Contre l’histoire antiquaire – Entretien avec Régis Michel

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[Cet article est paru originellement dans art press n° 194 de septembre 1994.]

 

«Je me souviens» de la rétrospective Géricault en 1991, au Grand Palais. Un événement : pour une fois panneaux et cartels échappaient à la littérature édifiante qui est le lot commun. Du jamais vu : les noces du Louvre et de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Le Radeau de la Méduse croisait l’Histoire de la folie. Le commissaire avait nom Régis Michel.

Conservateur au département des arts graphiques, Régis Michel fut tout récemment celui d’une stupéfiante Chimère de Monsieur Desprez, peintre français vivant en Suède. Entre temps, et entre autres, le maitre d’œuvre du colloque David contre David. Nouvel événement : sa préface aux actes de ce dernier, un très iconoclaste «plaidoyer pour la tolérance et le pluralisme dans une discipline hantée par la violence et l’exclusion» intitulé De la non-histoire de l’art (2 vol, Documentation française, 1994).

Rarement de l’intérieur, on avait vu surgir un tel J’accuse sur l’état de l’histoire de l’art en France, rarement une démonstration si violente et si juste du lien intrinsèque entre la misère de l’institution (enseignement, conservation) et la misère de la théorie (positivisme et connaisseurship). «On oublie souvent qu’une discipline intellectuelle n’est pas seulement un rapport d’idées». Misères «françaises»…

En polémique contre cet état de choses, Régis Michel tente de cerner les tâches de ce qu’il nomme une «non-histoire de l’art» (nietzschéenne et derridienne) dont il se veut le héraut. D’où cet entretien (à lire dans la série des dossiers parus dans art press depuis un an déjà sur le sujet). Entretien ne veut évidemment pas dire pleine entente. Il y a peut-être aussi «une chimère de Monsieur Michel» : «Un David épars complexe éclaté (…) ouvert» qui serait notre contemporain – et celui de la Révolution française – est-il pensable jusqu’au bout ? Les «faits» sont-ils vraiment des «idées» ? Une pensée de l’histoire de l’art ne doit-elle pas tout totaliser (à la manière de Bourdieu) plutôt qu’exclure à son tour ? Que faire de l’art moderne, a fortiori contemporain où c’est l’érudition elle-même qui est à constituer ?

Reste que désormais, il faudra tenir compte de ce que, grâce à Régis Michel et à ses «Parti pris», un certain consensus, certaines alliances ont été brisés, et les débats les plus vifs de «l’histoire de l’art» – irréversiblement réinstallés au cœur du cœur du dispositif qui a paradoxalement pour fonction de les dissoudre dans la grand-messe de l’Art.

De la non-histoire de l’art s’ouvre sur une exergue (un «parapluie» ?) de Nietzsche (le Gai savoir). J’imagine que vous auriez tout aussi bien pu reprendre la diatribe des Considérations Intempestives contre l’histoire antiquaire… En quel sens devons-nous aujourd’hui être nietzschéens ?

Nietzsche est avant tout, sauf erreur, pour qui interroge les œuvres, le prophète de l’interprétation. J’ai mis en exergue du Colloque David un extrait du Gai savoir qui fustige le désir de certitude propre à tous les positivismes. Sur l’art comme sur le reste, chacun veut son pesant de vérité : du stable, du fixe, du simple. Qui rassure. Barthes eût dit sans doute du sens obvie. Et cette i fortement railleuse est d’autant plus inactuelle (au sens corrosif de l’épithète nietzschéenne) que l’époque – la nôtre – est saisie d’un vertige scientiste, qui est le morne privilège des fins de siècle. Mais j’aurais pu choisir pour épigraphe le fragment posthume où Nietzsche objecte au positivisme cet argument notoire «Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations». Ce fut, vous le savez mieux que moi, l’un des postulats matriciels du néo-structuralisme, dont tout historien (et autres) devrait faire son ascèse quotidienne, tant il ruine les mythologies naïves de l’objectivité.

Or le travail de l’interprétation ne connaît pas la fin. Déchiffrer le texte du monde ou de l’œuvre est un procès labile où sévissent l’équivoque et le doute, le devenir et la contradiction, voire la menace du chaos. Rien n’y est garanti. Ni truismes, ni slogans, ni poncifs. Aucune loi, nul sérieux, pas de savoir. Car le même texte est susceptible d’interprétations multiples. Et plus. Nietzsche précise : innombrables, nuance majeure qui récuse d’un prédicat le discours linéaire de la vieille sémantique, rivée au monisme du sens. D’où ce corollaire iconoclaste : «Il n’y a pas d’interprétation exacte». C’est le second principe du credo nietzschéen, qui flétrit l’historicisme, soit le culte ingénu de la vérité historique.

Mais le plus décisif est encore ceci : l’interprète est le maître du texte (de l’œuvre, du monde), enfin débarrassé de Dieu, ou de ses médiocres hypostases, la Totalité, l’Unité, la Vérité, frivoles absolus. De là cet ultime aphorisme, qui nous vient comme d’outre-tombe, avec ses accents visionnaires : ce que dit l’interprète ne saurait être ceci est vrai, «mais je veux que ce soit vrai». Exit la tyrannie de la copule. Survient la volonté de puissance, laquelle, rappelait Deleuze, est précisément ce qui affirme ou ce qui nie[1]. Voici posée, en des termes abrupts, la grande question de la critique moderne, qui est le statut de l’interprète. Nul n’ignore moins que Nietzsche, féroce pourfendeur du cogito cartésien, que le fantasme de maîtrise est toujours illusoire, puisque le sujet n’est en somme qu’un effet de langage, une catégorie du discours, un artifice grammatical. Mais il reste qu’en trois maximes, ici puissamment simplifiées pour les besoins de la cause – vos lecteurs sont trop avertis pour m’en tenir rigueur -, est induit avec fracas cet objet de scandale qu’est l’arbitraire du sens : la violence de l’interprétation. Car il faut cesser de se voiler la face. L’interprétation, c’est la violence même…

Une machine à photocopier

Par définition, vous n’avez pas toujours pensé ce que vous pensez aujourd’hui. Pouvez-vous retracer votre parcours (institutionnel-théorique) ?

Quel est le Bildungsroman d’un non-historien d’art ? On peut répondre à la manière du regretté Ionesco : comment se débarrasser du cadavre de l’Histoire de l’Art, avec ses majuscules totalitaires d’obédience hégélienne (l’Histoire, l’Art), qui ne leurrent plus que les âmes innocentes ? D’abord en dénonçant le pathos idéaliste de ses concepts datés, fût-ce à coups de marteau, sur le mode nietzschéen. Puis en militant pour un espace libertaire, qu’on se gardera de nommer, sauf à l’abolir – le nom, c’est le propre, voire la propriété -, où le débat, l’invention, le jeu redeviendraient possibles. Cet au-delà de l’histoire de l’art, de sa morale formaliste et de ses mœurs philistines (Nietzsche toujours) est le no man’s land iconoclaste de l’interprétation. Car la discipline, qui lit peu, et n’argumente guère, marche sur la tête : elle accumule ad libitum un savoir infinitésimal dont elle ne sait que faire, si ce n’est de l’éternel biographique à la mode vasarienne, que daubait récemment avec tant de justesse un Didi-Huberman[2]. Il n’est pas vraiment fortuit que les seules interrogations d’ordre épistémologique naissent dans les marges – dorées – de l’institution, comme l’Ecole des hautes études, ghetto de prestige au magistère strictement théorique (en tous sens), à quoi s’ajoutent, ici et là, dans l’université ou même les musées, quelques voix (trop) solitaires, qu’on connaît. Une telle inaptitude à la distance critique, hors ces zones franches, trahit nécessairement de graves lacunes dans la pédagogie.

L’histoire de l’art est en France une espèce de machine à… photocopier, c’est-à-dire à fabriquer du même en copies de plus en plus pâles. Elle illustre à elle seule, paradigme introuvable, les thèses d’un Althusser sur les appareils d’Etat, ou d’un Bourdieu sur la reproduction sociale. L’enseignement, les carrières, le pouvoir y sont tributaires plus qu’ailleurs, vu le malthusianisme ambiant, de la trilogie répressive exclusion/reproduction/cooptation.

C’est ainsi qu’on exclut toute pensée dissidente par des formes éprouvées de censure indirecte. Qu’on ânonne les truismes philologiques du système auctorial, l’artiste, l’intention, le contexte ou le style, et même le sens, pour les plus audacieux. Qu’on coopte les bons apôtres du conformisme selon des rites claniques où se réinvente la prédestination : ce sont les oints du seigneur ou les élus de l’orthodoxie. Qui serait assez téméraire – suicidaire – pour tenir un autre langage, sachant qu’il n’obtiendra ni diplôme ni poste ni prébende, mais l’opprobre (pour le moins) de la corporation, laquelle ne hait rien tant que la différence ? On dira – on a dit – que j’exagère. A tort. Il serait facile de citer des exemples. Je ne pense pas qu’il y ait, dans tout le champ de la scolastique, une discipline aussi close, étanche, autarcique et frileuse, qui fonctionne à ce point sur un mode circulaire, dans l’ignorance volontaire de ses consœurs, et la solitude stérile de sa tour d’ivoire. L’histoire de l’art en France ne sera pas respectable tant qu’elle n’aura pas adopté des us démocratiques, respect des tendances, pluralisme des choix, partage du pouvoir, liberté d’expression, pratique du débat, et j’en passe. Mais si elle ne veut rien entendre, qui l’y contraindra ?

Poujadisme intellectuel

Où en êtes-vous Ici et maintenant avec Géricault, qui semble votre «bon objet», plus encore que David ?

Géricault suscite notoirement les passions posthumes. Ce phénomène projectif tient à la violence de son art, qui fonctionne à l’affect. Angoisse, deuil, cruauté : s’y déploient sans façon les signes délétères de l’unheimlich freudien, ce grand guignol de l’inconscient[3]. Il fallait donc s’attendre que l’exposition du bicentenaire cristallisât l’exercice collectif de pulsions vénéneuses. On ne saurait dire pourtant qu’elle fût provocante. C’était, pour l’essentiel, une monographie classique en atours modernes (je ne le dis pas sans contrition). Mais il a suffi de quelques panneaux didactiques aux accents inédits sur les murs du Grand Palais pour actionner les foudres de la conscience publique, volontiers graphomane : fureurs épistolaires, doléances vengeresses. On croit rêver.

La presse même a fait chorus, coup d’insultes. Voilà ce qu’a produit depuis trente ans le dressage positiviste de l’opinion : un vrai poujadisme intellectuel, toujours prompt à manier le baston majoritaire. Ici l’on n’argumente pas. Mais on invective. Au nom du sens commun, qui est la loi du plus fort. Loi d’airain : on lui doit le suspens du catalogue Géricault, dont le second volume reste à paraître (sous peu), avec les Actes du Colloque, si du moins nul ne s’avise d’y faire obstacle[4].

Je ne puis détailler cette affaire, qui est close, sans violer le devoir de réserve. Mais je souhaite seulement rappeler une évidence, qui est, même ingénu, mon seul credo. Les musées français se doivent d’être ouverts par principe à tous les courants intellectuels. Car ils ne peuvent être la propriété privée d’une idéologie aussi rétrograde que le positivisme sans y perdre toute espèce de crédit : le langage unique, c’est la langue de bois. Quand donc comprendra-t-on que les mondes uniformes sont des mondes déserts ? Le Louvre l’a compris. On le doit pour beaucoup à ces tenants éclairés d’une politique libérale, Michel Laclotte, Françoise Viatte, Jean Galard. Pourvu que ça dure…

Comme d’autres (Roland Recht rendant compte dans Libération de la Chimère de Monsieur Desprez par exemple) j’ai du mal à comprendre votre hostilité à «l’Allemagne» (le «pâle germanisme» de l’histoire de l’art) : à Panofsky ou à l’école de Warburg. D’autant que la France institutionnelle dominante, celle que vous brocardez, semble encore loin de les avoir agréés. N’est-ce pas toujours de là qu’il faut partir ? Ne reste-t-il pas un rempart contre le sempiternel face à face de l’esthétisme inculte du «connaisseur» et de l’érudition positiviste ?

Panofsky est à la mode. Qui ne s’en réjouirait ? Le temps n’est pas si lointain où l’iconologie sentait le soufre. Et la sollicitude des éditeurs s’étend à l’école de Warburg comme à l’école de Vienne. Ce louable engouement s’inscrit dans un retour aux sources, qui s’opère un peu partout. La discipline s’interroge sur ses pères fondateurs. L’histoire de l’art est-elle finie ?, se demandait naguère Hans Belting[5]. La réponse est positive : elle finit avec Panofsky. Car son œuvre y introduit une dimension neuve, la quête du sens, qui est en même temps sa muraille de Chine : borne de l’exégèse. Cette révolution sémantique ne s’est d’ailleurs pas faite sans douleur. En témoigne encore, à une date fort tardive, l’ouvrage d’Otto Pächt, qui vient d’être utilement traduit[6]. L’auteur, en bon viennois, joue Riegl contre Panofsky, la forme contre le sens, et le style contre l’iconologie. C’est la preuve têtue d’une réticence perdurable à faire signifier l’œuvre d’art. Et cette réticence est toujours d’actualité, si l’on en juge par l’accueil enthousiaste de la presse française, qui vante à son tour le formalisme de Pächt contre la sémiologie des modernes : où l’on voit bien que le sens demeure, pour les bons esprits, la part maudite de l’image. Or Panofsky reste au fond solidaire de la même épistémologie, fondée sur l’illusoire empathie de la vieille herméneutique, celle de Schleiermacher. Il s’agit candidement de recréer l’acte créateur (l’intention, le contexte), ce qui est une ambition pour le moins téméraire.

Dans tous les cas perdure le mirage idéaliste de l’histoire des origines, qui oublie fâcheusement que l’histoire essentielle est bon gré celle de l’interprète. Panofsky ne glose l’image que sur le mode archéologique du sens originaire, fût-il élargi de l’artiste à l’époque, selon les voies de l’iconologie. J’ai pour ma part beaucoup de mal à suivre les modernes exégèses qui font de son discours néo-kantien l’axe précurseur d’une théorie du symptôme. L’argument peut être virtuose, la thèse demeure acrobatique. Il me semble qu’on en vient à confondre chez Panofsky le maniement des images, qui s’apparente à une espèce d’intertextualité, avec le maniement des concepts, qui s’inscrit dans la tradition désastreuse de la Kunstgeschichte, laquelle fascine l’intelligentsia française à raison de son aura philosophique. Or son incapacité radicale à penser l’œuvre d’art dans sa différence est une étonnante perversion de la conscience historique. Toute sa panoplie conceptuelle – artillerie lourde – ne fait qu’exalter les schèmes normatifs puissamment réducteurs de la généalogie des formes. L’œuvre n’y est jamais autonome : elle est constamment prisonnière d’un réseau d’influences (historiques, artistiques, stylistiques), qui la rend opaque. Son irréductible singularité se perd dans les branches épaisses de son arbre généalogique. On n’y voit plus que des noms propres et des noms abstraits. Quand j’aurai prétendu de David qu’il est un peintre néo-classique (forme), décrit par le menu ce néo-classicisme (style), inséré l’artiste dans l’air du temps (contexte), et scruté le vouloir-dire du peintre (intention), voire du tableau (sens), qu’aurai-je dit de l’image que je scrute ? Evidemment rien. Rien de ce que je vois ou de ce qui me regarde, comme la Boîte à sardines chère à Lacan[7]. Et même pire : je l’aurai travestie d’oripeaux imposteurs. On peut être d’autant plus sévère avec ces rites surannés qu’ils furent toujours réfractaires au moindre aggiornamento. Panofsky s’est refusé, comme les autres, à penser l’histoire avec Heidegger, et l’herméneutique avec Gadamer, ses contemporains…

La friche psychanalytique

Vous ne cessez d’opposer à la tradition historique allemande l’exemple américain et post-moderne… Quels sont les théoriciens américains que nous devrions lire, connaître, traduire ?

A l’influence néfaste de la Kunstgeschichte le meilleur antidote est sans doute l’historiographie américaine. Pour le motif simple qu’elle échappe à ses obsessions scolastiques. C’est ainsi que le séjour de Panofsky à Princeton n’a laissé qu’un mince héritage. Inversement, les thèses de l’interprétation n’eurent pas grand mal à s’y accréditer. Le meilleur exemple en est la vogue perdurable – et salutaire – d’un Jacques Derrida, voire, avec moins d’ampleur, d’un Paul de Man, qui n’est en France, doit-on le rappeler, qu’un inconnu célèbre, pas même traduit (sauf exception). Mais il faudrait ici tout un volume pour éviter la caricature. On dira par euphémisme que féconde s’est avérée la symbiose d’une triple tradition : le nietzschéisme français, l’herméneutique heideggérienne et le pragmatisme sémiotique (Peirce parlait de pragmaticisme). Avec pour résultat le plus probant la… dissémination de la dissémination. Car là se situe la ligne de partage entre l’histoire (de l’art) et l’interprétation (des œuvres) : il y a ceux qui croient au sens unique – sens historique – et ceux qui jouent avec le sens actuel – sens pluriel. Qui est inépuisable. Derrida lui-même invoque Peirce pour cautionner son projet d’une lecture infinie qui sert désormais (à bon droit) de référence critique. Et de Peirce, dont le faillibilisme n’est après tout pas si loin de… Nietzsche – qu’on m’absolve d’un tel raccourci -, on retient que le flux du sens a pour seules limites les décrets contingents de la communauté.

L’essor américain de la critique littéraire, dont le foisonnement peut faire pâlir n’importe quelle discipline (vingt noms seraient à citer, mais pas un n’est traduit), s’autorise en permanence de ces prémisses libérales. On voit l’histoire de l’art y suivre par bonheur le même chemin, non sans les tares épigonales qui sont de rigueur. Norman Bryson et son dédain des origines, Michael Fried et son enquête sur la figure, Linda Nochlin et son questionnement du sexe, y trament, parmi beaucoup d’autres, une histoire sans sujet où l’interprète est roi.

Derrière votre Amérique, et sous votre Nietzsche, il y a Freud, Lequel ? Quel usage pensez-vous possible de faire aujourd’hui de la psychanalyse ? «L’œuvre d’art est de l’ordre du fantasme» dites-vous : pouvez-vous préciser ?

Toute anthropologie critique de l’image postule un usage intensif des catégories freudiennes. Passez-moi ce truisme, qui n’est qu’apparent. Car le paradoxe est que le corpus de Freud demeure largement inexploité dans l’analyse des œuvres, sinon du regard, voire du visible. Hubert Damisch vient de montrer tout l’intérêt de relire dans un jour neuf des écrits imprévus, comme Malaise dans la civilisation[8]. Car on dirait que les grands textes sur Part (Michel-Ange, Léonard), qui ont beaucoup défrayé la glose, souvent réticente (Gombrich, Schapiro), continuent de jouer le rôle sélectif de souvenir-écran. Or, ils sont notoirement parasités par la métaphysique du sujet créateur, même si leur discours polymorphe, d’une richesse notoire, rend ce grief réducteur. Une telle fixation ne laisse pas d’occulter l’essentiel, qui est l’exploration de l’imaginaire au sens strict. Nul ne peut oublier que Freud est le penseur profond de l’imagerie mentale.

Tout commence, on le sait, par le rêve. Au fil des éditions multiples de la Traumdeutung[9], Freud ne cesse d’affirmer la grammaire de l’image onirique, avec ses mécanismes subtils, aujourd’hui familiers, de censure, déplacement, substitution, condensation, récurrence, etc. : vertigineux catalogue de ruses de l’inconscient, qui est l’un des sommets de l’exégèse moderne. Benveniste a dit le premier comment cette rhétorique des profondeurs métamorphosait la notion classique du style[10], au moment même où Jakobson forgeait l’axe majeur de sa tropologie esthétique, métaphore et métonymie[11], couple infernal dont nul n’ignore plus la bonne fortune, via Lacan ou Lyotard, Metz ou Genette.

Mais il y a plus : le fantasme. Freud ne dissocie que lentement, voire malaisément, l’idée du fantasme de celle du rêve. C’est que le phénomène est hybride, plural, volatile. Le fantasme tient du rêve (éveillé), du symptôme (inconscient), du récit (symbolique) et de l’acte (créateur). Il est sans doute, dans le répertoire de nos productions mentales, ce qui s’avère le plus proche de l’œuvre d’art, dont il répudie la mystique tenace à coup de libido. Le texte décisif est ici l’article de 1919 au titre énigmatique : On bat un enfant[12]. Texte célèbre et méconnu. Freud y réduit le fantasme à son unité minimale ou syntagme : On bat, dont varie tout le reste, mode et sujet. Cet invariant structural efface le narratif sous le récit, pure mécanique verbale régie par le principe compulsif de la répétition (Wiederholunszwang). Ainsi s’élabore un schéma narratif où la syntaxe évacue l’auteur. Jamais Freud n’était allé si loin dans la réduction linguistique du sujet. Ce que Lacan nomme la logique du fantasme atteste le primat du signifiant, dont le vieux cogito n’est qu’un simple effet : néant du sujet plus manifeste encore que dans l’anamorphose du crâne au pied des Ambassadeurs de Holbein[13]. Desprez m’a donné l’occasion de jouer un peu – simple brouillon – avec ces notions heuristiques. Il est vrai que sa chimère est la métaphore idéale du fantasme originaire…

Quelles conséquences votre réflexion sur l’histoire de l’art peut-elle avoir sur l’organisation du musée, sur votre travail de conservateur ? Cela m’amène aux «parti pris», une des nouveautés les plus heureuses du Grand Louvre. Vous en êtes l’un des responsables. Quel est le «parti pris» des «parti pris» ? Et après Derrida, Greenaway et Starobinski, qui ? En passant, pourquoi cette timidité qui les limite au cabinet des dessins ?

Les historiens d’art, sauf exception, se refusent au discours critique. Il faut donc le solliciter au-dehors de la discipline. D’où les Parti pris du Louvre. On pouvait en attendre ceci : de la différence – écart, hiatus, malaise – dans une pratique routinière de l’œuvre d’art. Tel est bien le cas. Mais cette différence est-elle opératoire ? Il est permis d’en douter. Je crains pour ma part qu’elle ne demeure platonique. La force (la névrose) de ce monde atone est une force d’inertie. Un pavé dans la mare n’y fait que des remous ténus. Puis se recrée le miroir de la flache : la torpeur des bonaces. Eau dormante, mer d’huile. Pas de vagues, pas de débats. Pourquoi perdre son temps avec Derrida, Greenaway ou Starobinski, puisqu’ils ne sont pas des historiens d’art : tristes tropiques d’une vieille ontologie.

Ces expositions prodiguent pourtant des paradoxes maïeutiques à réveiller un mort : la thèse-oxymoron des Mémoires d’aveugle (la cécité du dessinateur), qui étaient plus un texte qu’une exposition, la scénographie-scénario du Bruit des nuages (un dispositif de fiction), qui était rigoureusement l’inverse, et le double discours de Largesse (l’écrit et l’image), qui tenait un peu des deux.

Vitrine moderniste du musée ? Alibi libéral de moeurs conservatrices ? Il faut espérer dans la patience du concept : le travail souterrain de l’habitude, chère à Peirce (entre autres), qui ne cesse d’accroître le stock latent des références collectives, propres à désobturer nos fenêtres mentales. Par où s’immiscerait en douce l’exercice corrosif du soupçon. Quant au grief de timidité, que je partage, il faut l’adresser à ceux qui ont le pouvoir de décision. Quand verra-t-on au Louvre, au Grand Palais ou ailleurs, une exposition comparable par sa taille (et son ambition) aux Immatériaux de Lyotard à Beaubourg ? Sûrement pas demain. Il reste que le Louvre accueille Derrida sous la Pyramide, quand le Collège de France lui ferme ses portes, avec une rare constance dans le sectarisme. Voyez le symbole.

Culture et dressage

Dans les musées français se développe de plus en plus la mode des cabinets de curiosités, parti pris de conservateur après tout, et-ou retour au plus vieux des modèles, au plus «rétro», au plus «réac» épistémologiquement parlant (voir art press n° 189 et 190). C’est aussi l’un des symptômes de la crise de l’histoire de l’art que vous analysez. N’avez-vous pas l’impression que votre éloge implicite du conservateur-artiste (toujours Nietzsche…) peut aussi légitimer ce type de régression ?

Les cabinets de curiosités sont des chambres d’aveugles. On y cherche des œuvres, on n’y voit que des objets. Qu’on les étudie me paraît légitime. Qu’on les reconstitue me semble scolastique. Mais qu’on les mette au goût du jour avec des œuvres contemporaines me laisse rêveur : farce ou prétexte, pastiche ou simulacre ? Je crois – comme vous – cette idéologie régressive pour au moins trois raisons. D’abord le relativisme : si le goût est versatile, ses créations se valent, et l’œuvre indiffère. Puis la réification : l’objet prime l’œuvre, et l’art devient chose, produit marchand de la valeur-travail où s’exalte le rapport à la main, c’est-à-dire au métier, voire à la technique, valeurs équivoques. Enfin le pire : l’éclectisme, dans sa variante aiguë, la manie cumulative, qui réduit l’œuvre au fétiche, entre monstre et fossile. Loin de moi toute espèce de déterminisme sommaire. Mas ce n’est pas un hasard si la culture de la curiosité séduit le discours positiviste de la droite intellectuelle pure et dure (Pomian, Schnapper)[14]. Le livre de ce dernier, dont il faut saluer l’érudition massive – on attend la suite avec… curiosité -, ne cache pas son antimodernisme : l’introduction vitupère Bourdieu, la conclusion brocarde Foucault, et la dernière phrase même oppose curiosité à modernité dans une antithèse agressive qui régit tout l’ouvrage[15]. Foucault montrait pourtant, dans les Mots et les Choses, comment l‘hétérotopie (l’autre du catalogue) ruine le langage[16]. Dans les nomenclatures improbables de Borges, ce qui compte n’est jamais le nom, fût-il rare, mais la liste. Le monstrueux n’est pas dans le monstre, mais dans le bestiaire, c’est-à-dire la série. On peut dire de même que la curiosité, c’est la ruine de l’art : la négation de l’œuvre. Encore et toujours, là comme ailleurs, il s’agit de nier sa différence. Le goût n’est ici, comme la science, qu’un métalangage de plus : un vecteur de cécité. Sans doute Nietzsche y aurait-il perçu un nouveau symptôme de ce qu’il nomme la maladie historique[17]. Maladie mortelle, s’il en fut…

Sans remède ?

Sur le destin de l’histoire de l’art en France, il y a tout lieu d’être fort pessimiste. Cette étrange discipline, qui fait parler les morts, est le dernier sanctuaire de la guerre froide, entre guerre civile et guerre sainte. On ne sache pas qu’elle soit apte à se réformer elle-même. Aussi le salut ne viendra-t-il que d’ailleurs (s’il vient). Il est fortement question, paraît-il, d’un Institut d’histoire de l’art, dont le projet, nullement débattu, reste une énigme. On peut toujours rêver que ce ne sera pas un Léviathan de plus au service du positivisme. Mais un honnête instrument d’orthopédie démocratique enfin propre au pluralisme des tendances. A nous tous d’être censeurs. La culture n’est affaire – Nietzsche encore – que de dressage : une hygiène de l’habitude. Il faut donc dresser l’opinion publique à l’exercice du soupçon. L’entreprise est désespérée…

Notes

[1] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962.

[2] Devant l’image, Paris, Minuit, 1990.

[3] S. Freud, «L’inquiétante étrangeté». Paris, Gallimard, 1933.

[4] Editions conjointe du Service culturel du Louvre et de la Documentation française, comme le colloque David contre David.

[5] H. Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ? (1983). Paris, Jacqueline Chambon, 1989.

[6] O. Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art (1970/1971). Paris, Macula, 1994.

[7] J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, Paris, Seuil, 1973.

[8] H. Damisch, le Jugement de Paris, Paris, Flammarion, 1992.

[9] S. Freud, l’Interprétation des rêves (1899, 8e édition, 1929). Paris, Puf, 1967.

[10] E. Benveniste, «Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne», Problèmes de linguistique générale l, Paris, Gallimard, 1966.

[11] R. Jakobson, «Deux aspects du langage et deux types d’aphasie» (1956), Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.

[12] S. Freud, «Un enfant est battu. Contribution la connaissance de la genèse des perversions sexuelles», Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.

[13] Jacques Lacan, op. cit., p. 102.

[14] K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987 ; A. Schnapper, le Géant, la Licorne, la Tulipe. Collections françaises au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1988.

[15] Ibid., respectivement pp. 13, 311 et 312.

[16] M. Foucault, les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. On notera que, dans le passage incriminé de son ouvrage (p. 140-144), Foucault dit exactement le contraire de ce que Schnapper lui fait dire.

[17] F. Nietzsche, «De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie», Considérations inactuelles, II. Paris, Gallimard, 1990.

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