Antoine Volodine, millimètres et millénaires

A
[Cet article est paru originellement dans art-press n° 177 de février 1993.]

 

Antoine Volodine inscrit son projet romanesque dans l’un de ces genres que les avant-gardes avaient voué aux gémonies : polar, science-fiction. Ou comment envisager le roman dans les marges de l’«Art». Lisbonne dernière marge (1990), Alto Solo (1991) répondent avec tout autant de brio que d’insolence. Contre tous les académismes, les exigences scolaires du bon goût et du bien écrit, contre tous les académismes, même modernes, ces textes font œuvre et, au sein du champ littéraire, revendiquent une «littérature des poubelles» contre celle, dominante, du consensus esthétique. Une réussite à contre-courant.

1985-1991 : Moscou, Berlin, Prague, Bucarest, Bagdad, re-Berlin puis Moscou de nouveau, Paris, Zagreb, Sarajevo… «Révolution dans la révolution», et retour à la case… d’avant le départ… Expédition coloniale planétaire… «Invasion» ici du discours raciste – nationaliste, armement, ailleurs, du même : à l’horizon guerres civiles européennes… Autrement dit : fin d’une «fin de l’Histoire», qui n’avait, évidemment, jamais eu lieu. Que sur les écrans domestiques et les têtes en forme d’écran… Ou dans les «best sellers de qualité» en traduction simultanée, qui s’échangent à Francfort ou se pensent au Pentagone. Fin de la «fin de l’histoire» et… apparition d’Antoine Volodine, sans que l’on puisse assurer que les deux choses aient un rapport. Antoine Volodine est un pseudonyme. De lui, nous ne savons pas beaucoup plus que les quelques lignes qu’il rédigeait au dos de son premier livre en 1985, ce peu de biographie truquée qu’il fit même disparaître lors de la parution de son chef-d’œuvre Lisbonne dernière marge en 1990 : «Né en 1950. Etudes de lettres et de langues slaves. Souhaite pratiquer la littérature à la manière d’un art martial : en s’engageant complétement dans chaque livre, comme s ‘il devait être le dernier avant une mort paisible» (Biographie comparée de Jorian Murgrave).

Comme ceux qui suivirent (Un navire de nulle part, Rituel du mépris, Des enfers fabuleux), ce premier volume parut dans la collection Présence du futur (éd. Denoël), la principale série de science-fiction française (l’équivalent dans l’histoire du genre de la célèbre Série Noire (éd. Gallimard) dans celle du polar). Excédant le cadre «marginal» du «ghetto SF», Lisbonne dernière marge a, en revanche, vu le jour au cœur du cœur du dispositif du pouvoir littéraire : aux éditions de Minuit, la plus «légitime» des maisons d’édition, celle des deux derniers Nobel français, Beckett, Simon, comme du Nouveau Roman, et fut (comme les livres de Jean Echenoz) un des grands événements romanesques du début des années quatre-vingt.

A rebours : car ces années virent le triomphe de la Grande Restauration (commémoration, mortification, médiatisation, francisation, psychologisation, simplification, moralisation, normalisation…) qui fut en France la forme dominante — comparée au minimalisme ou à une certaine postmodernité — de la «fin de l’histoire» intellectuelle. De la chasse dans tous les domaines à la «pensée 68»[1]. Pour s’en tenir au roman, rappelons que Duras et Simon furent canonisés (goncourtisée, nobelisé) en 1984-1985, que Georges Perec mourut prématurément en 1982, que Philippe Sollers put sembler s’auto-occulter en 1983 (Femmes).

Hétéronymie et terrorisme

S’il fallait, tâche impossible, «résumer» Lisbonne dernière marge, on pourrait s’y risquer de la manière suivante : deux Allemands, un homme et une femme, Ingrid Vogel et Kurt Wellekind, elle ex-membre de la Fraction Armée Rouge, lui cadre du Sicherheitsgruppe, enfants symétriques du nazisme, dérivent à la «marge» de cette Europe qui l’a engendré : dans la capitale portugaise, ses funiculaires, ses bateaux, les ombres de Pessoa et du 25 avril 1974. Amoureux d’Ingrid, Kurt a mis en scène sa disparition sous un faux nom, Waltraud Stoll, à bord d’un paquebot hollandais. Imaginé par Ingrid, un roman, Quelques détails sur l’âme des faussaires, assemblage lui-même d’autres romans, s’enchâsse dans ce récit initial et constitue le gros du volume. Le lecteur a affaire à une sorte de livre – matriochka qui donne à entendre «la violence dans l’histoire» européenne, du point de vue diffracté de qui voulut désespérément la perte d’une Europe qui s’était perdue sous le nom d’Allemagne. Changement de genre à chaque étage, à chaque hétéronyme, commune ou brigade, tous repères envolés, fiction d’un «lle siècle» et d’une «Renaissance». Description «Elle reparla d’un roman fantastique qui parfois surgissait en elle avec une telle netteté hallucinatoire qu’elle pouvait le consulter page à page ; parfois au contraire, elle regrettait de le voir se dissoudre comme un rêve. Et : des textes cryptés, une intrigue, un romanesque dont tous les rebondissements, tous les messages seront cryptés. Et lui : La reine de la mitraillette qui devient la reine de l’allégorie, en somme ? Et elle : Un chaos obscur, étudié au millimètre. Personne ne s’y retrouvera, sauf toi, mon dogue. Personne ne se doutera que j’aurai décrit une histoire vraie de notre époque, vu ? Que je t’aurais mis en scène, toi, mon aimable dogue ?. Vu ?».

Vu. Force de Lisbonne dernière marge : en très peu de temps, ce livre «illisible» — multiple, épais, opaque, limpide, anguleux, feuilleté, ample, énigmatique, symphonique, équivoque — est parvenu, à son image, à constituer sa société secrète, sa «brigade» de lecteurs. Une «communauté invisible» comme celle qui entoure les romans de Dostoïevski ou les Chants de Maldoror de Lautréamont. Le Pétersbourgeois, le Montevidéen, seules références possibles ; pour la Russie, la polyphonie, le crime ; pour la violence faite au lecteur, la rupture du pacte tacite de non-agression, de «lisibilité»[2]. Lisbonne dernière marge, première phrase : «Rue de l’Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent. «Les quoi ?» demanda-t-il, s’étonna-t-il. «Qu’est-ce que tu as dit ?» — «Les potences» confirma-t-elle, avec un mouvement provoquant de l’épaule. Et j’ai toujours voulu faire commencer ainsi mon roman, par une phrase qui les gifle». Ce roman est une des plus belles «gifles» esthétiques, récemment donnée à cette Grande Restauration tous azimuts dont je parlais, qui submerge en France tous les domaines de la culture. Consensus est le maitre mot, le mot des maîtres. Sa traduction littéraire est précisément «lisibilité». A l’heure du Retour à l’Ordre, il faut une bonne dose d’audace pour élire la Fraction Armée Rouge et Pessoa comme points de vue narratifs, la division sociale, la division de soi, l’illisible deux fois ; pour prendre au sérieux — alors que les avant-gardes sont déclarées définitivement descendues à «ces poubelles de l’histoire» à quoi elles vouaient leurs adversaires — les deux passages à la limite — à la folie, que sont Baader et Pessoa : une avant-garde politique en apesanteur meurtrière, qui n’était en avant d’aucun peuple, un écrivain «conservateur-révolutionnaire», posthume de son vivant, qui se voulait à lui tout seul l’avant-garde et l’arrière-garde et pourquoi pas le peuple de ses lecteurs… Pour s’intéresser à la part la plus maudite de «l’ennemi héréditaire» des Français, quand un récent pamphlet culturel à succès voit l’ombre de Bismarck derrière Lénine[3] (et de Lénine derrière Jack Lang !), quand chaque jour l’injure vise Jean Genet, «l’ennemi déclaré» pour s’être déclaré solidaire en leur temps de Baader-Meinhof[4]. Pour écrire un livre aussi puissant, ni éloge, ni crachat.

Tombeau des avant-gardes

Lisbonne dernière marge est très exactement un «tombeau», au sens où Mallarmé en composa, le tombeau de notre Histoire depuis vingt ans, et de son échec à sortir de l’avant-après- «guerre noire» :
«Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange».
[5]

Tombeau des impossibles avant-gardes, écrit en science-fiction, en style fantastique-parano-hard comme en une langue étrangère, en «littérature des poubelles» (Quelques détails sur l’âme des faussaires) parce que c’est le seul idiome praticable estime visiblement Antoine Volodine. «Littérature des poubelles» : la paralittérature des savants, les lectures des classes dangereuses des édiles, le contraire de la littérature des bibliothèques et des écoles, avant-gardes incluses.

Lisbonne dernière marge donc, ou la Fraction Armée Rouge allemande dans les dédales de Fernando Pessoa. Ingrid est Waltraud, elle est aussi Katalina Raspe, auteur de Clarté des secrets, une étude sur les contes pour enfants. Hétéronymie et terrorisme, schizophrénie et paranoïa, allégorie et mitraillette, armes de la critique et critique des armes… Histoire fiction, Littérature-fiction, emboîtements complexes, cauchemars communiquants : en se dérobant, la traque réciproque d’Ingrid et de Kurt chevauche celle du lecteur et de l’auteur.

De façon générale, tout ce qui est avancé de l’Histoire vaut, décalé, pour la littérature : comme la politique, celle-ci est l’œuvre de «communes» et de «brigades» à l’identité fictive, Eva Rollnik, Verena Goergens, Inge Albrecht, qui s’entre-détruisent. Lisbonne dernière marge rend compte de son propre surgissement au centre d’une littérature française «cryptiquement» analysée ; et développe poétiquement une théorie et une histoire «cryptée» du «champ littéraire» (pour parler comme Bourdieu) comme champ de bataille autonome, pas moins violent que l’autre qui voit s’affronter littérature dominante et «littérature des poubelles» : «Le champ littéraire est un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent (soit pour prendre des points très éloignés, celle d’auteur de pièces à succès ou celle de poète d’avant-garde) en même temps qu’un champ de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces» [6].

Flash-bak : pour comprendre la place d’Antoine Volodine dans le paysage français d’aujourd’hui, le choix de ce cryptage en science-fiction, de cette «écriture»— j’emploie le mot au sens de Roland Barthes —, il faut revenir en 1968 et après, sur ce que je crois être la véritable scène primitive de l’invention littéraire contemporaine en France, c’est-à-dire la rencontre manquée de 1968 à 1974, entre la révolution «textuelle» de Tel Quel qui renvoyait toute représentation aux «poubelles de l’histoire» (Nombres et Logiques de Philippe Sollers, en avril — sic — 1968) et la «révolution» sociale et mentale réelle, qui ne s’y reconnut pas. Répétition des «ratages», des impossibilités, futuriste, russe ou surréaliste. A partir de là, la question du nouveau en littérature n’eut plus en France qu’un nombre restreint de réponses : si l’on ne pouvait faire du neuf avec du nouveau, si la bibliothèque échouait à rencontrer le monde, «l’histoire vraie de notre époque», il fallait donc en faire avec du vieux, ou avec de l’usagé, et choisir : ou la bibliothèque (mais laquelle désormais ?) ou le monde (mais lequel — je laisse de côté et l’évolution de Tel Quel et ceux, de Ricardou Renaud Camus (Roman roi, Roman furieux) qui décidèrent, à la Borges, de faire justement littérature de ces paradoxes. Les uns donc, délaissèrent le monde et firent le détour par la bibliothèque pour en inverser le cours à la façon d’un Pierre Ménard, lecteur du Quichotte (Quignard, Chaillou, Roubaud, Delay, Michon,…) ; les autres, tel Don Quichotte, s’en allèrent vers les moulins à vent du réel, drapés sans illusion dans la seule littérature qui n’avait pas failli puisqu’elle n’avait rien tenté : «la littérature des poubelles», au premier rang le polar : de Jean-Patrick Manchette à Jean Echenoz via Didier Daeninckx ou René Belletto. La «commune» Antoine Volodine appartient évidemment à ceux-là[7]. A la manière de Manchette refondant le genre policier en France, il redonne à la science-fiction sa violence critique de la violence du monde : les quatre premiers livres en Présence du futur, hantés d’histoire et de Russie ; à la manière d’Echenoz, le fondant dans la grande littérature, sur le tombeau des avant-gardes, il s’installe au centre nerveux du roman tout court. «Calme bloc, ici-bas chu d’un désastre obscur». L’obscure clarté des poubelles — SF, contre le clair très obscur du consensus.

Alto solo, un conte pour enfants

«Lorsque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l’écrivain sur le papier métamorphose le tissu de la vérité. (…) Aux hideurs de l’actualité lakoub Khadjbakiro avait coutume, dans ses livres, de substituer ses propres images absurdes. (…) lakoub Khadjbakiro semblait travailler sur d’abstraites fantasmagories, mais soudain ses mondes parallèles, exotiques, coïncidaient avec ce qui était enfoui dans l’inconscient du premier venu. Soudain par le souterrain des mirages, on débouchait sur la place principale de la capitale. On se retrouvait bel et bien à Chamrouche avec sa vie quotidienne touffue, banale et avec les millénaires cancers toujours actifs en chacun, les millénaires barbaries, les millénaires reculades».

De la mise en abîme «littéraire» des batailles de Lisbonne dernière marge, Alto solo, le roman suivant de Volodine (1991) ne garde apparemment que cet autoportrait de profil de l’écrivain. Alto solo est aussi fluide que Lisbonne était feuilleté, aussi limpide que le livre précédent était polyphonique, direct qu’il était compliqué, bref qu’il était long, transparent qu’il se refusait… Unité de temps : une journée tendue vers son soir, plus un épilogue. Unité de lieu : nous sommes à Chamrouche, c’est-à-dire nulle part, c’est-à-dire, ici, la Ville déchirée par le combat des frondistes contre les «nègues» et les oiseaux (souvenez-vous d’Ingrid «Vogel» !). Le chef des frondistes se nomme Balynt Zagoebel : «chacun pouvait identifier son droguiste, son charcutier, son leader». Face à Zagoebel, une guirlande de personnages dont «à prononcer les noms sont difficiles» : Aram Bouderbichvili, Matko Amirbekian, Will Mac Grodno, le quatuor Djilas avec son altiste Tchaki Esterkan, etc. (le lecteur français a du mal ne pas entendre ces noms comme un rappel des «immigrés» de «l’Affiche rouge»)[8]. Unité du récit : chaque phrase court vers le concert donné par un quatuor, interrompu par les brutes fascistes. Vers l’affrontement du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, de la beauté et de la barbarie.

On a pu s’étonner d’une telle simplicité, surtout après Lisbonne dernière marge. C’était l’avoir mal lu. Si Lisbonne est bien le tombeau des avant-gardes, alors rien ne subsiste des armes de la littérature (et de la politique) pour faire face à l’archaïsme politique qui revient à toute vitesse. Les «millimètres» de la «littérature des poubelles» n’en peuvent mais contre les «millénaires» de la violence. Rien : que les contes pour enfants «la seule forme d’expression poétique ayant survécu à la guerre noire» (si l’on en croit Katalina Raspe, auteur calomnié de Clarté des secrets déjà cité — in Quelques détails sur l’âme des faussaires. Seule une littérature aussi archaïque que son objet peut combattre la mort à armes égales, millénaire contre millénaire, «soleil bleu» contre peste brune, musique contre terreur, mille vols d’oiseaux contre Reich de mille ans.

Autrement dit, Alto solo est la conséquence logique de Lisbonne dernière marge. Après cette somme cryptée, vraisemblablement composée pour l’essentiel entre perestroïka et chute du mur de Berlin, avec elle, Alto solo est vraiment le livre de l’espoir et du désarroi, «l’histoire vraie de notre époque», décryptée, le roman de l’accélération-involution de cette Histoire qui «recommence» : 1991-1985, 1968, 1956, 1945, 1933, 1918, 1848. Moscou, Berlin, Prague, Bucarest, Bagdad, re-Berlin, puis Moscou de nouveau, Paris, Zagreb, Sarajevo, Lisbonne, Chamrouche…

Notes

[1] Qui se concentre désormais, avec l’Esprit que l’on sait, sur l’art contemporain.

[2] Voir les articles de Jean-Didier Wagneur dans Libération, 6 sept. 1990 et de Pascale Casanova dans la Quinzaine Littéraire, 1er Oct. 1990.

[3] Marc Fumaroli, l’Etat culturel, Julliard 1991. Au passage, il est amusant de noter que le livre de Volodine est paru le même jour de sept. 1990, et chez le même éditeur que les Champs d’honneur de Jean Rouaud qui devait obtenir le Goncourt. Sous une modernité de convention et une réelle peinture des horreurs de la guerre, les Champs d’honneur flattent la mémoire nationale et le goût scolaire de la belle page d’écriture que met à mal Volodine.

[4] Jean Genet : Violence et brutalité, in l’Ennemi déclaré, Gallimard 1991.

[5] Stéphane Mallarmé : Tombeau d’Edgar Poe in Poésies, Gallimard. Lire ce que dit Sartre dans sa préface sur la conversion chez Mallarmé d’un «terrorisme» à l’autre.

[6] Pierre Bourdieu : les Règles de l’art, Seuil 1992.

[7] Voir Jean-Pierre Salgas : De «Printemps rouge» à «Roman roi» (à paraître).

[8] Aragon : le Roman inachevé, Gallimard, 1956.

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