian à Mike Kelley ?. Réponse de Werner Spiess : déplacer l’axe du siècle de la ligne droite Matisse-abstraction, autour de la charnière surréaliste et au cœur de celle-ci, placer le laboratoire mental de son fondateur. « Nous avons reconstitué le fameux atelier de Breton 42 rue Fontaine, avec ses cabinets de curiosité, ses entorses au gout. A partir de cette pièce noire, dans cette partie du Musée, les choses vont rayonner. On est vraiment dans une chambre de combustion, ou plus noblement, c’est un nucleus » [19]. Dans l’appartement habité par Breton de 1922 à 1966, on pouvait en effet, voir montés côte à côte, un Picabia et des coquillages, masques nègres, trouvailles urbaines et art des fous… On ne saurait être plus direct : tout l’art contemporain se trouve versé sous la rubrique « cabinet de curiosité », ce que manifeste l’incohérence militante de l’accrochage du 3è étage du Centre.
Qui plus est, il y a chez Spiess une vision « cabinet de curiosité » du « cabinet de curiosité » : ce dernier n’a évidemment pas le même sens aujourd’hui que celui qu’il avait pour Breton… Plutôt que de s’inspirer du Borges chinois dont Michel Foucault fit l’incipit des Mots et les choses, il aurait été mieux inspiré de relire Pierre Ménard, auteur du Quichotte qui lui aurait enseigné que la même chose énoncée autrement n’est plus la même, qu’il n’est pas du tout sûr qu’en 2000, le cabinet de curiosité d’André Breton n’ait pas été métamorphosé par l’histoire (autre parenthèse littéraire : Spiess qui cite bizarrement Samuel Beckett à tous propos, devrait plutôt, pour le coup, se référer, tel Jean Clair au Huysmans d’A rebours [20]). Autrement dit, le Musée d’Art Moderne du Centre Pompidou prône le non-dit des autres comme une solution, là où il aurait fallu y déceler un problème : une tâche aveugle, celle de presque tous, comme s’il s’agissait d’un soleil…
Le cabinet de curiosité généralisé
Je m’explique : le « cabinet de curiosité » fin mot, boite noire, voire le trou noir de toute ces questions – le cabinet de curiosité et sa taxinomie sauvage, à base de ressemblance et de singularité, c’est-à-dire le retour ici et maintenant de la petite enfance des musées : tout semble de nouveau s’y échouer. On se souvient que dans l’après- coup des Magiciens de la terre, en 1993, Jean-Hubert Martin avait fait du château d’Oiron dans les Deux-Sèvres, le plus beau des « cabinets de curiosité » contemporains (Curios et Mirabilia : cinquante artistes divers, de Bruly Bouabré à Rutault, de Boltanski à Wiener, de Spoerri à Varini… la modernité greenbergienne étant habilement convoquée dans une « salle de la peinture ultime ») : comme un post-scriptum, un aveu, comme le retour du refoulé des Magiciens, de leur impensé (une véritable histoire-géographie des arts) faisant là encore école (on ne peut lui nier un étonnant talent de précurseur : le vocable, voire l’invocation du « cabinet de curiosité » dans les années 90 est devenu la panacée pour tous les artistes comme pour tous les commissaires). A Beaubourg, donc, Werner Spiess va jusqu’au bout du processus en faisant pivoter le siècle sur l’atelier de la rue Fontaine. Parmi les autres pionniers de ce grand retour à la case départ (tout est pareil, tout est singulier), Jean De Loisy à la Fondation Cartier et son A visage découvert (en 1992 : deux cent œuvres, et un refus revendiqué de « l’histoire et de la géographie »… l’exact opposé confus -il s’agissait pour une bonne part d’une exposition de crânes- de La mort n’en saura rien).
Si des impensés du Louvre ou autrement de Venise, Beaubourg est la vérité (l’aveu), on peut craindre en revanche qu’Avignon et La beauté (une sorte de super-Biennale de Venise qui enjambe siècles et continents pour « nous faire aimer l’an 2000 »), organisé sous sa responsabilité ne soit la caricature : le cabinet de curiosité à l’ère du tourisme de masse et de l’artiste-people, le bric à brac absolu et sympa. Aujourd’hui, Napoléon (la mondialisation) voit volontiers la planète comme un vaste « cabinet de curiosité » : 70 artistes (de tous les temps et de tous les pays de Bjork à Piranèse, de Pierre et Gilles à Camille Claudel), 3 expositions thématiques (La beauté in fabula, La nature à l’œuvre, Transfo) plus Les labos du beau et La belle ville (Thomas Hirschorn nous gratifiera même d’un Monument Deleuze quand c’est justement une pensée de l’art mineur qui manque… ). Quel sens demeure en effet pour cette » beauté » « décanonisée » (Jean-Jacques Aillagon) ? La référence à André Breton et le pastiche de René Char masquent un bien mince propos : » Quelle que soit leur époque d’origine, certains chefs d’œuvre, au-delà de nos différences, de notre culture, nous réunissent mystérieusement. Ils sont pour chacun ou presque, l’éclaircie qui nous rassemble (… ) On comprendra que le beau célébré ici est celui des seuils : c’est le beau féroce, l’inventeur de signes étranges, c’est le vibrant, l’ouvert, le beau illégitime, infiniment varié, c’est le barbare et le gracieux à la fois ». No comment.
Je parlais de concert, et Jean-Hubert Martin de « cacophonie » : à l’heure ou le Musée des Arts Africains et Océaniens (Yves Le Fur) joue la plus sophistiquée des musiques (la plus en phase avec l’état du savoir, deux siècles après la collection de Vivant Denon), à l’heure où le Louvre s’apprête à l’interpréter malgré lui (ruse de la raison), il nous reste à espérer que Jean-Hubert Martin à Lyon, saura actualiser la partition de Dominique Vivant Denon, ne pas être le « Napoléon de l’œil » qui étendrait à la planète le fatras du cabinet de curiosité (Szeemann, De Loisy), dernière forme de la domination occidentale… Prendre la mesure par l’art et les complexités de son autonomie (se retournant sur l’anthropologie comme sur l’esthétique, donnant à lire l’état des rapports de force dans le champ où il se produit, plus que « l’homme ») d’une possible nouvelle identité (créole) de l’universel.
Notes
[1] Lire notamment les textes réunis dans Art et culture (Macula)
[2] Je rappelle que Des Esseintes est le principal personnage de A rebours, le roman de J. K. Huysmans
[3] Un « musée des obsessions » très proche de Duchamp-Des Esseintes selon Jean Clair. Lire Harald Szeemann : Ecrire les expositions, La lettre volée 1996
[4] L’art des sociétés sans écriture doit être pensé sur le modèle de l’art médiéval d’Occident, il n’est ni plus ni moins rituel que le grand art chrétien d’avant le Quattrocento ; on peut de façon identique y distinguer des ateliers et des maitres.
[5] Au sens où Marx le disait de Hegel. Je pourrais aussi invoquer l’histoire du gout selon Francis Haskell qui vient de disparaitre.
[6] National pour l’autre, le contraire de l’exotisme selon Segalen (voir plus loin) et j’espère Jean-Hubert Martin
[7] Je renvoie pour ces controverses au livre de Thomas Mac Evilley : L’identité culturelle en crise, Art et différences à l’époque postmoderne et postcoloniale (Chambon 1999). Ce qui ne signifie pas que je partage son étrange crédo, tout aussi historiquement construit que la mythologie du chef d’œuvre qu’il entend pourfendre : » La première fonction sociale de l’art est de définir le moi communautaire, ce qui signifie aussi le redéfinir quand la communauté change »
[8] Dans le Bulletin de la vie artistique, en plein « retour à l’ordre ». Les réponses de « vingt ethnographes ou explorateurs, artistes ou esthéticiens, collectionneurs ou marchands » sont alors majoritairement positives.
[9] Pire : via l’aquarium, les arts des sociétés sans écriture, y sont « naturalisés ». On a pu par exemple y voir un silure, un poisson vivant, servir d’appât à l’exposition Vallées du Niger : imagine-t-on des raies devant un Chardin, des thermes pour introduire à Ingres, des pommes devant un Cézanne ?
[10] Au passage, il est amusant de constater que le pavillon français, avec ses deux artistes, était comme le condensé (au sens freudien) de l’impensé de cette Biennale : l’alliance du monochrome jaune citron (Jean-Pierre Bertrand) et du dragon « exotique » (Huang Yong Ping)
[11] Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, qui date de 1908 (Fata morgana 1978). Un texte qui trouve ses prolongements dans l’œuvre d’Edouard Glissant théoricien du Tout-monde : Introduction à une poétique de la diversité (Gallimard)
[12] Mais qui a créé les créateurs ? in Questions de sociologie (Minuit), Les règles de l’art(Seuil)
[13] L’état de l’art, dès lors que désormais chaque artiste crée désormais et de façon irréversible « en présence de tous les autres » de tous les temps et de tous les pays. L’état des arts à l’ère où il devient de plus en plus clair que toutes les patries sont des « filistries » (Gombrowicz). La question me semble paradoxalement avoir jusqu’à présent beaucoup plus préoccupée les écrivains (Glissant, Fuentes, Rushdie etc… ) que les théoriciens de l’art.
[14] Pour prendre connaissance du dernier état du projet, et mesurer les pas que font l’une vers l’autre les deux traditions (le monde des musées, celui de l’anthropologie), lire le dossier Arts et civilisations : un musée à définir (Maurice Godelier, Germain Viatte, et Jacques Mercier et Andréas Zempléni) dans Le débat n° 108 janvier-février 2000
[15] Le Museum Central des Arts fut créé par la Convention en 1793.
[16] Le « reliquaire » de Vivant Denon comprend des fragments d’os du Cid, des poils de la moustache d’Henri IV, une dent de Voltaire, une mèche de Napoléon etc… La distance, on le voit, est grande avec les cabinets de curiosité classiques. Chez lui les œuvres sont rangées « dans un ordre philosophique et chronologique dans l’intention de jeter plus de lumière sur les temps les plus reculés et de démontrer par quelques morceaux remarquables les progrès de l’esprit humain ». Sur la genèse des musées et l’invention de nos taxinomies contemporaines, je renvoie à la magnifique exposition d’Orsay en 1994 : La jeunesse des musées, due à Chantal Georgel et au petit livre de Roland Shaer L’invention des musées (Découvertes Gallimard).
[17] Un très gros catalogue paraitra à cette occasion avec des essais de Jacques Kerchache, Pascal Mongne, Sylviane Jacquemin, Marie Mauzé et Jean-Louis Paudrat.
[18] Non seulement les arts lointains méritent le Louvre et le même cortège que La Victoire de Samothrace ou L’enlèvement des Sabines, mais La Joconde mérite d’être traitée aussi sérieusement qu’un fétiche à clous.
[19] Entretien avec Georges Raillard, La Quinzaine littéraire, 1er janvier 2000
[20] Qui était un des livres-phares d’André Breton