Bourdieu, Deleuze, Lacan, Lucot, Oster, Cadiot, Didi-Huberman, Feldman, Kristeva (Colette), Said, Rolin, Levé, Maspero, Quignard
Vient de paraître n°8 (mars 2002)
Pierre Bourdieu : Le bal des célibataires
Seuil
280 p,
ISBN 2-02-052570-4
Le 23 janvier 2002, disparaissait soudainement, prématurément (il avait soixante et onze ans), en plein travail (notamment avec Daniel Buren, en vue d’une exposition en juin au Centre Pompidou), un des plus grand intellectuels français qui, après Sartre et Lévi-Strauss, dans les mêmes années que Lacan et Foucault,s’était donné pour tâche justement de résoudre la contradiction scolastique liberté-structure, entre autres en rendant compte de ce que pourrait être un inconscient social sur le modèle de l’inconscient freudien : à sa mort, l’absence de consensus, la réduction de l’oeuvre aux derniers engagements (au titre de… La misère du monde plus qu’au livre, à Sur la télévision) – Bourdieu de nouveau traité comme Spinoza selon Marx en « chien crevé – et l’image pieuse qui ne vaut pas mieux, ont dissimulé le philosophe. Qui tel Lévi-Strauss sous les « tropiques » de l’anthropologie, mais à l’envers, avait trouvé dans la « sociologie », le rapatriement de celle-ci sur un terrain familier, le moyen de tenir les promesses de la philosophie. Ce qui peut s’entendre de diverses façons : sous son côté Spinoza (ou Leibniz), sous le système, la théorie des champs, des habitus, des stratégies, sous l’énoncé…, il y a toujours eu chez Bourdieu ce que j’appelerais un côté Rousseau, une fêlure, une blessure qui l’avait rendu possible, celui de l’énonciation, et la tentative d’en rendre compte par une socio-analyse qui expliquerait « comment on devient Bourdieu ». De celà, parlent la Leçon sur la leçon inaugurale au Collège de France, et les Méditations pascaliennes, au plus près d’une impossible autobiographie. Son usage symptômatique de plus en plus prégnant aussi du langage psychanalytique, signe d’un souci de nouer l’inconscient social et l’inconscient sexuel, sa découverte à la découverte freudienne.
De cette tâche qui restera donc inachevée, parle l’extrait d’une Esquisse d’auto-analyse qui doit être publié par Suhrkampf en Allemagne, et qui l’a été comme un scoop au lendemain du décès par Le nouvel observateur, dans un geste de haine bienveillante, contre la volonté expresse de l’auteur. A la première personne, et par le recours à la « littérature » (Flaubert). Par une curieuse coincidence, ce Bal des célibataires, qui est son involontaire dernier livre – et qu’il serait bourdieusiennement scandaleux de transformer en testament, (je renvoie à son travail contre « l’illusion biographique ») boucle la même boucle, mais dans la théorie « pure » : au milieu de l’ouvrage » je livre au lecteur, écrit-il, le plan anonyme d’une maison familière ou j’ai joué pendant toute mon enfance ».. D' » une recherche prenant pour objet, au moins indirectement, le sujet de la recherche (…) la réconciliation initiale avec un passé encombrant ». Origine sociale et nouage de celle-ci au « sexuel » : on trouve en effet rassemblés dans ce livre trois articles de 1962 : Célibat et condition paysanne, 1972 : Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction, et 1989 : Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique. Qui concernent les « structures élémentaires de la parenté » et le jeu qu’elles autorisent, ou pas, dans le village béarnais de l’auteur. A l’arrivée dit Pierre Bourdieu dans la préface de 2001, « une sorte de bildungsroman intellectuel ». Le « déplacement négatif dans l’espace universitaire avait pour contrepartie le rêve confus d’une réintégration dans le monde natal ». Par ce travail sur le Bearn il avait le sentiment de » commettre quelque chose comme une trahison » et simultanément de la réparer. De ce livre, son fils Emmanuel, cinéaste et scénariste, devrait faire un film Les cadets de Gascogne.
Gilles Deleuze : L’ile déserte et autres textes
Textes et entretiens 1953-1974 (David Lapoujade éd)
Minuit
416 p, 25, 50 E, ISBN 2-7073-1761-6
Tristesse (au sens spinoziste) de ce qu’est devenu « Deleuze » depuis sa disparition en 1995 : ici les deleuziens tendance « Abécédaire » qui se légitiment d’une icône (le Deleuze-monument de Thomas Hischorn à Avignon à l’été 200O), là un pur enjeu académique (voir Le magazine littéraire de février 2002), ailleurs les « mille-plateaux » du plus nomade-immobile des penseurs, rabattus, reterritorialisés sur le Limousin (le plateau de mille-vaches)… Une île déserte, là ou Deleuze fut un archipel, un port, un carrefour… Il faut espérer (sans y croire tout à fait) que ce premier volume des écrits retrouvés, trente-neuf textes, de 1953 (Empirisme et subjectivité) à 1974 (L’anti-Oedipe), qui doivent leur titre à un texte inédit écrit pour Nouveau Fémina (où il commente les personnages conceptuels du Robinson de Defoe et de la Suzanne de Giraudoux…) amorcera d’autres lectures. On y assiste au bricolage, à la genèse d’une pensée nietzschéenne – de philosophe-artiste qui voit tous les domaines de la pensée sur le mode de l’art. Une pensée intempestive dans l’après-guerre, à l’écart tant des philosophies du sujet (la phénoménologie) que des philosophies du concept (l’épistémologie), ou des philosophies de l’histoire (le marxisme). Qui va trouver son Dehors en dedans : Hume, Bergson, Nietzsche (tout le volume tourne autour de Différence et répétition) avant de le trouver ailleurs (après mai 1968). Une pensée du « et » aux antipodes d’une philosophie du « est » : Deleuze ou le contraire exact d’un Martin Heidegger… Le plaisir de ce volume est aussi dans le mélange, dans la tresse des interets, qui sont également ceux des supports – Deleuze écrit dans Arts autant que dans les revues universitaires : entre des textes de circonstances ou d’amitié (sur Axelos, Cixous, Fromanger, Czerkinsky, Hugo Santiago), des articles dont on mesure le destin (sur Jean Hyppolite, le Roussel de Foucault), on retrouve ici des articles majeurs : sur Bergson, Philosophie de la Série Noire, sur Sartre : Il était mon maitre, A quoi reconnait-on le structuralisme ?. Un livre indispensable. A paraitre l’an prochain : Deux régimes de fous et autres textes (textes et entretiens 1975-1995).
Jacques Lacan : Autres écrits
Seuil, coll Le champ freudien
612 p, 33,54 E, ISBN 2-02-048647-4
Jacques Lacan : Séminaire livre VIII. Le transfert
Seuil, coll Le champ freudien
474 p, 33,54 E, ISBN 2-02-049524-4
Jacques-Alain Miller : Un début dans la vie
Gallimard, Le promeneur
164 p, 16, 50 E, ISBN 2-07-076495-8
Jacques-Alain Miller : Lettres à l’opinion éclairée
Seuil
233 p, 15 E, ISBN 2-02-053358-8
Jacques-Alain Miller et quatre-vingt quatre amis : Qui sont vos psychanalystes ?
Seuil
590 p, 30 E, ISBN 2-02-053359-6
Gérard Miller : Minoritaire
Stock
230 p, 15 E, ISBN 2-23405432-X
« Il écrivit à partir de 1968, parlant de lui-même, « Lacan ». C’était de la modestie. Il disait comme tout le monde. C’était confesser qu’il ne se confondait pas comme sujet avec le signifiant de son nom propre qui était entré comme référence dans le discours universel » (Jacques -Alain Miller). 1968 : soit deux ans après la parution des Ecrits Biographe lacanienne non « millerienne » du maitre, Elisabeth Roudinesco a montré comment le théoricien du signifiant venait de la littérature, du surréalisme. L’un des fils de ces Autres écrits, qui complète les premiers, est assurément son retour à la littérature : Litturaterre (1971) placé en ouverture, Hommage fait à Duras de Lol V Stein, Joyce le symtome. On y trouvera également des textes classiques Les complexes familiaux de 1938, Radiophonie, Télévision. Le séminaire sur Le transfert de 1960-61 est lui réédité : il s’agit pour l’essentiel d’un commentaire du Banquet de Platon, et de La trilogie des Coufontaine de Claudel (heureux hasard : Bernard Sobel monte ce printemps au Théatre de Gennevilliers, l’Otage et le Pain dur). En 1977, dans Un destin si funeste, François Roustang décrivait la « horde sauvage » freudienne, un oeil sur celle de Lacan. Quelques mois après la parution de ces deux livres du Lacan » référence dans le discours universel » (le domaine public), grande opération politique de Jacques-Alain Miller, qui dirige l’Ecole de la Cause Freudienne : le contesté gendre (il écrit parlant de lui-même : « Jacques à l’Un Miller ») – pour ses éditions des Séminaires, dix sont parus, et sa rétention des archives – publie ses écrits « juvéniles » (du lycée Louis Le Grand : entretien avec Sartre, dissertation sur Montherlant) et normaliens (lacaniens) et le feuilleton d’une « lettre à l’opinion éclairée » ou il se flatte d’être devenu le « Paul-Louis Courier » de la psychanalyse reconnu par les meilleurs écrivains : au prétexte d’une querelle maintenue avec l’IPA, et entre factions « lacaniennes » rivales, l’exposition stupéfiante d’un roman familial (de Jacques Derrida le père impossible du jeune étudiant, à Charles Melman le frère parricide). Et un document, que je crois sans équivalent, sur l’inconscient social « normalien » (on a envie de conseiller à Miller une cure intensive de… socio-analyse façon Bourdieu). But officiel avoué de cette offensive écrite (alors qu’Elisabeth Roudinesco vint de signer un livre d’entretiens avec Jacques Derrida, et que Didier Eribon met en cause Lacan au nom des « genders studies ») : l’annonce d’un tournant oecuménique, main tendue à l’IPA et à tous les lacaniens, nouvelle édition des Séminaires en fac-similé, fondation de cahiers Jacques Lacan – autrement dit une tentative (reliquat maoiste ?) de transformer une défaite en victoire. Deux autres pièces à cette opération : le second livre, les quatre-vingt amis, comme une ultime parade de groupe ; à fortiori celui (intitulé Minoritaire, j’imagine, par antiphrase), du frère du gendre, sur sa glissade de Jacques Lacan à Laurent Ruquier : « du col Mao au Rotary » aurait dit Guy Hocquengem (ou validation étrange a posteriori, du déjà vieux pamphlet poujadiste anti-Lacan de François Georges : L’effet Yau de Poële)
Hubert Lucot : Frasques
POL
268 p, 19 E, ISBN 2-86744-850-6
Java 21-22
ISBN 2-909951-09-X
» A six heures entra mon grand ami Hubert ; il revenait du manège. Il dit : » Tiens ! tu travailles ? » Je répondis : J’écris Paludes » (1895) Cet incipit d’André Gide, histoire de rappeler qu’une bonne part – une des meilleures – de la littérature moderne, se débat avec la question de l’auto-bio-graphie et de l’auto-fiction. Depuis Mallarmé, et ce qu’il dit de « l’interrègne », qui suit la mort de Dieu (dans sa lettre à Verlaine), via Schwob, Laforgue, Valéry, Gide justement, Leiris, le premier Sartre etc… jusqu’à Daniel Oster qui fait porter sa réflexion sur la personne de « l’écrivain »… Le moi n’y résiste pas. Confirmation par les sciences humaines (du « biographème » selon Barthes, à « l’illusion biographique » selon Bourdieu). C’est aussi pourrait-on dire, l’unique « sujet » d’Hubert Lucot, depuis qu’il écrit (1953), depuis qu’il publie : Autobiogre d’AM 75 (1980) et Phanées les nuées (1981) – à l’exception d’un merveilleux roman » d’aventures policières, sexuelles, boursières et technologiques » : Les voleurs d’orgasmes, 1998. A partir d’un matériau de type « journal intime », on pourrait dire que Lucot fabrique des capsules d’espace-temps façon Andy Warhol (lui se réfère à Cézanne), et qu’il les monte (cinéma) pour de temps à autres, en composer des livres (Simulation, Sur le motif, Probablement, celui-ci), posant bloc de sensation sur et contre bloc de sensation : » Je professe que seule l’écriture peut se liver à un travelling qui démarre sur la gare de l’Est certain jour d’aout 14 et se perd dans la plaine des Jarres pendant la guerre d’Indochine, après avoir fait du canotage sur le lac de Constance au printemps 1945″. A signaler dans la dernière livraison de Java, un dossier : Hubert Lucot, le laboureur subtil.
Daniel Oster : Rangements
POL
280 p, 20 E
ISBN 2-86744-723-2
En cette année de commémoration Victor Hugo, il faut rappeler qu’il y a probablement selon les pays, un développement inégal de l’évènement nommé « mort de Dieu » : Dieu est en France mort en 1885 avec Hugo. Dieu : autant qu’une religion, une certaine reliure des mots et des choses. Et de l’ego. 1885 a achevé 1793, qui lui même achevait un mouvement initié au siècle de Montaigne. Je renvoie bien sûr à Mallarmé (Crise de vers, Autobiographie). Dans la dissimulation de cette blessure, les recouvrements de cette plaie, les différentes variantes de la croyance littéraire, plus précisément de l’idéologie « poétique » tiennent la place que l’on sait (confirmation dans l’histoire complexe des différents « romantismes » – Chateaubriand le grand convertisseur des deux religions – ou… dans le blanchotisme ordinaire des suppléments du jeudi). A rebours de tous ceux qui ont voué leur vie à la nourrir, Daniel Oster (après quatre romans dans les années 60 dans l’air de ce temps là, et deux livres sur son maitre Jean Cayrol, après un long silence), n’a cessé de vouloir l’analyser et d’abord sur « lui-même » (si lui-même existe) : » Il est bon qu’un homme de lettres en soit un, ne le cache pas ». Depuis très longtemps il méditait une thèse sur le « système Poètes d’aujourd’hui« . Rangements est le dernier d’une suite d’essais-fictions et de fictions-essais publiés ces vingt dernières années par cet auteur disparu prématurément (1938-1999) : Monsieur Valéry, Passages de Zénon, Dans l’intervalle, Stéphane, La gloire, L’individu littéraire, Apocalypse. Composé dans la dernière année, entre deux maisons, Paris-16è et Seine et Marne, entre réminiscences d’une enfance à Saint-Denis et séjours à l’hopital. Oster range sa bibliothèque et sa « vie ». Des exercices de « faux journal intime » alternent avec des vrais (« diarisme ordinaire »), c’est-à-dire des faux… Des notes, presque de petits essais sur Robinson Crusoe, Mallarmé, Valéry, Leiris, Michaux, le Journal de Queneau, Perros alternent avec d’autres sur Martin du Gard, Montherlant, Eliade, Léautaud, les romans chroniqués dans les années 70, Sollers… un portrait de Cayrol en son bureau, ou le commentaire assassin d’un article « poétique » du Monde… Entre les fragments, des textes plus longs qui auraient pu donner lieu à une publication séparée : une fable sur André Gide et son journal qui aurait été composé par Martin-Chauffier, qui mériterait d’avoir le destin théorique du Pierre Ménard de Borges, un long Pourquoi je ne laisserai pas des mémoires, un recueil d’aphorismes : Gaffes. « Mon unique question aura été de soupeser la masse véritable de la littérature » : Oster dialogue avec Bourdieu : selon Oster, l’écrivain peut devenir son propre sociologue sans le secours de ce dernier. Et repose à nouveaux frais, la question sartrienne du poids respectif d’un enfant et de La Nausée… Paradoxe ultime : au fil des pages, on voit Daniel Oster, qui sait qu’il vit ses derniers mois (« »Mort » n’est pas le mot juste ») trouver au bout de l’incroyance littéraire, comme son revers… la foi. Impression, comme chez un Pascal, de toucher à vif le nerf même de la littérature et de la pensée.
Fernando Pessoa : Oeuvres poétiques
Gallimard
Edition établie par Patrick Quillier
2176 p, 74, 90 E, ISBN
Robert Bréchon : L’innombrable, un tombeau pour Fernando Pessoa
Christian Bourgois
358 p, 18,29 E. ISBN 2-267-01580-3
Rien n’y fit : ni les efforts d’Armand Guibert, ou de Pierre Hourcade, ni un article de Roman Jakobson (en 1973 en français) etc… La réception de Fernando Pessoa (1888-1935), le poète portugais aux nombreux « hétéronymes », fut en France seulement possible à la mi-temps des années 80, alors que la Restauration battait son plein dans la littérature française, que la modernité semblait jetée avec les avant-gardes, que le champ littéraire national pouvait s’ouvrir sans naturalisation : autrement dit lors d’un changement de statut des littératures étrangères (la France devenant un autre Portugal ?), et accompagnée des grands commentaires d’Eduardo Lourenço (Pessoa roi de notre Bavière 1988, Pessoa, l’étranger absolu 1990), et d’Antonio Tabucchi. Ce furent alors deux éditions en chantier des Oeuvres complètes incomplètes (en 1988, chez Bourgois, à la Différence) et une présence, je me souviens, jusque sur les affiches du métro. Ceci dit, l’énigme théorique reste intacte : on la pourrait dire, actualité suggère, deleuzienne autant que bourdieusienne. Deleuzienne : Pessoa, écrivain mineur d’une littérature mineure, frère de Kafka, de Gombrowicz, de Svevo, de Joyce, de Michaux… « Ecrivain de frontière », pour parler comme Claudio Magris : « Kafka est lui-même une frontière, les lignes de démarcation et les points de jonction passent à travers son corps qui ressemble à ces lieux géographiques ou s’entrecoupent les zones frontalières de plusieurs états ». De chaque morceau ainsi délimité, il fabriquerait un hétéronyme. Bourdieusienne : une pléiade de poètes, un champ littéraire national à lui tout seul, plusieurs écritures, ayant chacune, à l’histoire de la bibliothèque, et à l’Histoire du pays, un lien différent. Enigme donc que condense la célèbre lettre du 13 janvier 1935 dite des « hétéronymes »… Pessoa ou la coincidence pourrait-on dire, de deux « pathologies » superposées : une schizophrénie intime, celle d’un pays amputé de son empire idéal, s’abimant dans le rêve sébastianiste, et leur résolution à mi-chemin par une littérature entière issue d’une seule « personne » (pessoa). Cette Pléiade (qui reprend les traductions de l’édition Bourgois et compte de nombreux inédits) réunit les poèmes d’Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Fernando Pessoa, Alexander Search…. Elle est préfacée par Robert Bréchon, biographe de Pessoa, qui réunit au même moment ses études sur l’auteur de l’Ode maritime.
Vient de paraître n°9 (juin 2002)
Pierre Bourdieu : Science de la science et reflexivité
Cours du Collège de France 2000-2001
Raisons d’agir éditions
240 p, 9 E, ISBN 2-912107-14-8
Pierre Bourdieu : Interventions 1962-2001
Agone
488 p, 18,03 E, ISBN
Yvette Delsaut, Marie-Christine Rivière : Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu suivi d’un entretien sur l’esprit de la recherche
242 p, 10 E, ISBN 2-86109-366-1
Le temps des cerises
Cent, mille, raisons de se précipiter sur ces livres malheureusement posthumes du sociologue : son dernier cours au Collège de France sur l’épistémologie des sciences sociales, un gros recueil de ses interventions publiques depuis la guerre d’Algérie, enfin, accompagnant une bibliographie exhaustive (traductions comprises) depuis 1958, un entretien inédit de novembre 2001 avec Yvette Delsaut. Dans Science de la science, on lira une première version de l’esquisse de socio-analyse. Et surtout, comme une « reprise » de Leçon sur la leçon (1982), le dernier état de sa pensée sur le fondement philosophique de la théorie des champs : dans l’introduction, Bourdieu écarte Nietzsche (« je pense ici au Nietzsche du Crépuscule des idoles qui disait : je crains que nous ne nous libérions jamais de Dieu tant que nous continuerons à croire à la grammaire »), dans la conclusion, il se réclame de Leibniz (le « point de vue sans point de vue qu’est le point de vue de la science » peut être comparé au Dieu leibnizien « géométral de toutes les perspectives »). Ce que vient confirmer, dans l’entretien avec Yvette Delsaut, le rappel de son sujet de maitrise (une traduction commentée des Animadversiones de Leibniz) et le « fantasme » confessé par l’auteur des Règles de l’art, de construire son œuvre à la manière d’un « livre infini », les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. A l’autre bout de l’œuvre, l’immense mérite des Interventions est de rassembler le corpus de l’intellectuel spécifique-engagé que fut Pierre Bourdieu dès ses années algériennes.
A signaler d’autre part, la parution de deux petits livres inattendus de Michel Onfray : Célébration du génie colèrique (la formule est de Michelet) : Onfray riposte et analyse le déferlement de haine (intellectuels médiatiques, gauche de droite…) qui a suivi la mort du sociologue « intervenant » dans la cité. Et Physiologie de Georges Palante (pour un nietzschéisme de gauche), (Grasset, 250 p, 15, 90 E, ISBN 2 246 62951 9), consacré à un « nietzschéen » (1862-1925) ennemi de Durkheim (avec Marx et Weber, l’une des trois inspirations revendiquées de Bourdieu), dont la figure, plus que par ses écrits, nous fut transmise par Louis Guilloux (le Cripure du Sang noir) et Jean Grenier (le Georges Sallan des Grèves).
Olivier Cadiot : Retour définitif et durable de l’être aimé
POL, 264 p, 16, 50 E
ISBN : 2-86744-728-3
En 1995, deux « poètes », Pierre Alféri et Olivier Cadiot, publiaient chez POL, la Revue de Littérature Genérale 1 : La mécanique lyrique, que je qualifiais de coup d’état des lieux : dans une littérature française sonnée par la possible liquidation de la modernité avec la fin des avant-gardes, deux Robinsons faisait le point, accueillant sur leur île « poétique », les rescapés du naufrage. Second volume un an plus tard : Digest. Et troisième (j’exagère à peine) à la rentrée dernière : La Bible des écrivains (dirigée par le romancier catholique Frédéric Boyer), confirmation que la traduction peut être première dans une nouvelle pensée de la littérature, mais aussi position de repli sur une sacralité du texte face au Spectacle désormais dominant (dominant la Restauration elle-même)…
S’agissant de Cadiot et Alféri, si on peut décrire la Bible comme une de leurs stratégies, au même moment ils travaillent avec des musiciens (Dusapin, Aperghis, Delbecq, Burger, Bashung) et des plasticiens, flirtent avec la performance ou le cinéma. Je reviens à Robinson : depuis plusieurs livres (Futur ancien fugitif, Le colonel des zouaves), il est la figure emblématique de Cadiot le deleuzien (je rappelle L’ile déserte ou la lecture du Vendredi de Michel Tournier). Robinson ou comment repartir de zéro mais non sans quelque biscuit… On le retrouve dans ce dernier roman à vrai dire très difficile à décrire, une fois notée sa virtuosité. Plus facile à citer : « C’est dans la campagne sans lune, noir total, que j’ai vu pour la première fois le lapin fluo (…) ». Première phrase d’un long monologue intérieur-extérieur fragmenté, à vitesses très variables (Joyce est l’ancêtre évident), dont l’enjeu semble être d’extraire ce qui se cache de poésie dans la prose courante (nous sommes à la campagne et… à la technologie) et de déjà écrit dans le parlé (tristes tropismes). A l’horizon (mallarméen ?), une « partition » à voix haute, qui permettrait de résoudre la malheureuse « partition » des mots et des choses.
Georges Didi-Huberman : L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg
Minuit
592 p, 27 E, ISBN 2-7073-1772-1
Georges Didi-Huberman : Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé
Gallimard
192 p, 24 E, ISBN
Crise de l’histoire de l’art antiquaire, positiviste ou connaisseuse ici, crise du grand récit moderne (la fable téléologique de Clément Greenberg) là… Accélérées par l’art contemporain (énonciation post-moderne et énoncés anciens), et par la diversité des positions que dissimule la créolisation des formes à l’ère de la mondialisation. De cette crise, avec d’autres (Thierry De Duve, Daniel Arasse, Régis Michel etc), Georges Didi-Huberman est un des plus constants penseurs. On se souvient de son exposition L’empreinte au Centre Georges Pompidou en 1997, et de ses innombrables livres (Devant l’image 1990, Devant le temps 2000, un Giacometti, un Bataille…). Deux nouveaux volumes en témoignent, un gros, un petit, qui en est comme un chapitre détaché. Le premier tourne autour d’Aby Warburg (1866-1929), seulement traduit chez nous en 1990 (Essais florentins), un mythe plus qu’autre chose (à cause de sa bibliothèque – transférée avant-guerre de Hambourg à Londres – voir le quatrième tome de l’autobiographie de Jacques Roubaud), auquel seulement un livre de Philippe-Alain Michaud chez Macula (1998) rendait jusqu’à présent justice en France.
Au centre de la théorie de ce contemporain de Freud ou Benjamin, la survivance, une mémoire très particulière, dont dans l’œuvre la pratique et la théorie culminent, outre la bibliothèque, dans l’atlas Mnémosyme, bati entre 1924 et 1929. Trois parties dans le travail de Didi-Huberman : L’image-fantôme, l’image-pathos, l’image-symptôme. Enjeu : montrer l’importance de Warburg fondateur à l’égal de Vasari ou Winckelman. Surtout le libérer du rôle de simple précurseur d’Erwin Panofsky ou, pour le dire autrement, de sa biographie par Ernst Gombrichs. Lui redonner son rôle de dibbouk de toute histoire-théorie l’art. Autrement dit encore, face à l’interprétation des rêves freudiennes, c’est à l’iconologie warburgienne de se dresser : « L’image se révèle comme le théatre intense de temps hétérogènes qui prennent corps ensemble ». De cette survivance, le volume qui paraît chez Gallimard tente une étude de cas : le drapé plus précisément, la ninfa, suivie de l’antiquité jusqu’à la serpillère de nos caniveaux. Deux ouvrages capitaux. Des réserves cependant, que suscitaient déjà ses travaux « appliqués » à des artistes : l’homme de cette « anthropologie » est bien abstrait et, sous un tel masque, le risque est grand du « tout est dans tout » : reverser Aby Warburg dans la grande impasse théorique présente du cabinet de curiosité, la quête des ressemblances et des différences sans considération des énonciations (sociales, psychanalytiques)
Hans Peter Feldman : 272 pages (Helena Tatay ed)
Fundacio Antoni Tapies, Centre National de la photographie, Fotomuseum Winterthur, Museum Ludwig
272 p, E, ISBN 2-86754-127-1
Andreas Gursky (texte de Jacinto Lageira)
Centre Pompidou
60 p, 14,50 E, ISBN : 2-84426-106 X
Bruno Serralongue (textes de Pascal Beausse, Eric Troncy, Alexis Vaillant)
Les presses du réel – janvier
30 E, ISBN 2-84066-071-7
Charles Baudelaire, Salon de 1859 : « S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude ». On le sait c’est surement dans ce texte du poète que l’on trouve (sous une forme inversée) la plus géniale photographie de ce que se joue anthropologiquement avec la naissance de la photographie : la photographie est aux objets ce que la démocratie est aux hommes, elle parachève la Révolution Française (le commencement de la fin de la mort de Dieu). On le devine : les plus justes penseurs de la photographie ne feront que reprendre la même interrogation : Walter Benjamin et sa théorie de la perte de l’aura, à l’heure ou s’affronte deux régimes de la démocratie, socialisme et fascisme, Pierre Bourdieu et sa théorie d’un « art moyen » qui tant influencera l’art contemporain, Christian Boltanski en tête. Car c’est évidemment tout l’art contemporain en tant qu’il n’est pas moderne, qu’il renoue avec les anciennes fonctions de l’art, qui va tirer au sens large les conséquences ontologiques et sociales de l’invention de la photographie. Et légitimement, la photographie au sens restreint qui va y occuper la première place (paradoxalement à rebours du photo-reportage et de la photo « d’art »).
De ce point de vue, l’actualité des expositions à Paris fut, au début de l’année 2002, très riche. Ici la Mission Héliographique de 1851 sur les monuments historiques, à la Maison Européenne de la Photographie, et à la BN, Gustave Le Gray (1820-1884) : la photo naissante se retournant sur l’ère de l’aura. Là, trois expositions de photo dite plasticienne (trois livres-catalogues) donnent à voir comme le terme provisoire (les deux bouts) de la correspondance révélée par Baudelaire. Au Centre National de la Photographie, Hans-Peter Feldman, né en 1941, qui tient boutique d’images à Düsseldorf, pousse à son terme ultime la logique de la photo trouvée, anonyme, jusqu’à traquer ce qui peut rester d’aura dans la plus « copie de copie de copie » de la photo de magazine ou de la carte postale (272 pages est en lui-même une œuvre qui reproduit des fragments de ses très nombreux livres d’images antérieurs, tels Voyeur, Les morts ou 100 ans). Au Centre Pompidou, Andreas Gursky, né en 1955, un des principaux disciples de Berndt et Hilla Becher, membre de l’école photographique de Düsseldorf, à l’inverse, celle de la photo construite prenant la place de la peinture : ses œuvres sont d’immenses tableaux panoramiques, sans point de vue ni point de fuite (Téléphérique Dolomites 1987), ou la reproductibilité du médium met la reproductibilité du monde en abyme, la démocratie repétitive de l’univers contemporain (Paris Montparnasse 1993). Entre les deux, toujours dans cette droite ligne baudelairienne, Bruno Serralongue (au Centre National de la photographie) qui, depuis fin 1993, tente un contournement de la photo-reportage, en affirmant la photo comme arme militante dans lutte pour la démocratie (Chiapas, Daewoo, collectif des sans-papiers de la Maison des Ensembles).
Julia Kristeva : Le génie féminin tome 3 : Colette
Fayard
622 p, 24,30 E, ISBN 2-213-60771-0
A l’ère de Catherine M (pour le meilleur) et d’une exponentielle littérature que je propose de nommer « hardlequin » (pour le pire)… remontée de Colette (1873-1954) depuis quelques années, au Panthéon de la littérature française : pêle-mêle, entrée en Bouquins suivie d’une consécration par La Pléiade, biographie de Claude Pichois et Alain Brunet, livres de Michel Del Castillo et Régine Detambel, récent article dans Critique de Chantal Thomas, la spécialiste de Sade et Casanova… Et maintenant troisième volet de la trilogie de Julia Kristeva sur le « génie féminin » (son Deuxième sexe à elle nous laisse-t-elle entendre) – après Hannah Arendt et Mélanie Klein. En exergue, deux phrases, d’Apollinaire le poète-pornographe et de Merleau-Ponty, le théoricien de « la chair » comme entre-deux, qui peuvent définir assez bien l’enjeu de cette « vie-oeuvre » : « un orgasme singulier avec la chair du monde » dont l’écriture qui s’inaugure avec la série des Claudine, « sœur solaire de l’hystérique freudienne », est une des dimensions. En 1924, La femme cachée « qui fuit son mari (…) pour se livrer, masquée, à une ivresse auto-érotique ravageuse avec divers partenaires anonymes, avec « personne » » se nomme Irène (coincidence ? lire Colette donne souvent le sentiment de lire le carnet de bord du personnage homonyme d’Aragon). Athéisme panthéiste, corps seul instrument de connaissance, jouissance féminine généralisée (les hommes sont des accessoires parmi d’autres, la mort ne l’interresse pas, les animaux, « quatre-pattes », en sont les métamorphoses) et lucidité sexuelle (l’homosexualité est la double norme, même si pour elle Sodome l’emporte sur Gomorrhe, l’héterosexualité une exception), dont Kristeva inventorie toutes les figures, notamment le noyau incestueux (mère-fils, littéraire puis vécu, à l’origine du mythe Sido, qui, au passage, précipite chez l’auteur un étonnant moralisme psychanalytique). « Femme libre » absolument, Colette (dont par ailleurs Kristeva analyse les timidités féministes, voire l’antisémitisme d’occasion) est un écrivain « politique », Kristeva le montre, comme autrement et naguère Simone de Beauvoir – je rappelle que la Quatrième République fit à l’auteur de L’ingénue libertine, de Chéri, du Pur et l’impur, de La chatte, qui disait peut-être comme Proust, la vérité érotique de la Troisième, d’énigmatiques obsèques nationales, les seules jamais faites à une femme… Sido avec Sade… pourquoi pas ? Retour à Catherine Millet : on peut lire dans L’infini n° 77 (Gallimard, p, E, ISBN) un temoignage de l’interressée et de son éditeur Denis Roche, et un florilège de la presse compilé par son compagnon Jacques Henric.
Bernard Marcadé : Isidore Ducasse
Seghers, coll Poètes d’aujourd’hui
238p, 12,20 E, ISBN 2-232-12196-8
Dans la célèbrissime collection, fondée après la guerre par Pierre Seghers, aujourd’hui relancée par Alain Veinstein, un nouveau Lautréamont (1846-1870), en lieu et place de celui, pourtant historique, du à Philippe Soupault (1946). A cause évidemment de la place constante de cette œuvre à toutes les époques de la littérature et de l’art du siècle vingtième. Ou plutôt un Isidore Ducasse (Poésies) et non un Lautréamont (Chants de Maldoror), comme tous les autres livres consacrés à cet écrivain à la destinée exclusivement posthume (d’Aragon et Breton à Pleynet, Kristeva et Sollers, via Blanchot, Bachelard ou Gracq). Histoire de signifier une interprétation radicalement nouvelle : Marcadé, un des plus subtils critiques d’art d’aujourd’hui, qui prépare actuellement une biographie de Marcel Duchamp, veut lire chez Ducasse l’anticipation de toutes les procédures de l’art contemporain (en Uruguay, en 1993, il fut commissaire d’une exposition titrée L’autre à Montévidéo)
Maurice Nadeau : Sade, l’insurrection permanente suivi de Français encore un effort si vous voulez être républicains par D.A.F. de Sade
Maurice Nadeau-Les lettres nouvelles
150 p, 15 E, ISBN 2-86231-173-1
Pierre Klossowski : Sade mon prochain précédé de Le philosophe scélérat
Seuil Points essais
190 p, ISBN 2-02-052931-9
L’adolescent immortel
Gallimard Le promeneur
168 p, 15 E, ISBN 2-07-076233-5
Ecrits d’un monomane
Gallimard Le promeneur
1947 : deux ans après la Libération de Paris, les livres de D.A.F. de Sade sont toujours embastillés. Alors que l’auteur des Cent vingt journées de Sodome est l’écrivain souterrain pour écrivains numéro un depuis un siècle (Sainte-Beuve, Baudelaire, Barbey, Flaubert, Apollinaire etc) comme il sera au grand jour pour le siècle suivant (Breton, Paulhan, Bataille, Blanchot, Sollers, Barthes etc) grâce à Gilbert Lély ou Jean-Jacques Pauvert. 1947 donc : Maurice Nadeau, historien du surréalisme, responsable des pages littéraires de Combat, proche de Pascal Pia, entreprend de donner à lire une anthologie de textes du « divin marquis » (la seconde après celle de Mauricve Heine qui avait été elle publiée sous le manteau). Plus de cinquante ans après (Sade est entré en poche puis en Pléiade), le grand critique réédite son introduction, sur le philosophe, « anti-Pascal » et « premier des romanciers modernes partisans d’une objectivité dont le secret sera retrouvé par Kafka ». Quelques mois auparavant, en 1947 toujours, Pierre Klossowski donnait Sade mon prochain, une étude fondatrice qui comme celle de Nadeau tente de décrire le système de Sade, elle reparait en poche aujourd’hui. Ainsi que deux recueils de textes retrouvés du même auteur disparu l’an dernier. A signaler, dans le même registre au sens large (sexe et système), la parution chez Stock du cinquième volume de l’anonyme victorien My secret life, naguère exhumé par Michel Foucault dans La volonté de savoir.
Raymond Queneau : Œuvres complètes II, Romans t 1 (ed Henri Godard)
Gallimard Pléiade
1840 p, 68 E, ISBN
Album Raymond Queneau (Anne-Isabelle Queneau ed)
Gallimard
Raymond Queneau : Aux confins des tenèbres. Les fous littéraires (ed Madeleine Velguth)
Gallimard Cahiers de la NRF
Huit romans de Raymond Queneau dans cette Pléiade 1933-1942, le premier de deux volumes de fiction, le second des Œuvres Complètes. Du Chiendent à Pierrot mon ami. Autrement dit des marges du surréalisme au premier des trois livres écrits à la lumière de l’enseignement d’Alexandre Kojève sur Hegel. Longtemps dissimulé derrière Zazie, Raymond Queneau devrait enfin apparaître comme un des plus étonnants carrefours du XXe siècle. (« Y a pas que la rigolade y a aussi l’art » disait-il, il s’agit « plus de drôles de romans que de romans drôles » dit de son côté Henri Godard le maitre d’œuvre). Qui peut enfin être lu comme tel après la fin des avant-gardes : Echenoz ou Quignard sont des petits neveux ; et après que Georges Perec ait donné à l’Oulipo toute son importance à une « littérature à l’ère de la reproductibilité technique » inaugurée par les Exercices de style et les Cent mille milliards de poèmes. Cette Pléiade sera peut-être aussi l’occasion de sortir d’un autre malentendu – le Journal, un étonnant document flaubertien sur la « bêtise » intime, médiocrité commune, religiosité névrotique fut très peu compris lors de sa sortie (seul Daniel Oster…) : or la vraie auto-bio-graphie stylisée de Queneau réside dans la suite des romans. Et dans leur immense mélancolie (dans la pluie des incipits sur la pluie : « Il faisait un temps dans le genre petites gouttes d’eau par ci par là, il faisait un temps de nuit humide »)
Pour décrire leur fonctionnement, on a pu forger l’image de « l’oignon de Moebius » : des couches à l’infini, toutes communiquent, une absence de centre. Sinon la préoccupation structurante, et souvent liée, l’inscription de l’anthropologie philosophique. Bonne idée des éditeurs d’avoir extrait Technique du roman (1937) de Batons, chiffres et lettres, pour l’inclure ici ; dans le prolongement d’André Gide (Paludes, Les caves du Vatican) et Paul Valéry (Monsieur Teste), on le voit théoriser son refus du naturalisme, et son obsession d’être le Mallarmé du roman. Le Chiendent ? Joyce et Heidegger. Les Derniers jours ? le garçon de café « existentialiste » bien avant L’être et le néant. Odile ? la rupture avec Breton. Pierrot mon ami ? un « anti-roman-détective » hegelien. Dans cette Pléiade, deux quasi-inédits : les textes intégraux de Gueule de pierre et des Temps mélés, qui seront refondus dans Saint-Glinglin. Et Les enfants du limon, nourris on le sait d’une Encyclopédie des sciences inexactes, un projet de 1934 consacré aux « fous littéraires », bien antérieur à Michel Foucault. Simultanément, les éditions Gallimard en publient le matériau retrouvé : Aux confins des ténèbres.
Jacques Roubaud : La bibliothèque de Warburg, version mixte
Seuil
316 p, 19,5 E, ISBN 2-02-053461
Bibliothèque oulipienne 5
Le castor astral
296 p, 19,82 E, ISBN 2-85920-415-6
« Je ne connais pas d’oulipien qui ne tienne à portée de sa main, sur le plus proche rayon de sa bibliothèque les ouvrages de Gérard Genette » (Noël Arnaud). Reste que le théoricien de la littérature (qui vient de publier Figures V (Seuil) a commis dans Palimpsestes, concernant l’Ouvroir de littérature potentielle, une étrange méprise, qualifiant l’entreprise d’« héritage surréaliste » (cadavre exquis), quand tout l’effort de Queneau fut d’échapper à ce dernier (je renvoie à Odile qui reparait dans La Pléiade). Qui lui vaut une réponse de Noël Arnaud donc, qui ouvre le cinquième volume de la Bibliothèque oulipienne (lequel regroupe les fascicules 63 à 73 de cette publication publiés initialement entre septembre 1993 et juin 1995). Dans le même volume, on peut notamment retrouver les textes de Troll de tram de 1994, résultat d’une commande publique de la ville de Strasbourg, qui marque de façon officielle, les fiançailles de l’Oulipo et de l’art contemporain qui ne cessent de se poursuivre depuis (je pense à l’exposition Voilà. Le monde dans la tête en 2000… mais n’oublions pas que Duchamp fut, dans ses dernières années, membre du groupe).
La querelle « Genette » est d’importance, il y va du cœur théorique de la divergence Queneau-Breton, et de la définition même de l’Oulipo. On ne s’étonnera donc pas de la retrouver évoquée dans le quatrième volume de l’étrange autobiographie en prose de Jacques Roubaud (qui frôle souvent une sorte d’art brut, informatique et anglomaniaque). Dont l’un des principaux interêts est d’inclure, en son chapitre cinq, Ecrit sous la contrainte, une histoire aussi bien théorique que personnelle du groupe fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais. Soixante pages indispensables : « les membres de l’Oulipo sont les personnages d’un roman non écrit de Raymond Queneau, un véritable roman vivant« . L’Oulipo a été imaginé explique Roubaud sur le modèle Bourbaki et ses vertiges formels ont été, c’est moi qui parle, refondés, relégitimés par Georges Perec, aux antipodes du « surréalisme » mais aussi des ambiguités « françaises » de certains oulipiens. A signaler justement, la publication d’une édition complète des romans de ce dernier au Livre de Poche établie par son meilleur spécialiste Bernard Magné (p, E, ISBN). Et aussi aux PUF, de deux livres du « secrétaire définitivement provisoire de l’Oulipo » Marcel Benabou : la réédition de son livre classique Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, plus Roussel que Rousseau et Ecrit sur Tamara, plus Rousseau que Roussel (288 p, 20 E, ISBN 2-13-052628-4). Enfin chez Actes-Sud, d’un nouveau recueil de Sophie Calle : Des histoires vraies + dix
Edward Said : A contre-voie, mémoires
Traduit de l’anglais par Brigitte Caland et Isabelle Genet
Le serpent à plumes
430 p, 21 E, ISBN 2-84261-302-3
« J’ai suivi deux fils conducteurs » dit l’auteur p 319… Deux livres semblent se faire concurrence dans ces mémoires du grand théoricien de la littérature et musicologue, américano-palestinien (L’orientalisme, Culture et impérialisme), composées à l’occasion d’une grave maladie qui se déclenche entre 1991 et 1994. Ici une très classique autobiographie dont le modèle semble être les Confessions de Rousseau et ses étapes obligées. Naissance à Jérusalem en 1935 dans une famille palestinienne devenue américaine et protestante, portraits des parents, études dans des collèges anglais puis américains au Caire, vacances libanaises, premières lectures, premières amours, dressage du corps à l’anglaise, interdits sexuels violents, découverte de la musique, départ aux Etats-Unis en 1951. Là une étonnante confession identitaire de celui que trouble son nom même aux allures d’oxymore inexplicable. Et ses trois langues de départ (arabe, français, anglais). La sensation constante de « ne pas être à (sa) place », du « décalage » (pourquoi d’ailleurs ne pas avoir conservé le titre anglais : Out of place ?).
« J’ai gardé toute ma vie cette incertitude vis-à-vis de mes nombreuses identités – qui la plupart du temps sont en conflit – et un souvenir précis de cette envie desespérée que nous soyons tous arabes ou tous européens et américains ou tous chrétiens orthodoxes ou tous musulmans ou tous égyptiens ainsi de suite ». Out of place : récit immensément douloureux d’un « puzzle » incomplétable (ou « l’exil » intime semble chaque jour confirmer « l’exil » nommé Palestine), ce livre est à son tour la pièce d’un autre puzzle. Celui en forme de tableau de Mendeleiev (tous les possibles) qui pourrait être constitué des « identités de frontières » (Magris), des modalités vécues de la « créolisation » (Glissant) dans le monde « mondialisé »,« post-colonial » d’aujourd’hui. Et d’hier : il faut lire Edward Said avec Conrad (le sujet de sa thèse), Kafka ou Borges (Discussion) autant qu’avec V. S. Naipaul Nobel 2002, Danilo Kis ou Milan Kundera. Simultanément, Le serpent à plumes réédite dans une nouvelle traduction, revue du bengali par Pierre Fallon sur l’originale anglaise de Marguerite Glotz, le grand roman de Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature 1913 : Gora, qui se déroule dans le Calcutta des années 1920
Vient de paraître n°10 (septembre 2002)
Christine Angot : Pourquoi le Brésil ?
Stock
224 p, 18,05 E, ISBN 2-234-05521-0
Le nouveau roman de l’auteur de L’inceste se clot par un diner chez Frédéric Beigbeder, le maitre des cérémonies (édition-télévision) de l’heure, avec d’autres « people » médiatico-littéraires. Que l’auteur fuit pour retourner aux origines (Nancy, le père). Une figure obligée désormais que ce roman (social) du roman dans le roman comme autour de 1968, le roman (textuel) dans le roman. Toujours cependant la dissimulation de la vraie genèse, le refus d’un regard sociologique dans la tradition de Flaubert et des Goncourt – qui ont fait de l’objectivation du champ littéraire une matière de fiction. Ou de Pierre Bourdieu : dans Les règles de l’art, il relate le stade final de l’émancipation du champ littéraire comme marché inversé, dont nous vivons aujourd’hui la destruction, dans la Restauration et le Spectacle (Frédéric Beigbeder avec la NRV et 99 francs, dans le rôle qui fut celui de BHL avec la nouvelle philosophie, la figure presque chimiquement pure de l’hétéronomie). Et dont Christine Angot dans son autofiction est peut-être le meilleur témoin, anthropologue plus que sociologue. Christine Angot un peu à la façon du Sollers de Femmes veut témoigner de la mutation dans la reproduction des corps biologiques et littéraires… Voire de Duras après L’amant…« Sujet Angot » : fiction d’un « état de nature » de la littérature (Lars Von Trier…, elle cite le « disque de Deleuze sur Spinoza » – comment composer ses flux avec la vague) ; le style d’Angot tient de la natation.
Pourquoi le Brésil ? constitue le véritable troisième tome d’une trilogie qui relate, comme le second le premier, la sortie du second livre (Bouillon de culture, la lecture au théatre de la Colline, les interviews, Jean-Marc, Helène, Laetitia Masson, l’émission d’Ardisson ou l’ostéopathe de POL, etc). Plus profondément, après L’inceste (1999) avec le père – le corps sexué, et Quitter la ville (2000) -le refus de l’inceste littéraire et l’autonomie dans l’hétéronomie… un retournement en spirale à l’occasion de l’installation à Paris et une véritable révolution : la réunion des deux corps, du « métier de vivre » et de celui de publier, la double réconciliation avec les deux familles, une réconciliation qui porte deux fois le nom de Pierre. En parallèle, le double récit de son absorption par le champ littéraire retournant à la logique du marché (Pierre-Louis Rozines l’homme aimé rencontré le 30 aout 2000, aimé le 26 septembre est le directeur de Livres-Hebdo -il est celui qui dit « la vérité des prix » dans l’émission de Guillaume Durand), et l’inceste assumé avec le père Pierre Angot recemment décédé (dont des lettres des années 70 sont ici reproduites, le titre vient de l’une d’elles). Sur fond de rapports nouveaux à sa judéité : la mère de la narratrice se nommait Rachel Shwarz, « métèque », Rozines est askhenaze. Sous Beigbeder, Modiano ? La « boucle » est « bouclée » (PLR passe son temps à « boucler »). Et derrière Angot, Lévi-Strauss ? Dans sa naiveté, voire sa bêtise (flaubertienne), cette trilogie raconte comme nulle autre l’évolution littéraire dans un corps singulier des structures élémentaires du champ, des stratégies de la parenté littéraires en France aujourd’hui.
David Bellos : Jacques Tati, sa vie et son art
Seuil
476 p, 23 E, ISBN 2-02-040961-5
François Ede, Stéphane Goudet : Playtime
Cahier du cinéma
192 p, 30 E, ISBN 2-86642-333-X
A l’heure des derniers feux de la qualité France (studio et scénario), brocardée par François Truffaut, et de la naissance de la Nouvelle Vague (sur le modèle de l’impressionnisme : sur le motif), Jacques Tati (1907-1982), après Jour de fête et en cinq films (de 1953 à 1973), fut probablement le premier metteur en scène français à batir un cinéma (héritier de la « reproductibilité technique » de la photographique) explorateur du monde « à l’ère de la reproductibilité technique », de la démocratie des objets – un peu comme en littérature Georges Perec à l’heure de Philippe Sollers et de Tel Quel. Autrement dit un cinéma contemporain face au cinéma moderne incarné absolument par un Jean-Luc Godard (rien ne serait sous cet angle plus amusant que de comparer Playtime à Alphaville). Viendront ensuite autrement –via les genres populaires – Jacques Demy et son usage de la « divine idiotie » (Gombrowicz) de l’opérette, et le second Resnais (de Je t’aime je t’aime à On connaît la chanson : je signale en passant l’anthologie des textes de Positif sur le cinéaste qui vient de paraître en Folio, ISBN 2-07-042186-4). Après une longue éclipse et le paradoxe de la survie de Tati via le titre de la revue de cinéma fondée par Serge Daney qui semble interminablement vouée au travail de deuil de la modernité, Tati revient. Nouvelle copie restaurée de Playtime sur les écrans et surtout deux livres importants : une biographie par Davis Bellos et le journal de Playtime. François Truffaut : « Playtime ne ressemble à rien de ce qui existe déjà au cinéma ». On est aujourd’hui comme au premier jour, ébloui par ce film sans vrai scénario, par le langage babelien et desarticulé des personnages, par le décor d’anticipation construit, contre lequel vient buter le personnel de Jour de Fête. Par la construction d’un espace déhiérarchisé, son usage de l’abstraction en peinture mais tout autant de Brueghel ou Sempé, son étonnante anticipation de la photo plasticienne (Jeff Wall, Andreas Gursky) etc… Ede et Goudet nous donnent le dossier complet du film, de sa genèse en 1958 à sa sortie en 1967. David Bellos insiste sur les paradoxes du mime de music-hall célébré par Colette, devenu après quarante ans, Tati-Hulot « Monsieur Teste du cinéma » (Truffaut encore) : en 1967, Playtime consonne sans l’avoir voulu avec La Société du spectacle… Son livre est plus souterrainement une réflexion sur les contradictions « françaises ». Je nommais Perec : ce n’est surement pas un hasard si son biographe est devenu celui de Tati, et si le plus excitant des chapitres du « Ede et Gouddet » s’intitule Espèces d’espaces. A signaler à ce propos, Formules, revue des littératures à contrainte qui dans son numero 6, consacre un fort dossier à Georges Perec et le renouveau des contraintes (304p, 22 E, ISBN 2-914645-04-X) avec notamment Christelle Reggianni, Dominique Bertelli, Marcel Benabou, Bernard Magné et… David Bellos
Pierre Bottura, Olivier Rohe (dir)
Le cadavre bouge encore, précis de réanimation littéraire
Léo Sheer-Chronic’art
414 p, 11 E, ISBN 2-914172-59-1
Chronic’art # 6 septembre-octobre 2002-08-24
Supplément gratuit Rentrée littéraire Le cadavre bouge encore
Philippe Sollers : L’étoile des amants
Gallimard,
180 p, 14, 50 E, ISBN 2-07-076977-1
« Ne pas mourir en duel pour une phrase controversée est certainement un progrès. Ne plus avoir à rendre compte de ce qu’on écrit une régression ». 2002 restera peut-être en littérature aussi l’année de la rupture de la cohabitation, qui durait bon an mal depuis 1983 (la Restauration et le Spectacle prenant le pas sur la Nouveauté), voire 1998 (la nouveauté de leur fusion en une sorte de Révolution Conservatrice nommée Houellebecq, portée par Les Inrockuptibles et bénie à la surprise générale par Philippe Sollers et Le monde, elle-même accouchant du règne de Fréderic Beigbeder…). Et qui avait pris le relais de la situation ancienne (« D’un coté la littérature « exigeante », un chouia difficile (…) de l’autre la littérature « grand public » un chouia tartignolle » écrit Chloe Delaume). « Joyeux bordel » donc pour reprendre la carte qu’on pouvait apercevoir derrière Bourdieu dans ses émissions « Sur la télévision ». Or c’est malheureusement une pensée bourdieusienne du champ littéraire qui manque, une critique à hauteur de crise, décortiquant la décomposition de l’autonomie des écrivains (comme Deleuze naguère l’avait fait à propos des Nouveaux Philosophes). Parenthèse : de ce point de vue, il est passionnant de relire Bernard Frank –dont on réédite Vingt ans avant chez Grasset (478 p, 21,90 E, ISBN 2 246 56341 0), les chroniques du Matin de Paris, au tournant des années 80.
Au lieu de cela, un méchant (trop gentil) pamphlet, qui égratigne quelques puissants, tire sur quelques ambulances et cherche des responsables : La littérature sans estomac de Pierre Jourde (L’Esprit des péninsules, 2002 -qui annonce la suite : Déjeuner chez tyrannie) a mis le feu aux poudres. Aussitôt consacré opposition de sa majesté par Le monde…. Dans le sillage de Jourde, ce Cadavre à deux étages, concocté comme une opération de commando par Chronic’Art et Léo Scheer, se présente là comme une revue des livres de la rentrée, ici comme un « objet critique » pour rouvrir le débat intellectuel. Trois parties à ce pavé sur papier presque Bible : anatomie (Muray irresistible en clown kojèvien mais un peu court, Dantec en prophète d’apocalypse, Chloé Delaume et Bernard Quiriny en nouveaux La Bruyère ; éloge des intempestifs (Bloy, Bernhardt, Debord) ; enjeux du réel (consternant : Jean-Paul Kaufman et Le Bordeaux retrouvé, François Bizot). A l’arrivée, sentiment violent d’un recueil plus qu’improvisé, d’un clone « générationnel » de la cible visée ; envie de dire : tout ca pour çà (sortir les sortants) ? Est-il utile d’invoquer Karl Kraus (en exergue) pour finir en Saint-Exupéry ? Je reprend la métaphore politique : ce Cadavre a des allures de 21 avril littéraire, on trouve de tout dans son vote protestataire, même le pire, même le meilleur… Encore un effort… moins de bourdes (à la Monsieur Jourdain) et plus de Bourdieu…
Dans le supplément de la revue, la recension de L’étoile des amants de Sollers se veut cruelle : un pastiche des célèbres articles de Mauriac et Aragon sur son premier livre Une curieuse solitude. Rupture de la cohabitation également chez le cohabitant suprême ? son nouveau roman-chronique paraît, fait exceptionnel pour l’auteur, à la « rentrée ». « Un livre entier sur la jouissance d’exister », le désir d’échapper au « social » (« Dieu est devenu Société donc Ennui »). « On est réfractaire dès la naissance ou jamais ». La dimension historiale sous l’Histoire : « Vous avez sûrement entendu parler des évènements. Mais la bonne, la très bonne nouvelle, c’est qu’il ne se passe rien ». Une sorte de roman-tract, de digest-manifeste qui reprend les grands thèmes de l’auteur depuis Femmes. Un homme – qui écrit, une femme Maud – qui nage, l’île de Ré, l’amour. Beaucoup de citations, « pas des citations, des preuves » : Baudelaire, Rimbaud, un poète du huitième siècle en Chine. Et surtout un mini-pamphlet. Plus direct que d’habitude dans ses attaques contre le nihilisme : cibles nommées, épaisseur des traits. Tout le livre ne semble avoir été écrit que pour les pages faisant l’apologie de la « vraie vertu du vice » contre le puritanisme porno (Catherine M), surtout pour les pages 53 à 58 : synopsis d’un roman ordinaire qui pourrait paraître aux éditions Nocturnes, ou P-A-L (Paul-Armand Lecouvreur), ou être inspiré par Houellebecq et passionner Les inrockuptibles, portrait charge des inspirateurs du mouvement : le « clochard surchargé » et « la voyante » (suivez mes regards). Rupture de la cohabitation donc ? En tous cas, nouvel épisode frontal de la « guerre du gout ». Il faut revenir à sa préface à New-York de Morand (Garnier-Flammarion) pour trouver ce ton chez Sollers. Morand justement : si on est ébloui par la cocasserie, beckettienne pour le coup, de la satire, on est supéfait de la cloture de toute cette diatribe, par la mention «houellebecquienne», de l’Islam et du Coran comme responsable du nihilisme contemporain
Daniel Buren Mot à mot
Centre Georges Pompidou –Editions Xavier Barral-Editions de La martinière
Non paginé, 75 E, ISBN 2-7324-2902-3
Guy Lelong : Daniel Buren
Flammarion
192 p, E, ISBN 2080121952
Bertrand Lavier
Paris Musées
136 p, 28E, ISBN 2-87900-597-3
Une des grandes taches aveugles qui pourrait à l’origine de la sempiternelle « querelle de l’art contemporain » depuis 1983 (Jean Clair, Jean Baudrillard) est la non-pensée de la distinction entre art moderne (en rupture avec la reproductibilité technique) et art contemporain (en phase avec elle). Alors qu’arrive en librairie le rapport Quemin (Jacqueline Chambon) qui la ranime, en pronant sous couvert de « sociologie » le retour à la « peinture française » des années 50, deux « rétrospectives » bienvenues de deux artistes majeurs et emblématiques (intellectuels) au Centre Pompidou, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Ici Daniel Buren, objet depuis les années 60 d’une haine continue (ah les colonnes !). Là, Bertrand Lavier, objet depuis les années 80, d’une dérision constante (ah les frigos !). Deux « reprises » plutôt (au sens de Robbe-Grillet) par les interressés de leur itinéraire, dans des musées qui leur ont laissé carte blanche. Daniel Buren, on connaît ses célèbres bandes, fut d’abord un peintre explorant l’un des terminus de la modernité (la peinture de la peinture) avant de faire de ses bandes, l’instrument -fenètre, miroir – de l’in situ qui cadre le monde, le point de passage entre moderne et contemporain. Au Centre Pompidou, il a rebati un immense labyrinthe anthologique. Se presentant comme un monumental agenda, à l’alphabet apparent (de Affichage à Zig-Zag), le livre (dédié à la mémoire de Pierre Bourdieu) tente par le jeu des renvois, de se faire lire-voir selon une combinatoire à construire – un peu à la façon des 100 000 milliards de poèmes de Queneau. Complémentaire, le livre de Guy Lelong repose sur une analogie entre la révolution poétique Mallarméenne et la révolution Burenienne. Bertrand Lavier fut d’emblée à l’inverse, le prototype d’un artiste contemporain qui part du miroir-fenetre peint, des objets peints en général comme peinture d’après la peinture, puis du ready-made (frigo sur coffre-fort) comme sculpture d’après la sculpture ; toute son œuvre part de Duchamp et dans toute son œuvre « l’art part de l’art », jamais du monde. Au cœur de l’exposition, la salle Walt Disney Productions 1947 : Lavier a réalisé les tableaux abstraits trouvés sur les murs du comic, effectuant le contraire de l’opération Roy Lichtenstein (montrer que l’art de masse peut valoir le grand art) : il démontre que l’art de masse inclut déjà l’art des musées. Au passage, à ces tableaux à ces sculptures modernes agrandis, il donne l’aura qu’il n’ont jamais eu… puisqu’ils n’existaient pas
La Nouvelle Revue Française n° 562 (Juin 2002)
Gallimard
368 p, 15 E, ISSN 0029-4802
Dominique Baqué : Mauvais genre. Erotisme, pornographie, art contemporain
Editions du Regard
200 p, 34,30 E, ISBN 2 84105 143 9
Ovidie : Porno manifesto
Flammarion
228 p, 15 E, ISBN 2-08-068344-6
Ancienne et nouvelle pornographie, suite (sans fin) : au printemps vague de publications autour de Pierre Louys, l’auteur de Trois filles de leur mère (Journal chez Gallimard, Mille lettres inédites à Georges Louis, son frère chez Fayard, Dossier secret Pierre Louys-Marie de Régnier chez Bourgois), cet été Polissons et galipettes de Michel Reihac sur les écrans des cinémas MK2 etc…. Des films de bordel des années 20 qui ne sont pas sans évoquer pour le lecteur le bordel de Commercy et sa triste religion sexuelle et « cathédrales » emboitées, repoussoir d’Aragon dans Le con d’Irène. A coup sûr un des deux textes majeurs de la pornographie du siècle avec Madame Edwarda de Georges Bataille (la rosace de la cathédrale) que cet Irène longtemps dissimulé, aujourd’hui en poche. Coincidence et divine surprise : dans la NRF de juin, un dossier Aragon qui (à côté de lettres à Paul Eluard) comporte des extraits du journal (bilingue) de « la dame des Buttes Chaumont » du Paysan de Paris, alias « l’amie éclatante et brune » alias Irène. Qui devrait être bientôt publié par Lionel Follet. Un événement : il faut se souvenir que lors de 1985, lors de publication de La Défense de l’Infini, son identité était encore inconnue, même de Pierre Daix le biographe et l’ami. Elisabeth Eyre de Lanux, c’est son nom, peintre, écrivain du dimanche, épouse d’un diplomate qui avait été secrétaire de Gide, est morte à cent-deux ans en 1996…
Si l’ancienne pornographie était consciente de ses enjeux –que résume bien la polarité Irène-Edwarda, matérialisme enchanté-religion culbutée, recto-verso de ce dont Michel Foucault a établi la généalogie, le sexe, lieu de vérité – la « nouvelle pornographie » est encore difficile à déméler. Le mot est plus flou que jamais. Car, comme le répète Sollers dans L’étoile des amants « le puritanisme désormais est pornographique ». Dominique Baqué chroniqueuse-photo à art-press, s’y essaye. En vain : si elle repère bien que la théorisation de Bataille est obsolète à l’ère du post-human et de David Cronenberg (c’est la forme des corps qui est en cause à ce stade de la mort de Dieu), si elle a l’idée de boucler son travail sur la reprise du supplice chinois par Chen Chieh-Jen, elle se borne à constituer et commenter un catalogue d’artistes plus ou moins orienté par l’obsession du travestissement (Sorbelli en couverture) et un fantasme de subversion. Effet-catalogue oblige, le livre vaut d’ailleurs par une iconographie superbe… et l’autre texte qu’on peut écrire dans sa tête et qui sentirait moins la commande… Pour la théorie induite par la culture contemporaine (Foucault-Deleuze), on peut toujours retourner à Féminin-masculin (Centre Georges Pompidou 1995), ou au numéro Eros de Critique. Si elle s’ouvre un peu à la littérature, Baqué ne dit mot des productions « populaires » qui pourtant irriguent l’art contemporain : de la télévision (du Loft), d’Internet, du cinéma porno qui tente pourtant, en symétrie aux tentations du cinéma ordinaire (Breillat), d’aller vers ce dernier. De cela, Ovidie « travailleuse du sexe » et philosophe et son livre placé à l’enseigne d’Héraclite, est aujourd’hui le symbole ou le symptôme. Suite (sans fin) : le numéro X des Inrockuptibles de juillet et l’excellente page de critique porno qui clot désormais chaque livraison de l’hebdomadaire.
Olivier Rolin : Tigre en papier
Seuil, coll Fiction et cie
270 p, 18 E, ISBN 2-02037506-0
De 1968 et des années Pompidou-Cause du peuple, rien ne semble apparemment être « sorti » en littérature. Même si mai 68 a eu beaucoup d’effets sur le champ littéraire (Philippe Sollers de Lois à Paradis, Gilles Deleuze et L’anti-Œdipe, Jean-Patrick Manchette qui mit « le drapeau rouge sur la Série Noire », Pascal Quignard et les écrivains de la lecture, Jean Ricardou et « le nouveau nouveau roman », je me permets de renvoyer au Roman français contemporain, adpf éditions 2002), ne subsistent que quelques récits (Pierre Goldman et ses extraordinaires Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, et des « établis » du maoisme français : François Bon, Leslie Kaplan, Robert Linhardt). Et des collections de revues. Depuis longtemps, on attend de ceux qui échouèrent à redevenir Cavaillès, L’éducation sentimentale des années 68, voire les Mémoires d’Outre-Tombe. Olivier Rolin était bien placé pour l’écrire, leader « militaire » devenu écrivain de métier expert en « mélancolie historique » (Phénomène futur) et amoureuse (Port-Soudan) : il dit avoir reçu de la Correspondance de Flaubert l’energie de s’y mettre. L’idée de départ est simple et bonne, proche de celle de L’invention du monde, une unité de temps et de lieu, un cercle : en « révolution » autour de Paris en voiture, avec la fille d’un ami mort Treize, dans une DS Remember, le narrateur, qui note les pubs, les tags, les panneaux routiers etc, tente pour elle une « tentative d’intelligence, l’intelligence propre au roman, de ce qui s’est passé il y a trente ans » : la Nouvelle Résistance Populaire racontée à une adolescente. Seconde intrigue, double fond du livre : la mémoire et la quête du père, ancien résistant devenu lieutenant en Indochine, mort en mars 1948 à My-Tho (suivez mon regard lacanien) dans le Mékong (Malraux) peu après la naissance du narrateur. Celui-ci s’est rendu sur les lieux. Au centre des deux intrigues, cette « énorme masse morte, la guerre mondiale, la défaite, la collaboration ». « Tigre en papier » condense les deux : le maoisme bien sur et une bière Vietnamienne bue vers My-Tho.
Mieux vaut se prendre pour Chateaubriand que pour un sac poubelle disait naguère l’interressé dans un entretien, visant l’auteur des Particules élémentaires. Chateaubriand ou d’autres : Rolin à son habitude accumule dans le cours du livre les noms d’auteurs auquel il souhaite être comparé comme autant de « signes extérieurs de littérature » (Proust Babel Serge Nabokov Céline Hugo Hemingway Valtin Orwell Malraux Duras Hergé Faulkner Cendrars Apollinaire Dostoievski Char Stevenson Tardi…). Et comme dans L’invention du monde, son écriture se fait macho dragueuse, pleine de morgue virile, on croirait entendre Gabin et Ventura, on pourrait s’imaginer dans un film de Jean-Pierre Melville ou de José Giovanni. Loin d’une compromission flaubertienne avec sa propre bétise, d’une objectivation proustienne de son itinéraire « du col Mao au Rotary » (Olivier Rolin est aujourd’hui éditeur au Seuil), on a droit à tous les lieux communs « générationnels », surtout à l’exhibition d’un très vaniteux mépris de soi et du maoisme français (« les essais prétendument philosophiques de Mao »), un peu dans la manière d’un Régis Debray. Pour ne rien dire des portraits qui n’en sont pas ; je citais Goldman qui resta communiste : Rolin contourne soigneusement une reflexion sur une certaine judéité passée en maoisme : Benny Lévy devient un fort banal Gédéon. Seule la « chute » du livre est époustouflante, à la hauteur du modèle. A l’arrivée, un livre pathétique… sur le désir d’être écrivain. Ces jours-ci, Patrick Raynal, ancien « mao » lui aussi, directeur d’une Série Noire, fondée par Marcel Duhamel compagnon des surréalistes, et qu’il a peu à peu fait évoluer vers ce que Manchette dans ses Chroniques, nommait le « poujadogauchisme »… publie Ex chez Denoel (ISBN 2.207.25240.X, 19 E), un roman à clefs sur le même sujet, évidemment moins ambitieux.
Vient de paraître n°11 (décembre 2002)
Edouard Levé : Œuvres
POL
192 p, 17 E, ISBN 2-86744-910-3
Edouard Levé : Angoisse
Phileas Fogg-Galerie Lowenbruck
ISBN 2-914498-08-X
Thomas Lélu : Manuel de la photo ratée
Al Dante
96 p, 20 E, 2-84761-008-1
L’avant-garde littéraire autodissoute, et leurs relèves, si j’ose dire hétérodissoutes dans le paysage général (« litterature des poubelles », écrivains de la lecture, bathmologie – je renvoie à ma contribution au Roman français contemporain, adpf éditions 2002) une des lignes de fuite du nouveau dans la prose française d’aujourd’hui, est sûrement l’intersection en cours de la littérature et de l’art contemporain… Une intersection elle-même… à l’intersection de Georges Perec (disparu en 1982) dont la gloire posthume a comme refondé l’Oulipo, la littérature « à l’ère de sa reproductibilité technique » : la littérature, un art contemporain comme les autres. Et de ce qui s’ensuit de la Revue de littérature générale (1995) de Cadiot et Alferi : la littérature, un art contemporain avec les autres (Cadiot sort trois disques en novembre) face à la Restauration et au Spectacle. Des noms ? Sophie Calle, Valérie Mréjen, Claude Closky… artistes-écrivains – quand Morellet ou Rutault nous ont seulement donné des écrits. Une date ? Voilà le monde dans la tête, en 2000, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
Il faudra désormais y joindre Edouard Levé, son petit catalogue de treize photos, qui visite le petit bourg d’Angoisse (épicerie, école, monument aux morts, bar…). Surtout le borgesien Œuvres : « un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée mais qu’il n’a pas réalisées ». 533 fragments numerotés à la façon de Wittgenstein, qui pourraient être donnés à lire, à qui n’en aurait pas la moindre idée, comme le meilleur descriptif de l’art contemporain. Angoisse y correspond au projet n° 55. Un livre aussi vertigineux qu’Un cabinet d’amateur, un livre Galerie mode d’emploi, un livre comme une promenade rue Louise Weiss et Palais de Tokyo. Sur le même rayon, on peut ranger l’amusant Manuel de la photo ratée de Thomas Lélu : un bref album commenté d’une centaine de clichés, qui explore deux types de ratage, ceux du à l’appareil, ceux du au sujet – une réflexion pince sans rire sur cet « art moyen », qui a peu à peu bouleversé l’art tout court, sur la crête entre photo « amateur » et photo « plasticienne », ratage et réussite échangeant leurs prestiges. Une intersection d’intersections… d’autant plus remarquable qu’elle prend comme le contrepied (contemporain !) d’entreprises comme le monument (moderne ? balzacien) d’autocélébration Perpendiculaire, rapport d’activités dont Olivier Michelon a rendu compte dans Vient de paraître 10 : Rastignac (Paris s’est soumis aux membres du groupe) se raconte en version « subversion », mi-Grand Jeu, mi-vaincus au champ littéraire d’honneur à la Bove-Guérin… (face à ce canular réussi, on songe tristement aux « rebelles » télé et autres « situationnistes » de TF1)
François Maspero : Les abeilles et la guêpe
Seuil
282 p, 20 E, ISBN 2-02-014743-2
« (…) ce n’est pas tout d’être un survivant, encore faudrait-il pouvoir se prouver qu’on en est digne. Qu’on n’est pas seulement un laissé-pour-compte. Et je ne suis pas de ceux qui pensent s’en tirer par l’exercice du « devoir de mémoire » – même si je ne mets pas en cause son utilité, car que fais-je d’autre en ce moment que de l’exercer ? ». Après plusieurs romans qui utilisait des bribes d’un matériau « biographique » banalement exceptionnel, François Maspero, fils et petit-fils de professeurs au Collège de France, libraire militant à la façon de Péguy lors de la guerre d’Algérie, éditeur au catalogue imposant (que peut résumer sur ses deux versants, savoir-lutte, le nom de Pierre Vidal-Naquet), ami de Fanon et d’Althusser, traducteur (de John Reed à Alvaro Mutis), « voyageur étonné » (le contraire insiste-t-il d’« «étonnant voyageur » – suivez son regard…) dans les Balkans ou à Cuba, en Algérie ou à… Roissy, mais déjà dans l’Allemagne de 1948… a enfin trouvé la bonne forme pour dire ce qu’il est convenu d’appeler une vie, sans céder à la si courante illusion autobiographique ni aux facilités de l’autofiction…
Sous cet angle, la longue polémique qui ouvre le volume avec Jorge Semprun (incarnant une vérité « littéraire » fluctuante contre la vérité factuelle incertaine) sur la mort d’Henri Maspero le père à Buchenwald, est exemplaire. Plus loin : « Si je m’en tiens à l’état civil, je suis né l’année de l’Exposition coloniale (…) Mais qu’ai-je à faire avec cet enfant là ? Tout en moi affirme que je suis né le 24 juillet 1944, à l’âge de douze ans et demi. En guise de sage-femme, je vois (…) le visage d’un agent de la Gestapo ». Survivant, Maspero l’est en effet surtout de son frère Jean, khâgneux brillant, ami de Gabriel Marcel, responsable FTP assassiné par les nazis, et dont la figure à jamais adolescente rayonne sur l’ouvrage, jusqu’à la dernière page où il se superpose chrétiennement à l’humanité entière, simultanément à la figure inattendue de Bruno Schulz… D’ou ce court circuit mort-naissance, cette non-coincidence à soi depuis presque soixante ans, cette résistance native, cette haine du « confinement »… formes d’une vie qui deviennent ici formes narratives à l’intemporel présent d’une œuvre « de mémoire » et d’éthique impressionnante. Les abeilles et la guêpe ? Pour le dire autrement, le contraire de certain roman « résistant » kitsch de la rentrée (suivez mon regard…). Juste un livre, mais qui sonne juste (comme très peu : sans remonter jusqu’à Rousseau, quoique… je songe à d’autres œuvres lazaréennes : Souvenirs obscurs de Pierre Goldman, W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec…)
Patrick Mauriès : Cabinets de curiosités
Gallimard
260 p, 80 E, ISBN 2-07-011738-3
Julius von Schlosser : Objets de curiosité
Gallimard
120 p, 14,50 E, ISBN 2-07076773-6
Harald Szeemann, Danielle Molinari (ed) : Aubes, Rêveries au bord de Victor Hugo
Paris-Musées
96 p, 18 E, ISBN 2-87900-720-8
Le cabinet de curiosités de la Renaissance finissante, « théatres du bizarre » naturel et artificiel, première laïcisation du beau, ancètres des musées et de leur démocratie des objets sans aura (je renvoie au livre-catalogue de Chantal Georgel au Musée d’Orsay La jeunesse des musées, qui fit date). Et paradoxalement, tentation exponentielle de nombres de musées d’aujourd’hui pour cause de crise de l’histoire-géographie-théorie de l’art : impossibilité de penser le « contemporain », impossibilité de refléchir la « mondialisation » du champ. Je songe évidemment au premier chef au château d’Oiron dans les Deux Sèvres, qui n’est pas par hasard l’œuvre de Jean-Hubert Martin, commissaire des historiques Magiciens de la terre (1989). Deux livres viennent à point : quatre études rassemblées du grand historien viennois Julius Von Schlosser inventeur de l’objet « Wunderkammer » en 1908, publiés par Patrick Mauriès dans sa collection du Promeneur. Et du même – qui depuis longtemps a fait de la « curiosité » sa ligne esthétique (italo-anglaise) – un très « beau livre », à vrai dire un peu hâtif, qu’on aurait aimé plus problématisant et moins fasciné : du très lointain précurseur Jean de Berry aux boites de Cornell, à l’appartement de Moreux, aux collectionneurs contemporains, aux ateliers d’artistes « curieux » (Barcelo), au domaine de Oiron…
Au cœur du cœur du vingtième siècle, Patrick Mauriès lui donne toute sa place (l’exposition surréaliste à la galerie Ratton en 1936), le cabinet de curiosité porte le nom d’André Breton et a pour adresse le 42 rue Fontaine à Paris (les journaux de novembre 2002 nous apprennent que la collection va être dispersée) : lors de réaccrochage d’ouverture du Centre Pompidou en 2000, Werner Spiess alla jusqu’à faire du mur de cet atelier la charnière du siècle. André Breton : c’est sous son explicite patronage – Aube est le nom de sa fille, dédicataire de L’amour fou -qu’Harald Szeeman (le plus hugolien des commissaires, occulto-socialiste, anarchiste jungo-duchampien) a placé l’exposition, visible jusqu’au 19 janvier 2003, que la Maison de Victor Hugo lui a demandé de concevoir : Soutter, Artaud, Magritte, Cornell, Beuys, Polke, Boltanski… de stupéfiantes petites demeures d’Etienne Martin, des vidéos tournantes de Gary Hill… La plus originale initiative du bicentenaire Hugo : Booz endormi par Beuys réveillé ?
Francis Ponge : Œuvres complètes II (Bernard Beugnot dir)
Pléiade Gallimard
1936 p, 76 E,
La table
Gallimard
122 p, 16,50 E, ISBN 2-07-076575-X
Au commencement était Mallarmé… parce qu’il sut voir… qu’à la fin était… Victor Hugo. 1885, mort française de Dieu… Crise de vers, surtout crise de langue, arbitraire du signe ; Le coup de dés, le Livre lorgnent vers Wagner et le modèle musical – je renvoie aux commentaires de Daniel Oster, Bertrand Marchal ou Pierre Bourdieu. On pourrait décrire tout le XXe siècle poétique comme la série des réponses à ce gouffre existentiel autant que linguistique, à l’interrègne nommé par Mallarmé dans son « autobiographie ». Au triomphe d’Hermogène (vite rebaptisé Saussure…) sur Cratyle. D’un côté, ceux qui dans la ligne du romantisme allemand voudront recouvrir la plaie (d’autant qu’à Mallarmé s’est ajouté Verdun), du coté du sujet, les surréalistes (contresens célèbre de Breton sur Freud) ou pire, de l’Etre (Heidegger commentant Hölderlin, dont René Char fournit la version française), là ceux qui au contraire ceux qui l’élargir ou la fouiller : Apollinaire le premier, puis Leiris avec son cratylisme ironique (Glossaire j’y serre mes gloses), Queneau, les surréalistes « belges », Michaux, Tardieu etc
Au premier rang de ces derniers, Francis Ponge qui tente – contre Valéry le mauvais héritier de Mallarmé – une opération originale dès 1926 (Douze petits écrits) et surtout dès Le parti pris des choses, 1942, partir avec les mots arbitraires à la rencontre des choses. Sartre : « La lecture (de Ponge) apparait souvent comme une oscillation inquiète entre l’objet et le mot, comme si l’on ne savait plus très bien, pour finir, si c’est le mot qui est l’objet ou l’objet qui est le mot ». Après une première phase d’analyse, qui correspond à la première Pléiade, ce second volume, qui s’ouvre sur le manifeste Pour un Malherbe de 1965 est celui de la reconstruction de la langue et de la poésie, d’une synthèse nouvelle. Plus « compte tenu des mots » que « parti pris des choses ». A l’arrivée, via le classicisme, en deça de Hugo bien sur, c’est le matérialisme de Lucrèce que retrouve l’écrivain : les mots sont des choses, comme elles constituées d’atomes-lettres. Reconstruction, simultanément et paradoxalement déconstruction accrue du « proème » : les dernières années de Ponge sont celles de l’esthétique du brouillon, de l’avant-texte (l’interet de Sollers, Roche, Pleynet sera constant, Ristat l’édite, à son tour Derrida compose un Ponge). Au centre de ce volume, qui reprend le Nouveau Recueil et le Nouveau Nouveau Recueil, les grands chantiers du Savon, du Pré (1971), de la Figue… La table (1967-1973) en un de ceux-là. Gallimard le republie simultanément en volume séparé dans une édition de Jean Thibaudeau, naguère auteur d’un excellent Francis Ponge dans la Bibliothèque idéale du même éditeur.
Pascal Quignard : Dernier royaume
1 Les ombres errantes
190 p, 17 E, ISBN 2 24663741 4
2 Sur le jadis
312 p, 19 E, ISBN 2 24663751 1
3 Abimes
260 p, 18 E, 2 24663761 9
Grasset
Dans Vient de paraître 9, je prophétisais par erreur, sur le modèle politique, la fin de la cohabitation dans la littérature française lors de la rentrée 2002. Elle est venue mais pas du côté que je prévoyais : de celui de l’identité du Goncourt et de sa contestation par ses académiciens même. Le plus courageux des hommes (camp, clandestinité) plus contestable écrivain, et puissant académicien Goncourt, a declaré Quignard « pas assez novateur ». Suivi par la presse et les libraires. A l’inverse, si l’on se reporte au testament des Goncourt, on peut soutenir que ce prix tombe à point, avec juste vingt-cinq ans de retard…. comme Jean Echenoz en 1999, qui aurait l’avoir pour le Méridien de Greenwich en 1979, Quignard est couronné un peu tard…
Avec d’autres (Michel Chaillou par exemple qui publie à cette rentrée Le matamore ébouriffé, Fayard), plus que d’autres, depuis 1969, Quignard fut un « écrivain de la lecture » à rebours des avant-gardes de « l’écriture », qui après 1968 inversait le cours du « progressisme » de Tel Quel, prenant acte des noces impossibles de la bibliothèque et de l’Histoire. Le lecteur date de 1976. Un des novateurs les plus aigus des années 70-80. Pour Quignard, la littérature tel l’inconscient pour Freud, ignore le temps. « J’espère être lu en 1640 » a-t-il pu dire. On retrouve d’ailleurs dans ce livre (trois tomes qui en annonces douze) les obsessions de langue de toujours : Rome augustéenne, Japon médiéval – qui va ici de Sei Shoangon à… Tanizaki, Port-Royal au XVIIè. Qui sont au centre de son grand œuvre Les petits traités… mais ici, c’était déjà le cas dans Vie secrète ou Terrasse à Rome, comme « yourcenarisés », figés dans le marbre – chez lui la pierre est en miettes, voire « embobinés » – le modèle rédaction-dissertation. On a pour le coup envie de reprendre un de ses joyaux acides, un petit volume de 1986, 70 pages, un autoportrait en La Bruyère, un manifeste anti-Blanchot : « On conçoit ce que laisse entendre cette manie harcelante du soin qu’il porte à ce qu’il laisse se détacher de lui par petits morceaux, cette attention au déchet, cette polissure du lambeau ou de la miniature. On fait aisément se correspondre ce corps ne vivant que pour soi et ce gout de l’art pour lui-même »
Titre de ce texte de 1986 : Une gène technique à l’égard des fragments… C’est exactement çà. Alors ce Goncourt 2002 ? Il est probable que la majorité de l’Académie a entendu resacraliser la littérature face à l’hyper-show de « l’écrivain Frederic Beigbeder », y compris dans la prime à la stratégie du retrait (on peut rappeler son échec lors de deux candidatures explicites (Les escaliers de Chambord 1986, Le salon du Wurtenberg 1989) ; un peu comme les écrivains de la « Bible des écrivains » l’an dernier. Reste que grâce au prix, une œuvre importante et abondante va être lue… Post-scriptum : des remarques voisines pourraient être faites à propos du Prix Décembre : Pierre Michon (Abbés et Corps du roi chez Verdier), qui est faut-il le souligner l’auteur de deux grands livres Vies minuscules (1985) et Rimbaud le fils (198)
Peter Weibel (ed) : Erwin Wurm
Neue Galerie Graz, Hatje Cantz, Centre National de la photographie
280 p, E, ISBN 3-7757-1181-3
Dans les One-minute sculptures d’Erwin Wurm (né à Graz en Autriche en 1954) depuis dix ans, toujours le corps depasse ou ne passe pas, dans les vêtements dans les cadres de l’architecture pourtant faites pour lui – ou à rebours, les vêtements enveloppent de drôles de corps carrés… Immaturité du corps, formes inadéquates. Des expositions au Centre National de la Photographie et au Palais de Tokyo (Fat car) qui eurent lieu du 29 mai au 26 aout 2002, demeure un superbe livre-somme qui raconte la suite du travail depuis plus de dix ans. En revanche, malgré des intuitions (Peter Weibel revenant sur Duchamp et la « sculpture d’après la photographie », Christine Macel rôdant autour de Descartes et citant Paul Shilder, théoricien viennois de L’image du corps), les commentaires surprennent. Comme si le monde de l’art et ses réflexes (formel, minimal, Beckett, etc…) faisait obstacle à ce qui frappe le spectateur. Le corps en trop de Wurm ne semble en effet pouvoir se comprendre qu’en opposition au corps nazi inanalysé en Autriche, à la différence de l’Allemagne (comme le dit la vidéo qui repose sur le sens du mot Schlüssel, nom propre du chancelier compromis dans l’alliance avec Haider, ou un homme passe 24 heures avec un bol à bout de bras). Il est insécablement corps anatomique, corps social et corps national… Et si Wurm est aussi doux que les actionnistes des années 60 étaient durs, c’est tout simplement qu’Haider n’est pas Hitler, pas même Waldheim -qui avait personnellement participé au génocide. Je disais Immaturité et Forme : Erwin Wurm, fils de Musil, citoyen de la Cacanie, ironise l’Autriche et le corps autrichien comme Gombrowicz dans Ferdydurke, les corps polonais, ou comme les surréalistes belges l’identité divisée de leur corps national. Autrement dit, Erwin Wurm pourrait bien être l’un des plus subtils artistes politiques d’aujourd’hui.