Georges Cheimonas : « Je décris des états extrêmes »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 548 du 1er février 1990]

 

« Au-dessous sa vie comme si des grottes s’étaient ouvertes sous la vie. Alors qu’il se trouvait dans cet état ultime. Alors devant lui commence une liturgie inconnue. »

De cette liturgie, qui occupe les Bâtisseurs sinon les huit livres de Georges Cheimonas, l’image la plus approchante peut être donnée par la peinture de Francis Bacon. Comme l’artiste porte ses figures au paroxysme dans un espace condensé, Cheimonas dans des textes souvent très courts mène à incandescence — au point où toutes se fondent et se repartagent — des énergies (personnages, villes, idées…) venues de la Tragédie et de l’ancienne histoire. Impression d’assister à une cosmogonie, de lire un nouveau Présocratique, ou un supplément au Timée.

Ordonnateur de cette liturgie, Georges Cheimonas (prononcer Himonas) ressemble aux anges de Wim Wenders. Il est né en 1938 à Kavala en Grèce du Nord, qu’il a enfant, quitté pour Thessalonique. A Paris, de 1961 à 1967, il s’est spécialisé en neuropsychologie à la Salpêtrière, puis auprès de Jean Delay à Sainte-Anne. Il est aujourd’hui psychiatre à Athènes, et partage son temps entre l’hôpital, son domicile et son bureau, triangle dont il dit ne sortir que pour des promenades à l’Acropole, dans les ruines, et les musées.

Son bureau ? Visiblement une part de son oeuvre. En sous-sol, à vingt mille lieux sous la lumière si nette d’Athènes. Encombré, c’est banal, de livres. Surtout de gravures, figurines et statuettes : et Virginia Woolf, Kafka et Louis XIV, Beethoven et Diane chasseresse, Mozart et Homère, Héraclite et Cheimonas…

Les Bâtisseurs (qui regroupe le Mariage, le Frère et les Bâtisseurs) qui paraît ces jours-ci chez Maurice Nadeau préfacé et traduit par Michel Volkovitch est le premier livre de Cheimonas à être publié en France. Des textes l’ont été dans les Lettres Nouvelles (1969), Voix grecque (Gallimard 1973), la Lettre internationale (Hiver 88-89) et Arrêts sur image, nouvelles grecques (Hatier 1989).

Jean-Pierre Salgas. — Que diriez-vous aujourd’hui de Pisistrate, votre premier livre (1960) ?

Georges Cheimonas. — Que c’est un « premier livre »… L’histoire d’un adolescent qui tente de résoudre les problèmes du monde. Un livre qui a réponse à tout, un roman-fleuve de 80 pages, écrit sous influence dostoïevskienne. A l’époque, Pisistrate a enthousiasmé Seferis, Elytis, Saktouris, etc., qui coupaient alors les têtes à Athènes, et ils ont parlé d’un « Dostoïevski grec ». J’ai toujours eu le soutien des poètes d’ailleurs, depuis, bien plus que des prosateurs. Vous savez, mon trajet est très solitaire.

J.-P. S. — Que connaissiez-vous de la littérature à ce moment ? Dostoïevski ?

G. C. — Oui, il est chez nous l’écrivain national… Nos fièvres sont parentes. Sinon, je connaissais la tragédie ancienne, que j’essayais déjà de traduire vers 8 ou 9 ans. Au même âge, j’avais eu une grande crise mystique qui m’avait jeté dans les textes byzantins. Vers treize ans, j’avais commencé de lire les philosophes étrangers, Pascal, Nietzsche, Descartes, Schopenhauer, et les Présocratiques. Et puis il y avait eu Kafka, traduit en grec à la fin des années quarante. La Métamorphose me fut une révélation non pas tant littéraire, que celle de l’éventualité de toute métamorphose de l’être humain. La possibilité d’une ouverture des lois naturelles sur l’étrange. Je me souviens que vers 8 ans toujours, j’écrivais des histoires de terreur, dissimulé derrière une carte du monde. Mais à l’époque je voulais plutôt devenir peintre, je dessinais, j’exposais…

J .-P. S. — Aucun lien à vos débuts avec « l’école de Salonique », avec vos prédécesseurs (Pendzikis) ou vos contemporains (Ioannou, Anagnostakis…)

G. C. — Je les ai connus bien après à Athènes. Je ne lisais pas les Grecs d’aujourd’hui. En revanche, Thessalonique, la ville, est pour moi capitale. Je m’en suis rendu compte a posteriori, tous mes textes s’y déroulent. Et j’ai toujours la nostalgie d’y retourner, comme un criminel revient sur les lieux du crime. Il y a là-bas quelque chose de lourd, de triste, de vieux, il y a de l’ombre à Thessalonique. Ici tout est nouveau, sauf les antiquités. Et puis, j’ai retrouvé cela à Paris, Thessalonique est une ville « érotique », qui provoque à l’amour. A Athènes, tout est sec.

J.-P. S. — Apres Pisistrate, qu’avez-vous écrit ?

G. C. — En 1964, l’Excursion, qui inaugure vraiment mon style, Langage disloqué, grammaire torturée, écriture qualifiée « d’avant-garde », alors que je parle simplement « en vécu », je suis le temps vécu, pas celui des horloges. Je crois que la littérature est au sens strict l’art des lieux communs. Je suis exaspéré par ce mot d’« avant-garde ». En 1966, je publie le Roman, où j’expose ma conception du roman moderne.

J.-P. S. — Que « raconte » l’Excursion ?

G. C. — C’est l’histoire d’un personnage qui décide de faire une excursion après la mort d’un proche. Il invite des inconnus au nom de ce malheur. Ils refusent, et les seuls qui acceptent sont l’infirmière, le médecin, le fossoyeur, tous ceux qui ont participé à cette mort. Il finit par faire l’excursion tout seul. Dans ce livre, je touche aussi pour la première fois le sujet principal de ceux qui ont suivi : la fin des temps. De façon très grossière : vers la fin une menace pèse sur l’humanité et le héros est heureux de ce que la panique fasse courir tout le monde dans la même direction.

J.-P. S. — Vous êtes médecin. Y a-t-il un rapport entre le médecin et l’écrivain ?

G. C. — On le pense souvent parce que je décris des états extrêmes, on suppose que je les puise dans mon expérience. Pour ma part, je n’ai pas le sentiment de devoir grand-chose à la pathologie. Beaucoup par contre, aux liens psychologiques avec le malade qui souffre.

J.-P. S. — Parlez-moi de Roman.

G. C. — Le héros est un monstre, l’existence à l’état pur. Qu’il doit dissimuler sous le masque d’un personnage ordinaire. Sa femme le protège. Arrive un autre homme qui sait la vérité du premier, et qui donc signifie sa fin au monde des hommes. La femme tue cet autre donc. Mais par cette mort, elle prive le héros de sa seule chance d’exister dans sa vérité. Le drame commence, il doit à son tour éliminer sa femme… Vous voyez, je suis originaire de la tragédie…

J.-P. S. — Vous n’écrivez cependant pas de théâtre.

G. C. — Je n’aime pas le théâtre, le théâtre m’ennuie. On peut tout faire en prose.

J.-P. S. — En quoi le Roman expose-t-il votre conception du roman ?

G. C. — Parce qu’il est très court. Je suis partisan d’isoler les éléments nodaux de l’histoire et de ne raconter que ceux-ci. Il est possible d’écrire un vrai roman de trente pages au lieu de cinq cents : Prenez l’Idiot par exemple, et condensez-le !

J.-P. S. — C’est là votre manière d’écrire : réduire ?

G. C. — Non, dès le départ, la structure donnée est dense. J’écris par excès paroxystiques, un peu comme des crises d’épilepsie. L’acte d’écrire précède l’écriture. Celle-ci dure, disons, deux mois, mais j’ai vécu deux, trois quatre ans d’« écriture » et de torture dans ma tête.

J.-P. S. — Matériellement comment cela se passe-t-il ? Heure, instruments… Je vois ici toute une batterie d’encriers et de porte-plumes.

G. C. — Je copie et recopie mes textes plus que je ne les écris. Je ne supporte pas les ratures, je réécris, s’il le faut, toute la page. A la plume, sur du papier que j’achète à Paris. Je travaille toujours au petit jour, de quatre à neuf heures à peu près. Ensuite je vais à l’hôpital. Je corrige le soir. Mon biorythme suit la lumière du jour.

J.-P. S. — Que vous n’apercevez jamais ! Il n’y a pas de fenêtre ici.

G. C. — Si, si, derrière cette tenture. Mais ce n’est pas lumière qui importe, c’est le sentiment du jour. Je n’aime pas le soleil, je préfère me cacher dans une chambre sombre. Je suis un homme du Nord encore une fois. Vous savez ce que signifie Cheimonas ? Si on déplace l’accent, du A sur le O, c’est un nom byzantin qui veut dire « Hiver ». Je suis comme ces bergers thessaliens qui restaient à la montagne pendant l’hiver.

J.-P. S. Vous n’aimez pas le théâtre, mais vous avez abondamment traduit les Tragiques. Est-ce une activité courante chez les auteurs néo-helléniques ?

G. C. — Séféris a traduit des extraits. Elytis a traduit le poème de Sappho. Sinon, la chose est plutôt rare. J’ai adapté Médée, Electre, les Bacchantes, Prométhée enchainé (et écrit Prométhée déchaîné, la suite perdue), Agamemnon et… Hamlet. Je dois vous dire que ce sont les héros qui m’intéressent, plus que les auteurs. Une autre raison de ce travail est mon peu de goût pour l’art moderne. J’aime le grand, le haut, le classique, tout ce qui a été abîmé par l’art moderne.

J.-P. S. — Venons-en aux livres des années 70…

G. C. — Ils sont quatre, Docteur lgnotis en 1971, le Mariage en 1974, le Frère en 1975, les Bâtisseurs en 1979. Avec ces livres, j’en ai fini avec ma littérature. Je dis cela par honnêteté pas par épuisement, je n’ai pas l’intention de faire comme ces écrivains qui se répètent jusqu’à leur dernier jour. Il y a deux thèmes dans ces livres qui me hantaient depuis l’enfance : la limite de l’homme, sa limite gnostique. C’est le sujet de Docteur Ignotis. La fin du temps, pas du monde, mais de notre culture — la grande littérature s’est par exemple arrêtée avec Kafka c’est le sujet des Bâtisseurs. Entre les deux, je vois le Mariage et le Frère comme des intervalles poétiques.

J.-P. S. — Apres la fin, vous continuez et publiez Mes Voyages en 1984.

G. C. — Il s’agit de trois nouvelles qui passent pour plus faciles, et qui tournent autour des liens du sang ; la mère, le père, le fils. Trois autres paraissent en mars, l’Ennemi du poète. Un poète est assassiné par un jeune inconnu, et continue de voir le monde par ses yeux immobiles.

J.-P. S. — Quels sont les écrivains grecs dont nous n’avons pas parlé, dont vous avez le sentiment qu’ils vous ont influencé ?

G. C. — Solomos, Kalvos, Cavafis, Macriyannis qui fut le plus grand prosateur grec…, les textes religieux byzantins, les chansons démotiques qui datent de l’occupation turque. La Grèce qui a produit tant de grands poètes a peu produit de grands prosateurs. Les années 30 nous ont donné des Martin du Gard hellènes !

J.-P. S. —De qui vous sentez-vous contemporain aujourd’hui en Grèce ?

G. C. — J’ai vraiment le sentiment d’être une île dans ma génération ! Il y a des écrivains plus traditionnels comme Valtinos, Koumandareas, Nollas… A l’inverse dans les générations suivantes, je suis très intéressé par Maro Douka, Ersi Soutiropoulo, Jenny Matsoraki, Yannis Kondos, Dimitris Dimitriadis, Yannis Chryssoulis, Sotiris Dimitriou… la liste comprend une grande proportion de femmes.

J.-P. S. — Et en Europe ?

G. C. — D’une certaine façon, je ne lis plus, je suis « complet » en quelque sorte. Mais bien sûr je lis les livres dont on parle en diagonale et je ne crois pas qu’il se passe quelque chose d’important.

J.-P. S. — Parmi les lieux communs (vrais) sur la littérature néo-hellénique figure son lien essentiel à l’histoire. Vous sentez-vous concerné ?

G. C. — Sur ce point, Tsirkas demeure la grande réussite. Sinon que de mauvais livres ! Chez moi aussi, l’histoire hellénique est présente. Lors du désastre de l’Excursion, on entend crier « Les Perses, les Perses ! » Et les Bâtisseurs peuvent se passer pendant la guerre civile ou les colonels. Mais je crois que nous sommes à la fin des temps et qu’il faut faire une littérature urgente et générale. Il faut faire des synopsis sur les grands thèmes de la condition humaine, l’amour, la mort, l’histoire. Et pour cela le « roman » est un excellent instrument, plus libre que l’essai. L’esthétique de l’histoire me préoccupe plus que l’histoire.

J.-P. S. — La dictature a-t-elle modifié votre parcours ?

G. C. — Pas du tout. La résistance, la torture étaient dans mes textes.

J.-P. S. — Vous avez aujourd’hui une activité politique ?

G. C. — J’appartiens à la gauche évidemment, je suis communiste — idéologiquement si vous voulez, pas membre du parti — il m’arrive de participer à des réunions, mais je n’aime pas la politique et j’ai une vie très solitaire, je ne sors jamais.

J P. S. — « Une île », disiez-vous. Qu’emporteriez-vous au désert ?

G. C. — De la musique. Je déteste la littérature, elle me torture trop.

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