Nous sortons à peine de l’« automne Manchette ». Celui qu’on a appelé le « pape du néo-polar » est entré un an après sa mort (le 3 juin 1995), et après des années d’un « silence » très actif, dans un panthéon de papier : deux volumes chez Rivages : le recueil de toutes les chroniques tenues de 1976 à 1995 (la plupart dans Charlie mensuel et Polar), et les premiers chapitres d’un roman inachevé commencé en 1989, la Princesse du sang, qui aurait inauguré une nouvelle manière ainsi qu’un cycle, Gens du mauvais temps. D’autre part, Gallimard, réédite sous couverture noire mais format blanche Fatale, avec une postface de Jean Echenoz.
Rivages fait des ravages… Polar oblige, les règlements de compte entre héritiers remplissent les gazettes : la Série noire, que Manchette avait en un sens refondée, et Gallimard peuvent se prévaloir d’abriter tous ses titres, de l’Affaire N’Gustro (1971) à la Position du tireur couché (1982), mais Rivages et le fils de Manchette, Doug Headline, accueillirent ses derniers écrits et ceux de ses amis (Cook, Westlake, Ellroy, Siniac…). A vrai dire, cette querelle entre bâtards et enfants légitimes (sans qu’on sache trop bien qui est qui) pourrait bien dissimuler une autre question que, seuls dans le déluge automnal, les Inrockuptibles ont souligné : la trajectoire interrompue de Jean-Patrick Manchette allait peut-être plus loin dans la théorie que, dans la pratique, la Princesse du sang. Manchette pourrait bien se diviser en deux. En tout cas, ses Chroniques enferment un véritable « art du roman » élaboré en spirale et en trois temps qui coïncident avec les flux et reflux de l’Histoire tel qu’il les pense et les vit. Un « art du roman » qui se situe quelque part entre I’Esthétique de Hegel, constamment invoquée (« la raison est à l’œuvre dans le polar »), et le Pierre Ménard de Borges, réécrivant le Quichotte à l’identique au début du 20e siècle (le même texte ne signifie pas la même chose dans un autre contexte, autrement dit, pas plus qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve, on ne peut réécrire deux fois la même chose). Un art du roman où Manchette se retrouve, à la fin, en compagnie de Flaubert, Dada et Arno Schmidt. Il faut lire ces Chroniques historiquement, comme il le recommande pour les romans qu’il analyse. « La nécessité est toujours « affaire d’un moment. Voyez tiens par exemple en peinture l’abstraction géométrique. A un certain moment nécessaire, ça donne Kandinsky. Et à présent faire de l’abstraction géométrique, ça donnera seulement du papier peint pour une chambre de jeune ». Ailleurs, Manchette compare l’histoire du roman noir celle du jazz ou du cinéma hollywoodien. Dès le début de ses Chroniques, il est pris dans une contradiction existentielle autant que théorique, une sorte de double-bind à l’intérieur duquel il ne va pas cesser de se déplacer. Inspiré par un Georges Lukacs (la théorie du « réalisme critique ») revisité par Guy Debord[1], Manchette le critique décrète, dogmatique, qu’à l’inverse du roman policier énigme (Agatha Christie, Boileau-Narcejac), qui œuvre à l’élimination imaginaire du désordre social, le polar révèle celui-ci sous l’œil désillusionné du privé. Son style est le behaviorisme appliqué à la démythification des rapports sociaux : « (…) Le mode d’expression d’une conscience échaudée qui craint désormais la ruse de la raison. Et la forme du polar est bien la forme de son contenu. » Enfin, l’âge d’or du polar est derrière lui, dans les années 20 à 50 : « Le polar est la grande littérature morale de notre époque », le « roman principalement antifasciste », « l’histoire de la vie sous la contre-révolution ». Dashiell Hammet, plus encore que Raymond Chandler, est le grand homme de Manchette.
Contradictions (1929-1976)
Littérature et histoire (lutte des classes) sont dans une relation dialectique qui s’apparente au procédé des vases communicants. Or nous sommes dans l’après-mai 68, « les guerres sociales ont recommencé dans toutes les cinq parties du monde (…), le roman noir était le roman du monde gelé. Il a donc fini. Avec leurs manchettes (je souligne) de lustrine, les suiveurs tardifs en gèrent les débris ». Le polar aurait donc dû disparaître, résorbé dans le mouvement de l’Histoire. Il y a donc divorce entre Manchette critique et Manchette romancier, le premier tirant pourtant sa légitimité du second : non seulement ce dernier écrit des polars, mieux (ou pire), il est reconnu comme le fondateur et le maitre du néo-polar. Tel Dashiell Hammet dans les années 30, il s’est dirigé après 1968 vers la « paralittérature » (l’université) ou « littérature des poubelles » (Antoine Volodine[2]), qui lui semblait pouvoir pallier, à l’autre extrême du champ littéraire, le manque de liaison des avant-gardes et du mouvement révolutionnaire. En témoigne, dans ses livres, la présence de toute la bibliothèque poétique situationniste.
Cette contradiction intime autant qu’objective est la première motivation des Chroniques : il s’agit de rendre compte de parutions non nécessaires et de ce que cette absence de nécessité implique dans le « style » même des écrivains. Il s’agit de confronter toutes ces nouveautés aux grands ancêtres des années 20 50. Le polar, « c’est mort. Non pas en ce sens qu’il n’y aurait plus de parutions, mais en ce sens que toutes les parutions futures ont d’avance trouvé leur place ». En termes hégéliens, comment passer le temps quand l’histoire est en train de finir ? « Comment concilier évolution personnelle, évolution historique et évolution de la forme qu’il utilise, le roman noir ? » (Doug Headline). Tout simplement, comment vivre quand on est « né trop tard dans un monde trop vieux ? »
Stéréotypes (1976-1995)
Evidemment, rien n’interdit de lire ce livre seulement comme une encyclopédie – à la façon des Palimpsestes de Gérard Genette – des écarts entre le polar en son âge d’or et la littérature blanche, entre le polar et les autres variantes de « littérature des poubelles » : épouvante (série blême), espionnage, science-fiction classique et spéculative, ersatz de polar (James Hadley Chase). Le livre est aussi une très belle collection d’essais sur des auteurs nommés Chester Himes ou William Irish, Raymond Chandler ou David Goodis, Ed Mac Bain ou James Ellroy, Jim Thompson ou Jonathan Latimer, John Le Carré, Jérôme Charyn, Robert Penn Waren ou Sax Rohmer, Léo Malet et Robin Cook, Ross Thomas, etc. Reste qu’on manquerait ainsi la question qui traverse ces essais et qui découle de ce paradoxe du polar qui n’en finit pas de finir. Manchette déclare : « Je pense que le problème du cliché est le problème le plus aigu de la littérature « de genre ». » Aigu pour une littérature qui est déjà au second degré quand elle est au premier, qui est toujours déjà stéréotype et lieu commun (pour toucher ses lecteurs : on n’imagine pas un polar sans public…). L ‘auteur de Nada et de Fatale sait, comme Borges, que la grande question de la théorie littéraire est la parodie, le pastiche, la littérature sur et sous la littérature : la question « bathmologique », pour parler comme Roland Barthes et Renaud Camus. Il distingue chez ses contemporains deux réponses à cette question.
Il y a en effet, pour le critique, au fil des feuilletons, très vite, un bon et un mauvais objet : Donald Westlake versus le néo-polar français (je simplifie). A la quasi unique exception de Siniac, « Pierrot le fou dactylographe » qu’il vénère, Manchette n’est pas tendre pour ses pairs français (en fait ses petits frères), « forêt de connauds qui font du sous-Queneau », au service le plus souvent d’une sorte de « poujado-gauchisme »[3] : Vautrin (qu’il déteste) ou Prudon (qu’il apprécie quand même), Bialot, Morgiève, Bastid, Fajardie puis Daeninckx et Quadruppani. « Quinzaine commerciale », dit-il du mouvement, qu’il a initié, devenu une marchandise culturelle comme les autres, et qu’il compare aux nouveaux romantiques ou aux nouveaux philosophes[4]. Autrement dit, la « littérature des poubelles » a sombré dans la « poubellication » généralisée. Destin comparable à celui du pop art (on pourrait aujourd’hui citer un cinéma dans le genre de celui de Tarantino), quand il aurait fallu remplacer les avant-gardes, lesquelles avaient échoué à changer le monde : « L’artisanat de distraction s’est approprié les recherches avant-gardistes. Et quand l’avant-gardisme a donné ce qu’il pouvait donner, il doit se ranger en s’appropriant la sagesse des artisans et en se rangeant parmi eux, afin de fabriquer de petits objets sans prétentions. »
A l’inverse, même si « l’œuvre de Westlake appartient à la période de décadence du polar classique », Il y a chez lui une vraie réflexion sur le cliché que manifestent ses trois identités différentes, Donald Westlake, Richard Stark et Tucker Coe. « Ironie, outrance, rigolade référentielle ». Manchette analyse comment Westlake écrit tantôt dans le stéréotype (et dupe), tantôt sur le stéréotype (non dupe, ce qui ne veut pas dire plus malin). « La question de la malice devient la question centrale des genres empaillés ». L’auteur d’Adios Sheherazade, avec son côté Pierre Ménard, ramène Jean-Patrick Manchette à l’origine de tout « art du roman » : Don Quichotte, livre et personnage, fonctionne constamment en fonction de ce genre qu’est le roman de chevalerie et qu’il sait être un stéréotype de l’époque (Notes sur l’usage du stéréotype chez Donald Westlake est un texte de première importance). Il faut ici introduire un autre nom, celui de Jean Echenoz, que Manchette remarque dès son entrée en littérature en 1979 (son Méridien de Greenwich fait penser à Roussel en même temps qu’au polar), et qui occupe un rôle de pivot, légèrement souterrain, du livre. Echenoz, qui a beaucoup lu Manchette, est le romancier chez qui se mêle de façon neuve — encore plus que dans les derniers Manchette — un behaviorisme classiquement hammettien et un jeu sur les ruines d’une littérature passée tout entière dans le stéréotype.
Styles (1995-1919)
« La modernisation du polar n’est pas où on la cherchait ces dernières années (…) Elle est dans un travail de plus en plus savant sur le texte » écrit Manchette en 1982, dans l’après-coup d’une polémique sur Westlake et à propos du numéro 1843 de la Série Noire. On est loin désormais de la simple recommandation de lire Jules Renard qui ouvre le volume, et d’une ligne de défense behavioriste contre les fioritures du néo-polar. Pour le Manchette critique, la rencontre avec l’œuvre d’Echenoz (Cherokee puis Nous trois, après le Méridien) l’aide d’autant plus à penser, contre lui-même, qu’elle coïncide avec un nouvel effacement de l’Histoire après les fastes années 70. Elle lui permet d’éviter le simple retour de balancier de type : « l’histoire baisse, le polar remonte ». Derrière Echenoz, se profile Maupassant (préface de Pierre et Jean), puis Flaubert et, derrière Flaubert, ce qu’il nomme la « poésie »
« La poésie — seul secteur dont on peut en effet soutenir qu’il garde quelque chose d’inexpugnable au milieu de la domination universelle de l’économie ». Le mot signifie d’abord, pour l’ancien situationniste, résistance à la marchandise, avant de prendre un sens beaucoup plus formel, analogue à celui qu’il possédait pour Flaubert. « On pourra noter que Hammet avait commencé par faire des vers, comme a commencé Raymond Chandler, et de même que le jeune Flaubert fut romantique ». Dans Noces d’or, le volume collectif publié en 1995 pour le cinquantenaire de la Série Noire, Manchette met en scène des révolutionnaires sur le retour (je souligne) qui doivent réactiver le « code Stéphane » : l’édition dans la Pléiade de l’œuvre de Mallarmé sert de cryptage.
Pour la forme, tel est le titre d’une des dernières chroniques. Ce pourrait être leur titre à toutes : elles laissent de plus en plus tomber le polar pour s’intéresser, du point de vue du polar, à Orwell, Dick, Dos Passos ou Panizza, à Arno Schmidt — Roses et poireaux, Scènes de la vie d’un faune (qui « se lit aussi facilement que, mettons, du Westlake ») — qui le fascine, et au livre de Marc Dachy : Dada et le dadaïsme. En fin involontaire de course, Manchette retrouve les sources littéraires de Guy Debord, et non plus seulement ses inspirations philosophiques : Dada, c’est-à-dire Mallarmé confirmé par Verdun, Dada qui, après et autrement qu’Hegel, a proclamé la « mort de l’art ». Manchette en amont fait la généalogie de l’âge d’or du polar. Le roman noir, loin d’être une fin de l’histoire, est une des voies de l’après-Dada, Arno Schmidt en est une autre. N’oublions pas que Marcel Duhamel venait du surréalisme…
Est-ce un hasard si l’écrivain « expérimental » antinazi figure au sommaire de la Revue de Littérature générale ( N°2 : Digest) et simultanément dans ces Chroniques ? Est-ce un hasard si Jean Echenoz est le point d’intersection des « poètes » et du polar ? Manchette, sans le savoir, rejoint in extremis Pierre Alféri et Olivier Cadiot, dont j’analysais ici même la tentative de coup d’état des lieux en rupture de messe poétique[5], ou un Emmanuel Hocquart et son Privé à Tanger wittgensteinien (POL 199). Entre poésie et polar, les enjeux sont les mêmes par-dessus la littérature de vieille tradition et de grande consommation : le réel qui est affaire de langue et non d’« universel reportage ». Loin des replis identitaires (Jacques Roubaud « technicien des surfaces poétiques », Maurice G. Dantec et sa spéculative-fiction noire et gore), les ennemis (et les territoires à conquérir) sont identiques pour les poètes, la prose échouée sur les sables mous de l’autobio Galligrasseuil, pour le polar les allers-retours de la noire à la blanche, dont le « petit marchand de prose », Daniel Pennac, est le consternant et inoffensif emblème : naturalisme, calembours et bons sentiments[6].
Chroniques 1976-1995 donc, ou le lent passage de la matière historique du polar à son « style » via le cliché, de la forme du contenu à la forme de la forme, de Lukacs-Debord à Tynianov (évolution littéraire) ou Barthes (engagement de la forme), de Hegel-Hammet à Flaubert-Schmidt-Dada, de la révolution politique en littérature à la subversion littéraire en politique, d’une histoire particulière à une histoire générale de la littérature en général qui inclut le polar comme « genre » exclu, etc. Lent retour vers 1919… Du Méridien de Greenwich, Jean-Patrick Manchette écrit que ce roman de toutes les scissions est aussi un livre sur celle qui sépare polar et littérature ; les Chroniques pourraient être de même le livre de Manchette contre Manchette, « prince du sang » situationniste, hégélien contrarié, conscience malheureuse, exilé de l’intérieur dans le néopolar français[7]. Le livre où l’auteur de la Position du tireur couché se déprend à chaque page de lui-même, se réconcilie en se divisant dans une passion critique qui est toujours aussi autocritique.
Notes
[1] Hégéliens de gauche. A ce propos, il faut lire Potlatch 1954-57, opportunément rééditée (Folio Gallimard), première revue de Guy Debord qui démarre lettriste (« dadaïste positive ») et finit situationniste. Ses contradictions sont celles mêmes de Manchette vingt ans auparavant. Comment être à la fois artiste (lettriste) et hégélien (soutenir que l’art est chose du passé) ? Résolution par la psychogéographie qui n’est pas loin des mythologies urbaines du polar.
[2] « Il faut admettre que les fondateurs du roman noir, et leurs successeurs pratiquent une écriture régressive. Il faut admettre qu’ils l’ont choisi ».
[3] La série « le Poulpe », dirigée par Jean-Bernard Pouy — sa soumission à l’« universel reportage » — en est aujourd’hui l’exemple quasi chimiquement pur, un jour plutôt poujado, l’autre plutôt gauchiste.
[4] « J’ai formé alors le mot néopolar sur le modèle de mots de néopain, néovin ou même néoprésident, par quoi la critique radicale désigne les ersatz… ».
[5] Voir art press n°207 et (sur Antoine Volodine) a.p. n°177.
[6] Daniel Pennac est à la prose ce que Christian Bobin est à la poésie et André Comte-Sponville à la philosophie. J’insiste sur cette question du réel car il est, compris comme exigence de « contenu », « branchement sur le monde », le grand argument de ceux qui veulent nous faire prendre une constellation, Dantec-Darrieusecq-Houellebecq-Ravalec et évidemment Virginie Despentes, pour Louis-Ferdinand Céline.
[7] Confirmation par l’image ? sur Arte cet été, son apparition spectrale, bouleversante, mi Hamlet mi commandeur, pensant visiblement à autre chose (le style) dans le film du cinquantenaire, signé Patrick Raynal, directeur de la Série Noire : Drapeau rouge sur la série noire.