Présenté par Georges-Emmanuel Clancier
Queneau aujourd’hui
Clancier-Guénaud, 246 p.
Sous la direction de Elie Théofilakis
Modernes et après. Les immatériaux.
Editions Autrement. 242 p.
Autant le dire franchement : j’étais très déconcerté par les Immatériaux. Au-delà même de l’impropriété du mot (que de matière !), et de la confusion des choses (quel rapport entre tous ces matériaux ?). Par le côté mi-nécropole mi-salon des arts informatiques et ménagers de cette « non-exposition », conçue par Jean-François Lyotard. De vestibule égyptien en portes beckettiennes, et de là en « sites » fourre-tout, j’avais l’impression d’être convié par l’auteur de La Condition postmoderne à longer l’immatérielle frontière qui sépare la métaphysique (transmise par infrarouge à mon walkman) et la pataphysique (je songe à la gidouille de l’affiche). Ne sachant s’il fallait en rire ou se préparer à en pleurer.
Fort heureusement, deux livres sont parus à point pour éclairer ma lanterne. Le premier regroupe les actes d’un colloque Queneau qui s’est tenu à l’université de Limoges en mars 1984. En ouverture, sous le titre Raymond la science, Pierre Macherey analyse le curieux chassé-croisé théorico-littéraire qui deux décennies durant, occupa Kojève et Queneau : entre 1933 et 1939, l’écrivain fréquente les célèbres cours du philosophe sur Hegel à l’Ecole des Hautes Etudes, qu’il publiera en 1947[1]. Entretemps, il les a par trois fois « traduits » sous forme romanesque : Pierrot mon ami (1942), Loin de Rueil (1944), Le Dimanche de la vie (1951), enfin, au titre explicitement hégélien. En mai 1952, Kojève à son tour les retraduit dans sa langue, « l’illisible quasi-français » : dans un article de Critique, il donne avec humour son « imprimatur philosophique » à ces « romans de la sagesse ».
Impossible de résumer ici l’interprétation anthropologique que Kojève donne de La Phénoménologie de l’Esprit [2]. Je rappellerai simplement que selon lui l’humanité est parvenue au terme de son histoire dans la coïncidence du Savoir absolu hégélien et de l’empire napoléonien. Finis donc le désir, le travail, la violence, la contradiction, l’Autre, le négatif, le malheur… « La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal, qui est en accord avec la Nature ou l’Etre donné. Ce qui disparaît c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet ». Ce nouvel homme, Kojève l’identifie tantôt à la « transanimalité » américaine, tantôt au « snobisme » japonais[3]. Toujours il le désigne comme le Sage, « animal spéculatif » (Macherey) dont aucune inquiétude ne perturbe plus le contentement.
C’est au petit peuple des villes qu’il revient chez Queneau d’incarner la sagesse hégélienne. Prototypes des sages quenelliens le soldat-encadreur-voyante Bru du Dimanche de la vie, inexplicablement hanté par le souvenir de la bataille d’Iéna. Ou l’insouciant Pierrot mon ami. Pierre Macherey, qui concentre ici sa démonstration sur ce dernier livre, y décèle une allégorie de l’histoire de l’humanité, écrite du point de vue kojévien de sa Fin. Toute l’intrigue repose sur le conflit de deux univers : la Chapelle Poldéve, le tombeau, qui se révélera vide, d’un imaginaire prince poldéve (« Cet endroit différait de tout autre (…). On y sentait toujours l’ombre d’une idée abstraite qui le survolait, l’ombre d’un fait ») et l’Uni-Park, une sorte de Foire du Trône « lumineuse, grouillante et sonore ». D’un côté le sacré, la culture, la pensée de l’histoire, de l’autre le profane, le travail, les loisirs. Suite à un providentiel incendie, tous deux s’abolissent dans une espèce d’Uni-Park généralisé que Queneau figure par un zoo (pour animaux spéculatifs évidemment !).
Au départ du livre — Pierrot y est employé — et au centre du dispositif, articulation, balance entre sacré et profane, savoir et ignorance, le Palace de la Rigolade que Queneau décrit comme le domaine des « philosophes ». En fait un lieu où un courant d’air artificiel fait apparaitre le « fond des choses » : ce que cachent les jupes des femmes. Lieu donc du regard à distance, de la contemplation, de l’interrogation, d’une certaine douleur. Dont est préservé le sage autosuffisant.
On aura, si j’ose dire, reconnu là les Immatériaux. Une version comique et anticipée de ce qui s’y joue. Dans la Chapelle Poldéve, le bas-relief égyptien du « vestibule », dans son vide enfin révélé, le simulacre du même bas-relief à la sortie de l’exposition. Dans les sites « technoscientifiques », l’Uni-Park, promis à une extension indéfinie. Dans le théâtre du Non-Corps beckettien, qui sert de sas d’orientation, le Palace de la Rigolade ; en témoignent les cinq questions qui y sont posées sur le « dessous des choses » (« cinq mat » : maternité, matière, matrice, matériau, matériel).
La « techno-science »
C’est évidemment en ce lieu réel — conceptuel que se tient le « philosophe » Lyotard, plus tout à fait prêtre, pas encore sage. Il n’est pas en effet bien difficile de reconnaitre dans la pensée de la condition post-moderne une version malheureuse, déplacée, inversée de la Fin de l’Histoire kojévienne (et par une ruse imprévue de la Raison dans l’anti-hégélien Lyotard le dernier hégélien) : la post-modernité est la plus moderne des idées[4]. Malheureuse, mélancolique, endeuillée, au lieu de la jubilation kojévienne ; pour ce dernier, l’Histoire s’était accomplie, pour Lyotard elle s’est évanouie quand partaient en fumée les méta-récits de sa légitimation (dont celui de Kojève reste le modèle indépassé), et il est hanté par les légitimités perdues. Déplacée : compromises avec ces méta-récits, les sciences humaines ne sont plus d’aucun secours. Lyotard se tourne vers la « techno-science ». Inversée : Kojève imaginait une dissolution du langage de la lutte, dans la béatitude des corps. Toute l’exposition suggère ici une pulvérisation des corps dans le jeu des langages.
Lyotard donc en Kojève-anti-Kojève, par une sorte de tour de vis supplémentaire de la dialectique. Et les Immatériaux comme le négatif (photographique, pas hégélien) un peu triste, de Pierrot mon ami. Et en Pierrot de chair, en sage auto-satisfait, qui ? Le second livre donne la réponse. Il s’intitule Modernes et après. Les immatériaux, et paraît significativement aux Editions Autrement, qui depuis dix ans déjà se sont fait une spécialité des dérives dans l’Uni-Park contemporain (quand l’Autre a disparu, restent les petites différences sans conséquences de looks et de branchement).
En majeure partie rédigé par des scientifiques et des artistes, il s’agit d’un véritable florilège de petites histoires « immatérielles ». D’un volume à déchiffrer, l’œil sur le clip, le casque à l’oreille, et l’index sur le minitel. Mutants d’après l’Histoire, les usagers de la technoscience s’adressent aux usagers de la technoscience. A cent lieues déjà de la mélancolie de Lyotard le grand inspirateur (le post-moderne, son nom l’indique, est encore pris dans la nostalgie du moderne). En pleine « nouvelle condition humaine » sur fond de « néo-nature » (on retrouve le zoo quenellien).
Impossible de faire un sort à tous ces micro-récits. Mais je m’en voudrais de passer sous silence Elie Théophilakis le coordinateur de l’ensemble et son dénominateur commun (« Le sage n’est pas individuel » disait déjà Kojève) « intellectuel généraliste reconverti très très techno » possédé par la « jubilation théorique de l’homme sans qualité qui navigue à vue dans le transhumain expansé » ainsi qu’il se définit lui-même. Je ne me lasse pas de le lire, tout à ma joie d’avoir retrouvé dans la vie réelle ce Pierrot merveilleux dont Queneau décrivait « le crépuscule intérieur traversé de temps à autres par des fulgurations philosophiques. Exemple : « Le nouveau sphinx lance déjà son défi. L’âme des choses se bat pour devenir la nôtre. Nous autres postmodernes avides, amoureux de ce monde, nous ne reconnaissons à personne le droit de dire que notre époque ne vaut pas notre vie ».
Théo mon ami, merci. Je crois que je vais retourner à Beaubourg. Leur dire de brancher Kojève, Queneau et Théo sur les walkmans. Et puis aller jeter un cil au Théâtre du Non-Corps. — Ce que j’en pense, — Ceci est une autre histoire…
Notes
[1] Sur ce sujet, voir un précédent article de Pierre Macherey Queneau scribe et lecteur de Kojève in Europe juin-juillet 1983 où le philosophe analysait Le Dimanche de la vie.
[2] La meilleure étude sur la question est incontestablement celle de Vincent Descombes in Le Même et l’autre (Minuit 1979) qui examine « quarante-cinq ans de philosophie française » de l’hégélianisme de Kojève à l’anti-hégélianisme de… Lyotard.
[3] Introduction à la lecture de Hegel p. 434 à 437. Dans le dernier numéro de Traverses (revue néokojévienne s’il en est !), Politique fin de siècle, Louis Marin reproduit et commente les hésitations chronologiques et géographiques de Kojève sur la Fin de l’Histoire, dans une perspective qui me semble implicitement voisine de mon propos.
[4] De ce point de vue l’autre grand hégélien d’aujourd’hui pourrait bien être Jean Baudrillard : sa théorie de la simulation est une autre variation sur le même thème de la Fin de l’Histoire. Voir en particulier Simulacres et simulation (Galilée, 1981) « Le grand événement de cette période, le grand traumatisme est cette agonie des référentiels forts, l’agonie du réel et du rationnel qui ouvre sur une ère de la simulation ».