Vient de paraître – 2003

V

Barthes, Lindenberg, Zimmer, Breton, Guyotat, Michaud, Noguez (Houellebecq), Ristat, Magris, Perec, Blanchot, Leiris, Mallarmé

 

VIENT DE PARAîTRE n°12 (mars 2003)

Marianne Alphant, Nathalie Léger (dir) : R/B Roland Barthes
Seuil, Centre Georges Pompidou, IMEC
256p, 32 E, ISBN 2-02-056732-6
Nathalie Léger (dir) : Roland Barthes au Collège de France
IMEC
110 p, 15E, ISBN 2-908295-65-2

Dans Roland Barthes par lui-même (1975), l’interressé anticipait façon Lagarde et Michard son destin dans les manuels du futur. Depuis un bon moment déjà (réédition du Plaisir du texte par Carlo Ossola – hôte du colloque au Collège de France le 1er décembre 2000), à propos de l’auteur des Mythologies, un veritable « revisionnisme » en histoire littéraire s’est mis en place : l’archive remplace l’œuvre, la plus critique des pensées se trouve réduite à l’intime… les deux premiers Barthes (le marxo-brechtien, le sémiologue) sont désormais, pour cause de commémoration, recouverts, dissimulés, effacés par le dernier (l’hédoniste mélancolique des Fragments d’un discours amoureux). Là ou on aimerait voir « RB » analysé selon les catégories du Barthes du Degré zéro de l’écriture (qui en 1953, non seulement dresse un état de la littérature après la guerre mais invente après Sartre, une sociologie interne : Situations 2 dans les termes de Situations 1, l’écriture comme stratégie dans la bibliothèque, entre langue commune et style singulier). Comprendre pourquoi, peu à peu chez lui, comme autrement chez Sollers, le style (le corps) devint son écriture – selon quelle stratégie, dans quel champ.

Ce « révisionnisme », ce Barthes « décaféiné », le Centre Pompidou l’expose du 27 novembre 2002 au 10 mars 2003 : « on traverse le monde contemporain et on s’aventure dans l’ombre d’une intimité ». Onze étapes nous dit le programme… Surtout trois contresens : le premier, que j’ai dit, se matérialise dès l’entrée par la diffusion en boucle du passage de la Leçon sur sagesse, savoir et saveur, le second (qui permet de ne pas affronter la complexe question de l’exposition « littéraire ») prend l’objet de langage (social) barthesien pour le ready-made duchampien : une DS 19 noire accueille le visiteur (Daniel Buren dans Les inrockuptibles ironise sur « le musée de la chaussure ») ; pourquoi pas l’abbé Pierre dans une cage ? Le troisième : au lieu de s’interroger sur la reflexion barthesienne sur l’image, on relève Barthes, jugé, j’imagine, trop peu sexy, par des commandes à des artistes contemporains (la même opération est arrivé à Sigmund Freud à Vienne, revu et corrigé 19 Berggasse par Joseph Kossuth…) : le sommet est atteint par les fiches de travail disposées comme une installation d’art conceptuel. Malheureux lecteur qui découvrirait Barthes via Beaubourg… Le titre (ironique)du catalogue vend la mêche : R/B comme si on ne comprenait plus le sens de S/Z (197)… on peut même y lire, entre de pathétiques dissertations sur le dernier Barthes, un texte sur le plastique dans les années 60… Des documents majeurs cependant : un « journal-moisson », et le carnet du voyage en Chine avec les écrivains de Tel Quel. Plus trois interventions passionnantes de Jean-Louis Schefer, Philippe Sollers et Julia Kristeva (Barthes « le Winnicot de la critique française »)

 

Serge Daney : La maison cinéma et le monde
2. Les années Libé 1981-1985
POL
1040 p, 50 E, ISBN 2-86744-907-3
Jean-Louis Bory : L’obstacle et la gerbe, Chroniques cinématographiques 1973-1974
Rectangle multiple, Chroniques cinématographiques 1975-1976
Dernières Chroniques cinématographiques 1977-1979

Mémoire du livre
424, 448 et 382 p, 28, 22,71 et ? E, ISBN 2-913867-44-8, 2-913867-25-1 et 2-913867-10-3

On sait que Rohmer, Godard et Truffaut commencèrent par la critique. Jean-Louis Bory, comme un Audiberti avant lui, prolonge une autre tradition aujourd’hui disparue : il vient en 1961 de la littérature (Mon village à l’heure allemande a obtenu le prix Goncourt en 1945) à la critique. Les trois volumes publiés aujourd’hui courent de 1973 à 1979 (années Giscard, époque ou le Nouvel Observateur comme Libération dans les années 80 où Les inrockuptibles dans les années 90, condense gauche et culture). L’éditeur annonce la reprise des cinq recueils précédents déjà parus en 10-18. Quand Serge Daney entre à Libération en 1981, il vient lui des Cahiers du cinéma : l’ambition héritière d’André Bazin se situe aux antipodes de celle de Jean-Louis Bory : faire passer dans le quotidien – s’agissant de films, de festivals, mais aussi de télévision et de tennis etc… le regard du cinéma lui-même, travelling c’est-à-dire morale (Godard, les Straub). Et, à l’heure du visuel, la Seconde Guerre Mondiale dans le cinéma plus historialement que Bory. On se souvient que le « ciné-fils » finira par s’en faire un peu le Chateaubriand (une comparaison pourrait être esquissée avec l’évolution de Barthes de la critique à Proust).

Autrement dit, tout sépare les deux critiques ; reste qu’on peut relire cette double entreprise de collection d’articles, comme un journal, un album de photos, autobiographie de tout le monde, un « je me souviens » de l’après 68… La maman et la putain ou La grande bouffe sont des moments du temps ou « je » suis né dans la voix de Jean-Louis Bory (celle du Masque et la plume avec Georges Charensol), dans la prose puis la voix rauque de Serge Daney : par leur intermédiaire, les films nous ont regardé bien plus que l’inverse. A signaler dans Les outils de Leslie Kaplan (POL), qui reprend des articles de l’auteur, un article sur le « style de Daney »

 

Jean Echenoz Au piano
Minuit
224p, 14,50 E, ISBN 2-7073-1812-4
NRF, Janvier 2003. De l’anticipation sociale
Gallimard
368 p, 15 E, ISSN 0029-4802

Pour pasticher Maurice Pialat disparu en janvier, Echenoz et nous… « avons vieilli ensemble ». Deux époques dans son œuvre : en 1979, Le Meridien de Greenwich est une véritable somme par anticipation qui inaugure le cycle des visites à paralittérature (Cherokee en 1983, adoubé par Jean-Patrick Manchette, reparait ces jours-ci dans la collection de poche Double). En 1992, Nous trois, alors que le monde bascule, celui de l’espace mental et des romans hitchcockiens. Je m’en vais en 1999, surprend par sa contradiction entre une écriture qui réalise l’idéal baudelairien de la prose -comme toute précipitée d’« effets de réel » à la Flaubert – et l’art contemporain implicitement brocardé.Enfin son salut à Jérome Lindon (2002) sonne comme un manifeste tardif minimal de ce renoncement : la « grammaire » qui y est vantée n’a plus le même sens qu’à l’époque d’un Claude Simon bataillant dans son Discours de Stockolm contre « l’engagement ».

Au piano semble au premier abord le roman de la gloire (de l’après Goncourt d’Echenoz ?), une gloire devenue effroi. On y accompagne en trois temps, un virtuose, Max Delmarc, terrorisé par les machoires de son instrument. Au second, la Divine Comédie d’Echenoz et son Invention de Morel (si c’était un film… ce serait un David Lynch – peu importe en ce sens que Dean Martin ou Doris Day y fassent de la figuration…) : car après le faux paradis du succès, une agression mortelle précipite Max dans les limbes du Centre : changement d’identité, purgatoire ; pour finir, un périple latino-américain le ramène dans un hotel borgne du boulevard Magenta : enfer. Au centre du livre, une femmes, Rose inaccessible, telle le « rosebud » de Orson Welles (Citizen kane). Troisième possibilité : on peut dans le prolongement de Jérôme Lindon, lire Au piano comme le livre du devenir-Beckett de Jean Echenoz…

Ebloui, happé par le tunnel vertigineux d’Au piano, je me prend encore plus à regretter qu’un tel virtuose de l’écriture du « réel » ne se soit pas saisi du monde « contemporain », qu’il n’ait pas été vers ce que Dantec a pu à propos de Houellebecq, baptiser une « science-fiction du quotidien ». Je m’explique : Les particules élémentaires, ou Lanzarote sont en phase avec ce que Philippe Sollers a pu dans Le monde en janvier, analyser comme Le couple de l’année : Vladimir Poutine (la passion de la mort) et Brigitte Boisselier (la vie sans sexualité). Abandonnant la description du monde aux écrivains de la « révolution conservatrice » en littérature (que Lindenberg assimile un peu vite aux « nouveaux réactionnaires »). La NRF de janvier 2003 publie sur ce sujet (les enfants d’Huxley) un interressant article de Benjamin Berton : L’anticipation sociale est l’avenir du roman (Ballard, Ellis, Coupland, Self, Amis). Evidemment dénuée de toute réflexion formelle c’est-à-dire morale (Barthes)

 

Eric Nolleau : Petit dejeuner chez tyrannie suivi de Pierre Jourde : Le crétinisme alpin
La fosse aux ours
186 p, 16 E, ISBN 2-912042-58-5
Pierre Bourgeade : L’objet humain, entretiens avec Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gaillot
Gallimard coll L’infini
186 p, 15 E, ISBN 2-07-076866-X
Maurice Nadeau : Serviteur ! Un itinéraire critique à travers livres et auteurs depuis 1945
Albin Michel
424p, 22,90 E, ISBN 2-226-13400-X
Michel Leiris ou la quadrature du cercle
Maurice Nadeau
128p, 13 E, ISBN 2-86231-179-0
Une vie en littérature, conversations avec Jacques Sojcher
Complexe
176 p, E, ISBN 2-87027-948-5

Epoque passionnante, voire excitante, pour l’observateur qui a la chance d’assister à la transformation à vue du champ littéraire français…. « D’un coté la littérature « exigeante », un chouia difficile (…) de l’autre la littérature « grand public » un chouia tartignolle » écrivait Chloé Delaume dans Le cadavre bouge encore à la rentrée 2002. C’était avant… Le fleuve des années 1983-1998 – Restauration (tous les « retours à »esthétiques) -Spectacle (toutes les hétéronomies sociologiques) – a désormais des allures de delta, et la Cohabitation, là comme en politique, craque de toute part. Dernier exemple : la très anti-médiatique revue L’atelier du roman, au patronage déjà assez contradictoire (Milan Kundera – Michel Déon), devenant l’organe du département littérature des éditions Flammarion maintenant dirigé par Frédéric Beigbeder… Seule une sociologie interne-externe à la Pierre Bourdieu devrait pouvoir un jour nous éclairer.

Enorme symptôme : après La litterature sans estomac et sa participation à l’offensive Cadavre bouge encore (Léo Sheer-Chronic’art, voir Vient de Paraitre 10), Pierre Jourde signe avec son éditeur Eric Nolleau, un pamphlet à deux voix contre la « tyrannie » exercée par Le monde des livres sur celui-ci : l’opération semble aussi complexe à interpréter que le 21 avril en politique (la protestation contre l’establishment allant de Le Pen à Taubira). Ce petit déjeuner nous laisse sur notre faim quant à la capacité de Nolleau et Jourde à entrer dans l’analyse du « champ littéraire » après 1983 et 1998. Si la charge contre le stalinisme soft d’une certaine presse littéraire réjouit (on prend un plaisir très Guignols de l’Info, au portrait de Josyane Savigneau et de ses collaborateurs), les auteurs échouent devant la littérature – laquelle traite également de cette transformation à laquelle elle participe : manquent la complexité au cube de Philippe Sollers (Femmes), tout autant la simplicité nue de Christine Angot (de sa récente trilogie des « structures élémentaires de la parenté » littéraire). Surtout ils luttent contre l’état des choses au nom d’une Restauration plus profonde (« qualité France » : entre terroir façon Bergougnioux-Brive et voyage type Le Bris-Saint-Malo et… Jean-Philippe Domecq)

Retour à la « littérature exigeante » : pour mesurer le chemin parcouru depuis vingt ans, on doit plutôt lire le volume d’entretiens de Pierre Bourgeade, héritier du second surréalisme, aujourd’hui auteur de polars –toujours écrivain érotique, sur son demi-siècle d’activité. « En 1966, le monde était à peu près tel que Gaston Gallimard l’avait connu lorsqu’il avait fondé sa maison d’édition (…) avant la première guerre ». Le livre, qui témoigne longuement de l’aventure du Chemin face à Tel Quel, est publié par Philippe Sollers. Ou ceux de Maurice Nadeau, historien du surréalisme, grand critique, immense découvreur aux Lettres nouvelles (1953-1976), directeur de La Quinzaine littéraire (depuis 1966), avec Jacques Sojcher. Ou son Michel Leiris de 1963, réédité. Ou le recueil de ses principaux articles de 1945 à aujourd’hui (le verso de Grace leur soir rendue ses mémoires).« De Trotsky à Kafka » dit la préface : loin d’être un abandon, l’engagement « au service » de la littérature approfondit l’engagement politique. Maurice Nadeau comme une butte témoin -au sens géologique- dans les tremblements de terre d’aujourd’hui (la querelle Savigneau-Jourde ou Roland Barthes révisé et corrigé par le Centre Pompidou…)

 

Daniel Lindenberg : Le rappel à l’ordre, enquète sur les nouveaux réactionnaires
Coll La république des idées, Le Seuil
96 p, 10,5 E, ISBN 2-02-055816-5
Jean-Claude Milner : Y a t il une vie intellectuelle en France ?
Verdier
28 p, 3, 50 E, ISBN 2-86432-367-2
Philippe Muray : Exorcismes spirituels III
Belles lettres
458 p, 21 E, ISBN 2-251-44209-X

Nouvelle philosophie en 1977 (on se souvient de l’analyse de Gilles Deleuze) puis Nouvelle Droite, ralliement massifs d’intellectuels à Alain Juppé lors du mouvement de décembre 1995 (je rappelle la riposte de Pierre Bourdieu), affaire Renaud Camus… périodiquement, le champ intellectuel, le champ littéraire connaissent des crises qui se traduisent par des feuilletons médiatiques. Le livre de Daniel Lindenberg sur Les nouveaux réactionnaires prend incontestablement place dans cette « série ». Il attaque le reniement des idéaux de 1989 (et de 1968), chez certains intellectuels (au moment où, à l’occasion du 21 avril 2002 puis de l’élection de Jacques Chirac, certains -quittant une gauche qui n’était plus de gauche pour une droite plus adroite – font le pas politique qu’ils avaient depuis très longtemps faits dans les idées : Luc Ferry, Blandine Kriegel, Alexandre Adler, pour ne citer que ceux qui ont directement rejoint le pouvoir politique…). Un chapitre par « procès » : de la culture de masse, de la liberté des mœurs, des intellectuels, de mai 68, du « droit-de-l’hommisme », de la société « métissée », de l’Islam, de l’égalité. L’enjeu de ce livre, aussi sympathique que confus, est néanmoins compliqué à déméler. D’abord, parce que le problème est pourrait-on dire (comme lors de « l’affaire Camus ») posé à l’envers : ce ne sont pas les « nouveaux réactionnaires » qui se regroupent…

Plutôt un « ex-progressiste » qui se réveille en sursaut, effrayé (et dit-on Pierre Rosanvallon, directeur de la collection avec lui) de ce qu’il reconnaît chez les siens. Surtout, ici, Lindenberg ne perçoit pas que c’est la fracture de 1995 qui s’est déplacée à l’intérieur du centre droit intellectuel, et divise des corporations differentes, historiens et philosophes (d’ou République contre Démocratie, Le débat contre Esprit…) plus que des idéologies contraires. Surtout (bis) là, Lindenberg, qui ignore au passage tout de la Restauration littéraire (la tenaille terroir-voyages) amalgame la littérature aux idéologues (Houellebecq, Dantec, Muray) quand leur temporalité est infiniment différente (il n’y a par exemple pas de « mépris du tourisme » chez Houellebecq le petit blanc). Il y a fort peu d’histoire des idées dans le livre de cet « historien des idées » : bien que membre du très catholique Esprit, Lindenberg est fortement « radsoc » : pour lui Dieu est tellement mort qu’il ne pense pas, sauf fugitivement parlant de Claude Lefort, à retracer les conséquences intellectuelles de sa mort depuis 1789. La sociologie est l’une d’elles. Il y a encore moins de sociologie des intellectuels chez cet « historien » (Bourdieu pour Lindenberg semble n’avoir jamais existé) : un examen des évolutions de « l’homo academicus » depuis 1968 l’aurait pourtant éclairé (de ce point de vue, l’opuscule contemporain de Jean-Claude Milner est exemplaire)

Si les « nouveaux réactionnaires » (Finkielkraut, Gauchet ou Taguieff) ont, dans la polémique, plutôt conforté Daniel Lindenberg, ce sont les écrivains qui ont le plus subtilement riposté : Houellebecq, Muray. Il suffit de lire le troisième volume des Exorcismes spirituels de Philippe Muray qui paraît au même moment, pour saisir la différence entre un regard romanesque et celui d’un idéologue du « c’était mieux avant ». Philippe Muray est un romancier par essais qui tente une « psychopathologie de la vie quotidienne » (le langage pride de l’homo festivus), qui raconte le monde post-historique (on peut penser à Queneau réécrivant Kojève, à Marcel Aymé auquel il consacre une magnifique étude, à Alexandre Vialatte dont il a pris la successsion dans La montagne… au Barthes des Mythologies). Toutes proportions gardées, on a envie de rappeler à Daniel Lindenberg ce que Marx dit de Balzac. Post-scriptum : à l’heure ou j’écris ces lignes, le feuilleton s’est déplacé : Daniel Lindenberg est remplacé et illustré par Alain Minc : un très ancien « nouveau réactionnaire » attaque les minorités baptisées « nouveaux maitres »…

 

Jacques Zimmer (dir) : Le cinéma X
La musardine
444 p, 45 E, ISBN 2-84271-171-B
Trafic 44
, Hiver 2002
POL
142 p, 14,50 E, ISBN 2-86744-915-4

1915, pas si loin que cela du tout premier film, premier film porno de l’histoire du cinéma : The free ride. C’est l’encyclopédie de Jacques Zimmer qui nous l’apprend. Comme l’amour lui-même, et loin de toute idéologie « Dogma » (le sexe comme irruption de nature façon Patrice Chéreau), le cinéma porno a son histoire et sa géographie ; il a désormais son usuel : histoire, spécialités, 41 films mis en fiche, dictionnaire des auteurs et des interpretes. Depuis 1975 (sortie de la clandestinité, classement X des films), la question est posée des noces du « porno » et du cinéma tout court. Naiveté de Catherine Breillat (Romance, Le pornocrate, à venir) qui pense qu’il suffit d’intoduire un acteur porno (Rocco Siffredi) pour les célèbrer. Alors qu’il est là question d’image et question de sexe. Que deux formules pourraient condenser, empruntées à Lacan et Godard : le cinéma porno est celui qui pense qu’il y a du « rapport sexuel » et que de ce rapport il peut y avoir une « image juste ». Le porno est une utopie platonicienne (les deux moitiés de l’androgyne du Banquet regardées en face…) ou un conte de fées tautologique… Le cinéma, lui, ne croit ni à l’un ni à l’autre.

Dans Les Cahiers du cinéma de décembre 2002 (N’écoutez pas les censeurs, Sexe is cinéma), on peut lire un dialogue entre John B. Root réalisateur porno et Jean-Claude Brisseau, réalisateur du récent Choses secrètes : après Kubrick (Eyes wide shut : la confrontation des deux pornographies dans l’étincelle du « fuck » ultime) et moins sommairement que Despentes-Trinh Ti(Baise-moi), le film qui accomplit ces noces peut-être pour la première fois. Car le faire semblant, la simulation, l’image de la jouissance, qui fait trembler l’image tout court comme l’image porno, vaciller la frontière, est le moteur de l’intrigue… Un bon tiers de la dernière livraison de Trafic est consacrée à cet état du cinéma au regard du porno (Jean-Marie Samocki : La politique des chairs tristes). Surtout, on y trouve un ensemble sur Joao Cesar Monteiro (une étude de Catherine Ermakoff et son adaptation de La Philosophie dans le boudoir), alias Jean de Dieu érotomane, auteur-narrateur-personnage de ses films, responsable de certaines des images les plus troublantes jamais tournées (dans Les noces de Dieu, la mort faisant l’amour à l’amour). Monteiro pour qui, si Dieu est mort, le théatre prend le relais de la messe, et les rituels de l’Eros deviennent les seuls qui vaillent. Joao César Monteiro est mort le 3 février au Portugal alors que démarrait à Paris la projection de son dernier film : Va et vient

 

Vient de paraître n°13 (juin 2003)

Pierre Bourdieu : Images d’Algérie, une affinité élective
Franz Schulheis et Christine Frisinghelli
Actes-sud –Sindbad-Camera austria
224 p, E, ISBN 2-7427-4136-4

Disciples comme détracteurs, tous ceux qui écrivent sur le sociologue oublient que Panofsky (Architecture gothique et pensée scolastique) qu’il a édité, Ponge, Robbe-Grillet ou Flaubert (La Règles de l’art) comptent autant que Marx, Durkheim ou Weber dans la genèse de sa pensée (il avait entrepris de faire entrer Vitez et Godard au Collège de France, il travaillait au moment de sa mort avec Buren…). Et que l’auteur d’Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie (on sait le destin de ce livre dans l’art contemporain) a su, avec la mise en page La Distinction – ou du numéro d’Actes sur Heidegger -inventer un nouveau type de livre savant… (là encore, influence sur l’art). Oublient souvent par ailleurs (je renvoie au posthume Bal des Célibataires) le clinamen originel de son parcours : l’Algérie en guerre coloniale, plus particulièrement le laboratoire social kabyle, lui permit de réconcilier anthropologie et sociologie, et de se reconcilier avec lui-même (le Béarn), également de se déprendre de la « philosophie » (il était parti avec un projet – Merleau-Ponty ? – de thèse sur la phénoménologie des structures affectives)

C’est dire tout l’intéret de ces Images d’Algérie, qui est d’abord le catalogue d’une exposition à l’Institut du monde arabe début 2003 (Et la préfiguration d’une exposition Graz automne 2003) – conçu avec Bourdieu en 1999-2000-2001 dans sa dernière année : de donner à voir cette complexe « conversion » algérienne, de montrer comment l’objectivation (du sociologue) a du et pu passer par l’objectif (du photographe). Des années 1958-1961, il ne restait à Pierre Bourdieu que 600 clichés sur 2000 environ. Une photo (Brecht) n’a jamais rien montré, reste qu’on peut si on le sait, faire voir par une photo, l’image juste est à qui sait faire juste des images. Dans l’entretien de juin 2001 qui ouvre le livre, Bourdieu raconte comment utilise le Zeiss Ikoflex qui permet, appareil à hauteur de poitrine et non d’œil, de ne pas être vu et cadrer. Comment il tourne autour du sujet où enregistre des séries… A l’arrivée, un Bourdieu inconnu, « photographie humaniste » à la Walker Evans travaillant avec James Agee (Louons maintenant les grands hommes) disent les auteurs, à la Cartier-Bresson si célébré, si peu analysé, ce printemps à la BNF. L’entretien est suivi de chapitres thématiques, puis d’un montage d’images retrouvé sur un cahier. A signaler, dans Actes de la Recherche en sciences sociales n° 143 (Seuil, 2002), un texte inédit du sociologue sur « la circulation internationale des idées »

 

André Breton, 42 rue Fontaine (8 volumes)
Calmels Cohen
ISBN
Jean Clair : Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes
Mille et une nuits
222p, 14 E, ISBN 2-84205-732-5
Martin Bethenod (dir) : Jacques Kerchache portraits croisés
Gallimard
208 p, 69 E, ISBN 2-07-011751-0

Des le départ, en janvier, le débat était mal engagé sur ce qu’il convenait de faire du cabinet de curiosité rassemblé par André Breton au 42 rue Fontaine, de 1922 à sa mort en 1966. Je m’explique : seul le futur musée du Quai Branly aurait du l’accueillir, puisqu’il en est le fruit intellectuel et quasi filial, où à défaut le Moma (André Breton sut le jour venu, partir aux USA)… la question-clé surtout était d’éviter le démantelement (le 42 rue Fontaine etait une une seule œuvre in progress ; on n’imagine pas de découper Les demoiselles d’Avignon en petits carrés de peinture). Au lieu de cela, on eut ici, opposants à la vente, les partisans d’une grotte de Lourdes André Breton, installée à demeure sous le Sacré-Cœur et le bistrot d’Amélie Poulain, une démonstration rare de religion litteraire magique « française » (Gardarem lou Breton ?) et réduite (le site Internet s’est clos lors du passage à l’art de la vente) – ni Lévi-Strauss, ni Gracq ni Simon… ni Annie Le Brun d’ailleurs ne s’y joignirent… Là un Etat d’abord muet, puis dissimulant sa carence lors de la dation par la fille du poète, d’arguments justes (Jean-Jacques Aillagon dans Le monde insistant sur le contresens d’une « muséification »). Autrement dit (inculture versus incurie), l’occasion perdue d’un vrai débat théorique et historique sur le XXe siècle. Car si le surréalisme reste impensable dans une logique moderne (à la Clement Greenberg), il l’est tout autant pour introduire à une logique contemporaine (comme le pensait Werner Spiess installant le mur au Centre Pompidou telle une charnière entre moderne et contemporain) L’objet trouvaille est l’absolu contraire absolu du ready-made c’est-à-dire de l’objet qui tire jusqu’au bout les consequences de la révolution photographique. Avec le cabinet de curiosité et sa restauration de l’aura généralisée, Breton rebifurque vers l’art ancien, la « jeunesse des musées ».

De ce cabinet de curiosité, le catalogue de la vente qui eu lieu du 7 au 17 avril (augmenté d’un DVD Rom) donnera pour toujours une superbe idée. Huit volumes (deux sur les livres, manuscrits, arts populaires, deux sur les tableaux modernes, photographies, arts primitifs). La preuve, contrairement à la formule ressassé qui ouvre Le surréalisme et la peinture (1928) que « l’œil n’existe pas à l’état sauvage ». Un terrain de réflexion sur un « homme-champ », un « homme-époque » (Savinio puis Boschetti sur Apollinaire), dont témoignent les dédicaces aussi bien que les achats. Ce sont les sociologues du champ litteraire et artistique qui auraient du se trouver massivement à l’hotel Drouot aux côtés des marchands et des institutions. Ces huit volumes méritent de figurer aux cotés de Maurice Nadeau, Marguerite Bonnet, Julien Gracq, avec le catalogue du Centre Pompidou du à Dominique Bozo… dans la bibliothèque idéale surréaliste. Car ce qui s’est dispersé à Drouot dix jours durant, constitue la boite noire du surréalisme.

Simultanément, Jean Clair signe un pamphlet : un peu deux livres en un… Se fondant sur les réserves de Walter Benjamin en 1929 et sur un texte posthume inédit en français de Carl Einstein La fabrique des fictions (1935-37), comme sur le témoignage d’André Thirion, il démontre que le surréalisme, issu du second romantisme allemand, s’apparente à la ligne de l’occulto-socialisme, cet immense avatar de la mort de Dieu, parcouru naguère en tous sens par Philippe Muray Le dix-neuvième siècle à travers les âges (Gallimard, coll Tel). Pour finalement (c’est le second livre), via un passage par Georges Sorel et son mythe moderne, et une amusante identification à Anatole France (sic), déraper dans un procès en « fascisme », qui va jusqu’à tracer une ligne du jeune Aragon (« que l’Amérique au loin croule de ses buidings blancs » in La Révolution surréaliste n° 4) au 11 septembre, et qui mélange au mépris de leur differents et dans l’ignorance de trente ans de travaux sur la question, André Breton à tous les hérétiques du mouvement. Accusée pour finir, à travers Deleuze-Guattari et Foucault : la « pensée-68″, réclamé : le retour à l’ordre dont l’auteur s’est fait le chantre depuis 1983 (Considérations sur l’état des Beaux-Arts). Freud et Mauss accouchent de… Luc Ferry… Pour le déplorer, Jean Clair fait très justement du Musée des « arts premiers » le dernière sursaut du mouvement, je disais que le 42 rue Fontaine aurait du trouver sa place au Musée du Quai Branly : autodidacte, explorateur, galeriste puis collectionneur de génie, Jacques Kerchache (disparu encore jeune en 2001) qui par son manifeste de 1989 « pour que les chefs d’œuvre du monde naissent libres et égaux en droit » fut à l’origine du Pavillon des Sessions (à défaut de la recomposition du Louvre qui aurait été évidemment la solution) fut à n’en point douter l’un d’un rares héritiers d’André Breton qu’il ne fréquenta en vrai que fort peu. On le retrouvera dans l’album publié sous la direction de Martin Bethenod. Dont on peu déplorer l’esthétique de cadeau d’entreprise. Dommage d’hommage : la mémoire de Jacques Kerchache, le quai Branly méritaient mieux.

 

Guy Dupré : Dis-moi qui tu hantes
Editions du Rocher
546 p, 22 E, ISBN : 2 268 04446 7

André Breton (le titre du livre vient de Nadja), Maurice Barrès, Ernst Jünger, Julien Green, Guillaume Apollinaire, Georges Bernanos figurent sur la couverture. Auteur de romans (Les fiancées sont froides 1953), éditeur chez Plon du Général De Gaulle et confesseur de Mme Soleil, Guy Duprè rassemble ici cinquante ans de « papiers » de presse. Une sorte de « théorie des exceptions », écrite d’un point d’où 14-18 et le surréalisme, Dreyfus et Maurras « cessent d’être perçus contradictoirement ». A lire dans le prolongement des recueils récents de Laurent, Rinaldi, ou Matignon, pour comprendre l’histoire intellectuelle de l’après guerre. A l’heure du règne posthume du duo Morand-Chardonne, et de leurs clones gris terroir-voyage, le plaisir de découvrir une sorte de Bernard Frank de droite

 

Pierre Guyotat : Musiques
France-Culture Editions Léo Sheer
144p + 12 CD, 85 E, ISBN 2-914172-73-7

« Monsieur Guyotat n’est pas sans génie. C’est un génie quelque peu brutal et systématique, mais qui mérite d’être encouragé » (Jean Paulhan).« Je n’ai jamais lu quelque chose de semblable dans aucune littérature. Personne n’a jamais parlé comme il parle ici » (Michel Foucault). Etc… Né en 1940, Pierre Guyotat a presque d’emblée effectué un « saut dans l’exception » : ses deux livres « algériens » Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), Eden, eden, eden (1970, préfacé par Michel Leiris, Roland Barthes, Philippe Sollers) réalisent un nouage sans précédent langue-Histoire, comme auparavant Sade, Céline, Artaud ou Genet… Autrement dit, Guyotat commence aux cotés de l’avant-garde (Tel Quel) par occuper la place du saint (« je voulais être prêtre ou mieux martyr ») analysée par Bernard Sichère dans la littérature moderne, son « expérience des limites » est unique dans la litterature contemporaine : canonisé de son vivant. Puis devenant mystique, au prix lourd d’une désocialisation : à partir de Bond en avant, trente ans d’enfoncement dans la langue (« la voix, le verbe, la poésie »), entre hopital (martyr) et Festival d’Automne (comédien) – accompagnés de temps à autres de commentaires sur son travail, de Litterature interdite à Explications

2000 : Pierre Guyotat renait avec Progénitures un livre chez Gallimard et des performances à Beaubourg. Mais à quel prix ? Dans une conjoncture où règnent Restauration et Spectacle (le modèle Hallier devenu la norme), alors que les écrivains cherchent via l’oral des alliances hors littérature (de Cadiot-Alferi à Houellebecq-Angot), Pierre Guyotat est devenu « trésor national vivant », sommé de participer à sa permanente commémoration – tel Robert Musil, une vente est organisée pour lui procurer un appartement – un peu empaillé : Meudon ou Rodez se nomment aujourd’hui le Centre Pompidou. Issu d’émissions de France-Culture à l’été 2002, dont il constitue la version longue, Musiques, son histoire personnelle de la musique, la publication de son fond sonore d’écrivain, participe de ce nouvel état. Les quatre musiciens de base pour Guyotat ? De Lassus (La nuit froide et sombre), Schumann (L’amour et la vie d’une femme), Debussy (Reflets dans l’eau), Stravinsky (L’oiseau de feu). Tout au long des douze CD inclus dans le coffret-livre, il parle de la Silésie maternelle, de la Resistance, de l’enfance à Saint-Etienne, de l’Ethiopie, de Bartok, Wagner, du jazz, des musiques non occidentales… « Puisque je travaille maintenant presque comme un musicien, la musique ne m’est plus necessaire comme elle l’était autrefois ». Les CD n’en contiennent pas. L’entreprise peut décevoir (gout « classiques », sociologiquement attendus), mais l’invention autobiographique (une musicographie) d’une écrivain immense passionne.

 

Yves Michaud : L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique
Stock
206 p, 16,10 E, ISBN 2-23405555-5
Rainer Rochlitz : Feu la critique (essais sur l’art et la litterature)
La lettre volée
158 p, ISBN 2-87317-171-5

1983 : Jean Clair, Considerations sur l’état des beaux-arts. 1996, Jean Baudrillard : Le complot de l’art. On se rappelle les deux textes inauguraux de la « querelle de l’art contemporain ». Deux gloses sur Walter Benjamin et la fin de l’aura (ici mélancolie, là ironie), venues de l’intérieur de l’art contemporain lui-même (un peu différentes donc du poujadisme ordinaire). De cette très polymorphe querelle, Yves Michaud, directeur des Beaux-Arts de Paris de 1989 à 1996, directeur chez Jacqueline Chambon d’une collection d’histoire et théorie de l’art (dernier titre : Françoise Lepenven : L’art d’écrire de Marcel Duchamp) est depuis longtemps déjà un des plus constants acteurs (L’artiste et les commissaires, La crise de l’art contemporain), plutôt kantien, préoccupé de l’art comme lien social, qu’hegelien lointain, façon Clair ou Baudrillard, s’interressant à la fin de l’histoire. Alors que ces derniers théorisent sur l’art contemporain en général depuis et selon Duchamp, le dernier opus de Michaud – lui aussi hanté par le même texte de Benjamin – porte plutôt sur sa phase actuelle, une sorte de phase terminale, ou il se résorbe dans le monde, la mode, le loisir… ou le ready-made rejaillit sur l’objet. Ou l’Esthétique dit Michaud, a totalement supplanté l’Art. C’est de cette situation qu’il tente la généalogie dans les deux chapitres centraux, l’un consacré à une histoire de l’art du XXe siècle se dématérialisant en « expérience », l’autre à sa reflexion dans la théorie de Greenberg à Goodman ; puis dont il tente de dégager les lignes de fuite (hédonisme, tourisme et darwinisme).

A l’arrivée un livre ambigü, d’une ambiguité qui semble tenir au mot même d’esthétique. Qui tantôt garde son sens premier de science du Beau, tantôt n’a que celui technique de réflexion sur l’art. Ou autrement dans une distorsion entre énonciation goguenarde –on pense aux dessins de Jean-Philippe Delhomme, voire à Houellebecq ou Muray – et énoncé d’un constat qui ne devrait pas alarmer le philosophe : si le processus, pointé par Baudelaire, le premier, en 1859 avec une extraordinaire profondeur (photographie égale démocratie), puis analysé par Benjamin ou Bourdieu est réellement arrivé à son terme, il est normal que la différence soit infra-mince entre air de Paris et « air de Paris » (Duchamp 1919), entre le monde et sa maquette, entre une soirée-diapo au Palais de Tokyo et le Loft. Ambiguité évidente de Michaud lui-même entre le critique regrettant le grand Art et le philosophe anaysant un nouveau régime de la sensibilité. A cette querelle et à la place qu’y occupe entre autres Michaud, un article est consacré dans le recueil de Rainer Rochlitz, auteur du meilleur livre français sur Benjamin. « La critique d’art dévoyée en exercice promotionnel est aujourd’hui un genre menacé de disparition » nous dit Rochlitz (brutalement disparu cet hiver). Dans ce recueil, des textes sur Léger ou Gris comme sur Echenoz ou Houellebecq et Sloterdijk. Et au centre, Joseph Beuys.

 

François Morellet : Quelques courbes en hommage à Lamour
RMN – Musée des Beaux-Arts de Nancy
68 p, 12 E, ISBN 2 7118 4674 1

Le contructeur des ferronneries de la place Stanislas construite par Emmanuel Heré pour Stanislas, se nomme miraculeusement Lamour. Hasard heureux pour François Morellet (né en 1926). Lequel avait réuni ses écrits complets en 200 dans Mais comment taire mes commentaires (éditions de l’ENSBA, voir Vient de paraître n° ?). Le catalogue d’une retrospective et d’une commande publique au Musée des Beaux-Arts (du 10 avril au 9 juin ; texte de Christian Besson) lui permet de composer une sorte de longue note en bas de page : Eloge des culs-de-sac ou les tribulations de l’art populaire et de l’art élitaire à l’époque dite moderne : sur un ton pince sans rire, duchampien, oulipien, il y narre son itineraire d’artiste contemporain mariant le vocabulaire de l’abstraction moderne avec celui de l’art décoratif géométrique

 

Dominique Noguez : Houellebecq, en fait
Fayard
270 p, 15 E, ISBN 2-213-61561-6

Dans la dernière livraison de la NRF (n° 565, avril 2003), on peut lire Etc, un amusant journal d’écrivain de l’été 1979… Dominique Noguez ou « l’homme de lettres », qui, de livre en livre, mime toutes les poses de la panoplie littéraire, remplit l’une après l’autre, toutes les cases du puzzle « œuvres complètes de l’écrivain », voire du « grantécrivain », pour reprendre l’un de ses titres (Gallimard, 2000). Du canular façon Jules Romains des Copains (les romans Les martagons, Les derniers jours du monde, Amour noir) à l’avant-gardiste échevelé (le manifeste Dandy de l’an 2000, qui vient d’être réédité au Rocher). Dominique Noguez ? un ultime pastiche de Gide ou une sorte de demi-habile pascalien, qu’on croirait inventé par le Daniel Oster de Rangements. Voire un habile comme Oster lui-même (je rappelle Les trois Rimbaud ou Lénine-Dada). Parmi ses livres des essais sur la litterature (Sémiologie du parapluie, L’arc en ciel des humours). En 2001, un hommage ambigü à Duras Marguerite (Flammarion), aujourd’hui un essai sur Michel Houellebecq comme le second volet d’un dyptique : le livre de l’adoubement après celui de l’adoubé

Forme unificatrice de ce Houellebecq en fait: le journal d’écrivain. Du 17 septembre 1991, la première rencontre, au 17 septembre 2002, le procès fait à « Michel » pour cause d’injure à l’Islam. Deux grands ensembles : autour des Particules élémentaires et de L’affaire Perpendiculaire, autour de Plateforme et du procès donc. Entre ces deux sequences, une étude savamment desinvolte sur le « style de Houellebecq », en guise de dernier chapitre, une réponse au procès intenté par Daniel Lindenberg au romancier (« nouveau réactionnaire »). A l’arrivée, un livre fin-trop fin, malin-trop malin… plus document sur une zone du champ littéraire que monument d’analyse. Loin d’éclairer la révolution conservatrice Houellebecq (« historien du désir » contemporain… versus « plateforme » littéraire) qui, avec Angot, a réussi à périmer tant les académismes que les fausses avant-gardes, Dominique Noguez ne quitte jamais (autre panoplie) la position du non dupe, ne se lassant jamais de se regarder être conformistement non conformiste, correctement « non politiquement correct »… Manque de « bathmologie », pour citer un autre auteur controversé citant lui-même un auteur falsifié…

 

Jean Ristat : Avec Aragon (1970-1982)
Gallimard
378 p, 24,50 E, ISBN 2-07-076537-7
Aragon : Œuvres romanesques complètes, III
Sous la direction de Daniel Bougnoux
La pléiade
Gallimard
1744 p, 75 E,
Aragon : Le fou d’Elsa
Gallimard
550 p, E, ISBN 2-07-042411-1

Vie et œuvre : la question (Sainte-Beuve versus Contre Sainte-Beuve) doit pour chaque auteur être repensée à nouveaux frais. Plus que tout autre, le dispositif-Aragon est loin d’être élucidé. « Aragon lequel ? » demandait naguère Philippe Sollers. Mouvement perpétuel, roman inachevé, mentir-vrai, masques de l’émission de Raoul Sangla… Comment penser ensemble et d’abord comment totaliser, connaître…les troubles identitaires de départ (la mère présentée comme sœur, la grand-mère comme mère), la sexualité complexe (les femmes et les hommes), le communisme et sa dimension russe, la Résistance, la Seconde Guerre mondiale et la « guerre des écrivains », la stratégie dans le champ littéraire et les métamorphoses d’une esthétique jusqu’au bout perméable, le rapport à la jeunesse, le jeu avec les médias… Galerie des glaces sans tain. Perpendiculairement à cette question, le lieu commun cultivé veut que cette vie-œuvre connaisse deux charnières : 1927-1928 le passage du libertinage (le surréalisme et Irène) à l’amour courtois (Elsa et le Parti), 1970 : le retour à la première époque après la disparition d’Elsa.

Jean Ristat l’héritier désigné, « le prolongateur », qui rencontra Aragon en 1963 à l’occasion d’un premier poème (Le lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne) entend s’en prendre à cette vulgate. Au nom d’un amour de près de vingt ans sur lequel il lève pour la première fois le voile (lui qui n’a cessé « d’écrire Aragon dans certains de ses livres »). Au centre de ces entretiens avec Francis Crémieux (pastiche d’Aragon 1964), l’œuvre poétique reconstruite ensemble, et surtout Théatre/roman (le livre de ses rapports avec Aragon dit Ristat), un jeu de cartes à rebattre comme La défense de l’infini, le roman-portes battantes des années 20. Et certain texte du Mentir-vrai. Si Ristat convaint par sa théorie des homosexualités et sur « l’homme lesbien » que fut selon lui Aragon, sur le « parler-phrasé » de ce Restif marcheur, il déçoit quand il aborde les champs littéraire et politique : de l’un il dit trop peu (malgré un témoignage interressant sur les années Tel Quel), dans l’autre il reste trop sur la défensive, la « fidelité » – comme si le communisme et l’anticommunisme n’étaient pas clos (Jean Clair lui donne raison ces jours-ci, qui trace une ligne Aragon-11 septembre…). Trois entretiens avec Aragon complètent l’ouvrage.

Si Ristat semble échouer à trouver la bonne distance, ce ne sont pas les éditions d’Aragon qui permettent de s’y retrouver : les Chroniques chez Stock, qui pourraient en donner le fil, sont interrompues. Il n’est pas sûr que le partage entre l’Oeuvre Poètique et ses préfaces autobiographiques, et les anciennes Oeuvres Romanesques croisées tienne debout. Pas plus que le choix d’une Pléiade-Romans. Paraît aujourd’hui le troisième tome qui regroupe « le plus lu et le moins lu » (Daniel Bougnoux) des romans d’Aragon : Aurélien (1944) et Les communistes (1949-1951, inachevés), fevrier 39–mars 40 – augmenté de tous les documents qui permettent de comprendre leur réécriture (l’élimination d’Orfilat-Paul Nizan). Simultanément Le Fou d’Elsa (1963) reparait en poche (« un homme n’est qu’un instrument préparé pour les mains d’une femme »). Je rappelais les cartes truquées de départ : les Souvenirs d’un préfet de police de Louis Andrieux, père d’Aragon, sont reparues l’an dernier aux éditions Mémoire du livre (, p, E, ISBN)

 

Patrick Roegiers : Le mal du pays, autobiographie de la Belgique
Seuil
508p, 22,50 E, ISBN 2-02-057436-5

« Kafka est lui-même une frontière, les lignes de démarcation et les points de jonction passent à travers son corps qui ressemble à ces lieux géographiques ou s’entrecoupent les zones frontalières de plusieurs états ». Cette définition de « l’identité de frontière » selon Claudio Magris – à propos du plus exemplaire des écrivains de l’empire austro-hongrois, pourrait assez bien convenir à Bruxelles, capitale divisée en deux langues comme en témoignent toutes les plaques de toutes les rues, partant aux bruxellois. Puis à la Belgique, fait de morceaux jamais recollés. Déambulant à Bruxelles, on se dit qu’il n’est pas étonnant que le surréalisme dit belge soit l’exact contraire du surréalisme français – qui recouvre du manteau du romantisme allemand les blessures ouvertes par Mallarmé. Que l’artiste « national » soit René Magritte : « ceci n’est pas une pipe » (l’image n’est pas le mot n’est pas la chose). On ne s’étonne plus de cette tradition littéraire d’aphorismes inquiets. De nudité quotidienne plus que d’érotisme (Marcel Marien). Que les genres mineurs au sens ordinaire, comme au sens Deleuze-Guattari, y soient portés à une sorte de génie (Hergé, Brel)

On comprend aussi que les plus grands aient souvent quitté ce pays de « l’entre » et du suspens, un peu plus métaphysique que la moyenne (relire la postface d’Henri Michaux à Plume). En Belgique c’est-à-dire d’autre part : le livre de Patrick Roegiers, qui tient à la fois de Je me souviens et de Danube, dit cela, l’impossibilité pour un « moi » belge de se passer, de passer à coté, du pays. Carte d’identité versus identité de la carte. Sa forme est l’abécédaire, le dictionnaire (d’Abelge à Zaffelare), l’encyclopédie délirante, le puzzle qui ne colle pas. « Pauvre Belgique ? » (Baudelaire). Plutôt heureuse Belgique ; longtemps elle a semblé fragile, on peut à rebours se demander si n’anticipe pas avec sa topologie mentale bizarre (une sorte de « créolisation » négative) l’identité de la complexe Europe ; c’est « la France », avec sa fiction d’une superposition langue-territoire-nation, qui va finir par faire figure d’obstacle épistémologique

 

Philippe Sollers : Illuminations
Robert Laffont
196 p, 15 E, 2-221-09746-7

Dieu et Sollers ou le grand malentendu… entretenu avec méthode par le second via son intéret pour le pape Jean-Paul II. Car ce n’est évidemment pas la croyance, la religion comme névrose obsessionnelle, qui interresse Sollers, mais le contraire le pari (athée ?) d’un autre monde dans celui-ci – dans la ligne du Romantisme allemand (l’exergue empruntée à Chalamov joue Schelling contre Hegel). Dieu comme hypothèse litteraire du Verbe : La Bible, Tchouang-Seu, Maitre Eckart, Shakespeare, Holderlin, Rimbaud, Heidegger etc. Ces dernières années, l’auteur de Femmes a signé des biographies exotériques sur son rapport au monde séculier (Casanova, Denon, Mozart). Ces Illuminations sont en mineur plutôt dans la ligne de La divine comédie (qui reparait aujourd’hui en Folio). Une sorte de manuel (très) exotérique sur le postulat d’un Paradis, pour le dire de façon plus laique, sur l’espace proustien-heideggerien de la bibliothèque, défini dans la préface de La guerre du gout : « unique proximité du même (…) tous les grands écrivains (…) sont comme les differents moments contradictoires parfois d’un seul homme de génie qui vivrait autant que l’humanité »

La bibliothèque et Sollers… tel André Breton, « homme-champ » sa stratégie est aussi, de plus en plus, de féderer toute la littérature vivante ici et maintenant. Il est permis à dire vrai, d’être sceptique sur Valére Novarina, apparu en 1974 dans Txt, et son mime de Rabelais et Jarry, de le voir en écrivain-ecran, plus proche de San Antonio et du boulevard que d’Artaud ou Guyotat, à la philosophie assez courte (on ne fait que passer…). Il serait dommage de ne pas lire la préface de Sollers à son Drame de la vie (collection Poésie-Gallimard, 426 p, E, ISBN 2-07-042775-7), réédité, avec ses 2587 personnages, à l’occasion de sa carte blanche au cabinet des dessins du Centre Pompidou (La parole opère l’espace jusqu’au 9 juin). A signaler aussi, sur les mêmes questions, dans la collection L’infini, deux livres des animateurs de la revue Ligne de risques, au ton assez scolairement prophétique : de François Meyronnis un essai : L’axe du néant (Gallimard, 612p, 28,50 E, ISBN 2-07-076895-3), de Yannick Haenel, un roman : Evoluer parmi les avalanches (Gallimard, 152p, 13 E, ISBN 2-07-076894-5)

 

Vient de paraître n°14 (septembre 2003)

Luc Boltanski : A l’instant
Images de Christian Boltanski
Melville-Léo Sheer
268 p, 30E, ISBN 2-914172-79-6

Bizarrement, c’est à Gaston Bachelard que ce volume fait penser : à cette œuvre à deux versants apparement incompatibles, l’épistémologue versus l’explorateur de poésie. Le sociologue des Cadres, puis, en collaboration, de De la justification (Gallimard) et du Nouvel esprit du capitalisme (Gallimard), réunit ici ses poèmes (dont certains avaient déjà été publiés chez Arfuyen) une poésie sacrée, insecablement « judéo-chretienne ». Quatre mouvements : En regard, L’entre-deux, Quatre chants en canon, Semainier. Au foyer, la mémoire des parents, au cœur de celle-ci la guerre. Autant le double de Luc Boltanski peut sembler loin du savant, autant il ressemble à son frère artiste : des images, visiblement réalisés par ce dernier, à partir d’une seule photo d’enfance, dans un style qui peut évoquer un de ses films anciens (Essai de reconstitution des 46 jours qui précèdèrent la mort de Françoise Guiniou, 1971), scandent l’ensemble plus qu’ils ne l’« illustrent ». « Le titre A l’instant doit être lu comme une dédicace »

 

Franco Bonami (dir) : Dreams and conflicts. The dictatorship of the viewer
Marsilio
670 p, E, ISBN 88-317-8327-O

Après les deux volumes du Plateau de l’Humanité d’Harald Szeeman (2001), le catalogue de la cinquantième Biennale de Venise (qui dure jusqu’en novembre) continue de narrer la transition en cours de histoire-géographie-théorie de l’art : essentiellement en images, il ne comporte quasi pas de texte. De cette transition, une exposition au palais Correr piazza San Marco permet de prendre la mesure : sous le titre Peinture de Rauschenberg à Murakami (je passe sur la confusion entre les deux sens de « peinture », medium et sociologique, et le privilège accordé à l’Italie dans l’accrochage), elle raconte en quarante tableaux, ce qui ce serait passé si l’art contemporain n’avait jamais eu lieu jusqu’au bout, si la mondialisation n’était jamais advenue, surtout si les deux n’avaient jamais – depuis 1989 ? – croisé leurs effets. Paradoxalement à partir de 1964 (triomphe de l’art américain Rauschenberg sur la « vieille Europe ») qui a vu le commencement de la fin des anciennes biennales.

La mondialisation : le Grand Prix de la Biennale est revenu à une jeune artiste d’origine chinoise pour le pavillon du Luxembourg : Su-Mei Tse : Air conditionné. Court-circuit maximal. S’il existe encore des pays comme figés dans l’ancien monde de l’art (la France), en 2003, frappe dans les Giardini, l’acceleration de la fin du partage entre états nations impériaux dotés de grands pavillons et états nations de second rang relégués derrière le canal ou « entre » les grands, enfin des pays sans pavillon. Les « petits » pays joue la carte de l’art national comme autrefois les grands (Danemark : Olafur Eliasson, Israel : Michal Rovner) quand ceux-ci jouent le politically correct (USA : Fred Wilson, Grande-Bretagne : Chris Ofili, Espagne : Santiago Sierra, etc). Les artistes jouent avec l’idée de nation : « Where is our place ? » s’interroge le plus « russe » des américains Ilya Kabakov au palais Querini Stampalia sous sponsoring japonais… Des passeports palestiniens agrandis à taille humaine ponctuent le parcours. Les nouveaux entrants ont du mal à se défaire de la double tentation du folklore et du mimétisme occidental (exemples extrèmes : le Kenya avec Richard Onyango et Armando Tanzini, la Turquie avec Shirana Shabazi)

L’art contemporain : à l’Arsenale, une « exposition d’expositions » (très post-Documenta) segmente l’immense espace courbe en huit cellules autonomes, confiés à onze commissaires pour moitié vivant et travaillant en France (Clandestins, Lignes de faille, Systèmes individuels, Zone d’urgence, La structure de la survie, Représentations arabes contemporaines, Le quotidien altéré, Station utopie). Polyphonie assurée, comme une déclinaison de toutes les modalités de l’art contemporain : du « grand art » façon Roman Opalka ou Dan Graham, à sa totale dissolution dans un « art moyen », mi esthétique télé -reportage ou téléréalité mi photo de vacances. Lors du vernissage en juin, un hasard objectif accroissait cette perception ; pour des raisons de trésorerie, la Biennale était pour 20 E ouverte à « tout le monde ». Plus de champ autonome de l’art : de « professionnels de la profession » comme il n’y a plus d’« artistes ». Dans cette foule soudaine, devant des œuvres homogènes aux images dominantes, la différence devient infra-mince entre Harald Szeeman et un touriste qui « fait Venise »

Explicitant son titre, Franco Bonami invoque le spectateur « dictateur de sa propre expérience d’exposition » et du « parcours individuel qui le libère du concept informe d’audience ». Là ou il croit pasticher Duchamp, il confirme plutôt Baudelaire (1859) : si, comme je le crois, à la difference de l’art moderne, l’art contemporain est avec des formes modernes, celui qui joue avec toutes les conséquences de la photographie, laquelle entretient un rapport d’essence à la démocratie, à Venise et à grande échelle, on pouvait avoir le sentiment d’atteindre le passage à la limite de celle-ci, l’audimat, « l’audence » justement. Humour, objectif là aussi : au Pavillon français, hommage était rendu à Pierre Restany, l’inventeur des « Nouveaux réalistes », disparu juste avant. Au même moment, on apprenait la disparition de Guy Lux – qui, nous enseignaient les « nécros », avait étudié aux Beaux-Arts. Venise 2003 ou le passage de Joseph Beuys (« tout le monde peut-être artiste ») à Evelyne Thomas (« c’est mon choix ») ? Auchan après Duchamp, le schmilblick destin du ready-made ? C’est sûrement entre autres cela qu’il faut comprendre (ce que dans la critique française, Eric Troncy, presque seul, analyse assez drôlement, faisant du point de vue de l’art contemporain l’apologie du Loft, contre toutes les nostalgies conservatrices et toutes les cécités radicales)

 

Michel Butor par Michel Butor, presentation et anthologie
304 p, 18 E, ISBN 2-232-12204-2
Seghers
Michel Butor : Entretiens. Quarante ans de vie littéraire (édités par Henri Desoubeaux)
3 volumes (1956-1968, 1969-1978, 1979-1996)
Environ 370 p chaque et 128 F, ISBN 2-910686-25-6, 26-4 et 27-2
Joseph K

Dans Entretiens et conferences, Georges Perec dit détester Alain Robbe-Grillet, et aimer Michel Butor. Là ou le premier s’autocommémore, le second (né en 1926) n’en pas finir de se détotaliser jusqu’à devenir invisible (près de mille publications dit-il lui-même ; dans le paysage littéraire actuel, je ne vois de comparable que Jacques Derrida se disséminant, ou Renaud Camus brulant ses vaisseaux sur Internet). D’ou l’interet de ce Butor par Butor, qui succède au petit volume du à François Aubral dans une autre époque de la collection (l’anthologie inédite est d’ailleurs restreinte aux années post Aubral). Le modèle en est bien sûr Roland Barthes par Roland Barthes (et l’ordre rigoureusement alphabétique : 135 articles, d’Alphabet à Zimbabwe). Par lui-même ? Un leurre évidemment. Si un auteur n’est pas dupe de « l’illusion autobiographique » – en cela bien plus proche d’un Leiris ou d’un Oster que de Lejeune ou Doubrovsky – c’est bien Michel Butor : voir l’article « autobiographie ». L’autobiographie est dans l’œuvre une série comme une autre : il en a d’ailleurs signé d’autres (Improvisations sur Michel Butor à La différence, Curriculum vitae avec André Clavel chez Plon) On pourrait plutôt parler d’une « auto-biblio-gra-fiction »

Sans grande surprise. On retrouve le gout de la géographie plus que de l’histoire, sa passion de la peinture, son obsession de s’originer dans le surréalisme (« refaire de l’art et de la littérature quelque chose qui rivalise avec la science »). Mais parfois surprenant : on découvre un Butor timide amateur de photographie, et reservé sur Internet, quand c’est justement les coté leibnizien (le reseau) ou benjaminien (la reproductibilité technique) qui passionnent chez lui. Mille fois plus excitants, les trois volumes d’Entretiens qui paraissent chez Joseph K, une sorte d’autobiographie par la reception. « Je suis un auteur peu lu mais considérablement entretenu ». A propos de Mobile, Barthes notait justement que ce que blesse Michel Butor c’est « l’idée-même du Livre » (autre chose que le récit ou la langue ; tous ses livres sont un peu des prototypes). Les trois volumes (71 publications, 140 interlocuteurs) correspondent à trois époques : le Nouveau Roman, l’écrivain « diificile », le classique éparpillé. A retenir tout particulièrement dans le premier tome une visite de Paul Guth en 1957, et un dialogue de groupe sur le roman dans les Lettres Françaises en 1959

 

Frank Frommer : Jean-Patrick Manchette, le récit d’un engagement manqué
Kimé
158 p, 19 E, ISBN 2-84174-309-8
La Quinzaine littéraire : Le roman policier

Les Chroniques (Rivages) doivent reparaitre en poche cet automne : en cette fin d’année Simenon, le temps est peut-être arrivé de prendre la mesure d’une des plus importantes trajectoires de ces trente dernières années : Jean-Patrick Manchette (1942-1995) « romancier situationniste » (nous rappelle La Quinzaine littéraire d’été). Dix romans, de L’affaire N’Gustro (1971) à La position du tireur couché (1982) qui ressuscitèrent la Série Noire. Egalement théoricien du genre, les deux se chevauchant et se contredisant : Manchette fut le premier à « hisser le drapeau rouge sur la Série noire » (Jean-Louis de Rambures), rèutilisant des formes les formes périmées du roman noir contre les impasses de Tel Quel et l’académique « litterature blanche », le premier aussi à réfléchir sur son succes en forme d’échec (à l’heure de la Restauration et du Spectacle, le « néo-polar » naufragé dans le « poujado-gauchisme » façon Poulpe, le noir absorbé dans la grisaille du blanc : je renvoie au feuilleton estival du Monde) et à se passionner pour la littérature tout court : expérimentale.

De 1976 à 1995 (dans Charlie mensuel et Polar), un véritable « art du roman » s’est en effet élaboré, au fur et à mesure que Manchette (né trop tard dans un monde trop vieux ?) pense contre lui-même. Parti de Lukacs (revisité par Debord, autre hegelien de gauche) et de l’idée simple que litterature noire et lutte des classes alternent en puissance, il constate qu’après 1968, « les guerres sociales ont recommencé dans toutes les cinq parties du monde (…) le roman noir était le roman du monde gelé. Il a donc fini. Avec leurs manchettes (je souligne) de lustrine, les suiveurs tardifs en gèrent les débris ». D’ou une complexe évolution qui le conduit à repartir en amont et consacrer ses dernières chroniques à Orwell, Dick, Dos Passos, Panizza, Arno Schmidt, Dada… Loin d’être une fin de l’histoire de la littérature, le roman noir n’est une des voies de l’après Dada (n’oublions pas que le fondateur de la Série Noire, Marcel Duhamel venait du surréalisme)

Le livre de Frank Frommer sur cet « ecrivain majeur de la litterature mineure » pourrait être l’hirondelle qui annonce…l’automne. Même s’il décoit un peu : Frommer replace bien Manchette dans sa généalogie et offre des aperçus très originaux sur le corps manchettien, mais, très approximatif sur le champ de la litterature contemporaine, il manque la trajectoire qui fait toute l’intelligence de l’auteur de Fatale. Sans compter que ce livre qui se veut pionnier ne fait pas l’effort d’aller lire les livres que Manchette a chroniqué (à commencer par Westlake et Echenoz qu’il porte aux nues : la pensée du « stéréotype » chez le premier, le choc du premier livre du second, est le cœur théorique des Chroniques), à fortiori ceux qu’il a traduit de l’américain (Robert Littell, Ross Thomas). Qu’importe : en revanche, même si elle donne envie de lire et de relire, avec sa succession d’articles monographiques, le numéro d’été de La Quinzaine, est lui d’avant Manchette (d’avant Roger Caillois ou d’autres théoriciens qu’utilise Frommer à bon escient). Dès le titre : Le roman policier quand c’est au minimum « les littératures policières » qu’il faudrait écrire. A signaler au passage et sur celles-ci, l’excellente et récente revue Temps noir dirigée par Franck Lhomeau aux éditions Josep K à Nantes

 

Claudio Magris : L’anneau de Clarisse (grand style et nihilisme dans la litterature moderne)
Traduit par Marie-Noelle et Jean Pastureau
L’esprit des péninsules
592p, 28E, ISBN 2-84636-038-3
Déplacements, traduit par Françoise Brun
264 p, 24 E, ISBN 2-910491-15-3
La Quinzaine-Louis Vuitton
L’exposition, traduit par Marie-Noelle et Jean Pastureau
L’arpenteur, Gallimard
94 p, 8,5 E, ISBN 2-07-076393-5

L’homme sans qualités (chapitre 54) : « Il n’y a plus maintenant un homme total face à un monde total, mais un quelque chose d’humain flottant dans un bouillon de culture général ». Le titre L’anneau de Clarisse fait bien sûr, référence à un épisode du roman de Robert Musil qui autour du plus nietzschéen de ses personnages, en condense l’interrogation. La question de la mort du grand style, incarné ultimement par Goethe, qui court des Romantiques allemands jusqu’à nous. Via Nietzsche (le surhomme) et Dostoievski (l’homme du sous-sol). De cette mort qui est évidemment la refraction de celle de Dieu, plus que tout autre, témoigne la mélancolie des ecrivains viennois. Dans L’anneau de Clarisse, Claudio Magris les lit dans l’ordre : Hofmanstahl, Jacobsen, Ibsen, Blei, Hamsun, Walser, Rilke, Svevo, Musil, Canetti, Doderer, Sperber, Singer ; on le voit, l’empire de l’écrivain triestin est plus vaste encore que la Cacanie de François-Joseph : une Autriche-Hongrie élargie (jusqu’à la Scandinavie, voire les Etats-Unis). Ce roman d’idées est proprement prodigieux. Moins convaincante parce que plus attrape-tout sa postface ou Magris plaide pour une ligne Dostoievskienne contre le nietzschéisme de la culture contemporaine qui convertit la critique en jubilation et pratique le nihilisme actif. On songe souvent à Georg Lukacs (aux deux Lukacs : le premier, Théorie du roman, le second, Destruction de la raison)

En effet, à rebours de cette conclusion, ce maitre-livre pourrait devenir fondateur et permettre de poser, à l’échelle du continent, les fondements d’une réflexion sur l’inégal developpement national de la mort de Dieu en littérature (l’agonie annoncée de la Cacanie est bien pour quelque chose dans les œuvres que recense Magris ; on pourrait par exemple, montrer que la résurrection de la Pologne en 1918 induit d’autres postures…pour ne rien dire de la France, de Chateaubriand à la mort de Hugo – et après : Mallarmé, Lautréamont, Jarry, Laforgue… Claudel, Bernanos etc). Traduit en dernier, ce volume constitue, nous dit l’auteur, le deuxième volet d’une trilogie qui comprend déjà Le mythe et l’empire dans la litterature autrichienne moderne(1963), et Danube (1986), qui autant que Kundera fit redecouvrir l’Europe aux Européens, et naturalisa français l’intellectuel de Trieste (prix du Meilleur livre etranger 1990, professeur invité au Collège de France en 2001-2002). Simultanément, paraissent des chroniques, initialement publiées dans le Corriere della Sera (1981-2000) – avant et après la chute du mur(1989), avant et après le décès de l’épouse (1996). Aux antipodes de la marchandise nommée « litterature de voyage » : « dans le voyage, inconnu parmi des inconnus, on apprend au sens fort à n’être Personne, on comprend concretement que l’on est cela, Personne » écrit dans sa présentation le théoricien de l’« identité de frontière ». Et une pièce de théatre : L’exposition, autour du destin du peintre triestin Vito Timmel

 

Nioque1-9/2-O
Al Dante Leo Sheer
360 p, 28 E, ISBN 2-84761-030-8
Christophe Hannah : Poésie action directe
Al dante
130 p, 14 E, ISBN 2-84761-019-7
Jean-Pierre Bobillot : Trois essais sur la poésie littérale. De Rimbaud à Denis Roche, d’Apollinaire à Bernard Heidsieck
Al dante
200 p, 17 E, ISBN 2-911073-87-8

« La poésie – seul secteur dont on peut en effet soutenir qu’il garde quelque chose d’inexpugnable au milieu de la domination universelle de l’économie » écrivait Jean-Patrick Manchette (Chroniques). Dans Noces d’or, le volume collectif publié en 1995 pour le cinquantenaire de la Série Noire, il mettait en scène des révolutionnaires sur le retour qui doivent réactiver le « code Stéphane » (Mallarmé). Entre poésie et polar, les enjeux purent être les mêmes : le réel, qui est affaire de langue et non d' »universel reportage ». Et, loin des replis identitaires, les ennemis identiques : pour les poètes, la prose échouée sur les sables mous de l’autofiction consolante, pour le polar, les allers-retours, calembours et bons sentiments, de la Noire à la Blanche, pour aller vite Christian Bobin versus Daniel Pennac. En 1995, année de la mort de Manchette, la « poétique » Revue de littérature générale tentait d’ailleurs un coup d’état des lieux : retotaliser les trois voies du nouveau d’après la « tradition du nouveau ». Pivot (si j’ose dire) de l’entreprise : Jean Echenoz dont on sait le rôle dans la trajectoire du chroniqueur Manchette

On peut, me semble-il, lire tout ce qui se trame autour de Jean-Marie Gleize, de la revue Nioque, et de la « poésie littérale », comme une autre façon de poursuivre le même combat dans une situation aggravée : l’hégémonie de la Restauration et du Spectacle et de tous leurs clones – on peut la déchiffrer dans l’évolution de la Revue de litterature générale, ici la Bible des écrivains Bayard et la resacralisation de la littérature, là des sorties de celle-ci, en direction de l’art contemporain, du théatre, des musiques, du cinéma. Du coté de la poésie littérale, ce sont les références à Burroughs (le cut-up), ou à la tradition française de la poésie orale (Heidsieck) qui dominent : face aux médias qui le nie et en temps de mensonge planétaire (la SF est un peu devenue en vingt ans une litterature naturaliste et Dick notre Zola…), c’est plus qu’au vers ou à la langue, au Livre qu’il faut toucher (des CD sont inclus dans Nioque, un poète comme Jean-François Bory y occupe une place énorme). C’est dans cette perspective (pour leur intention) qu’il faut lire des essais (pas toujours convaincants) comme ceux de Christophe Hannah (une tentative de se défaire de la pensée Jakobsonienne de la poésie, en s’appuyant sur Denis Roche, Ponge et Lautréamont) ou Jean-Pierre Bobillot : une théorie se cherche, elle pourrait bien se trouver

 

François Nourissier : Prince des berlingots
Gallimard
224 p, 16,50 E, ISBN 2-07-076572-5

Une sorte d’appendice au magnifique A défaut de génie, où, voici deux ans, le President de cohabitation de la Republique des Lettres (déjeuner chez Chardonne, diner chez Aragon), racontait un demi-siècle de cette dernière, et faisait l’aveu de sa maladie de Parkinson (« Miss P »). Une autobiographie qui n’était pas, autre surprise, sans dette à la manière du Michel Leiris de La règle du jeu. Le départ d’une autocommémoration visant à éviter l’autre (au même moment, Robbe-Grillet…). Qui continue donc : en même temps que le Prince des berlingots, les deux côtés de l’œuvre reparaissent en deux massifs, cohabitation là encore : les romans chez Grasset (Neuf histoires françaises, 2036 p, 35 E, ISBN 2 246 63401 6), l’œuvre autobiographique chez Gallimard en Folio, et en coffret, assorti d’un petit livret hagiographique (Aragon, Frédéric Badré, Alain Besançon, Régis Debray, Jacques Lecarne). Enfin, son premier roman, L’eau grise (1951) est réédité chez Stock (142 p, 12 E, ISBN 2-234-05498-2)

 

Georges Perec : Essais et conférences volume I (1965-1978) et II (1979-1982)
Edition critique établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière
Joseph K
380 et 440 p, 22 et 24 E, ISBN 2-910586-39-6 et 2-910686-40-X
Eric Beaumatin (dir) : Antibiotiques. Cahier Georges Perec 7. Préface de Daniel Madelénat
Castor Astral
20 E, 176 p, ISBN 2-85920-465-2

Depuis quelques mois, sur le site Internet de l’Association Georges Perec, une querelle se déploie à la mesure de l’exponentielle « réapparition de Georges Perec » (couverture des Inrockuptibles de l’été). Provoquée par le septième Cahier Perec 7 qui, neuf ans après sa parution, cloue au pilori la monumentale biographie de l’écrivain par David Bellos – dont pour ma part et dans le genre, je ne connais pas d’équivalent pour un écrivain français (aux antipodes de la tradition cultivée André Maurois-Jean Lacouture). Les meilleurs spécialistes et les proches de l’écrivain dressent perecqiennement des listes d’erreurs, des plus factuelles (erreur de prénom ou de date) aux méprises qui tiennent au contrat de lecture d’une « biographie à l’américaine », à sa mise en récit. Si parmi toutes ces rectifications, beaucoup d’énoncés peuvent convaincre (il faut au premier chef lire les Notes d’Ela Bienenfeld, aussi parce qu’elle relate les dernières heures de Perec), l’énonciation laisse pantois. Pourquoi en effet, faudrait-il choisir entre Bernard Magné, qui a trouvé avec les aencrages la formule de l’accrochage des deux vertiges, formel et historique, qui font la singularité absolue de Perec – sa façon à lui de nouer après 1968 en tous cas, vie et œuvre… et David Bellos dont le labeur encyclopédique qui permet de nourrir le premier. Biographie contre « autobiotexte », version 2003 de la bataille Barthes-Picard ?

Le sentiment qui domine est évidemment celui de la querelle académique (à ce propos curieuse préface lapsus, d’un « spécialiste de la biographie », qui confesse n’être qu’un lecteur ordinaire de Perec), supplément posthume à Homo académicus de Pierre Bourdieu qui commentait cette bataille (au passage pas plus le texte décisif du sociologue sur « l’illusion biographique » de 1986, que les milliers de pages sur cette question, de Questions de méthode de Sartre aux travaux contradictoire de Lejeune et d’Oster, ne semblent exister pour les auteurs). Il faut éliminer un concurrent « balzacien » et « anglo-saxon » (lourdes plaisanteries). Comme si Perec, « juif polonais né en France » (pour reprendre le titre de Golmann contemporain de W), devait rester à tout jamais propriété de la France et de son université… (ce qui n’est plus le cas depuis fort longtemps : voir le tout récent colloque de Rabat : L’œuvre de Georges Perec, réception et mythisation, ISBN 9981-59-062-2).

Eliminer disais-je ? que peut bien signifier ce titre-calembour médical, sinon une guerre à mort (polemos c’est-à-dire « bellos ») à un méchant virus…Quand les deux démarches sont complémentaires. Ainsi que le montrait à sa façon le livre plutôt « magnériste » pourtant de Paulette Perec Portrait(s) de Georges Perec (BNF 2001). Last but not least : la bibliographie de ce cahier a des légeretés (elle omet les mémoires de Maurice Nadeau par exemple…). Il faut en revanche s’immerger sans réserves dans l’exemplaire travail d’édition de Dominique Bertelli et Mireille Ribière (proches de Bernard Magné) qui ont collationné tous les Entretiens et conférences de l’auteur de La disparition. Deux volumes indispensables dont le découpage est déjà parlant : le premier va des Choses à La vie mode d’emploi, le second de ce roman à la mort prématurée. Autrement dit, on retrouve une sociologie bien absente du Cahier 7 : le tome I trace un itineraire d’écrivain dont chaque livre est un prototype dans le champ litteraire, le second montre un auteur dans la culture française… Illustration : au même instant, chez POL, paraît Plumes d’Ange de Martin Winckler, médecin humaniste qui trouva son pseudonyme de romancier chez Perec, et une inspiration sans contrainte (ce livre relate la vie de son son père juif d’Algérie)

 

Vient de paraître n°15 (décembre 2003)

Maurice Blanchot : Ecrits politiques. Guerre d’Algérie, Mai 68, etc (1958-1993)
Leo Sheer
190 p, 17 E, ISBN 2-914172-91-5

« Maurice Blanchot est mort le 20 février 2003 dans sa quatre-vingt seizième année » rappelle Frédéric Badré (L’avenir de la littérature) de la revue Ligne de risque, qui ces dernières années fut l’une des rares a tenter de l’œuvre un examen critique. La littérature et le droit à la mort écrivait-il dans La part du feu : Maurice Blanchot et sa théologie négative (hegelienne-mallarméenne) ou le négatif (au sens photographique) de toute la littérature des cinquante dernières années (Sartre, Nouveau Roman, Tel Quel, Perec) – que confirme un absolu retrait de la scène publique. « Partenaire invisible » (Christophe Bident). « Ou va la littérature ? La littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition ». Le négatif et le nom propre, le « ciment » dit Badré « de la religion du littéraire français ». On sait que cette posture pourrait s’originer dans les années 1931-1940, qui vit Blanchot s’engager dans la droite extrème – je renvoie au livre de Philippe Ménard (L’Harmattan, 1995) avant de travailler avec Jean Paulhan à la NRF. Autrement dit, l’« espace littéraire » de Blanchot requiert le champ littéraire (Pierre Bourdieu) tout entier pour prendre sa mesure qui est immense : l’histoire de ce champ, l’Histoire tout court

Or ces Ecrits politiques qui auraient pu inaugurer une nouvelle façon de lire Blanchot, commencent… en 1958, avec Le 14 juillet et La revue internationale dont le projet (voisin de ce que seront les rêves de Bourdieu à l’époque de Liber à la fin des années 80) est issu du Manifeste des 121 (dont Blanchot fut le principal rédacteur). Consternation devant cette pieuse entreprise qui mime l’opposition à ce qu’elle conforte (la « dématérialisation », la « désincarnation »), vise à le réduire à l’extremisme d’un « refus » et à la passion de « l’anonymat ». Lui-même ne peut avoir souhaiter une telle découpe (la Cinquième République en deux temps, puis Heidegger, le judaisme, Lévinas, Antelme) et une telle révision, qui autorisait Gramma dans les années 70 à revenir sur l’avant-guerre (même le numero hagiographique du Magazine littéraire, 424, octobre 2003 : L’énigme Blanchot, l’écrivain de la solitude essentielle, ne peut éviter le minimum biographique). Que je sache les textes des années 30 furent également « écrits pour des revues et dans des revues » (Le rempart, Combat, L’insurgé), et… éclairent singulièrement ce « refus » du retour au pouvoir du général De Gaulle. On pourrait presque regretter la bourde le Dictionnaire des intellectuels de Michel Winock qui, sur la foi du livre de Loubet del Bayle sur les « anticonformistes des années 30″, décretait close la carrière de Blanchot à la Libération. Autrement dit, des Ecrits à lire contre leur appareil si peu critique (qui par exemple, et ce n’est pas qu’un détail, ne reproduit dans les signataires des pétitions anciennes que les notoriétés d’aujourd’hui…), du anonymement (évidemment) à la revue Lignes

 

Gilles Deleuze : Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995
Edition préparée par David Lapoujade
Editions de Minuit
384 p, 25 E, ISBN 2-7073-1834-5

Frédéric Badré : L’avenir de la littérature
Gallimard
196 p, 17,50 E, ISBN 2-07-07666-7
Frédéric Beigbeder : Windows on the world
Grasset
374p, 18E, ISBN 2-246-63381-8
Guy Birenbaum : Nos délits d’initiés. Mes soupçons de citoyen
Stock
288p, 18 E, ISBN 2-234-05616-0

Frédéric Beigbeder et Guy Birenbaum : leurs deux livres, à certains égards jumeaux, parus en septembre 2003, constituent une sorte de passage à la limite de ce que Gilles Deleuze écrivait en 1977 A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général (on retrouve ce texte dans Deux régimes de fous, le second tome du recueil des textes épars du philosophe). Anticipant à propos de la « nouvelle philosophie », le tournant du début des années 80, devenu hégémonique aujourd’hui dans tous les domaines : derrière le marketing et le règne du journalisme, la fin de la logique du « marché inversé » (Bourdieu) conquis par les auteurs de la fin du XIXè, l’inversion de la chaine éditoriale, le retour de l’intellectuel hétéronome : un livre est écrit en vue de la télévision. Ici un publicitaire situationniste renversé, auteur entre autres de 99 francs, ancien créateur de La NRV (sic), aujourd’hui de Bordel (n° 1 : 298 p, 15E, ISBN : 2-08-068509-0), animateur télé sur Paris-Première et Canal +, Frédéric Beigbeder, signe une autofiction digne de Voici sur les deux dernières heures du World Trade Center le 11 septembre, vues de la Tour Montparnasse. L’auteur de Dernier inventaire avant liquidation rend visite à Robbe-Grillet (qui n’a pas besoin d’aller à Berlin pour en narrer la chute) et de Chateaubriand et Tocqueville à Perec les hommages convenus à la littérature d’avant. Là, l’auteur d’un livre sur le Front National en 1992, éditeur chez Denoel de documents d’actualité, Guy Birenbaum, qui ignore visiblement Pierre Bourdieu et Serge Halimi (Les nouveaux chiens de garde), lui une compilation digne de Gala voire de… Vichy, confond décryptage du journalisme de connivence et dévoilement de secrets d’alcôves invérifiables et sans portée… Gilles Deleuze démontait une philosophie pour Bernard Pivot. Ces « livres » semblent écrits pour Thierry Ardisson : (la trash-télé qui marche au vrai-faux)

S’ils sont remarquables, c’est que tous deux qui incarnent « l’édition sans éditeurs » (André Schifrin) et de la « télitterature » (Nelly Kaprielian à propos de Beigbeder), ne sont pas loin de là des « nouveaux réactionnaires », encore moins des « jeunes vieux réactionnaires « façon Nabe… mais proviennent de la Gauche (le conseiller de Robert Hue, l’éditeur d’Eric Halphen) et surtout occupent des postes de direction dans l’édition (Flammarion, Denoel). Comme le dit de façon proche Jacques-Alain Léger, On en est là ! (roman, Denoël, 2003)… Pour le formuler autrement, le triomphe posthume de Jean-Edern Hallier est absolu (lire à cette rentrée, de Sarah Vajda une biographie mimétique chez Flammarion, d’Alice Massat des souvenirs romancés chez Denoel : Le code civil). Humour objectif : de Beigbeder, la meilleure critique fut signée Angelo Rinaldi dans Le Figaro (« détournement de cadavres ») ; de Birenbaum, Bernard-Henri Lévy dans Le point (« ce n’est pas un livre, c’est une rafle »). Je cite Gilles Deleuze le spinoziste : « ne pas pleurer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre » pronait l’auteur de L’éthique. Je pourrais aux antipodes, citer l’heideggerien-debordien (sollersien)… Frederic Badré, directeur de la revue Ligne de risque (fondée en 1997), naguère auteur d’un livre sur Jean Paulhan et d’entretiens avec François Nourissier. « Attaquer des semblants de noms propres empèche de penser le système d’asservissement du verbe » écrit-il. Cela ne l’empeche pas dans L’avenir de la littérature de reformuler son diagnostic de 1998 sur « la nouvelle tendance » : la « littérature du symptôme », la marchandise racontant la marchandise, qui allait périmer académismes et mimes des avant-gardes (de Houellebecq à Beigbeder : « ces écrivains collent à ce qui les asservit. Et ils agissent directement sur le système nerveux de l’époque »). Et de brosser le plus juste portrait, à la fois intime et théorique, de Beigbeder « régisseur dans un champ littéraire décomposé »

« Fin du littéraire » prophétise-t-il… A coup sûr, une des facettes du remodelage de « l’exception française », de la mutation esthétique-éditoriale en cours au Pays de la littérature, Des serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre (sous ce titre, Pierre Lepape, ancien titulaire – c’était avant- du « rez-de-chaussée » du Monde signe un habile manuel, visiblement inspiré, et de Pierre Bourdieu et de Denis Hollier – Seuil, Fiction et cie, 728 p, 26 E, ISBN 2-02-035879-4). Vérification : en octobre 2003, deux évènements embrasent la presse : un reprint du Lagarde et Michard, et l’obsédante célébration du prix Goncourt centenaire – le nouveau monde fait fête au pire de l’ancien, le Spectacle jouit en direct de la Restauration

 

Pierre Encrevé et Rose-Marie Lagrave (dir) : Travailler avec Bourdieu
Flammarion
364 p, 22 E, ISBN 2-08-210275-0

Dans les Souvenirs à batons rompus qui sont une des richesses de ce livre, Pierre Vidal-Naquet remarque justement des analogies d’habitus entre le dernier Bourdieu et le dernier Lacan. Et ces dernières années, chez ses adversaires, l’articulation problématique (althusserienne ?) chez l’auteur de La distinction, du « savant » et du « politique », avait favorisé la haine (comparable à celle qu’a pu susciter un Spinoza) et la haine déguisée en amour – de quelques « disciples ». Puis la mort inattendue le 23 janvier 2002 frappa de stupeur. Le 16 novembre suivant, un hommage fut organisé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales par ses compagnons de travail. Hommage qui se veut « antiacadémique » à l’auteur d’Homo Academicus. Et qui l’est : ce livre ouvre un peu moins de deux ans après sa disparition, une possibilité de parler de Bourdieu comme de Marx, Durkheim ou Weber. Il est sans nul doute le premier vrai livre consacré à Bourdieu depuis deux ans. Par trente auteurs. Mais grâce surtout à Jean-Claude Passeron, compagnon et coauteur dès 1961 et jusqu’à 1975 (Les héritiers, La reproduction), « témoin donc mais sans garantie ni archives ». Mort d’un ami, disparition d’un penseur : le texte de Passeron mérite d’être lu en regard du récit de sa propre éducation philosophique par Pierre Bourdieu dans Choses dites. Tous deux espérèrent en effet de la sociologie qu’elle tienne les promesses non tenues de la philosophie. Selon des « humeurs » différentes et convergentes : Leibniz pour l’un, Spinoza pour l’autre, Kant pour les deux. Au cœur des mémoires de Jean-Claude Passeron, la question à la fois vécue et pensée (comparaison obligatoire avec Foucault et avec Althusser) de l’articulation entre science et politique quarante ans durant

 

Régis Jauffret : Univers, univers
Verticales
612 p, 20 E, ISBN 2-84335-176-6

Le gigot sa vie son œuvre, pouvait titrer Benjamin Péret. Ce pourrait être le titre de ce roman, le dixième, de Régis Jauffret né à Marseille en 1955. Si l’incipit (« vous vous souvenez de votre enfance ») fait signe vers La modification ou Un homme qui dort, très vite vous voilà immergé dans le monologue interieur, « ruban de mots comme une piste sans fin », d’une femme qui surveille la cuisson d’un gigot, et que traversent toutes les identités : une Bovary dont le nom est légion. Les deux univers du titre ? Micro et macrocosme. Nihilisme accompli commente Badré qui range Régis Jauffret dans sa « nouvelle tendance », plus encore que le maitre Michel Houellebecq. Pas si certain : un livre comme celui-ci rescussite plus sûrement l’unanimisme d’un Jules Romains qui inspira Dos Passos, mais pourrait-on dire – les identités ne sont plus que dérisoirement socialement assurées, Jauffret s’amuse avec les noms propres communs – passé au filtre du romanesque lazaréen (Jean Cayrol). Univers, univers n’est pas le meilleur livre (comparé à Fragments de la vie des gens ou Promenade) mais l’occasion de découvrir un des écrivains les plus importants d’aujourd’hui

 

Gaston Leroux : Le mystère de la chambre jaune
Folio Plus Classiques
Gallimard
350 p, E, ISBN 2-07-030241-5

C’est à un des plus simples bonheurs de cinéma récent, le somptueux film de Bruno Podalydès, que, j’imagine, nous devons cette réédition. Rappelons que l’oeuvre de Gaston Leroux peut être lu pour l’essentiel dans quatre volumes, dont deux Rouletabille en Bouquins chez Laffont. 1868-1927 : contemporain de Maurice Leblanc (Arsène Lupin) et de Souvestre et Allain (Fantomas), Leroux semble comme le témoin d’un changement d’épistémé, que n’épuise pas la seule considération de l’histoire du roman d’énigme depuis sa fondation par Edgar Poe (Double assassinat dans la rue Morgue). Joseph Rouletabille mêle l’enquète encore à la manière de Descartes (comme au même moment le Sherlock Holmes de Conan Doyle : à partir des indices matériels) – « le bon bout de la raison », et déjà à la façon de Freud (tel l’Hercule Poirot d’Agatha Christie : via la parole des protagonistes) – le signifiant, le surréalisme, les phrases magiques : « le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat »

Actualité suggère mais pas seulement : il convient de lire Gaston Leroux, aimé des surréalistes, entre Mallarmé et Leiris, du côté de Roussel également… (seul à notre connaissance Jean Roudaut a commencé à prendre cela au sérieux dès 1961 dans un article de Critique. Folio plus se contente d’associer Gaston Leroux à Felix Valloton via un commentaire d’image d’Alain Jaubert). La chambre jaune ? l’inconscient tout simplement, le monde entier s’y condense. Rouletabille ? Œdipe : après avoir fait le tour du monde il s’aperçoit n’avoir enquété que sur lui-même. « Voilà un type dans mon genre » dira d’ailleurs plus tard le bagnard Chéri-Bibi, l’autre héros de Leroux, devant Œdipe à colonne nous rappelle le gros article biographique un peu vain de Jean-Claude Lamy que reprennent les éditions du Rocher (Gaston Leroux ou le vrai Rouletabille 260 p, 17 E, ISBN 2-268-04721-0), augmenté de Six Histoires épouvantables

 

Valie Export
Caroline Bourgeois (dir)
C.N.P. – Editions de l’œil
194 p, 30 E, ISBN 2-912415-77-2

Si bien sûr l’œuvre de Valie Export (pseudonyme de Waltraud Lehner empruntée à une marque de cigarettes en 1967 – l’artiste a 27 ans), montrée au Centre National de la Photographie jusqu’au 21 décembre 2003, ne se réduit pas à son pays, à peu près impossible d’y rien comprendre si on l’extrait de l’Autriche. Du pays qui a vu naitre le meilleur (Freud) et le pire (Hitler) du siècle dernier. Bien au-delà d’un « féminisme » et loin d’un « art corporel », Valie Export peut être regardée comme la descendante directe de l’hystérique freudienne (on sait que l’auteur de la célèbre « conférence sur la féminité » a fondé la psychanalyse depuis cette énigme) qui renverse le divan, et utilise son sexe comme arme contre la bonne conscience meurtrière. La photo emblématique date de 1969 Actionhose genital panik. Et son corps comme instrument de mesure d’un monde fait par et pour les Habsbourg, et les hommes, qu’elle met à quatre pattes… Toute son œuvre se déroule quasiment entre 1967 et 1976. Outre la reproduction de l’œuvre, le livre-catalogue contient une étude (Je suis une femme, trois essais sur la parodie de la sexualité) du « non-historien de l’art » Régis Michel, qui au Louvre récemment avait introduit les actionnistes (La peinture comme crime) et depuis quelques années la pensée et l’art contemporain… Et un entretien avec Elisabeth Lebovici peut-être un peu réducteur (aux « gender studies » made in USA). Valie Export : la grande sœur d’Erwin Wurm précédemment au même C.N.P. et dont les derniers travaux « politiques » sont montrés cet hiver à la galerie Anne de Villepoix. Et une sœur d’Elfriede Jelinek (Lust, La pianiste chez Jacqueline Chambon, Avidité cet automne au Seuil) bien sûr, mais aussi de l’immense Thomas Bernhardt. De sa taille.

 

Michel Leiris : La règle du jeu
Edition publiée sous la direction de Denis Hollier
Bibiothèque de la Pléiade
Gallimard
1872 p, 69 E, ISBN

Une réserve (d’importance) tempère le bonheur de pouvoir enfin lire Michel Leiris (1901-1990) dans La Pléiade : faute d’une anthropologie constituée des héritages littéraires et des corporatismes, Michel Leiris se trouve pour l’éternité du papier bible, coupé en deux (l’autobiographe ici, l’ethnologue là : l’essentiel de l’œuvre de ce dernier se trouve reprise dans le Quarto Miroir de l’Afrique) quand c’est justement cette dualité, ce tressage des deux, qui importent – qu’on pense à un livre « savant » comme La langue secrète des Dogons de Sanga. Sans compter que La régle du jeu n’est pas précédée de L’âge d’homme (qui dit l’auteur en 1966 « fait partie a posteriori de l’ensemble »), et suivie des autres volumes à la première personne. Pire : Coupé en deux deux fois : car la poésie « activité privilégiée » est à la source (Glossaire j’y serre mes gloses 1929-1939) et à l’embouchure (Langage tangage, 1985) de l’œuvre-vie Leiris. La poésie ? Mallarmé, omnipresent dans la tournure des phrases… Mallarmé, son tourment de Tournon de 1867 et sa « crise de vers » de 1885, qui seules permettent de rendre raison du Cratylisme sur fond d’Hermogènisme, du rapport de Michel Leiris au théatre et à l’opéra (le Livre)… De la rupture avec le surréalisme, voire du départ en Afrique dans la mission Dakar-Djibouti (1931-1933). « Aucun poète n’a jamais été moins dupe »

Là ou très vite, André Breton colmate la faille de l’arbitraire du signe en allant chercher, via l’écriture automatique, le merveilleux au cœur du sujet, Michel Leiris explore ce que Lacan baptisera le signifiant : Biffures, 1948. Fourbis, 1955. Fibrilles, 1966. Frêle bruit, 1976. « Je me suis tout d’abord attaché à des questions de langage et peu à peu le livre s’est élargi. J’ai pensé trouver des expériences de même ordre, non plus sur le jeu de mots mais sur le jeu de faits. Des espèces de calembours de faits (…) ». Outre ces textes, cette Pléiade nous donne L’homme sans honneur, « réflexion sur la sacré dans la vie quotidienne ». Et pour la première fois le « fichier » de cette entreprise sans précédent d’ethnographie de soi-même. Sous Rousseau, Roussel… Après Maurice Nadeau (son livre pionnier, Michel Leiris et la quadrature du cercle fut réédité l’an passé) et Philippe Lejeune, Denis Hollier consacre un passionnant essai liminaire à comparer cette « règle à chaque coup réinventée », cette boucle qui tourne en rond, aux figures voisines chez Proust

 

Stephane Mallarmé : Œuvres complètes t II
Edition de Bertrand Marchal
Bibliothèque de La Pléiade
Gallimard

Le XXe siècle fut mallarméen. Dans sa nervure même programmé par la crise existentielle de Tournon (1867), qu’on peut suivre dans la Correspondance (à quand une troisième Pléiade pour celle-ci ?), puis par les écrits consécutifs à la mort de Dieu-Victor Hugo : aussi bien Crise de vers que l’Autobiographie adressée à Verlaine (la description de « l’interregne » qu’elle met à nu, la pensée du fonctionnaire…) Puis le projet du Livre, théatre républicain rival de Bayreuth. Autrement dit, Stéphane Mallarmé est bien plus que le « poète pour poète » des manuels, ou le « poète de la poésie » (auquel nous a accoutumé l’habituelle double réduction de son œuvre à la littérature, et de sa littérature au premier Mallarmé : version Blanchot : l’absence, ou version Bonnefoy : la présence). Dans la poésie ses héritiers sont, bien au-delà de Valéry et du jeune Breton : Roussel, Ponge, Queneau, Leiris, Tardieu, Roubaud, Perec… Tout ceux qui s’opposent au Romantisme allemand et à sa reprise par le surréalisme. En 2004, pour les arts, une exposition devrait faire le point : L’action restreinte (commissaire Jean-François Chevrier, à Barcelone en mai, à Nantes en octobre). Mais l’œuvre concerne aussi la cité

Chacun à sa façon, Jean-Paul Sartre, Pierre Bourdieu, Daniel Oster, Roger Dragonetti, Jacques Rancière… ont pensé dans toute son ampleur le Mallarmé politique, pour qui « l’interrègne » affecte autant le lien social que celui des mots et des choses. « Aucun poète n’a jamais été moins dupe » disait Leiris en 1966. Depuis La Religion de Mallarmé chez (José Corti 1988) il revient à Bertrand Marchal, maitre d’œuvre de cette seconde Pléiade (la première en un volume était due à Henri Mondor : deux éditions en 1945 et 1951) d’être l’agent le plus exact de cette relecture (le tome 1 de 1998 comprenait un essai décisif) qui permet de comprendre la logique philosophique de travaux alimentaires sur les mots (anglais), sur les dieux (indiens) – la question est au fond la même. On les trouve dans ce tome 2 : accompagnant le poème critique des Divagations (1897), les « grands faits divers » contre « l’universel reportage ». Le temps est venu de se rendre compte que Mallarmé fut à la France de la Troisième République (pas seulement celle des Lettres) ce que Nietzsche fut au monde germanique protestant et Dostoievski au monde orthodoxe russe. De le lire avec – et dans la continuité d’un Chateaubriand rassemblé (nous reviendrons sur Poésie et terreur, l’essai récent de Marc Fumaroli), d’un Baudelaire non amputé (de sa réflexion sur la Révolution Française), d’un Flaubert rendu à sa Tentation de Saint Antoine, etc, etc… Avec Zola (l’hérédité comme cause après la mort de Dieu)…

Post-scriptum qui saisit le lecteur une fois de plus (et qui n’a apparemment rien à voir) : l’auteur de La dernière mode est un des plus grands érotiques de la littérature française

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