Vassilis Vassilikos : « Gide m’a appris à écrire »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 451 du 16 novembre 1985.]

 

Vassilis Vassilikos : né en 1934 à Kavalla en Thrace. Enfance et adolescence à Salonique. Premier livre à vingt ans : Le Récit de Jason. Depuis, une soixantaine de volumes, romans, essais, théâtre, poèmes (quatorze traduits en France, dont dix chez Gallimard). Exil en France de 1967 à 1974. Best-seller mondial pour Z, dont un film est tiré par Costa-Gavras. Retourne en Grèce en 1974 : journaliste de 1981 à 1984, responsable des programmes à la télévision. Vit aujourd’hui Ia moitié de l’année à Rome, l’autre à Athènes. Vient de  paraître chez Gallimard : Le Dernier adieu, suivi de Foco d’amor. A propos de ses lectures, on peut se reporter à Un Poète est mort (Julliard 1978), et à ses réflexions sur la langue grecque, au dernier chapitre de L’été grec de Jacques Lacarrière (Terre humaine, Plon, 1975).

Jean-Pierre Salgas. — Vous vous souvenez du premier livre que vous avez lu ?

Vassilis Vassilikos. — J’ai eu une expérience un peu spéciale, avec les livres ! Je suis né à Kavalla, au nord de la Grèce. J’avais six ans quand les nazis sont entrés. Je me rappelle très bien un officier allemand, blond, cultivé, comme on en trouve dans les romans de Vercors, disant à son ordonnance : « Brûlez tout, excepté les classiques ! » Je ne savais, évidemment pas, l’allemand, mais le mot « classique » est le même dans toutes les langues. On a brûlé toute la bibliothèque de mon père et on a laissé les classiques grecs. J’avais oublié cette histoire. Elle m’est revenue en 1959 à Yale : j’ai entendu la voix d’un professeur allemand qui parlait de la tragédie, j’ai eu l’impression de me retrouver devant l’officier allemand. Alors, vous comprenez, j’ai eu tout de suite l’impression que l’on brûlait les livres parce qu’ils étaient dangereux. Et j’en ai gardé une aversion pour nos ancêtres qui, eux, ne devaient pas être dangereux, puisque les occupants les aimaient aussi…

J.-P. S. — Vous vous êtes donc jeté sur les modernes…

V. V. — Oui, je crois que le premier livre que j’ai lu après-guerre, était la biographie de Disraeli par Maurois, en grec, puis les lettres de Van Gogh… J’ai commencé à lire beaucoup, les Grecs de la génération de 1930 comme Venezis, les poètes comme Seferis ou Cavafy, mais sans savoir alors ce qu’ils représentaient… et puis des étrangers. En Grèce, à l’époque, les traductions étaient rares, le seul écrivain connu était un fasciste italien, Pitigrilli, mais j’avais le privilège de connaitre deux langues, le français par ma mère qui l’avait appris à l’école catholique, et l’anglais que j’apprenais au collège américain de Salonique. Ce qui fait que j’ai pu lire Oscar Wilde ou… Maurice Dekobra. Mais aussi T.S. Eliot ou Kafka, auxquels m’avait introduit un tuteur américain : je n’y comprenais rien. Je vous dis tout cela, mais, pour moi, ça ne compte pas. Ce qui compte est ma rencontre avec André Gide le jour même de sa mort I

J.-P. S. — C’est-à-dire ?

V. V. —- En 1951, à Salonique, le même jour, j’ai acheté mon premier livre de Gide chez le libraire juif de la ville, et appris sa mort dans le journal. Ce fut le début d’une passion, qui a duré plusieurs années. Gide m’a appris à écrire : j’ai écrit mon premier livre Le Récit de Jason, sous l’influence de son dernier : Thésée, que j’avais d’ailleurs entrepris de traduire. Pour comprendre cela, il ne faut jamais perdre de vue que, nous autres écrivains grecs, nous n’avons pas d’héritage sur lequel nous appuyer, pas de Balzac si vous voulez. Il n’y a pas d’écrivain important au XIXe, le premier roman grec date de 1848. Alors chaque écrivain grec introduit en Grèce un étranger, qui lui sert de passé ! Pour moi, ça été Gide, qui en plus m’a fait découvrir les gens dont il parlait, les classiques russes, mais aussi un tas de Français des années 10, 20 ou 30 comme Suarès. Je ne me suis vraiment libéré de Gide qu’en 1955, quand Camus est venu à Salonique, faire une conférence au lycée français. Et Camus m’a conduit à Sartre, qui reste encore aujourd’hui mon maître à penser, l’écrivain qui codifie pour moi le monde.

J.-P. S. — Thésée déclenche Jason… la lecture, l’écriture. Cela se passe-t-il toujours comme ça ?

V. V. — Il n’y a que la lecture qui puisse déclencher l’écriture ! Rien d’autre ! Je ne peux commencer à écrire que si je suis sous le coup d’un grand livre qui m’impressionne, que si j’ai un modèle à imiter. Pour Foco d’amor, c’est l’Automne du patriarche qui m’a donné le ton par exemple… Au fond, pour retrouver la liste des livres lus et aimés, je pourrais reprendre celle de mes livres et tenter de remonter à la source. Z c’est De Sang froid de Truman Capote. Trilogie et Les Photographies, c’est Kafka et Ionesco, Un Poète est mort, c’est Feu pâle de Nabokov et L’Idiot de la famille de Sartre… Je simplifie en peu : il faut aussi que je sois en position de recevoir le choc. Cela dit, en ce moment, je voudrais me mettre à écrire, je suis en train de chercher le livre qui va m’aider à commencer.

J.-P. S. — Pourra-t-il s’agir d’un roman policier ? Je vous pose cette question à cause évidemment du genre « politico-policier » de vos livres les plus célèbres.

V. V. — Je n’en ai jamais lu un seul. J’ai juste essayé Simenon, parce que Gaétan Picon m’avait assuré que c’était un des meilleurs écrivains du siècle… Et je n’arrive pas plus à en écrire : je dis tout de suite au début qui est le criminel. Dans Z on sait dès le départ qui sont les coupables. C’est Jorge Semprun qui dans la version cinématographique a réussi à reporter la révélation à la fin. En fait, j’aime beaucoup les livres qui ne sont pas des romans policiers, mais qui sont comme des romans policiers. Où l’on est pris par ce qui va suivre au niveau des mots. Lénine par exemple, est un grand écrivain de ce point de vue. On est pris par la structure de la phrase, en dehors même de ce qu’il dit. Il y a une passion dans les mots. Chez Balzac également, qui est pour moi, depuis quatre ou cinq ans, une source d’inspiration constante. J’aime quand il dit : « voici pourquoi… » Ce personnage est ainsi, voici pourquoi…

Pour moi les livres comptent plus que les gens. Ma seule peur est de devenir aveugle et de ne plus pouvoir lire. Ne plus écrire ne serait pas si grave…

J.-P. S. — Autre volet de la même question : vous lisez de la théorie, des ouvrages politiques ?

V. V. — Pendant toute une période, je n’ai lu que ça. Avant l’exil, quand je sentais venir le pouvoir des colonels, puis pendant. Aujourd’hui, beaucoup moins : je n’aime pas du tout le structuralisme, le lacanisme, Barthes, etc. Ils séparent les causes et les effets. Cette culture-là convient très bien à la France, ou aux Etats-Unis, pas aux pays qui ont d’autres problèmes, la Grèce, la Turquie, l’Amérique latine… Je trouve dommage que là aussi, elle soit devenue un mot de passe entre intellectuels. En France, depuis la mort de Sartre, le seul qui m’intéresse est Régis Debray. Je suis amoureux de tous ses livres : ils donnent une sorte de ligne.

J.-P. S. — Vous êtes un grand consommateur de journaux ?

V. V. — J’en lis, je ne peux plus lire de livres. En Grèce, par exemple, je ne lis que les journaux. J’ai du mal à prendre la distance qu’il faut pour lire et écrire. C’est pour ça que je m’auto-exile I En Italie, je lis Le Monde ou La Reppublica, mais je m’arrange pour ne pas lire les journaux grecs.

J.-P. S. — De façon générale, comment vous viennent les livres ? Dans Foco d’amor, vous décrivez la passion de votre femme pour la Bible et Dante. Etait-elle contagieuse ?

V. V. — Il n’y a aucun rapport entre les êtres que j’aime et mes lectures. Personne ne peut m’influencer. C’est presque le contraire, parce que pour moi, les livres sont un peu contre les gens ! La Bible et Dante, dont vous parlez, je les ai lus après la mort de ma femme… Et je me suis rendu compte que j’aurais mieux fait de les avoir lus avant, à l’âge ou les gens les lisent d’habitude. J’aurais été meilleur écrivain. Vous savez, j’ai encore de grands trous, de grandes lacunes. Je n’ai jamais lu Virgile ou Shakespeare, je ne connais pas grand-chose en philosophie… Je crois que je ne suis pas le seul, que cette situation est assez caractéristique d’un pays sous-développé, comme la Grèce, où tous les intellectuels ont lu le dernier Duras, mais pas Shakespeare. La culture fondamentale n’existe pas, n’est pas transmise par l’école — maintenant, les choses ont peut-être commencé à changer avec les socialistes — on n’apprend ni à lire ni à écrire : j’admire beaucoup quelqu’un comme Kundera par exemple. Lui, il a appris très jeune le métier d’écrire, puis il l’a enseigné. Nous, nous sommes des autodidactes. La culture n’existe pas, la société non plus : il n’existe pas en Grèce une société qui puisse fomenter une écriture balzacienne. C’est une société de la surface…

J.-P. S. — Quand avez-vous redécouvert vos ancêtres dont vous parliez tout à l’heure ? Foco d’amor, comme vos autres livres récents, multiplie les références à l’antiquité, à Homère notamment.

V. V. — Ce que vous dites est très curieux. Je les ai lus très récemment ! Cela dit, mon dernier livre publié à Athènes s’intitule Les Présocratiques. Je suis tombé sur eux, un peu par hasard, dans un de ces moments de fermentation dont je vous parlais, quand je cherche un ton. Il s’agit du dernier tome d’une trilogie consacrée aux kamakia, littéralement des « harponneurs de touristes », des hommes qui dans les villages se prostituent auprès des étrangères de passage. En 1978, j’ai publié un livre qui portait ce titre. C’était la première fois que le mot même, était introduit dans la langue. Puis une suite en 1981, Les Iotophages. Enfin, donc, ces Présocratiques : chaque personnage porte un nom de philosophe, et nous suivons ses aventures amoureuses sous le signe de ce philosophe. Personne, que je sache, n’a utilisé les présocratiques de cette façon. On répète toujours les mêmes quatre ou cinq phrases d’Héraclite, mais il a écrit des choses qui n’ont rien de métaphysique C’est cela que j’ai utilisé.

J .-P. S. — Vous parliez de la poésie dans vos lectures d’adolescent. Et la poésie est très présente dans Foco d’amor. Vous en lisez beaucoup ?

V. V. — Peu, et uniquement en grec. Car les poètes apportent des solutions linguistiques. Ils donnent sa concentration à la langue. Vous savez qu’il y a un grand problème de langue en Grèce. Or les poètes — je pense surtout à ceux de la première moitié du siècle — ont résolu les problèmes bien avant les prosateurs.

J.-P. S. — Que lisez-vous en ce moment ?

V. V. — J’essaie de lire un livre que je n’arrive pas à finir, d’Alfred Döblin. J’admire énormément Berlin Alexanderplatz. J’ai trouvé, aux Etats-Unis, sa grande fresque sur la guerre de 14-18, mais la traduction anglaise est si mauvaise que je n’y arrive pas…

J.-P. S. — Vous ne lisez pas l’allemand ? Vous avez vécu en Allemagne pendant l’exil…

V. V. — Je déteste cette langue, je ne peux pas la supporter.

J.-P. S. — L’exil mis à part, vous êtes un grand voyageur. On fait souvent ses bagages dans Foco d’amor. Qu’y a-t-il dans votre valise ?

V. V. — J’ai quitté la Grèce un peu précipitamment. J’avais ces derniers jours avec moi la tétralogie de Mishima et les nouvelles de Pirandello — en français — mais j’ai préféré ne rien prendre puisqu’ici je vais trouver des livres. Hier soir, je n’avais rien à lire — je lis toujours avant de dormir — alors j’ai été dans une librairie, j’ai acheté Histoires pragoises de Rilke, dont j’ignorais l’existence, que j’ai lu dans la soirée.

J.-P. S. — Vous avez un besoin physique d’avoir des livres autour de vous ?

V. V. — Le rapport avec les livres est un rapport érotique : le caractère, le format… Pour moi, les livres comptent plus que les gens. Je n’ai jamais peur de rester seul puisqu’il y a les livres. Ma seule peur est de devenir aveugle et de ne plus pouvoir lire. Ne plus écrire ne serait pas si grave, mais ne plus lire serait la catastrophe finale ! Cela étant, une immense bibliothèque me stérilise. Je ne relis pas, je ne retourne pas à un livre lu. Les choses restent dans la tête, ou pas… Je n’aime pas non plus avoir sous la main mes propres livres, pour les mêmes raisons.

J.-P. S. — Qu’emporteriez-vous sur une ile déserte ?

V. V. — Balzac, les romantiques allemands, Kafka, Sartre… tout, le bon comme le moins bon. Quand j’aime un écrivain, c’est le phénomène entier qui me touche.

J.-P. S. — A l’inverse, y a-t-il des écrivains que vous n’aimez pas ?

V. V. — Je ne me suis jamais posé la question… Je n’aime pas tellement les poètes-écrivains comme Joyce, certains Américains Hemingway, Steinbeck, Faulkner… Je n’ai jamais aimé le nouveau roman. Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu en lire plus de trois pages. Je vais avoir l’air un peu démodé, mais j’aime les livres qui ont un sentiment, une force. Peu m’importe la perfection.

J.-P. S. — Vous n’emportez sur votre île aucun écrivain de votre génération…

V. V. — Avec eux, je pense à Kundera, Marquez, Calvino, Vargas Llosa, Kadaré, Enzensberger — je suis dans un rapport d’émulation au meilleur sens du terme, que je n’ai pas avec Ies classiques. J’ai le sentiment que nous sommes tous embarqués dans la même aventure, même si, à cause de la langue, je me trouve toujours un peu en arrière, comme doit l’être un Danois ou un Norvégien ! Chacun est isolé sur son ile. Dans mon cas, la France est le seul pays qui suit ce que je fais. Les droits étaient achetés avant, mais j’ai été traduit après le coup des colonels… Aussi parce que je ne suis pas devenu un grand écrivain d’exil, comme Kundera. A la différence de ce qui se passe à l’Est, les dictatures de droite, on sait qu’elles vont finir un jour. Je n’ai jamais pris de distances avec la Grèce, j’attendais la chute du régime d’un jour à l’autre, je savais que je reviendrais. Ce qui fait que mes livres de l’exil sont moins bons, ils restent trop directement militants. Milan, j’ai l’impression que dans son for intérieur, il a pris ses distances, ce qui lui donne une autre dimension.

J.-P. S. — Quels sont vos rapports avec vos lecteurs grecs ?

V. V. — Ils sont de deux ordres, qui correspondent aux deux types de lecteurs : Ies intellectuels, qui veulent une écriture autoréférentielle ne m’aiment pas beaucoup I Avec le grand public, le lien est formidable. Je m’en aperçois tous les jours dans la rue, dans les taxis… En Grèce, jusqu’à une date récente, le métier d’écrivain n’existait pas. Il existait des poètes, pas des écrivains. Si vous disiez que vous étiez écrivain, syngrapheas, on vous demandait dans quel journal vous étiez. Je dois être l’un des premiers — avec Kazantzakis, mais il n’a pas connu cette situation de son vivant — à n’avoir jamais été autre chose qu’écrivain. On ne m’a jamais appelé autrement même quand j’écrivais dans les journaux, ou quand je travaillais à la télévision. Le mot syngrapheas commence à se répandre. Je crois que c’est très important pour un pays de savoir qu’on peut être écrivain comme on est acteur ou footballeur.

 

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