Jean-Pierre Salgas : A deux reprises, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, il est question des lectures enfantines de Tomas: Deux ans de vacances, de Jules Verne, et l’Ancien Testament. Ce sont des souvenirs de Milan Kundera ?
Milan Kundera : Pas spécialement. Ce sont des allusions très générales. Tout le monde a lu Jules Verne, et la Bible : il en existait en Tchécoslovaquie un rewriting pour les enfants. Non, j’ai dû être marqué, plutôt, par des écrivains tchèques, mais il s’agit de livres inconnus en France, sauf peut-être ceux que Karel Capek, a écrits pour les enfants.
J.-P. S : Et dans l’adolescence ? Vous avez lu Kafka, je crois…
M. K. : Oui, c’était vers la fin de la guerre. Il y avait dans la bibliothèque de mon père une traduction tchèque du Château… Je ne connaissais pas le nom de l’auteur. Je sortais juste des Trois mousquetaires : j’étais amoureux des deux de la même façon… Dans la foulée je découvrais la poésie moderne tchèque. C’est à elle autant qu’à Kafka que je dois mes premières émotions vraiment littéraires, non naïves. Il y a là une pléiade d’auteurs tout à fait remarquables. Le plus connu est Holan. On peut le comparer à Rilke ou à Valéry, mais il a une imagination beaucoup plus folle, beaucoup plus diabolique et aussi bien plus proche de la vie : sa poésie es profondément plébéienne, c’est une poésie des banlieues, des ouvriers, des servantes, des ivrognes. Tout ce monde vu comme un mystère métaphysique. A sa mort, Seifert a pu écrire « Avec mépris, il a jeté autour de lui ses vers comme des morceaux de viande crue dans cette volière lugubre qu’est la Bohème. »
J’ai été alors aussi beaucoup impressionné par le côté plébéien du grand poète Jiri Kolar, qui vit maintenant en France et qui n’est plus connu que comme peintre.
J.-P. S : Ce sont ces lectures qui vous ont « poussé » à devenir poète ?
M. K. : Vous savez, à cette époque, je voulais tout faire. J’ai essayé tous les arts. Mais quand je me suis concentré sur la littérature, j’ai très vite commencé à détester mes attitudes et mes exercices lyriques. Je pense qu’un romancier naît toujours sur la maison démolie de son lyrisme. Alors, j’ai démoli mon lyrisme ! J’avais un peu plus de 25 ans. Cette période est le mi-temps de ma vie, sa césure. Tout ce qui s’est passé avant est pour moi une préhistoire, qui n’a d’intérêt que pour la connaissance que je peux avoir de moi-même.
J.-P. S : Vous avez donc cessé de lire de la poésie ?
M. K. : Pas vraiment. C’est là le paradoxe de la situation. Disons que je l’ai refoulée plus que refusée. Je l’aime sans cesse. Elle m’aide sans cesse, même si j’en lis peu. C’est à la poésie moderne que je dois le sens du raccourci, le goût de l’intensité, la méfiance de l’ornement… Cela dit, je n’en lis que dans les accès de nostalgie, comme on ouvre un tiroir pour lire une vieille correspondance. C’est une lecture strictement récapitulative. Je ne m’intéresse plus à rien de nouveau.
J.-P. S : Vous connaissez la poésie française ?
M. K. : Oui, Baudelaire, Apollinaire — j’ai moi-même traduit en tchèque un choix de ses poèmes — Rimbaud… ce dernier, je le connaissais à travers une traduction très très libre de Nezval. Ma fascination pour Rimbaud a d’abord été pour un Rimbaud complétement « nezvalisé », mais admirablement nezvalisé ! J’avais aussi un faible pour un poète maintenant à demi-oublié, O. V. de L. Milosz. A tel point que j’entends encore dans mes propres écrits des échos de sa mélodie mélancolique… Cela, je crois qu’aucun détective ne pourrait le trouver, mais pour ma part, j’en suis sûr !
J.-P. S : Et la prose française, à cette époque ?
M. K. : C’était surtout Rabelais. Il avait été traduit par un collectif dans le meilleur tchèque que l’on puisse imaginer. Je l’ai donc lu — ce qu’aucun Français n’a pu faire ! dans une langue claire, vivante, facile, moderne, sans poussière : il devenait contemporain d’Apollinaire. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il est très lu en Tchécoslovaquie, bien plus qu’ici ! J’étais fasciné par son côté ludique, provocateur, par ses énumérations, par cette liberté extraordinaire qui n’a pas peur de la vulgarité. Et je me souviens que, vers 18-19 ans, alors que j’étais ouvrier, je lisais Rabelais à mes compagnons de travail : un choix tendancieux, bien sûr, les passages érotiques et scatologiques, le torche-cul, ou la punition qu’inflige Panurge à une femme qui refuse de coucher avec lui. Ça les amusait beaucoup.
J.-P. S : Rabelais appartient votre « arbre généalogique littéraire », tel que vous l’avez reconstitué dans la préface à la nouvelle traduction américaine de la Plaisanterie. On y trouve également Raton, Sterne et Diderot, Nietzsche, Kafka, Broch, Heidegger, Bataille et Gombrowicz. Vous pouvez retracer la généalogie de cet arbre ? Faire l’histoire de ces influences ?
K. : Vous savez, cet arbre est un peu une mystification. J’ai dû l’inventer a posteriori, pour le besoin de ceux qui me le demandent — dans le pays d’où je proviens, ce sont les autres qui vous font des critiques, ici, c’est le pays des interviews, on vous force à faire votre propre critique ! —… Je ne me sens pas « influencé ». Je dirais plutôt que ces auteurs sont venus pour moi comme des confirmations, le plus souvent a posteriori. Un exemple: j’ai lu Heidegger après la Vie est ailleurs, or, ce livre met déjà en œuvre une méthode phénoménologique. Plus que d’influence, il faudrait donc parler d’une parenté découverte après coup.
Bataille me fascine
J.-P. S : De ce point de vue, je suis surpris de votre référence à Bataille. Il me semble que chez vous l’érotisme est beaucoup moins le lieu d’une expérience des limites qu’un refuge, sans illusions d’ailleurs, face au monde, et un révélateur de l’essence des situations.
M, K. : Je n’ai jamais réfléchi vraiment sur Bataille. Seulement, c’est la seule œuvre érotique, la seule qui m’ait jamais fasciné. Lawrence m’exaspère. Miller m’ennuie. La pornographie, même très intelligente, m’ennuie. Alors que l’Histoire de l’œil m’a apporté un plaisir tout fait unique. A cause de cette dimension métaphysique qui est la sienne dans l’érotisme.
J.-P. S : Autre surprise, inverse celle-là. Pourquoi ne pas citer Joseph Roth, qui me semble partager avec vous un certain sens du hasard ?
M. K. : C’est volontaire. Je l’estime, mais ne l’apprécie pas tellement. Je m’intéresse aux romans qui découvrent un aspect de l’existence que les autres romans n’ont pas découvert jusqu’alors. Or, je ne crois pas que Joseph Roth ait découvert quelque chose de nouveau, comme l’ont fait Broch ou Musil. Et puis la nostalgie de l’empire austro-hongrois n’est pas mon problème !
…Non, pour revenir à cette question de la généalogie, je crois que j’ai trois points d’appui dans la littérature: la poésie moderne, pour les raisons que je vous ai dites, la littérature française ancienne d’avant le XIXe siècle — Pour moi, la grande coupure dans l’histoire du roman passe entre Diderot, Sterne ou Goethe, d’un côté, et Walter Scott ou Balzac de l’autre, et non aujourd’hui, comme on le pense souvent par mégalomanie moderniste — Enfin, le roman que j’appelle « centre-européen », dans la tradition duquel je me range moi-même. Un roman antilyrique, antiromantique, antipsychologique… qui se pense comme jeu et non comme imitation.
J.-P. S : Le revers de ces préférences, c’est évidemment des antipathies…
M. K. : Je me méfie un peu des attitudes méprisantes à l’égard des auteurs. Ça a l’air d’une grande sincérité et en fin de compte, c’est la vanité qui parle. Mais c’est sûr, j’ai des indifférences : Balzac, Zola, Hugo… Hugo, pour moi, c’est le roi du kitsch.
J.-P. S : Dans l’Insoutenable légèreté de l’être, Marie-Claude dit « classer les livres en deux catégories : les diurnes et les nocturnes ». Cela a-t-il un sens pour vous ?
M. K. : Ce sont les propos sophistiqués d’une dame sophistiquée ! Moi, je peux lire n’importe quand, et je lis dans le plus grand désordre. De préférence couché : j’ai toujours des tas de livres autour de mon lit ! Cela dit, je lis relativement peu : pour des raisons physiques. J’ai très vite mal aux yeux.
Goethe et Bettina
J.-P. S : Lorsque vous écrivez, vous lisez ?
M. K. : Très peu. Seulement des choses que je dois étudier. Pas de romans, jamais. De la philosophie, de l’histoire, des livres spécialisés. Chacun de mes romans a derrière lui toute une bibliographie. Quand on écrit un roman, on cherche à élargir son horizon… on est comme un chercheur d’or, on explore sans savoir si l’on va trouver.
J.-P. S : Quelle est la « bibliographie » de l’Insoutenable légèreté de l’être ?
M. K. : Pendant six mois, j’ai lu beaucoup de choses sur les rapports de Goethe et Bettina von Arnim. Leur histoire devait être une des lignes du livre. Je pensais tenir là un magnifique exemple de kitsch. Pour moi, Bettina est l’incarnation même du kitsch. Mais plus je me suis enfoncé dans ce travail, plus cette histoire m’est apparue complexe et insaisissable : elle serait devenue quelque chose d’hypertrophié dans le corps du roman. C’est comme une plante, un roman ! Il faut savoir sacrifier les plus belles branches. J’ai donc enlevé Goethe et Bettina. De façon générale, j’ai beaucoup lu de livres concernant l’avènement des temps modernes : Descartes, sur Descartes, Husserl. Et de la théologie : Jean Scot Erigène par exemple, pour sa conception du paradis.
J.-P. S : Pas de romans, dites-vous, pendant un roman. Comment Anna Karénine en est-elle arrivée à être une des « lignes » du livre ?
M. K. : Je ne sais pas. C’est venu comme ça. J’ai vu Tereza avec Anna Karénine. J’ai écrit : elle avait Anna Karénine sous le bras. Sans réfléchir. Et puis en réfléchissant, je me suis aperçu que c’était absolument juste. Elle ne pouvait pas avoir Thomas Mann, trop intellectuel. Ni Madame Bovary, trop explicite. Anna Karénine, c’était parfait, un roman magnifique, très accessible, une grande histoire d’amour.
Tolstoï au lieu de Dostoïevski
J.-P. S : Dans la préface à Jacques et son maître, vous expliquiez pourquoi vous préférez Tolstoï à Dostoïevski…
M. K. : Oui. Paradoxalement, je crois que c’est Tolstoï qui a découvert le rôle de l’irrationnel, pas Dostoïevski. Dostoïevski en parle tout le temps, mais c’est pour le rationaliser. Alors que Tolstoï démontre cette intervention insaisissable des choses qui échappent la raison. Comparez le suicide d’Anna Karénine avec celui de Kirilov. Ce dernier est un suicide rationaliste, réfléchi, idéologique… il peut être expliqué jusqu’au dernier motif. Chez Tolstoï, ces motifs sont insaisissables, ils se trouvent dans l’inconscient, le hasard. Un propos entendu par hasard dans un compartiment peut conduire au suicide. Tolstoï est plus moderne qu’il n’en a l’air.
J.-P. S : Vous feriez, j’imagine, à Freud le même reproche qu’à Dostoïevski. Je suis frappé que son nom ne vienne jamais sous votre plume…
M. K. : Je connais, bien entendu, assez bien Freud. Mais je ne peux pas nier que, pour moi, Jung a autant compté. Voilà ce qu’il dit sur Freud : « Il a démasqué le nourrisson, il n’a pas démasqué la mère. » En général, toutes les pensées qui tournent trop facilement au système, au dogme, au jargon, me répugnent. « Plus c’est savant, plus c’est bête », aimait dire Gombrowicz. J’aime le dire avec lui.
J.-P. S : Revenons aux « bibliographies »: on sait que derrière la Plaisanterie, il y a des recherches sur la culture populaire. Mais derrière les autres romans ?
M. K. : Pour la Valse aux adieux, j’ai lu quatre tomes de vies de saints, et des études sur la peinture religieuse, à cause du personnage de Bertlef. Pour le Livre du Rire et de l’Oubli, des tonnes de littérature féministe : en fin de compte, il n’en est resté que très peu de choses, en particulier un commentaire de Paroles de femmes, d’Annie Leclerc, mais je crois que ce que je dis est fondé. Le livre qui m’a demandé le plus de lectures, c’est probablement la Vie est ailleurs : j’ai lu une centaine de biographies de poètes et d’essais sur la poésie, le lyrisme… A tel point que j’ai un moment pensé écrire une phénoménologie de la poésie, en marge de ce roman.
J.-P. S : En dehors des périodes de préparation des romans, vous lisez beaucoup d’essais ?
M. K. : Surtout des essais philosophiques. C’est ma lecture la plus chère, et la plus reposante : quand je suis fatigué, je lis Heidegger ! Je me rappelle une scène de l’autobiographie de Gorki. Il se balade en Russie. Il entre dans un dortoir où se trouvent des clochards et des étudiants déclassés. Un jeune homme couché en train de lire n’arrête pas de rire. « Que lisez-vous ? », lui demande Gorki. « Hegel », répond le jeune homme, et il se remet à rire. Je dois avouer que les grands philosophes agissent souvent sur moi de la même façon. Toutes les activités humaines contiennent un part constitutive de bêtise. Et il y a aussi une bêtise des philosophes : elle réside dans leur pathétique manque d’humour. Le manque d’humour est toujours comique ! Mais mon rire n’exclut pas l’admiration.
J.-P. S : Pourquoi cette admiration pour la philosophie ?
M. K. : C’est celle d’un éclectique. Tous les romanciers sont brutalement éclectiques quand ils parlent de philosophie. Il n’y a que les mauvais romanciers pour être de vrais philosophes ! Toutes les philosophies m’excitent : je ne cherche pas une vérité. Je cherche la richesse des possibilités de voir le monde. Mon intérêt tout particulier pour la phénoménologie vient de ce qu’elle est le point de rencontre de la philosophie et du roman. Elle est la philosophie des choses qui sont évidentes, avant que la science ne les mathématise. Elle s’intéresse à l’existence, au « lebenswelt », au monde concret dans lequel nous vivons. A Prague, la tradition de la phénoménologie était extrêmement forte. On peut dire que toute « l’idéologie » de la Charte 77 est inspirée, via Patocka, par la vision husserlienne de l’Europe. Ici, en France, Alain Finkielkraut m’a fait découvrir Levinas et ses Lectures talmudiques. Patocka, Praguois, et Levinas, juif français, sont, selon moi, les deux plus grands héritiers de Husserl et Heidegger. Sinon, je tiens à dire que j’ai un faible pour Cioran.
J.-P. S : Pour un Français, ce que vous dites de la phénoménologie et du roman évoque Sartre. Il ne vous a jamais beaucoup retenu…
M. K. : Je n’ai jamais adhéré vraiment à ses romans. Paradoxalement, je le crois plus romancier et plus génial dans l’Etre et le Néant que dans ses romans. Ce n’est pas Broch qui, lui, avait su assimiler la phénoménologie, sans rien perdre de ses capacités romanesques.
J.-P. S : En 1960 à Prague, vous avez publié un Art du roman. Vous y abordiez ces problèmes ?
M. K. : Pour l’essentiel, ce livre était consacré à Madidav Vancura, un écrivain de l’entre-deux guerres que j’adore. Il a été fusillé par les Allemands. C’était un prosateur de génie, mais, hélas, pratiquement intraduisible, cause de sa langue expérimentale. Une langue dans laquelle, pourrait-on dire, il s’est noyé. Il est pour moi une référence majeure, mais totalement incommunicable à qui n’est pas tchèque.
J.-P. S : Intraduisible, dites-vous. Une dernière question : qui pourrait-on, devrait-on traduire ?
M. K. : Je ne vous citerai qu’un seul nom : Klima. D’autant qu’il est déjà très bien traduit par Erica Abrams. Il n’y a plus qu’à le publier. C’est un contemporain de Kafka, un philosophe absolument inclassable, d’une originalité presque insupportable. Le grand excentrique de la philosophie. Il faut lui refaire toute sa place dans la pensée européenne.