Vient de paraître – 2000

V

Angot, Breillat, Frank, Macherey, Morellet, Aragon, Nourissier, Schuhl, Zagdanski

 

VIENT DE PARAîTRE n°2 (mai 2000)

Pierre Alferi : Le cinéma des familles
POL, 460 p, 130 F

Un des livres les plus ambitieux de la rentrée littéraire, à rebours du courant dominant (« Papa, maman, la bonne et moi », la littérature et le cinéma ordinairement primés…), comme de sa contestation contemporaine (Thomas Vinterberg avec Festen, Christine Angot, leur croyance au « réel » et à un état de nature de l’art). « Dans la famille lambda, vous demandez la mère, le père, le frère, la soeur (…) Et là ou une autofiction aurait cru rassembler les membres, le cinéma de toutes les familles démultiplie le foyer, le disperse jusqu’à la lune, jusqu’aux étoiles ». Un roman freudien : roman des origines et origine du roman écrivait Marthe Robert… imaginaire et symbolique, cinéma et langage. Et dans la famille littérature, le roman d’un poète, créateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale, en 1995 : une merveille de « prose en prose » à la manière de Gertrude Stein ou Lewis Carroll…

 

Almanach des Demoiselles de Paris suivi du Dictionnaire des Nymphes du Palais Royal
Arléa, 96 p, 75 F

Deux « guides roses » (l’éditeur) comme il s’en publiait à Paris autour de la Révolution (1791, 1826). Deux documents pour une Histoire de la sexualité dans ses rapports avec la politique, deux échantillons de « prose courante » aussi qui pour nous (lecteurs d’Aubrey, de Schwob, de Quignard…) rejoignent la littérature (chaque prostituée identifiée par un ou quelques « biographèmes »).

 

Christine Angot : L’inceste
Stock, 220 p, 105 F

L’évènement médiatiquement construit et programmé de la rentrée littéraire, à la manière de Houellebecq l’an dernier – en même temps qu’une question posée à la littérature. Et comme Les particules élémentaires, un symptôme de l’état du champ littéraire autant qu’une oeuvre (en guerre avec le roman familial dominant, autant qu’avec les fils rebelles de l’avant-garde : « Angot » inscrit son huitième livre dans « Durassic park », et pastiche Hervé Guibert). Après le naturalisme pour dire la haine du désir, l’autofiction (poussée à sa limite, plus auto que fiction), la confession nue en vrille, la croyance en une sorte d’état de nature de la littérature… pour dire la constitution dans tous les sens d’un « sujet Angot », l’inceste comme seconde et négative naissance, créateur d’une « structure mentale incestueuse » :  » Tout peut toujours se broyer aurait pu être ma devise ». On songe à l’école Dogma du danois Lars Von Trier (Les idiots, mais surtout Festen de Thomas Vinterberg) : pas d’artifice de mise en scène pour capter un « réel » débarrassé de l’imaginaire et du symbolique…. Aux antipodes de celà, on doit lire Le cinéma des familles de Pierre Alféri.

 

L’atelier du roman n° 18, 19, 20
La Table Ronde, autour de 200 p chaque numéro, 75 F.

Des Particules élémentaires de Michel Houellebecq (1998), on a pu écrire que le projet magnifique d’un roman-essai à la Kundera sur « l’histoire de l’érotisme contemporain  » y implosait par haine biologisante de son objet, le sexe, et du « formalisme » ; y explosait aussi, à cause de l’identité constante du point de vue, nihiliste exacerbé, d’un des deux personnages, de celui du narrateur, et de celui de l’auteur, alors devenu un figurant majeur du spectacle contemporain… Il est de ce point de vue passionnant de constater que L’atelier du roman, la revue de Lakis Proguidis, née dans le sillage de « l’art du roman » de Kundera (dossiers sur Broch, Gombrowicz, Rabelais, Kis…), marquée par un compagnonage à priori inattendu avec Michel Déon, dernier « grognard » de l’équipe des « hussards » (je renvoie au grand texte de Bernard Frank de 1952), désormais passée des Belles Lettres à La Table Ronde de Denis Tillinac, semble aujourd’hui tourner toute entière autour de Michel Houellebecq : dossier dans le numéro 18, feuilleton théorique de Dominique Noguez dans les trois derniers numéros (Le style de Michel Houellebecq), référence omniprésente… Autrement dit passage de la « modernité anti-moderne » à une « révolution conservatrice » clairement assumée (dossiers récents également, à des fins de réhabilitation, consacrés à Marcel Aymé ou Anatole France)

 

Audiberti : Paris fut, écrits sur Paris, 1937-1953
Ed établie par Josiane Fournier
Ed Claire Paulhan, 192 p, 140 F

Après La forteresse et la marmaille, ses écrits sur les écrivains (Seuil 1996), et l’immense Mur du fond, la réunion de ses textes sur le cinéma (Cahiers du cinéma 1996), un troisième recueil posthume de l’auteur de Dimanche m’attend (1899-1965) qui regroupe ses textes sur Paris, sous le titre emblématique du dernier paru. C’est en effet d’une capitale disparue, celle de Villon, Hugo, Zola… Fargue ou Desnos, sous les yeux de l’antibois « monté à Paris » en 1924 faire du journalisme, rubrique « chiens écrasés », que nous parle ces reportages. Le classement des articles est thématique (misère, petits métiers, animaux, marchés, artisans, ombres). Un complément aux grands romans (Marie Dubois) et poèmes (La pluie sur les boulevards, Ange aux entrailles), une possible entrée -de service -dans l’oeuvre majeure et incroyablement méconnue, de celui qui un jour a pu se définir comme « poète mineur, soit, mais… de fond ».

 

Franz Bartelt : Simple
Mercure de France, 154 p

Par un des auteurs les plus singuliers apparus ces dernières années -venu des Ardennes d’André Dhôtel (trois romans chez Gallimard : Les fiancés du paradis, La chasse au grand singe, Le costume), un exercice de style « porno », en forme de mise en abyme du genre… Une femme commande à l’homme à qui elle s’offre le livre de leur étreinte. Une course poursuite entre le sexe et les mots pour le dire.

 

Catherine Breillat : Romance
Petite bibliothèque des cahiers du cinéma, 76 p

Un document pour qui s’interresse à une Histoire de la Sexualité, au sens ou l’entendait Michel Foucault (entre art du plaisir et jeu de vérité) : le scénario du film-évènement de l’année 99 (assez confusément célébré), et un texte théorique de l’auteur, qui se définit comme « puritaine » (interdit-transgression). Quatre étapes : l’amour sans le désir, le sexe sans amour, la joie dans la souffrance (sado-masochisme), l’assomption dans l’accouchement. Au terme de ce chemin de croix, la religion du sexe s’abolit dans la religion tout court. Du Georges Bataille (revendiqué naivement par l’auteur) comme retourné au point de départ, s’échouant dans une haine du désir très « houellebecquienne ». Comme si la pensée de l’érotisme ne pouvait pas, ne devait pas accompagner l’évolution incontestable des representations. En particulier on peut regretter (dans le film, dans la reflexion qu’entend porter ce livre, qui se réfèrent à Oshima) la non-rencontre du corps du cinéma pornographique (celui de l’acteur Rocco Siffredi) depuis 1975 présent sur les écrans français – et de sa croyance dans le « merveilleux » sexuel- et du corps du cinéma tout court – plus spontanément lacanien (« il n’y a pas de rapport sexuel », donc il y a des images, voir Kubrick).

 

Renaud Camus : Le département de l’Hérault
POL, 336 p, 120 F

Par l’auteur du Journal d’un voyage en France (POL, 1981), et d’une trentaine de volumes ordonnés en séries (Eglogues, Romans, Journaux, Miscellanées, Elégies, Eloges, Discours…), le troisième volet, après la Lozère et le Gers, d’une tentative d’épuisement, comme aurait dit Perec, du territoire national, baptisée Topographie. Première phrase :  » A la recherche du Lieu-Plaisant, Roman et moi nous nous perdîmes ». Simultanément, l’écrivain publie un bref journal croisé avec un jeune homme, Farid Tali : Incomparable (POL, 124 p, 85 F)

 

Cinquante espèces d’espace
Ed du Centre Pompidou – Musées de Marseille – RMN
dir Nadine Pouillon, Corinne Diserens

Dans Je m’en vais le dernier roman de Jean Echenoz, qui met en scène un galeriste, l’art « contemporain » est constamment dénommé « moderne ». Un signe entre mille du divorce entre littérature et arts plastiques depuis les années 70, et un signe paradoxal : car les problématiques parallèles sont légion. « Vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner ». Du cotè des artistes, seul Georges Perec (qui ignorait tout lui-même d’un art qui souvent tant croisait ses chemins) semble connu. Art et littérature se cognent de moins en moins… Bonne idée donc, d’emprunter à Perec (1974) le titre de cette exposition qui s’est tenu du 28 novembre 1998 au 30 mai 1999 (Acconci, Bourgeois, Broodthaers, Buren, Fontana, Graham, Kabakov, Klein, Manzoni, Nauman etc…) Le catalogue est un vrai livre (Véronique Goudinoux, et surtout Benjamin Buchloh qui réexamine ses positions anciennes sur l’évolution artistique après 1945, donnant une place de plus en plus centrale à Broodthaers, le plus mallarméen des plasticiens). A signaler également, pour une problématique voisine, le livre de Jean-Marc Huitorel Les règles du jeu, FRAC Basse-Normandie 1999

 

Claude Closky : Mon catalogue
FRAC Limousin, 1999, non paginé, 150 F
Valérie Mrejen : Mon grand-père
Alia, 1999, 64 p, 40 F

Contemporain capital posthume, Georges Perec l’est sûrement pour la littérature, il l’est aussi pour l’art contemporain. De celà témoignent ces deux petits livres, de deux des meilleurs jeunes artistes d’aujourd’hui. Ici Claude Closky s’approprie les prospectus publicitaires (« Amoureux des valeurs sûres, j’apprécie ma chemise réalisée dans un lourd tissu de toile de Mayenne, témoignant d’une qualité devenue rare et du savoir faire ancestral de cette maison française »). Là Valérie Mréjen énumère des biographèmes familiaux (« Mon grand-père amenait ses maitresses chez lui et faisait l’amour avec elles en couchant ma mère dans le même lit ») Ici, Closky fabrique de l’intime avec le plus commun du commun. Là, Mréjen, du commun avec du très intime – aux antipodes de Guibert ou Angot, à qui on pourrait songer (par leur explorations des tropismes, les « sketchs »-vidéos de l’artiste évoquent le théatre de Nathalie Sarraute). Closky-Mréjen ou le recto-verso d’une « autobiographie de tout le monde », d’une réflexion sur l’identité contemporaine, dont Je me souviens reste l’indépassable modèle.

 

Michel Crépu : La confusion des lettres
Grasset, 248 p, 118 F

On peut (il faut) lire cette tentative d’état des lieux de la littérature française, du responsable des pages Livre de L’express (auteur d’ouvrages sur Charles Du Bos ou Bossuet) de deux manières au moins : comme l’autobiographie d’un lecteur -formé dans les années 80 à l’école du troisième Sollers, dont il pastiche la manière – à qui, pour citer Barthes, « tout d’un coup il est indifférent d’être moderne » et qui proclame son droit de circuler dans la bibliothèque… de Joyce à Maurois, de Chateaubriand à Houellebecq… ou justement comme une tentative d’objectiver pour tous, le sentiment de césure (de « recomposition ») produit par dernier (« Les boules rudimentaires de Lucien Cricquebec ») et sa révolution conservatrice (le mélange d’un nihilisme extrème mais venu de gauche, et d’un retour au naturalisme, d’un effet, sinon de réel du moins de contemporanéité, contre la littérature dominante et d’une énorme opération de marketing façon « nouvelle philosophie » etc…). « C’est quelque chose un paysage littéraire en ruine », « ce n’est pas rien un moment de vérité »… La confusion des lettres ? Un excellent polaroid de la situation des Lettres Françaises en 1999

 

Maurice G. Dantec : Babylon babies
Gallimard, La noire, 552 p, 130 F

Dans l’après-coup de 1968, nombre d’écrivains soucieux d’innover, se tournèrent vers le polar (de Manchette à Beletto ou Echenoz ici, à Daeninckx ou Jonquet là) – ou la science-fiction (d’Antoine Volodine à Antoine Volodine…). Après un assez classique premier roman (La sirène rouge en Série noire 1993), Dantec inventait, dans le second Les racines du mal en 1995, le cyber-roman. A l’enseigne de la pensée du Gilles Deleuze de Capitalisme et schizophrénie, les noces du polar, de la SF d’après Philip K. Dick, du gore et de la philosophie. Avec son troisième roman, Dantec (dans la Noire cette fois-ci) persiste et signe… « Nous avons décidé de ne pas attendre d’avoir le prix Nobel pour écrire à la dynamite » proclame-t-il dans un manifeste que vient de publier la NRF de septembre 1999 (La littérature comme machine de troisième espèce).

 

Jean Echenoz : Je m’en vais
Minuit, 256 p, 95 F

« (…) une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience (…) C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leur innombrables rapports que naît cet idéal obsédant  » écrivait Baudelaire (Le spleen de Paris). Cette prose, les surréalistes (Aragon : Le paysan de Paris) en ont un moment retrouvé le secret. Puis Jean Echenoz autrement : une prose sans filet, acrobatique, qui tout semble pouvoir attraper dans ses filets (le monde contemporain, voire le « réel » ?)… De cette prose, après quatre ouvrages consacrés à revisiter les genres mineurs et à repenser la littérature -qui ont eu un poids considérable sur ce qui s’écrit aujourd’hui (on peut le mesurer aux livres de Gavarry, Deville, Christian Oster, Laurrent, Lapeyre…) – Echenoz fait depuis Nous trois, un usage neuf : d’exploration de l’espace mental de ses héros-narrateurs. Ici celui de Félix Ferrer, le galeriste (déjà croisé, mais sans nom, dans Un an) qui toujours « s’en va », prend congé, fuit : un art contemporain envisagé de manière baudrillardienne (« nul » : la fin de l’art hegelienne a eu lieu, et c’est bien ainsi semble dire l’auteur…) pour la banquise (nulle part), le fantôme d’une femme pour une autre, le monde « réel »… Un roman à la perfection hitchcockienne.

 

Ecritures contemporaines
1 : mémoires du récit
(dir Dominique Viart)
2 : états du roman contemporain
(dir Jan Baetens, Dominique Viart)
Minard 196 p et 268 p

Depuis le début des années 80, entre une presse où la critique cède le pas à la promotion, et une université qui pense spontanément qu’un bon écrivain est un écrivain mort (sans compter que les deux échangent de plus en plus frequemment leurs rôles…), le discours critique contemporain sur la littérature contemporaine (je laisse de côté les études monographiques) est devenu en France un genre rare (Jean-Pierre Richard, Claude Prévost et Jean-Claude Lebrun, Michel Crépu…). D’où le prix de ces deux volumes (qui inaugurent une série) qui regroupent des essais sur une vingtaine écrivains de l’après 68 -apparus lors du « commencement de la fin des avant-gardes », ce qui ne veut pas dire de la modernité. Tous conscients d’hériter de « l’ère du soupçon », soit qu’ils la continuent (Echenoz, ou Redonnet ici lue par Marie Darrieusecq), soit qu’ils choisissent le retour aux traditions (Bergougnioux, ou Rouaud). Entre les deux (interrogation mallarméenne-bourdieusienne sur « l’illusion biographique » après la mort de Dieu, grande prose française et nostalgie d’un sacré), Pierre Michon, dont les livres sont significativement examinés dans les deux recueils.

 

François Fédier : Soixante-deux photographies de Martin Heidegger
L’infini, Gallimard 80 p environ 95 F

Heidegger remerciant, Heidegger le doigt levé, Heidegger et son « chapeau de chasseur de chamois » (Sartre), Heidegger avec son béret sur « le chemin de Cézanne »… (à Aix, Todnauberg, au Thor… de 1958 à 1969) on croirait voir les images des portraits féroces du philosophe que firent Thomas Bernhardt ou Elfriede Jelinek… un livre pieux, version « foi du charbonnier »… celui là même de la légende d’un certain Heidegger français (Jean Beaufret René Char) qui n’a pas grand chose à voir avec son homonyme allemand. (Au même moment, en parait comme la version écrite : Frederic de Towarnicki : Martin Heidegger, souvenirs et chroniques Rivages 190 p 100 F). But immédiat de cette piété : sauver l’idole même (la pensée ?) de l’idéologie spontanée des poètes ?. Quand, paradoxe, la persistance de Heidegger doit plus aux « contresens » (Sein und Zeit inspirant la philosophie du sujet de Sartre, le Tournant, tout l’antihumanisme de la philosophie du concept) qu’à l’orthodoxie beaufretienne. Et aux grands travaux, qui montrent le lien intrinsèque de la philosophie et de l’égarement du rectorat (Pierre Bourdieu, Hugo Ott). Mais les choses sont peut-être plus compliquées : cet opuscule sulpicien est publié, c’est là à vrai dire son interêt – avec humour ? – par le fort peu religieux Philippe Sollers : on peut y voir (outre une alliance tactique avec les heideggeriens orthodoxes) une façon ludique de redire sa conception historiale de l’histoire de la littérature -qui court de Logiques à La guerre du gout (lire à ce sujet son tout dernier texte Heidegger en passant, L’infini n° 67 automne 1999)

 

Bernard Frank : Romans
Ed préfacée et présentée par Olivier Frébourg
Flammarion, Mille & une pages, 1628 p, 168 F

Il y a une cascade de paradoxes Bernard Frank, que résume le premier : né en 1929 en Alsace dans une famille « israélite de France » (il passe la guerre à Aurillac), Bernard Frank a consacré sa seule monographie au « collabo » Drieu La Rochelle : La panoplie littéraire (1958). Depuis 1970 (Un siècle débordé), et surtout depuis le début des années 80, après Solde (1980), lors du mouvement de réhabilitation de nombre de vaincus de l’histoire littéraire des années 30 et 50, cet  » escroc rentier de sa jeunesse  » est le réédité perpétuel : même ses nouveaux livres semblent anciens, les anciens semblent avoir tout dit par anticipation… Ce simili-Bouquins (lui-même une quasi Pléiade) ces fausses oeuvres complètes, qui rassemblent Géographie universelle, Grognards et Hussards, Les rats, Israël, L’illusion comique, Le dernier des mohicans, La panoplie littéraire, Un siècle débordé, Solde n’en sont que la dernière version en date. Idole de la droite littéraire (voir ici la préface d’Olivier Frébourg), « grognard » aux élégances de « hussard », il semble sur celle-ci, avoir écrit l’article définitif dans sa période Sartre-Temps Modernes : Grognards et hussards (1952). C’est que le chroniqueur (de l’actualité la plus apparemment fugitive) cache un très grand écrivain, le mémorialiste futile, un analyste sans équivalent de la permanence d’une France de Vichy, celle que Sollers a pu récemment baptiser « la France moisie » : il n’y évidemment aucun roman (hors Les rats, 1953) dans ces « romans » mais la plus étonnante des réflexions sur la question France. A lire non pas entre Morand et Chardonne, Nimier, Blondin et Laurent, mais entre Sartre et Genet, Gary, Perec et Modiano.

 

Jacques Laurent : L’esprit des Lettres I
De Fallois, 416 p, 125 F

« Ce contemporain de Goethe est le type de l’écrivain non engagé auquel on a fait payer cher son abstention  » Ni cette sentence (sur Lichtenberg – de février 1948), ni sa place en tête de la réédition des chroniques de Jacques Laurent de 1948 à 1948 (à la Table Ronde, à la Parisienne) ne sont évidemment le fait du hasard. Fort engagé (du mauvais côté) durant la guerre, et de tous les Hussards le plus intellectuel, l’auteur des Corps tranquilles (1949) consacre tous ses articles à repenser (à refaire) les années noires. Qu’il parle de ses admirations (Montherlant, Jouhandeau, Giono) ou de ses haines (à lui seul Paul et Jean-Paul, le pamphlet de 1951 contre Sartre justifie la lecture du livre). Ou du roman historique : Anne Simonin a montré qu’il est le terrain par excellence de la droite littéraire d’après-guerre (Caroline chérie date de 1947), son « écriture » – chez Laurent comme chez Morand ou Blondin il a pour fonction, de faire apparaitre l’Histoire comme contingente…

 

Pierre Macherey : Histoires de dinosaure,
Faire de la philosophie 1965-1997
PUF, collection Pratiques Théoriques, 324 p, 149 F

Sous un titre repris d’une chronique donnée en 1992 à la revue Futur Antérieur, le recueil de douze études composées de 1965 à 1997 par un « althusserien de la première heure et critique précoce du structuralisme, maoiste de pensée mais non d’organisation, spinoziste à l’écart des querelles d’exégèse, professeur sans chaire mais non sans disciples, théoricien des philosophies littéraires  » (je cite le prière d’insérer). Tout simplement par un des philosophes les plus singuliers, les plus hétérodoxes d’aujourd’hui : qui ici examine les écrivains « philosophes sans le savoir » (Pour une théorie de la production littéraire 1966, A quoi pense la littérature ? 1990), là s’occupe du philosophe qui se sait le plus philosophe (Hegel ou Spinoza, 1979 et la monumentale Introduction à l’Ethique de Spinoza, 1994-98) – qui, ici ou là, poursuit toujours la même réflexion sur la « pratique philosophique ». Et s’interroge simultanément sur « le passage du temps qui a transformé une époque en une autre  » (cassures : en 1975, Althusser a commencé à « s’éloigner de lui-même », en 1977, la « nouvelle philosophie » a inauguré l’ère médiatico-bien pensante de la « philosophie »). Un livre qui par côté « Spinoza cousu de Chateaubriand  » (c’est moi qui parle) n’est pas sans faire écho à cet autre recueil qu’était après tout, Pour Marx d’Althusser.

 

Bernard Magné : Georges Perec
Nathan, collection 128, 128 p

Un tout petit très grand livre, qui marque surement une césure dans l’incroyable destinée posthume de Georges Perec mort prématurément en 1982. En quelques années, l’écrivain en kit (l’auteur d’une littérature du niveau théorique des « mots croisés »…) a cédé la place à l’écrivain lazaréen (continuateur de Cayrol, grand frère de Modiano) : le vertige formel sans équivalent de l’oulipien virtuose est cousu au vertige de l’Histoire – celui de l’orphelin de la Shoah. Métamorphose due autant à Robert Bober le cinéaste ou Sami Frey l’acteur qu’aux travaux de Claude Burgelin, Philippe Lejeune, Régine Robin, David Bellos. Cette couture des deux vertiges, Bernard Magné en donne la description (cryptage de l’autobiographie, motivation de la contrainte), et le concept : « aencrage » qui pourrait être le nom même de la grande invention perecquienne. Il en examine successivement les quatre modalités (thématique, arithmétique, géométrique, linguistique). Au centre, incontestablement, la seconde, la plus simple, la plus productive : le 11-2-43, date de la disparition de la mère, de son départ de Drancy à Auschwitz, surdétermine un nombre considérable de textes. « J’entretiens avec la mort des rapports purement formels » pouvait dire un Tadeusz Kantor. La formule peut également résumer le travail de Magné sur Perec… dont il faut souligner au passage qu’il pourrait bien frapper de nullité tout un discours aujourd’hui convenu et consensuel sur l' »autofiction ». Coincidence : parait simultanément chez POL, préparée par le même Bernard Magné, l’édition définitive et complète des Mots croisés de l’auteur des Choses (350 grilles). Ou l’on voit que les mots croisés peuvent être beaucoup plus que des « mots croisés »… A lire aussi pour les extraordinaires Considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser les mots qui ouvrent le volume. « Ce n’est pas par hasard si, dans les années trente, on appelait « Sphinx » celui qui composait les grilles et « Oedipe » celui qui tentait de les résoudre (…) ce qui est en jeu, dans les mots croisés comme en psychanalyse, c’est cet espèce de tremblement du sens, cette « inquiétante étrangeté » à travers laquelle s’infiltre et se révèle l’inconscient du langage ». A signaler enfin la dernière livraison d’Un cabinet d’amateur 7-8 (Presses universitaires du Mirail)

 

Mallarmé ou l’obscurité lumineuse
dir. Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz
Hermann, collection Savoir : Lettres, 384 p, 240 F

1998 : pour une fois l' »année du centenaire » n’aura pas été vaine. Fini le « poète de la poésie » qui avait cours depuis longtemps – version Absence (Blanchot) ou Présence (Bonnefoy). Tant la « crise de vers » que le « démontage impie de la fiction » ont été rendus à la réflexion sur l' »interregne » qui suit la mort de Dieu puis celle de Hugo…, le Livre au théatre, la poétique reliée à une politique. Un Mallarmé, plus proche des intuitions sartriennes (La lucidité et sa face d’ombre) ou bourdieusiennes (Les règles de l’art), le Mallarmé de Daniel Oster (Dans l’intervalle, Stéphane, La gloire) enfin devenu central. Mallarmé fonctionnaire et écrivain, ou le contemporain capital, entre Commune et Affaire Dreyfus, du Centenaire de la Révolution… Artisans majeurs de cette repensée de l’auteur des Divagations : Bertrand Marchal, éditeur de la Pléiade nouvelle et Jean-Luc Steinmetz biographe (L’absolu au jour le jour, Fayard). Ce sont eux qui ont dirigé le colloque de Cerisy d’aout 1997, et ce livre qui le reprend. Outre leurs interventions, on retiendra de ce recueil qui offre un éventail exact de toutes les approches actuelles de l’oeuvre, des articles de Jacques Rancière et Jean Ricardou. Surtout un article d’Antoine Compagnon sur la place du poète dans la « IIIè République des Lettres », et l’ultime texte (testamentaire et jamesien) de Daniel Oster : Ce que je pourrais dire de Stéphane Mallarmé.

 

Renaud Matignon : La liberté de blâmer, trente ans de critique littéraire
Bartillat, 622 p, 150 F

Porté par la Restauration en cours, un choix de chroniques (malheureusement classées par ordre alphabétique, d’Abellio à Yourcenar) de Renaud Matignon (1935-1998), qui fut collaborateur de Arts et un des fondateurs de Tel Quel (époque Sollers-Hallier-Huguenin… il y donna une étude sur Flaubert reprise ici), puis éditeur au Mercure de France, avant d’entrer en 1973 au Figaro pour des billets puis au Figaro Littéraire dont il tenait à sa mort le « rez-de chaussée ». A lire en regard des recueils de Roger Nimier (le « ton » est le même) et de Jacques Laurent (qui signe la préface et le rattache à Léon Daudet et à… lui-même), et évidemment d’Angelo Rinaldi, son contemporain exact. Une pièce supplémentaire du puzzle de l’anti-modernité.

 

Jacques-Henri Michot : Un ABC de la barbarie ou Bréviaire des bruits
Al Dante / Niok, 254 p, 150 F

« Anes à listes sommes, ânes à listes resterons  » : sous la forme d’un manuscrit posthume d’un certain Barnabé B, établi par François B et postfacé par Jérémie B (comme Beckett, Barnabooth, Bernanos, Bernhardt, Barthes et Borges), aux éditions du 9 Brumaire, une sorte de version 1999 du Dictionnaire des idées reçues qui devait clore Bouvard et Pécuchet. Peut-être le livre le plus remarquable des jeunes éditions Al Dante, et de la collection Niok (prolongement de la revue Nioques du pongien Jean-Marie Gleize…) qui a déjà publié des auteurs comme Philippe Beck ou Christophe Tarkos.

 

François Morellet : Mais comment taire mes commentaires ?
Coll : Ecrits d’artistes
ENSBA, 270 p, 100 F

Une publication importante que celle des écrits complets de l’artiste « peintre et sculpteur », agé aujourd’hui de 74 ans, qui plus est intempestive dans le champ de l’art en France au tournant du millénaire. Si la querelle de l’art contemporain (Jean Clair, Jean Baudrillard et autres gens) semble sommeiller, c’est qu’un certain refus soft de l’art contemporain fait aujourd’hui office de nouvelle doxa (comme en témoigne le prix Goncourt 1999 à un Jean Echenoz qui « s’en va » – nulle part n’a été même remarqué le paradoxe de la plus contemporaine des écritures se retournant contre l’art qui lui correspond, comme en témoigne autrement le tout nouvel accrochage du Centre Georges Pompidou…) Or justement l’art contemporain, s’il emprunte souvent ses formes (ses énoncés) à l’art moderne, renoue par son fonctionnement (son énonciation) avec certaines caractéristiques de l’art ancien – ce qu’au passage, semblent avoir du mal à penser les défenseurs (?), ici « baudrillardiens » de sa nullité aphasique (« l’esthétique relationnelle » selon Nicolas Bourriaud), là « jean-clairistes » de ses mythologies romantiques (la peinture continuée façon Philippe Dagen).

De cet art, et de son intelligence, François Morellet pourrait être l’archétype : un énoncé moderne (Mondrian, Lissitsky, l’abstraction géométrique – les régles) porté par une énonciation contemporaine (Duchamp, Picabia – le jeu). Les textes s’échelonnent de 1949 à 1999 et vont du plus circonstantiel (Morellet compagnon de diverses routes – Vasarely, l’art concret, le G.r.a.v….) au plus concerté (on peut penser aux Batons chiffres et lettres de Raymond Queneau, évidemment à l’Oulipo : ce qui pour Mallarmé était encore expérience existentielle, est devenue le lieu commun d’un art neuf, le livre s’ouvre sur une « sculpture à lire  » et se clot sur « 111 palindromes » sur l’art). De cet art, et de son intelligence, ce livre pourrait être un manifeste, qu’on peut à notre tour résumer en quelques propositions : puisqu’un coup de dés jamais n’abolira le hasard, autant se contraindre à la contingence des formes (via le nombre pi ou l’annuaire du téléphone) ; l’artiste conçoit plus qu’il n’exécute, il n’est pas plus « artisan » que « créateur » ; il est un amateur (le dandysme de Morellet, chef d’entreprise à Cholet) plus qu’un « écorché vif » ; « l’umour » est son régime (le côté Jarry de Morellet, qu’on retrouve dans les titres) ; évidemment il travaille dans le monde, sans Dieu ni génie ni aura, « d’après la photographie » : à tous les niveaux, celle-ci relaie le travail : répétition, multiplicité, ready-made, oeuvre éphémère, mise hors de soi de la « peinture », néon préféré à l’être, « en faire le moins possible », « arriver à ne rien dire » ; corollaire : c’est le regardeur qui fait le tableau (on peut relire ici le texte décisif sur « l’art de déballer son pique-nique  » de 1971) ; enfin, puisqu’un coup de dés jamais n’abolira le hasard, le Livre, naguère opéra wagnérien pour « interrègne » républicain, se décline aujourd’hui en commandes publiques : celles de l’artiste, que montrera à la rentrée le musée du Jeu de Paume, sont parmi les plus « belles » qui se puissent rencontrer.

 

Roger Nimier : Variétés. L’air du temps (1945-1962)
Arléa, 276 p, 135 F, Marc Dambre éd

Après Journées de lecture, L’élève d’Aristote, Les écrivains sont-ils bêtes ?, un quatrième recueil d’articles et d’études du chef de file -et du plus jeune- des Hussards (ainsi nommés à cause de son roman Le hussard bleu) prématurément disparu en 1962. Qui connait aujourd’hui un regain d’attention (voir par exemple le livre de son ami Christian Millau : Au galop des hussards, paru cette année) à proportion de la Restauration contemporaine (qui ne veut plus rien savoir de Sartre, d’Aragon, de Cayrol… de toutes les modernités). Des textes d’un très jeune homme donc, initialement parus dans Opéra, Nouveau Fémina, Nouveau Candide, regroupés ici selon trois rubriques : L’air du temps (essentiellement le sport), Guerre après guerre (c’est au fond l’unique sujet de l’auteur « désinvolte » des Epées et du Grand d’Espagne), Comédies françaises et autres (Nimier est chroniqueur de théatre). A lire pour (malgré) le « ton » – « le style renforcé, le style au carré, le style qui se voit style » (Bernard Frank) – et ce qui s’y joue alors d’une politique littéraire…

 

Nouvelle Revue Française n° 548
Gallimard, janvier 1999

La revue d’André Gide puis de Jean Paulhan reparait après une longue période de latence, terminée brutalement par le lancement d’un groupe des « moins que rien » par Bertrand Visage, qui en assumait la direction après Georges Lambrichs puis Jacques Réda. C’est le romancier Michel Braudeau qui en est désormais le patron, le trimestre est désormais son rythme. De la riche première livraison, on retiendra surtout la publication d’un entretien avec Michel Houellebecq (C’est ainsi que je fabrique mes livres), accompagné d’une lettre de Dominique Noguez à l’auteur des Particules élémentaires – histoire, j’imagine, de prendre date avec la mutation en cours du champ littéraire – et surtout le début d’une surprenante autobiographie fragmentaire (joycienne : des épiphanies) de 1992 de Félix Guattari intitulée Ritournelles, en possible référence à Mille plateaux (suite et fin dans le n° 549).

 

Pascal Pia Feuilletons littéraires, tome 1, 1955-1964
Fayard, 915 p, 290 F

De Pierre Durand (1903-1979) qui prit très tôt le pseudonyme de Pascal Pia, ne subsistait jusqu’à aujourd’hui dans les mémoires et la majorité des bibliothèques que les deux « écrivains de toujours » sur Baudelaire et Apollinaire (au Seuil), le souvenir de l’ami de Malraux et de Camus… et une double aura d’érudit et de pornographe (éditeur du Con d’Irène – Fayard a édité en 1998 Les livres de l’enfer). Porté par la ferveur de quelques amis (Maurice Nadeau, Jean-José Marchand, Roger Grenier…), Pascal Pia ressort aujourd’hui d’une ombre qu’il affectionnait. Si ce premier volume d’articles (tous parus dans Carrefour) correspond à un moment-charnière des lettres françaises, force est de constater que, partisan d’une modernité bien tempérée, Pia n’est pas (comme un Nadeau) un découvreur… A l’inverse, on peut s’y plonger comme dans la trame même d’une époque (chaque chronique concerne en général deux livres, le plaisir est de voir recensés ensemble le glorieux Sartre et l’inconnu Albert Thierry, le premier Le Clézio et l’oublié Georges Fradié…)

 

Angelo Rinaldi Service de presse
Plon, 578 p, 179 F

La reprise en un volume de cent-quatre-vingt douze (sur mille, de 1976 à 1998) articles du dernier « grand critique » de la République des Lettres telle qu’elle s’instaura vers 1850 pour disparaitre au début des années 80 (ne semblent plus subsister en littérature que les légitimités symétriques et inverses de la télévision et de la Pléiade : là est peut-être la raison d’une telle publication). Sous le brio d’une fausse naiveté à la Vialatte, le choix (s’agissant des écrivains français, la chose est plus complexe pour les étrangers) du bon sens et de la belle prose (Aymé, Bonnefoy, Char, Cioran, Gracq, Yourcenar) contre toute novation, une lutte hebdomadaire contre la modernité : on retrouve dans ce volume les célèbres éreintements de Robbe-Grillet, Duras, ou Claude Simon lors de son Prix Nobel de 1985. Un document donc, à la façon des Lundis de Sainte-Beuve.

 

Denis Roche : Le boitier de mélancolie (la photographie en cent photographies)
Hazan, 214 p, 298 F

« Hommes regardez-vous dans le papier ». L’exergue d’Henri Michaux redit assez justement le projet constant de Denis Roche depuis qu’il a mis la clé sous la porte de la « poésie », depuis Notre antéfixe (1978): inventer, de « prototype » en « prototype », un art neuf entre lisible et visible (« littérature arrétée », de la photographie comme du texte). Après La disparition des lucioles, Ellipses et laps, il nous livre avec Le boitier de mélancolie son « histoire personnelle de la photographie ». Sous contrainte : cent photos, jamais deux fois le même auteur : de Niepce Vue de la fenêtre, 1826, à Plossu Portrait de Marc Trivier 1992. Simultanément, une reflexion : la photographie nait à l’intersection de deux temps qui se coupent, celui qui passe et celui qui ne passe pas, « de cette coupure qui rase le front de nos vies, s’écoule le sang de notre art ». Et une confession (à lire en continu, ne pas feuilleter s’il vous plait), le musée des obsessions de l’écrivain, son avant-mémoire : sexe (Jeandel, Bellocq, Weston, Bovis, Maccheroni), guerre (O’Sullivan, Vishniac, Lee Miller, Capa), archéologie (Teynard, Charnay, de Banville), ethnographie (Curtis, Garcia, Béon)… Toutes les photos élues pourraient être signées Denis Roche… A l’arrivée, un objet littéraire inclassable (plus près de Nadja ou des Histoires du cinéma de Jean-Luc Godard que de Benjamin ou de La chambre claire). On peut lire un entretien avec Denis Roche dans la revue Prétextes 21-22, 1999

 

Jacques Roubaud : Soleil du soleil, anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe
Gallimard, coll Poésie, 432 p

De tous les grands novateurs contemporains, apparus alors que se dissolvaient les avant-gardes (1968-1983), Jacques Roubaud est probablement (avec le premier Chaillou, le Quignard des Petits traités) celui qui incarne le mieux une manière d’innover qu’on pourrait placer sous le signe du Pierre Ménard de Borges : réécrire c’est écrire de nouveau. Ceci pour dire que cette anthologie du sonnet, qui date de 1990 – au titre emprunté à Guy Le Fèvre de La Boderie – n’est pas une anthologie ordinaire, fut-elle le fait d’un poéte, mais un livre de son auteur, qui plus est à lire en regard de son histoire de la poésie (du vers) française (La vieillesse d’Alexandre, La fleur inverse). Les textes sont toujours précédés d’une « vie brève » de l’auteur. Simultanément, Jacques Roubaud publie un nouveau livre de poèmes à la Queneau : La forme d’une ville

 

Jean-Louis Schefer : Images mobiles
POL, 260 p, 140 F

Avec peu (Daniel Oster, Pierre Pachet), Jean-Louis Schefer partage une caractéristique : être un écrivain majeur, et fort peu visible, parce que l’oeuvre, de nature auto-bio-graphique, se donne comme lecture, commentaire, essai sur d’autres oeuvres. Enfants de Paul Valéry. Chez Schefer, depuis Scénographie d’un tableau (1969), via L’homme ordinaire du cinéma (1980), il s’agit quasi toujours d’oeuvres plastiques, peinture, films. Schefer est un regardeur d’images, qui à rebours le regardent. Enfant de l’enfance. A l’intersection de ces regards « l’éternelle guerre incomprehensible ». Aujourd’hui, outre ce dernier recueil (sous titré : récits, visages, flocons), POL a entrepris la réédition de tous les livres : Cinématographies, Figures peintes, Main courante, Choses écrites, Origine du crime, Paolo Uccello le déluge, Sommeil du Gréco.

 

Bernard Sichère : Le dieu des écrivains
Gallimard, L’infini, 220 p, 115 F

Dieu est mort, et après ? Bien plus que la philosophie, dans cet « interrègne » (Mallarmé), c’est  » la littérature, à travers quelques grands noms, soutient Bernard Sichère, (qui) semble bien avoir fonctionné comme une manière de théologie ». Qui relance la question traditionnellement pensée dans le discours chrétien comme celle de la sainteté – en postulant une vérité « contre le monde », une jouissance « hors le monde ». Il est difficile de contester la première proposition, on peut argumenter contre la seconde. C’est tout le débat de Sartre et de Bataille, de Sartre et de Genet… (ou de Kafka avec une certaine tradition juive ?) Le livre, un des plus excitants de ces derniers temps, regroupe quatre études : sur Proust, Bataille, Jouhandeau, Genet. A signaler, la réédition simultanée par Le passeur du livre de Jouhandeau : De l’abjection.

VIENT DE PARAÎTRE n°3 (décembre 2000)

Christine Angot : Quitter la ville
Stock
202 p, 105 F, ISBN 54-5295-8
Michel Houellebecq : Lanzarote
Récit et photos
Flammarion
90 et p, 149 F, ISBN 2-08-067927-9

Retour en cette rentrée 2000 (en invités surprises) des deux principaux protagonistes de ce qui peut être décrit comme une révolution conservatrice dans le champ littéraire français de ces dernières années. Révolution : irruption du « réel » contre les académismes et les pastiches d’avant-gardes, même si ce « réel » est confondu ici façon Dogma, à une sorte d’état de nature, là avec le contemporain (la vie sexuelle à l’ère du supermarché). Conservatrice : les formes sont vieilles, fiction ici d’un état de nature de la littérature, là mixte de naturalisme et d’écriture blanche (sur l’onde de choc de cette révolution, lire Philippe Djian Vers chez les blancs, Gallimard). Incipit de Quitter la ville :  » Je suis cinquième sur la liste de L’express, aujourd’hui 16 septembre ». Si depuis le début des années 80, la littérature française est redevenue hétéronome par rapport aux médias (je renvoie aux analyses déjà classiques de Gilles Deleuze ou Pierre Bourdieu), pourquoi ne pas prendre celà comme sujet ? Sujet Angot toujours, autofiction : après le roman de l’inceste, le roman de la « guerre » d’Angot, « Duras tendance Villemin », Antigone, contre la famille littéraire incestueuse, le champ, le microcosme qui la rejette : « on n’est plus chez nous » disent-ils.

Coté Houellebecq, Lanzarote est une sorte de digest des Particules élémentaires, et peut-être le meilleur livre de son auteur : le monologue d’un « petit blanc » (racisme et scientisme ordinaire, positivisme de magazine) en vacances dans une ile volcanique des Canaries. Surtout son traité du style et son traité du sexe. Extension du domaine de l’écriture : Hot vidéo ou le Guide du routard entrent en littérature (on songe à Bouvard et Pécuchet, aux Choses). Intension du domaine du sexe : une certaine pornographie (l’ile est le lieu d’une secte azraelienne qui prone l’immortalité par le clonage et le salut par le sexe ; Lanzarote : Lanza del Vasto ?) est ici clairement pensée comme religion – à la différence de ce qui advient dans la « nouvelle porno » (on peut lire Houellebecq comme un anti-Marie Nimier et sa  » pornographie light  » revendiquée, sa littérature « hard-lequin » – comme on doit lire Angot s’opposant à la littérature inoffensive d’un « Laclave »). Nihilisme intégral oblige (l’homme, disait Max Frisch, apparait au quaternaire, il ne va pas tarder à disparaitre), le livre est accompagné sous coffret, d’un cahier de photos par l’auteur, du désert volcanique de Lanzarote.

A signaler en contrepoint, dans L’atelier du roman n° 23 (La Table ronde), un bref essai de Michel Houellebecq, La privatisation du monde à propos du livre de Frédéric Beigbeder 99 F (Grasset), qui est un peu la version farce et pub de la tragédie Angot (les deux se déchirent à Bouillon de culture) autant que des gouffres houellebecquiens – leur croisement :  » (…) on a affaire à un objet d’un type nouveau ; de fait le livre semble fonctionner comme une sorte de dispositif expérimental : on décrit une situation proche de la vie réelle, incluant l’écriture d’un livre, on essaie de savoir comment elle peut évoluer. Le moment de l’expérience c’est la réception du livre par son public ; les modifications intervenues dans la vie réelle de l’auteur valideront, ou non, l’hypothèse de départ. C’est ainsi que progressent les sciences sociales  » (sic)

 

Aragon : Le con d’Irène
Mercure de France
96 p, 23 F, ISBN 2-7152-2139-8
Aragon : De Dada au surréalisme, Papiers inédits 1917-1931
Gallimard
230 p, 149 F, ISBN 2-07-075429-4
Eros 200O
85 F, ISBN 2-7073-1714-4

Le con d’Irène en 1926 (au centre donc de la période charnière Dada-surréalisme que l’on retrouve dans le recueil Gallimard) : d’un seul tenant, un « traité du style » du « paysan de Paris » Aragon contre la littérature dominante (« écrire est ma méthode de pensée »), et un manifeste de l’auteur du Libertinage contre la religion sexuelle, envers de la IIIè République : au bordel de C. où se rend le narrateur, les notables construisent des « cathédrales » de corps, une prostituée lit un roman d’Henry Bordeaux. A rebours, l’écriture parlée, marine, d’Aragon se calque sur la jouissance féminine, celle d’Irène l’héroïne. Louirène dit Philippe Sollers le préfacier. Un texte, à dire vrai, aux antipodes également des « positions » (Recherches sur la sexualité 1928 également) de ses contemporains André Breton (Irène ou l’anti-Nadja…) ou Georges Bataille (Irène ou le verso de Madame Edwarda…). En cette rentrée 2000 ou Madame Bovary publie de la  » nouvelle pornographie » – soft (Camille Laurens) ou hard (Marie Nimier, à qui on a envie de conseiller la lecture des Epées de son père Roger Nimier), il n’est pas sans interet de relire la vieille (?) pornographie, qui pense de façon plus conséquente l’athéisme enchanté de son merveilleux sexuel. A lire également, la livraison estivale de Critique qui s’interroge sur l’eros contemporain, à l’heure ou la représentation pornographique précède en Occident toute expérience sexuelle, ou donc la question de l’interdit se déplace. Critique qui a le courage (rare pour une revue) d’historiciser son fondateur Georges Bataille. Au profit du couple théorique Foucault-Deleuze.

 

Renaud Camus La campagne de France
Fayard
510 p, 180 F, ISBN 2-213-60636-6 (première édition)
Repertoire des délicatesses du français contemporain
POL
382 p, 130 F, ISBN 2-86744-731-3
Eloge du paraitre
POL
108 p, 75 F, ISBN 2-86744-764-X
Nightsound
POL
Corbeaux, Journal 9 avril-9 juillet 200O
Les impressions nouvelles
284 p, 125 F, ISBN 2-906131-25-3
Ne lisez pas ce livre
POL
184 p, 99 F, ISBN 2-86744-798-4
La salle des pierres, Journal 1995
Fayard
372 p, 150 F ISBN 2-213-60786-9

Surement pas une sorte d’affaire Dreyfus à l’envers pour fin de XXe siècle, mais surement un cas d’école pour une sociologie du champ litteraire (selon Pierre Bourdieu : lire sous cet angle ce que dit, avec d’autres références, Claude Durand, l’éditeur de La campagne de France dans sa préface à la seconde édition, expurgée, du livre) : presse, édition, littérature, tout semble pouvoir y être radiographié en coupe… Et en instantané. Les faits ? Un écrivain qui fut un des principaux novateurs de la littérature contemporaine (la série des Eglogues, de 1975 à 1982, issus d’une réflexion à la Jean Ricardou, Tricks en 1979, manifeste de la littérature gay préfacé par Roland Barthes, Buena vista park en 1980, et sa pensée de la bathmologie ou « science des degrés de langage »), et qui depuis nombre d’années, l’est beaucoup moins, publie le dizième tome (1994) de son journal : La campagne de France (et son cinquantième ouvrage ou presque) ; dans ce dernier, concernant le Panorama, l’émission-phare de France-Culture, supprimée de la chaine pour cause d’indépendance « polémique » excessive, des propos maurrassiens – differentialistes, identitaires – d’un antisémitisme hélas classique dans la tradition française (gout des racines et d’un autre très Autre, angoisse du métissage, du même qui dissimulerait de l’autre ; verso de la médaille : Renaud Camus est très logiquement philosémite : Nightsound, une méditation sur Josef Albers, est d’une tonalité très très banalement blanchotienne). Des propos protégés d’autre part, si on veut, par l’énonciation du Journal, dont Camus s’est fait lui-même le théoricien – toujours la bathmologie : je pense ceci aujourd’hui à telle heure….

Libération favorable au livre, Les inrockuptibles s’en émeuvent. L’affaire commence. Du 9 avril au 9 juillet, c’est la tempète : protestation paradoxale de la directrice de France-Culture qui a supprimé l’émission, tout aussi paradoxale de l’éditeur qui a publié le livre et soudain le retire, intervention ministérielle, pétitions des deux cotés (ici autour de Claude Lanzman, là autour des amis de Camus rejoints par Alain Finkielkraut etc…).Corbeaux restitue la chronologie, le déroulé de « l’affaire », et reproduit la meilleure analyse, celle du jeune philosophe Mark Alizart dans MUL(Boys don’t cry). Analyse interne (« Camus nous compromettait sur notre gauche ») : en effet, on peut regretter que ce déluge de bonne conscience (des deux côtés : chasse à l’infâme ici, défense de la liberté d’expression là) empêche le retour sur ce qui s’est passé, je l’indiquais, dans l’oeuvre de Renaud Camus lui-même (sur l’évolution d’une oeuvre qui passe de 1975 à aujourd’hui de Ricardou et Barthes à Maurras via Bonnefoy, la belle prose et la grande poésie…) et dans toute la littérature française : la régression aux tropismes de la bourgeoisie de Chamalières (Le chagrin et la pitié) est son mode de regression à lui dans une littérature toute entière en Restauration, hostile, via le rejet « naturel » des avant-gardes, à la modernité, aujourd’hui à la créolisation comme pensée esthétique et politique de la non-identité. Parenthèse qui n’en est pas une : les mêmes médias qui se sont embrasés contre Camus, se livraient simultanément à un éloge sans ombre des Destinées sentimentales, adaptées par Olivier Assayas du roman de Jacques Chardonne, l’écrivain collabo par excellence (relire L’été à la Maurie, cet anti Silence de la mer…), par ses prises de position jamais reniées bien sur, mais surtout par sa posture d’écrivain dans la langue. De ce point de vue, le Repertoire des délicatesses du français contemporain est au moins aussi inquiétant que La campagne de France.

 

Louis-Ferdinand Céline : Semmelweis
L’imaginaire Gallimard
126 p, 38 F, ISBN 2-07-075583-5

La thèse de médecine du docteur Destouches et un texte majeur de Louis-Ferdinand Céline, publié en 1924, réédité en 1936, soit quatre ans après le Voyage. Qui situe le chirurgien hongrois (1818-1865), vainqueur de la fièvre puerpérale entre 1789 (« L’humanité s’ennuyait, elle brula quelques Dieux, changea de costume et paya l’Histoire de quelques gloires nouvelles ») et 1848 (« Metternich a vieilli, une nation se renouvelle, par un homme »). Une méditation sur le corps dans l’histoire quelque part entre Michelet et Foucault. A signaler aux éditions de La pince à linge, des Illustrations pour Voyage au bout de la nuit d’Eliane Bonabel. (ISBN 2-923229-03-04)

 

Jean-Michel Espitallier : Pièces détachées
Pocket, 316 p,

Par le co-fondateur de la revue Java en 1989, proche des éditions Al Dante ou de Nioques, une « anthologie de la poésie française d’aujourd’hui ». Soit un état des lieux après la mort des avant-gardes, après aussi le face à face des « pompiers » sulpiciens néo-lyriques et des héritiers de Du Bouchet. Post-Olivier Cadiot si on veut : L’art poétic’date de 1988. Réinvestissement des voies début de siècle comme la poésie sonore, retour des grandes questions poésie-prose, reinvention de l’invention « sans passer par la case programme ». Trente-trois pièces d’un mécano en construction. De Gherasim Luca à Nathalie Quintane. Chaque poète signe une brève présentation de lui-même. Espitallier se compare à un « colleur d’affiches ». Le même auteur publie simultanément Gasoil, écrit à partir d’un précis d’Epuration et falsification des huiles publié en 1902 par l’Encyclopédie Roret. Chez Flammarion dans la collection Poesie dirigé par Yves di Manno (qui y a lui même récemment réuni ses essais : « Endquote » digressions). A signaler également deux publications récentes de Jean-François Bory : Du même auteur, Sombre diner en ville (toutes deux aux éditions Spectres familiers)

 

Michéle Grangaud : Souvenirs de ma vie collective
POL
170 p, 89 F, ISBN 2-86744-759-3

Par un auteur membre de l’Oulipo (qui s’est fait connaitre depuis 1987 par ses livres d’anagrammes), 2357 « sujets de tableaux sans tableaux  » (« Tous les genres sont abordés, du presque invisible au tout-couleur, et tous les styles, figuratif, abstrait, pointilliste, tachiste ou hyperréaliste »). 2357 phrases disposées en guirlande sur le modèle « marabout bout de ficelle selle de cheval ». A l’arrivée, comme déjà dans Etat civil son précédent livre, une sorte d’autobiographie de tout le monde (dirait Gertrude Stein), batie à la Leiris, sur cette évidence que le langage est structuré comme un inconscient (dirait Jacques Lacan). Un livre frère du Perec des Mots croisés, un livre contemporain de nombre de démarches plasticiennes d’aujourd’hui (de Sophie Calle à Claude Closky ou Pierre Joseph : je renvoie à l’exposition Le monde dans la tête qui s’est tenu tout l’été 2000 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris).

 

Félix Guattari : Ritournelles
La pince à linge
350 F (disponible à la librairie D’un livre l’autre, 6 rue Bréa, 75006 Paris).
ISBN : 2-913229-04-2

Dans Mille plateaux (Minuit 1980), Gilles Deleuze et Félix Guattari  » philosophe à deux têtes », proposait au chapitre 11, une théorie De la ritournelle. Adossés à Paul Klee, à l’éthologie et à ce qu’elle nous apprend du chant des oiseaux, à ce que de celui-ci on peut déduire sur la musique. « On appelle ritournelle tout ensemble de matières d’expression qui trace un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux ». « Un cristal d’espace-temps » disaient-ils encore. Ce sont proprement des cristaux d’espace-temps que ces paragraphes et ces phrases retrouvés à sa mort dans les papiers de « Félix » -ce que Joyce nommait des épiphanies ?. Résultat : une sorte d’autobiographie. On est moins séduit par la « conception graphique » de l’ouvrage par Bruno Bressolin (imitée, mal, d’anciens ouvrages de Massin, rendant difficile la lecture).

 

Philippe Muray : Après l’histoire II
Belles Lettres
360 p, 135 F, ISBN 2-251-44162-X
Le débat : 20 ans, numero 110 et 111 mai-aout et septembre-octobre 2000
Gallimard
ISSN 0246-2346

« Pour la première fois et pour faire mentir Hegel, c’est ce qui est irrationnel qui est devenu réel et c’est ce qui est irréel qui est devenu rationnel ». La suite des chroniques de la Revue des Deux-Mondes (année 1999) du penseur de l’ère « hyperfestive ». A vrai dire, quant à la « fin de l’histoire », le seul successeur sérieux d’Alexandre Kojève (bien plus passionnant -connaissant infiniment mieux l’histoire, notamment celle de la littérature – que Debord ou Baudrillard, sur le même sujet si lu et si pillés). Réédition simultanée dans la collection Tel de son grand oeuvre Le XIXe siècle à travers les âges, et parution dans la même collection de Désaccord parfait, un choix d’Exorcismes spirituels. Muray toujours : entretien dans L’atelier du roman n° 21 : Découverte romanesque et vérification théorique, et dans le n° 110 du Débat Vingtième anniversaire : Et voilà pourquoi votre film est muet… (« Aucun art ne prolonge le sacré ; mais ils en sortent tous, et quelques-uns en lambeaux. Seul le cinéma est indemne de cette épreuve »)

 

François Nourissier : A défaut de génie
Gallimard
668 p, 145 F, ISBN 2-07-075856-7
Album Pléiade : Le siècle NRF
Gallimard

Un évènement à divers titres : textuel et paratextuel (pour parler Gérard Genette). Un considérable évènement de politique littéraire… Imaginons que François Mitterrand ait été écrivain et ait fini par nous livrer ses Mémoires : on aurait peu ou prou cet A défaut de génie. Après une longue trajectoire dans différents cabinets littéraires, cumulant de nombreuses positions, Figaro magazine et Académie Goncourt en tête, véritable président de cohabitation de la République française des Lettres, Nourissier raconte cette « maison » des Lettres que cet enfant de la Meuse (pays de Barrès) habite depuis la guerre (depuis l’éblouissement par Montherlant : Service inutile) et qu’il a fini par diriger. Sa mémoire pas plus que sa vie ne répugne aux gouvernements de coalition :  » Je ne pense pas que Chardonne eut jamais lu Aragon ». Des deux il fut simultanément l’intime. Comme il le fut de Paul Morand et de sa femme antisémite, et de Clara Malraux. Etc… Contraintes de la maladie (« miss P  » comme Parkinson depuis 1994) ? s’il confesse relire toujours Noe de Jean Giono pour se mettre en jambes, ou son admiration sans faille pour la prose de Chardonne, Nourissier autobiographe d’ordinaire plus traditionnel, s’inspire ici de Michel Leiris qui « le fascinait » et de son autobiographie par fiches (après un « avant-propos chronologique », le livre procède par « glissements, associations, hasards », les pages érotiques sont parmi les plus réussies). Paratexte : ce livre marque l’entrée de Nourissier, hussard devenu grognard, romancier Grasset par excellence, sous la couverture blanche des éditions Gallimard. Mieux même : c’est à lui que la « banque centrale » (Sollers) de la rue Sébastien Bottin a confié la rédaction du commentaire de l’album 2000 de La Pléiade. Selon une logique de cohabitation, j’y insiste. Et comme un couronnement de la Restauration en cours depuis le début des années 80.

 

Jean-Jacques Schuhl : Ingrid Caven
Gallimard coll L’infini
302 p, 110 F, ISBN 2-07-075948-2

Sur elle, Yves Saint-Laurent a cousu une robe, au pied du lit de Rainer Werner Fassbinder, son ancien mari, mort, on a retrouvé le synopsis – en dix-huit points- de sa vie : Ingrid Caven, chanteuse et actrice. On peut lire ce roman écrit par Charles « juif huguenot » (Schuhl qui se représente dans les coins de cette « hétérofiction » – comme on parle d’autofiction, de ce roman inachevé d’amour vrai – on songe souvent à Aragon) comme une autre coupe de cette robe, une version développée de ce synopsis. De Noël 43 au bord de la mer du Nord à Jerusalem quarante ans plus tard, l’histoire d’une femme allemande qui mit longtemps à conquérir son visage – sur l’allergie c’est à dire sur la Seconde Guerre Mondiale. Ingrid Caven pourrait être à l’Allemagne post-nazie ce que fut Marlène Dietrich à celle d’avant, une incarnation. « Tout est déjà là : le masque. Il suffit de l’amener en surface, le dévoiler ». Un livre comme une de ces capsules de temps chères à Andy Warhol (omniprésent dans le livre).

Pour le dire autrement, des Mémoires d’Outre-tombe : à la Chateaubriand, Schuhl sait que nous venons de changer de monde. « Une apocalypse sans dragons, sans anges, sans cavaliers et sans trompettes ». On ne trouve souvent chez les novateurs récents, d’autre Histoire que celle de la bibliothèque (Perec seul, noue son vertige formel à celui de l’Histoire « avec sa grande hache »). Schuhl qui n’avait rien publié depuis plus de vingt ans (Telex n° 1, Rose poussière), est lui dans la ligne Sollers, « historiale » pourrait-on dire : Proust (cité dans Ingrid Caven : « une nouvelle robe de Charles Frederic Worth peut avoir autant d’importance que la guerre de 70 »), Céline, Aragon, Genet… Last but not least : contre toute attente -celle de son éditeur qui misait surement sur d’autres chevaux après avoir débauché François Nourissier, président de l’Académie Goncourt -, contre aussi le main stream de la littérature française d’aujourd’hui (Angot-Houellebecq et leurs clones), Ingrid Caven a obtenu le Goncourt. Une récompense aussi inattendue qu’en leur temps Le dernier des justes, Le roi des Aulnes ou L’amant… la très rare coincidence de deux séries causales vraiment indépendantes : la littérature et les prix.

 

Jude Stéfan Variété VII
Le temps qu’il fait
134 p, 96 F, ISBN 2-86853-314-0
Epodes ou poèmes de la désuétude, Gallimard
102 p, 90 F, ISBN 2-07-07544-8

Stefan, enfant de Valéry, le titre l’indique. Deux textes à eux seuls, justifient la lecture de ce recueil : Annales, une autobiographie en 69 phrases, 69 autobiographèmes, un Lexique d’amitié sur Michel Deguy, construit selon le même principe. Entre les deux, on trouvera d’autres textes de circonstances, mais pour cet écrivain de la lecture, anagramme Nefast, il n’y a que des circonstances. De page en page, une position se dessine : pour Rimbaud et pour Mallarmé à la fois, pour Sollers et pour Cioran idem, inconditionnel de Trieste (« le centre de l’imaginaire ») etc… Parfois ce petit livre étouffe un peu : il y a une province poétique (tous ces hommages à des suiveurs sont-ils bien nécassaires ?) comme une province tout court (« Les gens n’ont pas de vie ici, TF1 et le Supermarché »). Epodes regroupe des poèmes à l’érotisme latin.

 

Stéphane Zagdanski : Pauvre De Gaulle
Pauvert
582 p, 150 F, ISBN 2-720-21386-1

Souvent les écrivains (Malraux, Mauriac, Gary) se rallièrent à un De Gaulle qui leur semblait incarner le gouvernement du verbe, plus récemment en réaction aux ambiguités de Mitterrand. « Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence ». Sous cet exergue à Baudelaire emprunté (comme le titre), Stéphane Zagdanski (auteur notamment d’un Proust, d’un Céline, et d’un roman important : Les interets du temps) insiste à rebours sur la continuité Pétain-De Gaulle-Mitterrand. Une continuité d’écrivains. La pire : Péguy, Barrès, Maurras sont leurs maitres, Chardonne leur auteur de chevet. Roman-essai-journal souvent lumineux d’un « juif polonais né en France » (bien après Pierre Goldman), Pauvre De Gaulle ! est un pamphlet contre ce que Sollers a appelé la « France moisie ». Le vrai livre du trentième anniversaire, l’anti-Pléiade, un pavé de papier contre la statue des Champs-Elysées. Dans les meilleurs pages (le pastiche dérisoire du destin gaullien : Zagdanski s’exile à Londres, dans la langue de Shakespeare et Churchill, au pays du dernier Freud), Zagdanski peut rappeler le Gombrowicz de Trans-Atlantique, face à une France polonisée en adoration devant son totem. Reste que là même où il convaint (la démonstration littéraire imparable sur la continuité atavique française), il n’emporte aucune adhésion, il accroit l’énigme. Car pour avoir gouverné par le verbe, De Gaulle n’est pas d’abord un écrivain. Le 18 juin est un acte avant d’être un texte… L’écriture de l’histoire ne peut se réduire au commentaire de texte. Ceci dit, Le fil de l’épée n’est que le fil conducteur de cet énorme ouvrage. On doit le lire aussi comme le roman d’un jeune écrivain (amoureux de Sandra) qui étouffe dans une littérature française abrutie de Restauration (passionnants portrait filial de Sollers en Hubble, cruel du meilleur ami, l’antisémite Marc-Edouard Nabe). Zagdanski qui se dépeint assez facilement en anti-Houellebecq est aussi l’anti-Nourissier. Et un bon contre-Renaud Camus.

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