Georges Perec « contemporain capital posthume »

G
[Ce texte est paru originellement au sein des actes du colloque L’Œuvre de Georges Perec, Réception et mythisation, organisé du 1er au 3 novembre 2000 à l’Université Mohammed-V de Rabat.]

 

Deux titres pourraient résumer mon propos, lequel, au milieu de cette assemblée perecquienne, concerne plus la place de Georges Perec au milieu justement, au centre … de son époque, que le centre de l’œuvre de Perec (quoique… mon intuition est évidemment qu’il s’agit du même… centre de gravité) : L’Espèce humaine (1947) : le livre de Robert Antelme sur ses années Buchenwald, peu à peu devenu — aussi pour de simples raisons de sociologie de la littérature : Antelme fut l’époux de Marguerite Duras et travailla chez Gallimard, je renvoie à La Douleur — « le » livre français sur le monde concentrationnaire nazi. Espèces d’espaces : un des plus célèbres livres, un des plus populaires du Georges Perec de la maturité (1974, soit un an avant W ou le souvenir d’enfance), le journal d’un usager de l’espace, apparemment composé sous influence oulipienne. « L’espace est un doute » : aujourd’hui, sous le jeu, c’est la voix de l’orphelin du génocide que fut Perec que l’on entend — comme autrement dans la disparition (de la lettre « E », de sa mère, à Drancy puis Auschwitz, en 1943), ou dans Je me souviens (sa réponse, faussement dérisoire, à l’impératif de mémoire Zakhor).

Je m’explique : sur Antelme, le jeune Perec, orphelin du génocide (bien loin encore de se penser « juif », je le souligne au passage — cette sorte d’inversion n’est pas l’un des moindres paradoxes de Perec), critique de gauche du Nouveau Roman, avait publié une étude en 1963, dans la revue Partisans. Aux antipodes d’une simple réflexion sur le témoignage, il tentait de cerner « cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature ». Il aura donc fallu une petite vingtaine d’années pour que cet article puisse être lu en flash-back, après-coup, comme l’annonce, voire le programme, d’une œuvre à nulle autre pareille : dont le vertige formel est ancré dans le vertige de l’Histoire (« avec sa grande Hache »). L’Espèce humaine, donc Espèce d’espace. Longtemps non réédité, voire occulté, puis minoré, le texte de Perec sur Antelme figure aujourd’hui dans LG. Une aventures des années 60 (1992).

Pour le dire autrement, il est désormais clair — c’est presque un lieu — que, loin d’être un livre parmi d’autres, W ou le souvenir commun d’enfance (1975, année aussi, je le rappelle, des Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France de Pierre Goldman, et de La vie devant soi d’Emile Ajar) est une sorte de modèle réduit de toute l’œuvre ; que des quatre registres autobiographique, ludique, romanesque, sociologique revendiqués par l’auteur, l’autobiographie de l’orphelin « juif polonais né en France » (Récits d’Ellis Island, 1980) surdétermine les autres. Au cœur du travail oulipien, l’anamorphose d’« Auschwitz ». Dont Bernard Magné, dans son petit livre-somme de 1999 sur Perec, a apporté la formule : cette couture des deux vertiges, il en donne la description (cryptage de l’autobiographie, motivation de la contrainte), et le concept. « aencrage » qui pourrait être le nom même de la grande invention perecquienne. Il en examine successivement les quatre modalités (thématique, arithmétique, géométrique, linguistique). Au centre, la seconde, la plus simple, la plus productive : le 11-2-43, date de la disparition de la mère, de son départ de Drancy pour Auschwitz, surdétermine un nombre considérable de textes. « J’entretiens avec la mort des rapports purement formels » disait de son côté Tadeusz Kantor…

Je reprends : à sa mort prématurée en 1982, le succès de La Vie mode d’emploi (1978), avait conforté la figure d’un Perec oulipien au carré, virtuose du lipogramme et du palindrome, capable de faire surgir toute une Comédie humaine d’une grille de mots croisés ou presque (le « cahier des charges » du livre), artisan prodigieux d’une sorte de littérature en kit, réductible sans ombre ni reste à la somme de ses procédés. Ecrivain « fraternel », « démocratique » (Claude Burgelin), qui ouvre sa « boutique » aux lecteurs — elle survit dans les ateliers d’écriture (je renvoie à un livre récent de Francois Bon) — mais marginal. Georges Perec et son univers sont depuis cette date en expansion croissante dans la culture française. En 1984, une lointaine planète est baptisée du nom de Georges Perec. En 1988, le festival d’Avignon célèbre « la galaxie Perec ». Edité ici comme un classique dont le moindre inédit compte (les chantiers du roman inachevé, « 53 jours« , les brouillons du dossier « Production automatique de Littérature française », le rassemblement de tous les textes épars, de Penser / Classer à Je suis né, Les Mots croisés), il s’intègre à la culture de masse : popularisé sur scène par Samy Frey, Je me souviens (1978) devient même fin 1989 dans les médias français, au prix d’un contresens, une sorte de nouveau questionnaire de Proust pour fin de siècle commençante, et les murs et les publicités sont couverts de « mode d’emploi ». Surtout, la bibliothèque perecquienne connait une croissance exponentielle : avec Claude Simon, Nobel 1985, il est choisi pour inaugurer la collection qui prend le relais au Seuil des « Ecrivains de toujours » ; aux articles pionniers de Marcel Benabou, aux films de Catherine Binet, succèdent un nombre considérable de livres dont on peut, juste et pour la France, suggérer de mémoire la liste : Harry Mathews, Jean Duvignaud, Philippe Lejeune, les deux Claude Burgelin et ce qu’ils dévoilent de ceux de Jean-Bertrand Pontalis, dernier analyste de Perec, la biographie de David Bellos, ceux de Régine Robin, les livres d’Ali Magoudi, Roland Brasseur ou Bernard Magné déjà cité… last but not least, le portrait collectif dirigé par Paulette Perec pour la Bibliothèque nationale ; auxquels il faut joindre les deux revues (les Cahiers Georges Perec et Le Cabinet d’amateur)… Et la série des thèses… Et les activités de l’Association Georges Perec, notamment le séminaire mensuel de Jussieu.

Il a fallu pour en arriver là que deux mouvements de fond adviennent et se croisent, dans l’histoire française et dans l’histoire de la bibliothèque. Presque immédiatement après 1982. Vers 1985, le parachèvement de l’anamnèse de Vichy (Shoah de Claude Lanzmann), vers 1983, l’irréversibilité de la Restauration littéraire (autorisée sinon pratiquée par Philippe Sollers avec Femmes). La particularité de Perec, sa singularité, sa place dans la littérature française de l’an 2000, est exactement là, dans la réponse par anticipation, dans l’alliance que réalise son œuvre, dans l’alliage entre ces deux choses a priori incommensurables : un certain état de la mémoire nationale, une visibilité nouvelle de l’OuLiPo — autrement dit de la littérature, pour parler Benjamin, « à l’ère de sa reproductibilité technique ». C’est cet alliage qui fait de lui le « contemporain capital posthume » (qu’on va consulter comme naguère Maurice Barrés, André Gide ou Jean-Paul Sartre). Impossible d’« écrire après Auschwitz » ? A la suite d’Antelme donc, mais aussi de David Rousset ou Jean Cayrol (on a récemment établi que Les Corps étrangers sont l’un des sous-textes de W), comme autrement de Claude Lanzmann, Georges Perec est de ceux (à rebours de la doxa cultivée qui porte le nom d’une sorte de pseudo-Adorno ou de Maurice Blanchot) qui montrent qu’« Auschwitz» contraint l’invention, recommencer, repenser la littérature. Perec donc ou l’écrivain Lazaréen par excellence, qui selon le mot de Patrick Modiano s’apprêtant à publier Dora Bruder, s’est mesuré au Mémorial de la déportation des juifs de France de Serge Klarsfeld comme naguère Balzac à l’état civil.

« Post-scriptum » de La Disparition (1969) : « L’ambition du « Scriptor », son propos, disons son souci constant, fut d’abord d’aboutir à un produit aussi original qu’instructif, à un produit qui aurait, qui pourrait avoir un pouvoir stimulant sur la construction, la narration, l’affabulation, l’action, disons, d’un mot, sur la façon du roman d’aujourd’hui » ; plus loin : le « scriptor » « façonnait un produit prototypal qui (…) abandonnant à tout jamais la psychologisation qui s’alliant à la moralisation constituait pour la plupart l’arc-boutant du bon goût national, ouvrait sur un pouvoir mal connu, un pouvoir dont on avait fait fi (…), l’innovant pouvoir d’un attirail narratif qu’on croyait aboli ». Il apparait aujourd’hui que depuis trente ans, le travail de Perec était en intersection souterraine avec tous ceux qui ont modelé le paysage après Sartre : avec les modernes (Butor, Robbe-Grillet), comme avec les avant-gardes (Philippe Sollers, Denis Roche), avec les écrivains qui ont suivi, réinvestissant les textes anciens (du Chemin à Quignard), la paralittérature (de Manchette à Echenoz et Volodine), ou faisant roman de la théorie (de Ricardou à Camus). Perec après coup au centre du paysage… Ce qui n’était pas évident en 1969 : Tel Quel est alors à son zénith. Trente ans après, la modernité est canonisée (Marguerite Duras, Goncourt 1984, Claude Simon, Nobel 1985), les avant-gardes autodissoutes (Femmes date de 1983), les relèves autodétruites (entre Académie francaise, Pôle nord du reniement et retour au Chamalières du Chagrin et la pitié…). Le vent souffle du « retour à l’ordre » : « psychologisation et moralisation ». Plus que jamais, Georges Perec peut indiquer une « troisième voie », la possibilité d’inventer hors la défunte tradition du nouveau… Contemporain, via ce que rappelle son anamorphose (comme autrement Sollers en ses métamorphoses), des autres lignes de fuite de la littérature française vivante : tant de la Revue de littérature générale (troisième numéro : La Bible), que de la créolisation (je renvoie aux travaux de Régine Robin sur sa langue), que de la Révolution conservatrice en cours : Michel Houellebecq lorgne depuis toujours du côté du premier Perec (Les Choses) et dans Plateforme (entre deux John Grisham, et à égalité avec le seul Milan Kundera), fait lire La Vie mode d’emploi à l’un de ses personnages. Cette situation de « contemporain capital posthume », Alain Robbe-Grillet (critiqué dans les années LG) la reconnait lui-même au terme de sa trilogie autobiographique des Romanesques : après avoir narré une rencontre anodine avec Perec, il choisit de clore son volume sur une litanie de « je me souviens ».

Elle peut aussi, je crois, être « repérée » bien au-delà de la « littérature »…. : partant des polaroids, trace pour Perec de son périple avec Robert Bober vers Ellis Island, Christelle Reggiani a montré que c’est toute l’écriture de Perec qui est, au sens fort du terme, « photographique ». Et je définissais à l’instant l’OuLiPo comme la « littérature à l’ère de sa reproductibilité technique », autrement dit comme contamination de la littérature par l’art contemporain, en tant qu’il s’oppose absolument à l’art moderne (tel Duchamp à Picasso ou Matisse) : il existe d’ailleurs depuis longtemps des artistes explicitement oulipiens, Raymond Hains ou François Morellet, Duchamp lui-même qui fut membre associé de l’OuLiPo. A l’inverse, attaché pourrait-on dire au vieil art moderne, Perec n’a eu, de son vivant, que fort peu de liens à l’art contemporain. Je voudrais néanmoins insister sur les artistes perecquiens, énumérer quelques noms et non des moindres, dont le travail serait impensable sans l’intégration qu’il manifeste de ce que je baptisais l’alliage perecquien : Christian Boltanski (auteur d’un étonnant autoportrait : Ce dont ils se souviennent), Sophie Calle (Doubles jeux), Philippe Cazal et ses récentes litanies, Gérard Collin-Thiébault et ses inventaires, Serge Valène membre de la collection Devautour… Parmi les derniers venus, Claude Closky et ses catalogues, qui fabrique de l’intime avec le plus commun du commun, et Valérie Mréjen qui fait du commun avec le plus intime (Mon grand-pére, L’Agrume). Ultime preuve du poids de Georges Perec sur l’art contemporain : l’immense (dans tous les sens) exposition Voilà, le monde dans la tête, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en juin 2000. Une commémoration détournée, par soixante artistes, du passage du millénaire (pensée par Christian Boltanski et Bertrand Lavier avec Suzanne Pagé ), un surprenant Je me souviens collectif. Voilà trouve probablement une de ses origines dans Ensembles, le livre commun de Boltanski et Roubaud (1988). Leurs deux visages mêlés ornent la jaquette. Ce double visage double, recto-verso, compose évidemment celui de Georges Perec, leur double tous deux, le nôtre ?

Perec « contemporain capital posthume » ? Je dédie pour finir ces quelques pages à Marie-Jo Perec « disparue » lors des J.O. de Sidney quelques jours avant le colloque de Rabat, « réapparue » un an plus tard alors que je les faxe à Jean-Luc Joly .

octobre 2000-octobre 2001

Liens