JE ME SOUVIENS DE « SARTRE »

J
[Cet article est paru originellement en 2005 dans Pourquoi Sartre ? (dir. Vincent von Wroblewski) aux Editions Le bord de l’eau.]

 

1970 (un Sartre)

Lire-Ecrire… même si Les Mots ne sont pas « mon » livre (trop d’« illusion biographique » et malgré la dernière phrase, pas assez d’autobiographie de tout le monde) : né en 1953, j’arrive à Paris en 1970, d’une banlieue sans beaucoup de livres (la bibliothèque de ma mère institutrice laïque et obligatoire et une nouvelle génération de collections de poche — 10-18, Poésie-Gallimard, Gonthier-Médiations — qui parviennent à la Maison de la Presse locale) : c’est évidemment Sartre (La Nausée lue dans la collection Pourpre, avec le dessin d’une fille qui se déshabille sur la page de titre) plus que le solaire et scolaire Etranger qui m’ouvre aux « nouveautés » que je dévore (Robbe-Grillet et le Nouveau Roman, Gombrowicz, Boris Vian… et Breton, Ponge, Queneau, Leiris, Mallarmé préfacé par Sartre, Lautréamont… et Le Degré zéro de l’écriture, de Barthes), qui me permet d’échapper à Lagarde et Michard (encore aujourd’hui je reste persuadé que le « nouveau » est une valeur, qu’il faut lire la littérature à l’envers et généalogiquement, qui plus est comme de la philosophie, et vice-versa : « La technique d’un écrivain, c’est sa métaphysique », la morale est affaire de travelling). A Paris, je viens donc (sic), inscrit au lycée Henri IV préparer la rue d’Ulm : tout de suite, j’assiste au groupe théorique Tel Quel place Saint-Germain-des-Prés (la « visite au grand écrivain » est à Philippe Sollers) et aux cours d’Althusser et de Derrida, lis Deleuze et Foucault, découvre Jean-Luc Godard et le cinéma etc. Je ne me sens pas du tout « sartrien », je me sens beaucoup moins (beaucoup plus) : quelque chose comme un sartre, nom commun, qui doit accomplir un type de vie désiré depuis qu’il en a lu, entre dix et quatorze ans, le déroulement dans les Mémoires de Simone de Beauvoir (philosophique et érotique : c’est dans Le Deuxième Sexe, les passages qui tant offusquèrent Mauriac, que j’ai découvert ce que les adolescents de 2005 apprennent dans Catherine Millet). Je lirai bien plus tard chez Claude-Edmonde Magny parlant de L’Etre et le Néant ou dans Gilles Deleuze (en 1964 : « Tout passa par Sartre ») ce que je sentais. J’aime paradoxalement en Sartre l’anti-Heidegger, sa liberté avec la boite à outils Sein und Zeit, son refus du « coup de menton transcendantal » (pour parler Bourdieu). Spinoza (via Matheron) et Hegel (via Macherey) sont mes dieux plus que Descartes et Husserl (la philosophie du sujet ne me « parle » pas, j’ai le sentiment aigu de mes déterminations, l’engagement me semble un mauvais mot qui suppose le dégagement ; en revanche, j’aime l’idée de « situation »). Je dois être « existentiellement structuraliste ». Mes « sartriens » d’alors : les préfacés Genet, Nizan, Gorz, Fanon… et les contemporains Pierre Goldman (Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, 1975) ou Bernard Frank (Solde, 1980).

1980 (sartrien)

Le jour des obsèques de Sartre, je « crapahute au maquis Socrate » dans le Morvan (ni normalien ni agrégé, j’enseigne lors du service militaire, la philosophie dans un collège du même nom) : il ne me reste qu’à parler de l’écrivain aux élèves, lesquels font des caricatures de «jps en JPS ». Je trouve juste qu’Althusser déclare que c’est notre Rousseau qui vient de disparaitre. Je deviens peu après critique (sans adjectif : tous les arts, intéressé aux « conditions de possibilité », plutôt contre à la Quinzaine littéraire, à France Culture). Je me souviens avoir déposé mon premier « vrai » article (sur La Cérémonie des adieux) dans la boîte de Simone de Beauvoir. Et avoir été très impressionné par le livre d’Anna Boschetti Sartre et les Temps modernes (comme, auparavant, par ceux de François Georges et de Denis Hollier) que je lis comme le plus beau des éloges et qui fixe pour moi, après la continuité Sartre-Barthes (Situations 2 dans les termes de Situations 1), la continuité Sartre-Bourdieu, la résolution de sa contradiction intime (inverser le rapport des sciences humaines à une philosophie de la conscience). Dans ces années, Règles de l’art et Degré zéro me semblent permettre une sorte de « remise sur ses pieds » du blanchotisme français alors dominant, une réflexion qu’on pourrait baptiser aussi « formaliste russe » sur « l’évolution littéraire » française (des écritures dans le champ tout entier). Jean Echenoz première manière (Le Méridien de Greenwich), Georges Perec (l’écriture comme style) et Philippe Sollers (le style comme écriture) sont mes héros. Autrement dit, je me sens « sartrien » (j’ai la chance de connaitre un peu le sartrien secret et hérétique Daniel Oster, dont Les Mots posthumes se nomment Rangements 2002, et Pierre Bourdieu dont la « gauche de gauche » prolongera par d’autres moyens la tradition sartrienne de l’intellectuel total, qui mènera la lutte dans les salles de rédaction plutôt qu’au Chiapas). Et dans ces années où les « inventions » de la Nouvelle Philosophie sont devenues exponentielles au point de passer inaperçues, j’aime a posteriori le refus sartrien des deux voies devenues dominantes de l’intellectuel organique français : médias (hétéronomie) et université (fausse autonomie). « Mes » Sartre : le « premier » (Nausée, Carnets de la drôle de guerre, L’Etre et le Néant, Huis clos), les Situations (toutes), Réflexions sur la question juive versus Orphée noir, de Baudelaire à L’Idiot de la famille tous les textes sur écrivains et artistes.

1990 (Jean-Paul Sartre)

Au début des années 90, c’est avec Witold Gombrowicz (j’ai quitté, pour écrire sur lui, Maurice Nadeau, son éditeur ; le Panorama de France-Culture nous a quittés, supprimé pour cause de liberté toute sartrienne) que je retrouve enfin Jean-Paul Sartre en entier et du dehors (non plus exemple, ou socle, mais une vie-œuvre où entrer « comme dans un moulin »). Gombrowicz, écrivain-philosophe arrivé à Paris en 1963 après vingt-quatre ans d’Argentine, allait se poster sous les fenêtres du philosophe-écrivain rue Bonaparte (« à Paris, il est devenu pour moi une tour Eiffel, un être dépassant l’ensemble du panorama ») : dès 1953, incipit du Journal, le désormais « structuraliste de la rue » n’a cessé de reconnaitre en Jean-Paul Sartre son contemporain capital intime (une « montagne de révélations », le « codificateur de mes propres sentiments »). Lire également Testament, ses Mots à lui. En entier et par en bas : le point de départ est identique, Ferdydurke 1937 et La Nausée 1938, même pathologie, même philosophie. Mais là ou chez Sartre la guerre provoque un second Sartre qui va absorber le premier, chez Gombrowicz, la guerre et l’exil entraînent à l’inverse une exacerbation. Cosmos (1966) étend les découvertes de La Nausée à la matière elle-même, y compris par le « rocantin » (Michel Rybalka) de sa poétique (les livres se « mordent comme des chiens »). Plus généralement, ce que j’ai baptisé « l’athéisme généralisé » déploie la contingence sartrienne (aussi parce que Dieu, qui y était plus vivant, est plus mort en Pologne que dans la France IIIe République : Le Diable et le Bon Dieu a des allures de Mariage timide). Du dehors : un seul jour peut-être, Sartre fut bête (sa « méprise » sur l’autre universel de Nabokov)… en revanche il décrivit bien les « machines infernales » de Gombrowicz. Passé de la périphérie de l’Europe à la périphérie du monde, ce dernier sait que dans la République des Lettres d’alors, « l’universel non ratifié par Paris » doit être ratifié à Paris et que là tout passe par Sartre (« Je cherchais alliance avec Sartre contre Paris », 1963). En 1980, la disparition de Sartre prélude au devenir Pologne de la France. De ce devenir, le symptôme éclatant est la « commémoration » généralisée laquelle vient d’atteindre à leur tour les deux « centenaires » (2004, 2005) : via la « patrie » pour l’un, via « l’entre-soi » pour l’autre… « Mon » Jean-Paul Sartre : le « Sartre non-achevé », personnage conceptuel inventé par Witold Gombrowicz en 1954 qui ne cesse de faire des apparitions dans le Journal jusqu’au bout (1969).

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