Bo Carpelan : « Je n’ai jamais voulu devenir un écrivain professionnel »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 525 du 1er février 1989]

 

« Devenir poète ou écrivain ? C’était normal. Depuis toujours j’allais à la bibliothèque et je dévorais six, sept, huit livres par semaine. J’ai continué toute ma vie à aller à la bibliothèque ». Né en 1926 dans une famille de la petite-bourgeoisie d’Helsinki (voir La Cour, in Vivre en dépit des jours Maspero, 1977), Bo Carpelan a travaillé trente ans (1950-1980) à la bibliothèque municipale de la capitale finlandaise.

Trente ans : une trentaine de livres aussi ont vu le jour. Poèmes (outre La cour, deux autres recueils en français : 73 poèmes chez Obsidiane, et Le jour cède chez Arfuyen), livres pour enfants, romans (dont Axel, à paraitre chez Gallimard), sans compter les traductions du finnois.

Bo Carpelan a traduit, entre autres, Paavo Haavikko. Etonnante expérience que de rencontrer quasi le même jour les deux plus importants poètes (suédois, finnois) de Finlande. Propriétaire terrien, homme d’affaires, hanté par l’improbable histoire de ce pays de lacs et de forêts, Paavo Haavikko règne. Le citoyen d’Helsinki Bo Carpelan sort, lui, autant du bus, que du roman anglais qu’il vient de quitter. Dans la conversation, il est d’ailleurs d’une irrésistible, et toute britannique, drôlerie.

Jean-Pierre Salgas. — A propos de vos premiers livres, on cite souvent Edith Södergran et Gunnar Björling. Après-guerre, comment vous situiez-vous par rapport au modernisme suédois de Finlande ?

Bo Carpelan. — Je ne me sentais pas du tout dans cette filiation. Pour nous, qui étions à l’époque étudiants, les poésies suédoises et étrangères comptaient infiniment plus. Je trouvais Södergran trop romantique, trop pathétique… même si mes deux premiers recueils peuvent sembler traversés par son influence. Aujourd’hui je n’arrive plus à les lire.

Le problème Björling est tout à fait différent. Comme vous savez, je lui ai consacré ma thèse. Il est le seul dadaïste de la littérature scandinave, et je lui dois d’avoir compris qu’il faut suivre son chemin, sans regarder à gauche ou à droite, ce que pense le public, etc. Mais, encore une fois, les littératures étrangères ont joué pour moi un très grand rôle : Variations, mon troisième livre en 1950 est écrit sous l’influence de Trakl, et Moins sept, en 1952, fait suite ma découverte des poèmes en prose de Baudelaire, Michaux et — surtout — Max Jacob. Et pendant les années 50 — je n’avais qu’une Bible : Wallace Stevens.

J.-P. S. — Qui était venu comment ?

Bo C. — A l’époque, je travaillais beaucoup : la bibliothèque jusqu’à quatre heures de l’après-midi, ensuite, des critiques littéraires pour gagner un peu d’argent. Et je faisais mon doctorat : je lisais tout ce que je pouvais trouver sur la nouvelle critique américaine. La fin de la critique biographique, quelle liberté ! Wallace Stevens intervient à ce moment. Il est, dans une tradition d’ailleurs française, le « métapoète ». Non seulement, il m’a inspiré deux livres, Objet de paroles et Transformations du paysage, mais même un gros traité de poétique, bourré d’aphorismes et de paradoxes, qui n’a jamais été publié. Personne n’en a voulu… Il fallait que je traverse cette période de « métapoésie » pour trouver ma voix.

J.-P. S. — Quelle était l’atmosphère dans ces années-là ?

Bo C. — Merveilleuse… Le modernisme finnois commençait, Paavo Haavikko, et les autres, — et moi à les traduire— et, du côté suédois, il y avait beaucoup de jeunes qui faisaient une poésie de la nature, très concrète, dans la ligne du modernisme des années 20. On était loin des terribles années 60, où on vous demandait tous les matins d’écrire de la poésie politique… D’ailleurs, aujourd’hui, la poésie de la nature est revenue, légitimée par l’écologie. Ces mouvements de va-et-vient ne m’intéressent vraiment pas. Je ne suis pas gêné d’être à contre-courant. Je vous parlais de ma voix, je pense que je l’ai trouvée dans La fraîche journée en 1961, un livre sur la famille, l’été, la nature, au moment où ce n’était plus très populaire.

J.-P. S. — Vous avez toujours vécu à Helsinki ?

Bo C. — J’habite maintenant Tapiola, une banlieue construite par les plus grands architectes, mais Helsinki est ma ville. A l’Helsinki de mon enfance, j’ai consacré un livre La cour, qui me reste très proche.

J.-P. S. — La Cour date de 1969. Elle est traduite en France. Et aussi les 73 poèmes de 1966. La différence est immense entre le minimalisme sociologique de l’un, et la métaphysique de l’autre…

Bo C. — Les 73 poèmes sont l’exploration volontaire d’une impasse. C’est le poisson dont il ne reste que les arêtes… Ensuite, c’est la page blanche. Je devais passer à autre chose.

J.-P. S. — Plus d’influences à ce moment-là…

Bo C. — Non, mais je ne cesse pas de lire ! Je ne peux jamais arrêter de lire, j’ai toujours un livre à la main, dans le train, le bus. Cela m’évite de regarder les gens, ou mon visage se reflétant dans la glace.

J.-P. S. — Puis-je vous demander ce que vous cachez dans votre poche aujourd’hui ?

Bo C. — Un volume d’Anthony Trollope, le vieux réaliste anglais du XIXe. Je suis dans Trollope depuis six mois, et j’ai bien l’intention de lire tous les « romans de Barchester ». Dans son autobiographie, — c’est elle que je lis — il parle beaucoup en ce moment d’argent. Il insiste sur le fait que le travail de l’écrivain est un travail comme un autre qui doit être bien payé. Eh bien, je suis d’accord. Car il faut avouer la vérité toute nue : en Finlande, un poète ne peut vivre de son œuvre.

Ma seule chance

J.-P. S. — Il y a pourtant un système de bourses unique au monde. Vous bénéficiez d’une bourse ?

Bo C. — Je n’ai jamais voulu devenir un écrivain professionnel. Il n’y a que depuis 1980, que j’ai quitté la bibliothèque, et que je touche une rémunération comme écrivain. En Finlande, un ouvrage de poésie en suédois se vend à deux cents exemplaires pas plus. Et tous les poètes n’ont pas les moyens de publier en Suède I Moi-même, je n’y vends pas énormément, il y a peu de presse… Ce qui n’est pas étonnant : malgré la langue, nos racines sont en Finlande. Ma seule chance est d’avoir toujours été publié à Stockholm : en 1946, j’avais écrit à Bonniers que je venais d’écrire un chef-d’œuvre, et je le leur proposais. Ils ont dit oui tout de suite…

J.-P. S. — Vous vivez dans un pays à majorité finnoise, vous avez beaucoup traduit du finnois en suédois. Comment définiriez-vous la spécificité littéraire finnoise-suédoise ?

Bo C. — Il n’y a pas chez nous de tradition épique et réaliste à la Aleksis Kivi. La littérature suédoise de Finlande est plus tournée vers la poésie et la nouvelle, vers la psychologie… Les écrivains finnois-suédois, à cause de leur appartenance minoritaire, ont un plus grand devoir vis-à-vis de leur langue. Et ils sont au carrefour de trois cultures : finnoise, suédoise et russe.

J.-P. S. — Que représente le Kalevala pour un poète finnois-suédois ?

Bo C. — Comme Rüneberg, un symbole national I Cela dit souvent très moderne, très frais dans la description de la nature. J’ai un jour publié un livre de poèmes qui sont des marginalia sur les classiques anciens, Homère, Catulle, Horace, Properce… Je pense faire la même chose sur le Kalevala. Il me donne la même électricité que les Grecs et les Latins.

J.-P. S. — La littérature de Finlande est quasi inconnue en France. Qui faudrait-il traduire selon vous ?

Bo C. — Volter Kilpi, qui passe pour intraduisible, et qu’on a appelé le « Proust finlandais », Joel Lehtonen, Runar Schildt… trois écrivains de la première moitié du siècle.

J.-P. S. — Vous connaissez la littérature française ?

Bo C. — En dehors des découvertes dont je vous ai parlé, j’ai peu lu de Français ces derniers temps : Char, Bonnefoy, Henri Bosco, Jean Follain.

J.-P. S. — Axel, votre principal roman, va bientôt paraitre chez Gallimard. Quand vous êtes-vous mis au roman ?

Bo C. — Vers 1970 : mon premier roman est un livre sur la Troisième guerre mondiale. J’avais été très impressionné par un film de Peter Watkins. Voix dans l’heure tardive se passe lors d’une catastrophe nucléaire en Finlande. La forme est largement tributaire de mon emploi du temps à la bibliothèque ! Il s’agit de six monologues, que j’interrompais quand le téléphone sonnait. J’ai écrit ensuite un roman à la Simenon qui se passe dans une petite ville de Finlande (Ombre qui marche)… un thriller très Jekyll et Hyde, La forme derrière la porte… Des nouvelles fantastiques, des pastiches de la littérature russe de Tchékhov, que j’aime par-dessus tout, avec de la vodka et des maisons sous la neige.

J.-P. S. — Parenthèse : qu’emporteriez-vous sur une île déserte dans le grand Nord ?

Bo C. — Les nouvelles de Tchekhov, Ulysse, La Recherche du temps perdu, L’Iliade

Klee, Kandinsky

J.-P. S. — Poète ou romancier, j’ai l’impression que vous avez besoin d’une autre œuvre, pour vous inciter à la vôtre. Vous écrivez parce que vous avez lu.

Bo C. — Oui, ou vu. De moins en moins, cependant. Mais la peinture flamande, Klee puis Kandinsky ont beaucoup compté aussi.

J.-P. S. — Quels sont vos projets ?

Bo C. — J’ai une idée de roman, c’est-à-dire une image. Mes livres partent toujours d’une image. Axel partait d’un petit garçon de dix ans et d’un orage en janvier. J’ai envie d’écrire un livre sur une maison. L’architecture m’intéresse, et je crois qu’un livre est toujours une maison ; tous mes poèmes d’autre part, sont des poèmes de l’espace. Le temps me concerne peu. Il faudrait analyser cela à partir de Bachelard. J’ai envie d’un livre qui commence à la cave, puis fasse le tour des pièces. L’image est celle d’un homme qui dort dans une petite arrière-boutique de livres anciens.

J.-P. S. — Venons-en à Axel. Qui est Axel ?

Bo C. — Le frère de mon grand-père ! Et un ami de Sibélius. Jamais mes parents ne m’en avaient parlé. J’ai découvert son existence en 1963 dans une biographie de Sibelius. Axel avait voulu être violoniste, mais avait fini par jeter son violon à la rivière. Toute sa vie, il l’a passée dans une pension, dans l’ombre, trop malade pour travailler. A Sibelius, il avait commencé par écrire une lettre anonyme en 1900, lui conseillant de quitter la Finlande pour l’Europe. Toute sa vie, il l’a conseillé et a pour lui, récolté de l’argent… lui qui n’avait pas un sou !

Au départ, — j’ai travaillé seize ans sur Axel — je me suis mis écrire son journal intime, de l’âge de 10 ans à sa mort en 1919, sur des fiches de la bibliothèque. Je finissais par avoir les rêves et les insomnies d’Axel ! Quand, miracle, quelqu’un m’a joint par hasard, de la famille de Sibelius, pour me montrer les lettres qu’il a toute sa vie, envoyées au compositeur. J’ai pu entrecouper le journal, de narrations à la troisième personne. Axel a compris Sibelius comme personne, il est derrière tous les moments clés de sa vie. S’il y a une philosophie du livre, la voici : personne n’est sans intérêt, la grandeur de l’humble Axel vaut celle de Sibelius… Pensez qu’à sa mort, Axel a commandé trois symphonies à Sibelius, qui les a composées.

J.-P. S. — Question flaubertienne : Axel, c’est vous ? Et possédez-vous un Axel, qui lit par-dessus l’épaule de Bo Carpelan ?

Bo C. — Je n’ai personne qui puisse jouer ce rôle. Mais chacun est nombreux…

J.-P. S. — Je crois savoir que vous êtes un peu Sibelius, et que vous aimez diriger un orchestre.

Bo C. — Uniquement avec des amis, et après avoir un peu bu. Et je n’ai à mon répertoire qu’une seule symphonie de Mozart. Je rêve aussi fréquemment qu’assistant à un concert à Helsinki, je dois de façon impromptue remplacer le chef malade.

J.-P. S. — Qu’en est-il de la vie littéraire en Finlande ? Il existe un milieu littéraire ?

Bo C. — Non, chacun reste dans son coin, surtout maintenant qu’il n’y a plus de débat, comme à l’époque du modernisme, ou de l’engagement. Il y a bien quelques jeunes critiques qui découvrent, comme toujours en Finlande avec dix ans de retard, le postmodernisme ou la déconstruction. Moi j’en suis resté à la nouvelle critique des années 50. La stagnation est totale : l’écrivain finlandais ne sort pas de chez lui. Très peu lisent la New York review of books. Les modernistes des années 20 allaient à Paris, Londres ou Berlin. Elmer Diktonius traduisait Whitman et découvrait Pound en 1926, quand la littérature finnoise était encore nationaliste. Aujourd’hui, on ferme les portes, on est comme effrayé des possibles influences étrangères, comme on est effrayé dès qu’un étranger veut vivre en Finlande. Il y a dans ce pays des débats pour savoir si cinquante réfugiés vietnamiens peuvent s’installer en Finlande ! Quelqu’un qui ne parle pas finnois, vous vous rendez compte, qui parle une langue que les Finnois ne comprennent pas… Nous sommes des gens vivant dans les forêts qui regardons avec suspicion l’étranger qui vient par le champ d’en face…

J.-P. S. — Comment est reçue la perestroïka toute proche ?

Bo C. — Elle suscite des discussions, mais elle est souvent reçue avec horreur. Comme tout mouvement en Estonie. Les vieux staliniens se disent : attendons, il y a peut-être une chance de retour en arrière. Les mêmes qui peuvent s’être très fermement engagés aux côtés de l’Afrique du Sud et du Nicaragua, — c’est loin — prônent la  « prudence », la prudence qui a si bien réussi à la Finlande après 45 pour garder sa liberté…

J.-P. S. — Vous voyagez ?

Bo C. — Je dois, mais je n’aime pas cela du tout. Le voyage me rend nerveux. Je pense que je vais perdre mon passeport ou mes papiers. Quand je sais que le train va partir de Waterloo à 8 h 30, je suis tremblant sur le quai vers 7 h 30, etc. La vie est très compliquée pour moi, hors de Finlande. En plus, je déteste l’avion.

J.-P. S. — Vous vous sentez européen ?

Bo C. — Tout à fait. Je lis infiniment plus de littérature étrangère que de littérature finlandaise…

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