Le Centre Georges Perec

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[Ce texte est paru originellement dans le catalogue de l’exposition Regarde de tous tes yeux, regarde – L’art contemporain de Georges Perec, aux éditions Joseph K., en août 2008.]

 

À La Vie mode d’emploi (et à Wrp)

« Je fais partie des artistes comme Klee »

« Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre et Suicide mode d’emploi à mourir. » Au lendemain de la disparition volontaire de l’artiste et écrivain Édouard Levé le 15 octobre 2007, la presse a cité l’incipit d’Autoportrait (2005) et insisté sur l’héritage perecquien. Outre Levé, on pourrait nommer Valérie Mréjen et Claude Closky[1], Serge Valène et Marcel Miracle, plus récemment Céline Duval[2] – de jeunes artistes qui, sans « faire du Perec » mais en le connaissant, savent que cet héritage n’en fait qu’un avec celui de l’art contemporain (que j’appellerai « classique ») renouant, au tournant des années 1960, avec les gestes fondateurs de Marcel Duchamp, les conséquences enfin tirées de l’invention de la photographie[3]. Georges Perec disparut prématurément en 1982 sans voir ni savoir rien (explicitement, apparemment) de l’art contemporain en tant justement qu’il n’est plus l’art moderne. Dans son œuvre écrite, on ne trouve qu’une seule référence à Marcel Duchamp – accompagné de Christian Boltanski et Christo – dans un texte de circonstance : la préface à L’Œil ébloui avec Cuchi White[4]… Et il passe dans La Vie mode d’emploi (R. Mutt). En 1981, interrogé à Melbourne sur les membres de l’Oulipo, il en parle comme d’un « peintre très célèbre ». Dans la conférence de Warwick de 1967, il mentionne le Pop Art[5]. De 1965 à 1982, les dix-sept ans de sa création coïncident pourtant avec la naissance de « l’art contemporain » : il en fut au sens le plus ordinaire du terme le « contemporain » – pour s’en tenir à la France, celui de deux événements majeurs : l’exposition 1960-1972. Douze ans d’art contemporain en France (dite « exposition Pompidou »), la première à porter ce titre au Grand Palais (dans le catalogue, Jean Clair cite d’ailleurs Choses comme livre emblématique), et la naissance du Centre Georges Pompidou en 1977 : une architecture contemporaine pour l’art moderne et contemporain, dont en manière de manifeste la première exposition fut justement consacrée à Marcel Duchamp. C’est à élucider, à déployer ce paradoxe[6] que cette exposition « Regarde de tous tes yeux, regarde ». L’art contemporain de Georges Perec (la phrase-clé de Michel Strogoff de Jules Verne est placée en exergue de La Vie mode d’emploi) entend s’employer.

En revanche, Perec a souvent dit son intérêt pour la peinture : « Je me souviens de l’exposition Yves Klein à la galerie Allendy rue de l’Assomption » (numéro 118). Mieux: dans Les Gnocchis de l’automne, s’interrogeant sur les raisons qui l’ont fait « devenir écrivain », il confesse avoir « longtemps voulu être peintre » – il s’essaya d’ailleurs à la gouache lors des séjours vers 1968 au moulin d’Andé qui donnèrent naissance à La Disparition. Et dans la conférence de Bologne en 1981[7], il dresse la liste des sept peintres avec qui il a travaillé[8], dont Pierre Getzler l’ami de toujours[9] ; avec un autre ami intime, Gérard Guyomard, il aura le projet de la 101e chambre de La Vie mode d’emploi. On sait qu’il fit des photos. Surtout (de l’incipit des Choses au Cabinet d’amateur sous-titré « histoire d’un tableau »), « l’art » est omniprésent dans l’œuvre, non pas tant la peinture que les images – de deux manières qui le plus souvent n’en font qu’une (« Magritte » pourrait être une sorte de nom propre de l’image perecquienne et le « vrai faussaire » son personnage idéal[10]) : une prolifération d’images décrites et l’évidence de leur puissance de faux (et-ou de trompe-l’œil : le puzzle image brisée comme l’image de cette contradiction de l’image). Dix tableaux figurent dans le Cahier des charges (1999) de La Vie mode d’emploi, et on y a compté 508 aquarelles, une centaine de toiles et une trentaine de dessins dont Bernard Magné a fait l’inventaire[11]. En ce sens, Un cabinet d’amateur constitue un vrai testament malgré lui : s’il n’y a pas d’image juste (pour Perec comme pour Michel Strogoff, ce serait l’image de la mère qui voit le fils qui voit la mère…) mais juste des images[12], alors laissons-nous « tromper l’oeil »[13]. En effet cette prolifération d’images écrites est un trompe-l’œil : il faut distinguer entre les tableaux énoncés (dont la photo au sens restreint, ordinaire, banal), et une énonciation qui l’inclut et dit autre chose (ce que j’appellerai la photographie généralisée, la « production automatique »). Les trois artistes de l’intrigue-cadre de La Vie mode d’emploi, romans, Bartlebooth, Winckler, Valène auxquels on doit joindre Hutting, se livrent à des opérations qui excèdent le tableau sont à proprement parler des artistes contemporains comme l’est Georges Perec auteur du livre[14].

D’autre part, de l’époque de la Ligne générale (1959-1963) à La Vie mode d’emploi, toujours un nom assume la référence à l’art: Paul Klee. En 1996, les Cahiers Perec n°6 ont révélé un « écrit de jeunesse » (1959): Défense de Paul Klee. Et des informations sur son voyage en Suisse avec Pierre Getzler en 1964[15]. Klee « peintre favori » (1981) sur lequel Perec possède quinze volumes et catalogues… « Je fais partie des artistes comme Klee. » Klee ni figuratif ni abstrait, le nom d’un écart (par rapport à « Picasso ») à la fois nom du doute sur l’image et de la fidélité au tableau, nom d’une torsion. Le sens de cette référence évolue pendant une longue vingtaine d’année; à Klee, il emprunte aussi bien le puzzle, qui au départ dit le champ littéraire, que les prototypes, que la grille, le clinamen, que le cœur de la préface de La Vie mode d’emploi : lequel a à voir avec la révolution duchampienne – même s’il ne quitte pas la forme-livre pas plus que Klee n’avait abandonné la forme-tableau[16]. On pourrait donc aussi définir cette exposition, de Nantes puis de Dole (qu’il faut regarder comme deux hypothèses d’exposition), comme une manière de faire passer Perec de « Klee » à « Duchamp ».

Elle n’est pas la première à conjoindre Georges Perec et l’art contemporain[17] : « je me souviens » de Feu pâle conçu par Philippe Thomas au CAPC, d’Espèces d’espaces à Marseille, d’Azerty au Centre Pompidou… Il y eut surtout Voilà Le monde dans la tête (2000) au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, imaginée par Suzanne Pagé avec Christian Boltanski et Bertrand Lavier (dont Perec était le « troisième homme » implicite), j’y reviendrai. Il ne s’agit pas d’illustrer Perec par l’art contemporain mais de définir l’un sous les yeux de l’autre. Perec projecteur: qui regarde l’art contemporain qui le regarde, le reflète et le réfléchit. Montrer l’espace mental commun partagé, démontrer que si Georges Perec inspire l’art contemporain, c’est qu’il est celui qui (dans la ligne de Raymond Queneau) a été le plus loin à faire de la littérature un art contemporain (parce que la littérature est possible là où l’art, les images, font défaut – ce pourrait être toute l’intrigue – conceptuelle – de W ou le souvenir d’enfance). Déplacer au passage les frontières entre les médiums (rien de plus bête que l’éternel « retour de la peinture »: elle n’est jamais partie mais tout l’art contemporain sort de la photographie, la pensée par médium est la pensée « moderne » par excellence), entre les courants, les nations, les générations, voire les noms propres, et l’ici et l’ailleurs, franchir sans cesse enfin celle qui sépare littérature et art…

De L’Espèce humaine à Espèces d’espaces

Si « Klee » doit s’entendre en plusieurs sens, fabricant de prototypes est l’un d’eux[18] : tous les livres de Perec sont expérimentaux – et loin des canons de la modernité comme des avant-gardes (rejet du Nouveau Roman à l’exception de Butor, rejet de Tel Quel). « […] Je n’ai jamais écrit deux livres semblables […]. Cette versatilité systématique […] m’a valu la réputation d’être une sorte d’ordinateur, une machine à produire des textes », dit-il dans les rétrospectives Notes sur ce que je cherche (1978)[19], avant d’ajouter: « Les livres que j’ai écrits se rattachent à quatre champs différents, quatre modes d’interrogation qui posent peut-être en fin de compte la même question […]. La première de ces interrogations peut être qualifiée de “sociologique”: comment regarder le quotidien […]; la seconde est d’ordre autobiographique […]; la troisième, ludique, renvoie à mon goût pour les contraintes, les prouesses, les “gammes” […]; la quatrième, enfin, concerne le romanesque, le goût des histoires et des péripéties […] ». Il dit encore pôles ou horizons – ce sont eux qui divisent le patio du Musée de Nantes. Faut-il le rappeler, ces quatre champs correspondent aux livres suivants (qu’on peut un peu artificiellement classer deux par deux): Choses (1965), l’histoire de Jérome et Sylvie aliénés par les images de la consommation (versus Un homme qui dort, son envers mélancolique): sociologie (critique puis gênée). La Disparition (1969), le roman lipogrammatique sans E, vingt-six chapitres moins un (versus Espèces d’espaces): ludique (contraint). W ou le souvenir d’enfance (1975), (versus Je me souviens): autobiographie (oblique puis de tout le monde), l’impossible autobiographie que prolonge la réponse dérisoire à l’impératif de mémoire (« Zakhor ») d’un enfant du génocide qui n’a pas eu d’espace privé: Je me souviens est devenu à la fin du XXe siècle une sorte de nouveau questionnaire de Proust[20]. La Vie mode d’emploi, romans (1978): « un immeuble parisien dont on a enlevé la façade », 99 chapitres, 1467 personnages (dont nombre d’artistes, d’artisans et de collectionneurs) pour 107 histoires photographiés le 23 juin 1975 (plus Un cabinet d’amateur):romanesque. Enfin, ces quatre zones ont un sol, ce que Perec en 1972 (année donc de la première exposition « d’art contemporain » en France) dans un texte capital Approches de quoi?[21] a nommé avec Paul Virilio « l’infra-ordinaire »[22] : « Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes […] questionnez vos petites cuillers? qu’y a-t-il sous votre papier peint? ». Un « infra-ordinaire » que je crois solidaire de la « démocratie » profane du geste photographique: « n’importe qui », le « premier venu » est, dans les deux sens, le sujet de la photographie, aux antipodes de l’héroïsme, du romantisme, de l’art moderne (Pierre Bourdieu vient de faire paraître en 1965 Un art moyen et en 1966 L’Amour de l’art). L’» infra-ordinaire » ou la prose du monde…[23]

Au fil des livres, les quatre champs se chevauchent et s’emboîtent : le romanesque comprend l’autobiographie et le ludique, qui incluent le sociologique. Et l’inverse est tout aussi vrai : le sociologique débouche sur le ludique et l’autobiographique, ils s’épanouissent dans le romanesque. Dans ces mêmes Notes, il poursuit: « Cette répartition est quelque peu arbitraire et pourrait être beaucoup plus nuancée: presque aucun de mes livres n’échappe tout à fait à un certain marquage autobiographique […]; presque aucun non plus ne se fait sans que j’aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne, ne serait-ce qu’à titre symbolique et sans que ladite structure ou contrainte me contraigne en quoi que ce soit. » Deux champs en effet sont plus égaux que d’autres, ils forment comme les deux côtés (au sens proustien) de l’œuvre et déterminent son histoire (que depuis 1982 des centaines de pages ont explorée[24]). Il y a si on veut deux époques de Perec, celle où « l’autobiographique » le domine mais il ne l’écrira que bien après, celle où le « ludique » le possède mais c’est lui qui va permettre à l’autobiographique de prendre toute son ampleur. « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écriture. » On les peut reconstituer à partir de W ou le souvenir d’enfance (1975), au recto, enquête sur les premières images (des premières années avec sa mère « disparue » le 11 février 1943 de Drancy vers Auschwitz) qui malgré les photos manquent à jamais, au verso, exposition de la fiction qui comblait le vide. Il a fallu attendre la disparition prématurée de l’auteur en 1982 pour que l’évidence éclate que son destin de « juif polonais né en France[25] » surdéterminait l’œuvre, pour qu’il soit clair qu’en sa structure duelle, W exhibait le fonctionnement de l’ensemble : s’il met longtemps à se découvrir « juif », le jeune Perec se sait orphelin pour cause de génocide…

Au départ de son travail d’écrivain, une interrogation qu’il partage avec ses camarades étudiants de la Ligne générale, une revue rêvée dans les années 1959-1963, sur ce que, s’inspirant de Lukacs, ils nomment le « réalisme ». Dans ces années-là, Georges Perec, spectateur obsessionnel d’Hiroshima mon amour, publie dans Partisans, la revue de François Maspero, plusieurs articles très critiques de la « littérature engagée » et du Nouveau Roman. Dont Robert Antelme et la vérité de la littérature, consacré à l’auteur de L’Espèce humaine (1947) déporté à Buchenwald: « […] Au centre de L’Espèce humaine, la volonté de parler et d’être entendu, la volonté d’explorer et de connaître, débouche sur cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature […] ». De même que les livres lui deviennent une « parenté enfin retrouvée », l’écriture va chez ce peintre empêché rémunérer ce défaut des images en en décrivant des centaines… ou dans d’impressionnantes anamorphoses de mots (La Disparition). Après Choses (1965), une critique du pouvoir des images de la consommation, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour, un « exercice de style » (dédié à « L. G ») qui parcourt les figures de la rhétorique tout en narrant l’angoisse de devoir partir faire la guerre en Algérie, puis le projet avec Marcel Bénabou, de Production Automatique de Littérature Française en 1967 ouvrent la voie de la « confiance illimitée dans le langage[26] »: cette « production automatique » le mène à l’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo) où il entre en mars 1967 et dont il compose le premier « chef-d’œuvre » narratif: La Disparition, près de trois cents pages d’aventures rocambolesques sans la lettre E – ne subsiste plus qu’un mot sur trois – qui est aussi la plus originale des réponses à la question « adornienne » de l’» écrire après Auschwitz »[27]. Post-scriptum du roman (1969): « L’ambition du “Scriptor”, son propos, disons son souci constant, fut d’abord d’aboutir à un produit aussi original qu’instructif, à un produit qui aurait, qui pourrait avoir un pouvoir stimulant sur la construction, la narration, l’affabulation, l’action, disons, d’un mot, sur la façon du roman d’aujourd’hui » […] Le « scriptor » « façonnait […] un produit prototypal qui […] ouvrait sur un pouvoir mal connu, un pouvoir dont on avait fait fi […] l’innovant pouvoir d’un attirail narratif qu’on croyait aboli ».Après cette anamorphose (la mère) et une analyse, la troisième, de 1971 à 1975, Perec se retourne vers le défaut d’images justes pour le fouiller dans W ou le souvenir d’enfance (chapitre VIII). Ces deux livres, qui tressent de façon inverse autobiographie et jeu, sont à coup sûr le centre de Georges Perec

« J’encrypte dans mes textes (et, je le crois bien dans tous) des éléments autobiographiques. » Exemple simple: dans l’apparemment anodin Espèces d’espaces, systématique « journal d’un usager de l’espace », toute la réflexion est sur-déterminé par l’absence de « racines » (de l’avant-propos : « vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » aux deux dernière pages: « J’aimerais qu’il existe des lieux stables […] De tels lieux n’existent pas […] l’espace est un doute »). Exemple monumental: La Vie mode d’emploi (l’ »espèce d’espace » d’un immeuble vu en coupe) emprunte son exergue à un chapitre de Michel Strogoff (qui à son tour donne son titre à notre exposition). « Au moment où on va l’aveugler, il voit sa mère. Les larmes lui jaillissent et empêchent qu’il devienne aveugle. Il va jouer à être aveugle. En fait il ne l’est pas. » Bartlebooth « lui, devient aveugle. Ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas de continuer ! Là-dessous, il y a vraisemblablement quelque chose de très profondément oedipien avec toutes ces images manipulées[28] »… Cette couture des deux vertiges autobiographique (l’orphelin de la Shoah) et ludique (l’oulipien virtuose), Philippe Lejeune, Claude Burgelin, Bernard Magné l’ont décrite (cryptage de l’autobiographie, motivation de la contrainte), mais c’est Bernard Magné qui en a trouvé la formule : « aencrage » (encrage et ancrage) qui pourrait être le nom même de la grande invention perecquienne, d’une conjonction sans équivalent[29]. Lazare et l’hasard : le second donne sa puissance au premier, le multiplie. Je m’explique.

1947 : Exercices de style. 1950 : Lazare parmi nous

Deux citations de 1980: « Je ne me considère pas comme héritier de Queneau, mais je me considère vraiment comme un produit de l’Oulipo. C’est-à-dire que mon existence d’écrivain dépend à quatre-vingt-dix pour cent du fait que j’ai connu l’Oulipo à une époque tout à fait charnière de ma formation, de mon travail d’écriture[30]. » Récits d’Ellis Island, texte du film réalisé avec Robert Bober: « Je ne sais pas précisément ce que c’est que d’être juif, ce que ça me fait que d’être juif. C’est une évidence si on veut mais une évidence médiocre […] Ce serait plutôt une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude […] celle d’avoir été désigné comme juif et parce que juif victime et de ne devoir la vie qu’au hasard et qu’à l’exil. » La très rapide lente maturation de Perec n’est pas advenue par génération spontanée dans la France d’après-guerre… Pour comprendre en amont ce qui se noue chez lui, et partant, sa contemporanéité avec l’art contemporain, je suggère un flash-back qui peut commencer avec Roland Barthes et Le Degré zéro de l’écriture (1953). Huit ans après la guerre, le critique y fait le point sur l’état de la littérature. Distinguant le style (ce qui relève du corps de l’écrivain) et l’écriture (ce que l’œuvre énonce de son rapport à l’Histoire et à l’histoire de la bibliothèque), avant de dresser une sorte de tableau des possibles de la littérature d’alors. Des contestations ou des accroissements de la modernité (la guerre et les camps ont cassé quelque chose). Parmi ceux-ci : Raymond Queneau et Jean Cayrol, contrainte faite à la langue et écriture blanche : deux révolutions littéraires, deux manières de faire table rase, deux modes d’impersonnalité en profond rapport à l’anonymat et à la démocratie (la foule, le silence). Antelme et l’Oulipo les conjuguent en profondeur dans l’œuvre de Perec. Son style (au plus près de la langue) l’apparente à l’un, son écriture (qui fait cette langue parler, volubile) vient de l’autre.

Dès 1929, date de sa rupture avec le surréalisme, confirmée par son premier roman Le Chiendent (1933), Queneau s’est dressé contre la modernité restauratrice de Breton[31]. Pas question pour lui de « pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé de pages et de chapitres[32] », le roman doit obéir à « des règles aussi strictes que celles du sonnet »[33]. Il raconte avoir eu l’idée du premier des Exercices de style (qui entendent « décaper la littérature de ses rouilles diverses ») salle Pleyel en 1942 en écoutant L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach. Les exercices de style ? L’histoire anodine d’un « incident réel » (« la rencontre dans un autobus du héros de cette histoire et d’un personnage assez énigmatique qui se querelle avec le premier venu ») narré de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes, si je traduis en Barthes, un exercice (impersonnel) d’écriture[34]. Perec après lui avoir emprunté l’exergue de W, dédiera La Vie mode d’emploi et ses quatre-vingt-dix-neuf chapitres à Raymond Queneau disparu deux ans auparavant.

Dans son tout récent La Photographie est interminable[35], Denis Roche, autre grand « prototypiste », d’ailleurs pastiché par Perec en 1980, regrette qu’un Marcel Duchamp soit impossible en littérature. Eh bien si: je rappelle très vite ce que l’art contemporain doit à la révolution accomplie dans les arts plastiques par Marcel Duchamp (1887-1968, fils de notaire rouennais en rupture d’héritage): de 1912, Nu descendant un escalier (inspiré de la chrono-photographie d’Étienne-Jules Marey) à 1919: LHOOQ (une reproduction banale de la Joconde pourvue d’une moustache), en passant par les objets manufacturés métamorphosés, les ready-made (la roue de bicyclette, le porte-bouteilles, la pelle à neige, surtout en 1917 à l’Armory show: l’urinoir basculé Fontaine et signée R. Mutt), Duchamp fut celui qui se livra à la « production automatique » de l’art. Celui qui tout de suite s’est porté à toutes les extrémités de ce que Walter Benjamin en 1933 théorisera sous le nom d’» œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique »[36]. Plus tard, les Boîtes-en-valise reproduisent ces reproductions, telle celle qui figure au centre du patio[37]… Avec Les Exercices de style (composés de 1942 à 1947), Raymond Queneau a inventé (pendant la guerre, je souligne) très exactement la « littérature à l’ère de sa reproductibilité technique ». En 1961, la combinatoire des 100000 milliards de poèmes poursuit cette révolution[38]. Enfin l’Oulipo (dont Duchamp sera membre correspondant américain[39]) la parachève: le 25 novembre 1960, Queneau fonde avec le mathématicien et joueur d’échecs, ami de Duchamp, François Le Lionnais, l’Ouvroir de Littérature Potentielle qui dure jusqu’à aujourd’hui comme une permanence du geste « duchampien » de Queneau en faveur d’une « littérature non jourdainienne » (et qu’on ne saurait réduire à des « jeux intéressants » sous contrainte expérimentale[40]). Le jeu d’échecs de Duchamp et Le Lionnais est littéralement passé dans Perec : la structure de La Vie mode d’emploi, chapitres et appartements, se calque sur la polygraphie du cavalier. C’est le lecteur qui fait le livre suivant les chemins qui lui ont été ménagés…

Les Exercices de style trouvent leur épilogue gare Saint-Lazare… Chez Queneau, l’écriture automatiquement produite est cousue d’un style mélancolique. Chez Perec à ce qu’il nomme dans W ou le souvenir d’enfance, les conséquences de « l’Histoire avec sa grande Hache »: un style blanc qui mime la langue elle-même… D’où ma référence à Jean Cayrol, qui plus qu’Antelme fut le théoricien de l’écriture « lazaréenne ». Poète catholique, résistant puis déporté, Cayrol (Je vivrai l’amour des autres, 1947, scénariste de Nuit et brouillard d’Alain Resnais en 1956) s’oppose par anticipation à ce qui deviendra la vulgate « adornienne » de Maurice Blanchot (« À quelque date qu’il puisse être écrit, tout récit sera désormais d’avant Auschwitz », écrit-il en 1983: les camps nazis sont l’horizon indépassable de la littérature contemporaine). Pour Cayrol, ils en sont bien plutôt le sol instable: en 1950, Lazare parmi nous se veut le manifeste d’une « littérature lazaréenne », ressuscitée d’entre les morts, qui doit accompagner « la nuit blanche de l’humanité » ouverte par les camps… « La fin est là d’où nous partons. » Imaginée sur le modèle du rêve, à l’intemporel présent, elle se soustrait à toutes les alternatives (théologiques) ordinaires (représentation-irreprésentable, témoignage-fiction, avant-après, etc.) À rebours de Blanchot, Jean Cayrol renverse le problème: l’» écrire après Auschwitz » se conjugue aux annonces, aux annonciations, de l’art moderne pour en finir avec « Balzac ». Loin d’interdire, « Auschwitz » contraint à l’invention. Les plus audacieuses combinatoires ont été déclenchées par l’expérience intime du vide, du crime et de l’effacement du crime. Un livre lazaréen (et oulipien) comme La Disparition est un livre oulipien (et lazaréen): on pourrait dire que Perec a par l’impossible de sa biographie (« l’Histoire avec sa grande Hache » que répète autrement l’exergue empruntée à Michel Strogoff) été contraint à la contrainte[41].

« Mais comment taire […] » « Ce dont ils se souviennent »

On peut retrouver ces deux fils, Oulipo (la production automatique), Lazare (un certain art de la mémoire) – qui deviendront les deux côtés de Perec et deux des quatre « champs » de l’écrivain – dans l’art contemporain (français mais pas seulement), héritier contrariant de l’art moderne tel qu’il voit le jour aux alentours de 1960 comme un effet de la table rase de 1945 – Lazare poussant à l’Oulipo… Dans la ligne de Duchamp (le privilège conféré à ce nom va émerger peu à peu[42]), ici les uns vont jusqu’au bout du déplacement hors photographie de l’acte photographique (production mécanique et sérielle, la ligne Fontaine), là de la photo trouvée (ready-made et art moyen, la ligne L.H.O.O.Q.) : la table rase de Duchamp multipliée par celle requise par la « nouveauté », l’impensable du génocide nazi[43]. Photo généralisée, degré zéro de la photo restreinte, toutes deux reproductibles. En 1972, au Grand Palais, Douze ans d’art contemporain en France, conçue par François Mathey, donne à voir des œuvres de François Morellet, artiste déjà confirmé, et du jeune Christian Boltanski (né en 1944) qui a commencé en 1968 sa « vie impossible » (neuf de l’un, trois de l’autre[44]). De même qu’il fallut attendre 1978 (La Vie mode d’emploi) puis 1982, la mort prématurée de Perec, pour percevoir la trajectoire centrale de ce marginal, comprendre le « phénomène Perec » (Burgelin), les trajectoires de François Morellet et de Christian Boltanski se dessinent plus nettement en flash-back – alors que l’art moderne est sinon fini du moins clos et que l’art contemporain (« classique ») lui-même a muté. Deux publications à vocation rétrospective peuvent nous servir de guide.

Mais comment taire mes commentaires? (2002) rassemble, un an après la rétrospective du Jeu de Paume, un grand choix d’écrits de François Morellet « peintre et sculpteur », « né et vivant à Cholet » depuis 1926, de 1949 à 1999 qui vont du plus circonstanciel (Morellet compagnon de diverses routes – Vasarely, l’art concret, le Groupe de Recherche en Art Visuel de 1961 à 1968) au plus concerté (le livre s’ouvre sur une Sculpture à lire de 1949 et se clôt sur 111 palindromes sur l’art de 1999). Ce sont ses Bâtons, chiffres et lettres à lui. Au centre, le manifeste: Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique (1971). Et l’année de La Vie mode d’emploi une passionnante Correspondance avec Claude Rutault (Définitions-méthodes) également présent dans l’exposition. « Fils monstrueux de Mondrian et de Picabia », Morellet devient François Morellet dans les années 1950, de la rencontre avec l’artiste construit Max Bill (1953, 16 carrés) à la fondation du Groupe de Recherches en Art Visuel en 1960 (peu ou prou dans la période qui va des Exercices de style à la fondation de l’Oulipo – il a lu Queneau dès 1948). S’ensuivent l’abandon de la peinture puis de plus en plus la mise en œuvre de contraintes à la manière oulipienne, d’où des œuvres en séries. « Si je devais me définir, ce serait comme un artiste concret, tendance “rigoureux-rigolard” et avant tout systématique puisque toute ma démarche tient à des systèmes[45]. »

Il n’est pas impossible de tenter de résumer un livre aussi riche en quelques propositions : puisqu’un coup de dés jamais n’abolira le hasard, autant se contraindre à la contingence des formes. Morellet ne cesse de « penser-classer » ses œuvres anciennes (en 1982, il les ordonne en cinq chapitres : juxtaposition, superposition, hasard, interférence, fragmentation) et de faire et défaire ces classements : entre 1983 et 1985, ce sont les « geometree », avec branchages, en 1958 et 1998 le nombre pi puis sa décimale ou l’annuaire du téléphone, en 1988 la « géométrie dans les spasmes » (sept positions amoureuses), en 1989 il inaugure les Défigurations – sur chefs-d’œuvre de l’art (Delacroix puis Cranach, Mantegna, Rubens, Velasquez, Rembrandt, Matisse), en 1992 les Relâches… L’artiste conçoit plus qu’il n’exécute, il n’est pas plus « artisan » que « créateur », il est un « amateur » (dandysme de Morellet, chef d’entreprise en province) plus qu’un « écorché vif », « l’umour » est son régime (son côté Alfred Jarry qu’on retrouve dans ses titres). Évidemment, il travaille dans le monde, sans Dieu ni génie ni aura, « d’après la photographie »: à tous les niveaux, celle-ci relaie le travail : automatisme, répétition, multiplicité, ready-made, œuvre éphémère, mise hors de soi de la « peinture », néon préféré à l’être (« j’ai toujours été attiré par les matériaux dits industriels »), « en faire le moins possible », « arriver à ne rien dire »; corollaire : c’est le regardeur qui fait le tableau.

Autrement dit: s’il emprunte ses formes (ses énoncés) à l’art moderne (Mondrian mais aussi Malevitch ou Lissitsky, l’abstraction géométrique – les règles), cet adepte ludique de ce que j’appelle la photographie généralisée renoue par son fonctionnement avec certaines caractéristiques de l’art ancien – comme Georges Perec (et les oulipiens) avec les Grands Rhétoriqueurs ou l’art de la mémoire des anciens (Morellet insiste souvent sur son intérêt formel pour « l’art linéaire musulman » découvert à Grenade en 1952, plus récemment pour le Baroque centre-européen). Démonstration il y a quelques mois: du 9 novembre au 4 février, l’artiste investissait le patio du Musée des beaux-arts de Nantes avec Ma Musée. Transformant Six lignes au hasard de 1975 (une œuvre sous contrainte) en un labyrinthe (agrandi et sculpté) qui conduisait à une lecture de tableaux prélevés dans les collections du musée[46]. Anticipant notre Cabinet d’amateur.

Ce dont ils se souviennent (1990)[47]: composé de cent paragraphes distincts sans ponctuation, ce texte de Christian Boltanski se donne explicitement pour une complexification du procédé de Georges Perec dans Je me souviens, l’autobiographie de tout le monde issue de l’autobiographie oblique de W: l’artiste reprend en miroir la démonstration de l’écrivain (le plus intime est le plus commun; s’il y a singularité, elle ne saurait être que dans l’agencement) en lui faisant faire un tour supplémentaire sur elle-même : « je me souviens de… ce dont ils se souviennent à propos… de moi qui me souviens » (« je » suis la résultante de n « je me souviens » et de leur tourniquet). Paragraphe53: « Il ne l’a avoué que plus tard, mais moi je lui avais dit dès 1970 que l’Holocauste et d’une manière plus générale son rapport au judaïsme ont eu une importance capitale dans son œuvre une pièce comme “Les habits de François C” est en relation directe avec la vision des tas de vêtements dans les camps de concentration. »

Si Morellet est devenu Morellet entre Les Exercices de style et l’Oulipo, on peut dire que Boltanski est devenu Boltanski entre La Disparition et W, les questions de l’enfant juif-corse né à la fin de la guerre dans une famille qui sont celles du Perec lazaréen d’alors (pas plus que l’écrivain bien sûr il n’est un « artiste juif »). On peut suivre la périodisation proposée par Lynn Gumpert : vie impossible, premiers travaux, des « images modèles » aux « compositions », « leçons de ténèbres ». Autobiographie oblique : en mai 1968 (« nous sommes tous des juifs allemands »), la première exposition s’intitule La vie impossible de Christian Boltanski (un premier court métrage de dix minutes présenté dans une boîte au Ranelagh), en 1969, le premier livre Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance inaugure Reconstitution des gestes effectués par Christian Boltanski entre 1948 et 1954. En 1972, il étend cela à des amis: les Vitrines de référence, en 1974 à des inconnus: les Inventaires : l’autobiographie de tout le monde passe dans la sociologie. Comme chez Perec, c’est le pacte autobiographique classique qui est remis en cause[48]. « Après Auschwitz », l’humanité entrée dans sa « nuit blanche » (Cayrol), les « femmes de Bois-Colombes » ne meurent, ne vivent plus de la même manière. S’ensuit une longue période de fiction, romanesque : El Caso, Detective. Juste des images. « Peintre d’Histoire » a pu écrire exactement Dominique Bozo de l’artiste. D’autant plus de petites histoires que la grande est passée avec sa « grande Hache », d’autant plus de « saynètes comiques » que la tragédie est irrémédiable : le Rappel de quelques-unes des histoires racontées dans cet ouvrage qui achève La Vie mode d’emploi, romans : histoire de l’acrobate qui ne voulut plus descendre de son trapèze, histoire de l’acteur qui simula sa mort, histoire de l’actrice australienne, etc., a des allures de liste d’œuvres de Christian Boltanski…

Après la mort de son père en 1984, l’artiste finit par ne plus exposer que « la destruction des juifs d’Europe » dans une œuvre dont le work in progress des Réserves de vêtements après 1988 puis des Suisses morts après 1990 (variantes : les artistes du Musée Carnegie ou ceux de la Biennale de Venise depuis sa création, ou les ouvriers du Grand Hornu, etc.) est le plus parfait paradigme ; si les victimes sont toujours montrées déplacées, décalées, il finit par montrer désormais les bourreaux (Sans souci), et laisser advenir l’Histoire sous les histoires – l’artiste expose de plus en plus explicitement l’ultime énergie de l’œuvre (Menschlich depuis 1994 remixe toutes les photos). À Berlin, en 1990, une installation (encore visible ici et maintenant), La maison manquante : le bâtiment B absent… soufflé par une bombe en 1945, du 15 Grosse Hamburger Strasse au milieu de l’ex-quartier juif dans l’ex-Est. Sur les murs des bâtiments A et C, l’artiste a fait apposer des plaques à l’identité des habitants juifs (déportés) puis aryens (relogés…) de cette maison détruite. « Nous avons voulu rechercher ceux qui ont vécu là entre 1930 et 1945. » Un immeuble : La Mort, mode d’emploi « romans »?. Dans le même esprit, l’installation Les Habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939 réalisée pour le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à sa création, et dans un angle mort du bâtiment, œuvre perecquienne s’il en est[49]. Ou la pièce de 2005: 6 septembres (à l’initiative du Musée d’art moderne de la Ville de Paris) appliquant l’arbitraire de son anniversaire à cet autre arbitraire que constitue le stock d’images de l’INA de ce jour de 1944 à 2004: double contrainte pour un « je me souviens », lui-même soumis à l’arbitraire du regardeur-buzzeur.

Les quatre « champs » de l’art contemporain

« J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois je décris deux de ces lieux : une première fois sur place (dans un café ou dans la rue même) je décris “ce que je vois” de la manière la plus neutre possible […] une deuxième fois n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’ai connus, etc. […] Au bout d’un an […] Je recommence ainsi pendant douze ans en permutant mes couples […] J’ai commencé en janvier 1969, j’aurai fini en décembre 1980! J’ouvrirai alors les 288 enveloppes cachetées[50]. » Si le projet des Lieux (et ses multiples déclinaisons comme le livre réalisé avec Christine Lipinska La Clôture sur la rue Vilin de son enfance, ou le projet des 17 vues du canal de l’Ourcq sur 17 gravures de Pierre Getzler) est le principal projet interrompu « d’art contemporain » de Perec, on peut rappeler aussi la liste des aliments absorbés en 1974, la « tentative d’épuisement d’un lieu parisien » en 1975, le texte des « 243 cartes postales en couleurs naturelles » de 1978 ou les 39 polaroïds réalisés du 25 avril au 1er mai 1979 lors du voyage en porte container vers Ellis Island[51], un projet de scénario Signe particulier néant ou, méconnus, les Hörspiele à la radio sarroise[52]. Et soutenir que Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi est au plus près d’une œuvre d’art contemporain (voisin de l’Atlas de Richter, des livres de Sol Lewitt ou de Hans-Peter Feldmann). Et rappeler que Je me souviens emprunte sa forme au I remember de l’artiste américain Joe Brainard… « […] il y assouvissait […] son goût, son amour, sa passion pour l’accumulation, pour la saturation, pour l’imitation, pour la citation, pour la traduction, pour l’automatisation[53]. » Novateurs également, l’adaptation au cinéma d’Un homme qui dort avec Bernard Queysanne (« boltanskienne » sans le savoir[54]) ou les Récits d’Ellis Island avec Robert Bober…: on peut autrement dit rêver à ce qu’aurait pu être l’œuvre « prototypique » de Georges Perec artiste contemporain sans le savoir (son œuvre en sait plus que lui) si elle n’avait été interrompue prématurément. Tout entière intelligible à partir de la photographie (entendue littéralement et dans tous les sens) et vouée à l’exploration de l’infra-ordinaire et des formes des quatre « champs ».

Si j’ai choisi de privilégier les œuvres de François Morellet et de Christian Boltanski, c’est que ces deux œuvres se sont construites dans une claire conscience de ce qui se passe au même moment dans la littérature et que ce sont toutes deux des œuvres parallèles à celles de Perec (banalement « contemporaines ») et dont il y a des traces dans la sienne (un personnage de La Vie mode d’emploi se nomme Benjamin – sic ? – Morellet, préparateur de chimie à l’École Polytechnique, Boltanski est cité entre Duchamp et Christo dans une liste de L’Œil ébloui)[55]. Et qu’elles n’ont à peu près entre elles aucune intersection : le premier ne prend pas de photos, le second les trouve (ou les fait prendre par Sarkis ou Annette Messager), elles incarnent de façon quasi chimiquement pure ce que je nommais les deux « côtés » de Perec : ludique (contraint) et autobiographique (oblique puis de tout le monde). À leur tour, on peut dire qu’elles déterminent dans l’art d’aujourd’hui deux lignes qui se croisent…

De façon générale, c’est tout ce qu’on appelle l’art contemporain « classique » depuis le début des années 60 qui pourrait être repensé-reclassé selon les champs de Georges Perec. La bibliographie est immense sur le sujet. Il est intéressant, au passage, de noter que dans la dernière somme importante en français (L’Art du XX e siècle. 1939-2002. De l’art moderne à l’art contemporain[56]), Daniel Soutif, maître d’œuvre de l’ouvrage, fait des années 1964-1982[57] les années de « l’avènement de l’art contemporain » (après 1945-1964, celles des « fins de l’art moderne », et avant 1982-2002, celles des « mimétismes et mondialisation »). Autrement dit, à un an près, les années qui vont des Choses à la mort prématurée de leur auteur. Le fond de cette repensée-reclassage ? Le règne est sans partage de l’infra-ordinaire et la photo est « le carrefour » (Catherine Millet) de l’art contemporain : il n’y a plus qu’un seul médium, la photo généralisée (« production automatique des œuvres », photographiques ou non, selon des protocoles) laquelle comprend la photo restreinte (prise : « plasticienne », trouvée ou matériau) ou les anciens médiums qui y sont désormais soumis (la peinture[58]), laquelle hérite de toute l’histoire de la photographie et en deçà de toutes les images de l’art (comme Duchamp de La Joconde), de toutes les images tout court (les médias). Démonstration chez Richter comme chez Morley, chez Warhol comme chez Gasiorowski… Plus que jamais illusoire (elle l’était déjà au siècle moderne), le célèbre incipit d’André Breton au Surréalisme et la peinture : « l’oeil existe à l’état sauvage ». L’oeil existe à l’état photographique.

Un véritable tableau de Mendeleiev peut être établi qui bouleverse les classements par courants, générations, nations, signatures… et que peuvent partager les quatre « champs » de Perec. Les deux les plus évidents : le ludique contraint : Ed Ruscha avec Erwin Wurm, Sol Lewitt avec les Becher, Cadere avec Boetti… Et l’autobiographie oblique puis de tout le monde : Annette Messager avec Ilya Kabakov, Jean-Pierre Raynaud avec Sam Samore (The suicidist), Cindy Sherman avec Thomas Ruff… Surtout, ces deux champs (qui enferment beaucoup de l’art « conceptuel ») sont très souvent tressés ensemble comme chez Perec – l’autobiographie sous contrainte formelle : la plus contrainte à la contrainte par l’Histoire : emblématiques absolument les œuvres d’On Kawara (la première Date painting date du 4 janvier 1966) et de Roman Opalka (dont les Détails commencent en 1965), ou encore les time-capsule d’Andy Warhol. Autrement dit, le centre de Perec forme le cœur de ce que je m’apprête à baptiser le Centre Georges Perec. La liste est la forme la plus commune de ces œuvres. Je serais tenté de dire que ce sont elles que privilégiait l’exposition Voilà, Le monde dans la tête au Musée d’art moderne de la Ville de Paris à l’automne 2000, censée célébrer le passage du millénaire : « des œuvres visant à saisir et préserver le réel par diverses méthodes : archivage, compilation, collection, énumération, classement, enregistrement, accumulation… où se croisent données personnelles et destinées collectives ». « Je me souviens » des Abonnés au téléphone de Boltanski comme d’une image de l’humanité, des 101 portraits-années de Hans-Peter Feldmann comme de celle d’une vie humaine, de la vidéo The secret files où Gilbert and Georges détaillaient le penser-classer de leurs archives, de la réflexion sur la « peinture » induite par les Martins 1900-2000 de Bertrand Lavier… C’est ce centre de Perec que l’on croise le plus souvent dans les œuvres qui ont la particularité d’être averties de celle de Perec – à la croissance aujourd’hui exponentielle : celle de Sophie Calle (de 1980 jusqu’à sa rétrospective M’as-tu vue en 2003 au Centre Pompidou) œuvre-sœur (ou faussement sœur[59]). Et Valérie Mréjen et Claude Closky que je nommais pour commencer. Les trois livres de la première (Mon grand-père, L’agrume, Eau sauvage) mais aussi ses courts métrages font du commun avec de l’intime, les livres du second (qui expose des signes jusqu’à épuisement de leur signification[60]) fabriquent de l’intime avec du commun, comme lorsqu’il réécrit à la première personne des catalogues de vente et des publicités. Ils se meuvent tous deux dans le continent « infra-ordinaire » qu’ont ouvert des livres comme Espèces d’espaces et Je me souviens. Idem pour l’œuvre interrompue d’Édouard Levé qui comme Valérie Mréjen a la particularité d’être à cheval absolument sur la littérature et l’art contemporain. Œuvres (2002), première phrase : « un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée mais qu’il n’a pas réalisées »: 533 fragments suivent, numérotés à la manière de Wittgenstein. À l’arrivée une bizarre encyclopédie des possibles de l’art contemporain (Angoisse, qui rassemble les photos « d’une commune française dont le nom est à la fois propre et commun » correspond au projet n° 55)[61].

Sociologie critique : « La peinture de chevalet […] a fait son temps. Que nous propose-t-on par ailleurs? La passionnante aventure du réel perçu en soi et non à travers le prisme de la transcription conceptuelle ou imaginative […] La sociologie vient au secours de la conscience et du hasard »[62], écrit Pierre Restany, dans le Manifeste du Nouveau Réalisme du 16 avril 1960 (nommant Klein et Tinguely, Hains et Arman, Dufrène et Villeglé). La Nouvelle Figuration en 1964 agrandit le questionnement[63] : « Cette peinture qui fait pléonasme avec une image dénonce que cette image fait pléonasme avec le monde », explique Pierre Bourdieu en 1966[64]. Les premiers, dans la ligne du readymade, devenu un point de départ, montrent de mille façons que les choses sont des images, les seconds (Rancillac, Télémaque, Klasen, Fromanger, Fahlström, Cueco,…), bien plus que le Pop Art, que les images (de la société industrielle) sont des objets[65].Romanesque : j’aurais tendance à classer sous cette rubrique, à l’opposé des œuvres qui sont à des degrés divers de complexité préoccupée du monde, celles dont le sujet est l’art et le monde de l’art, le monde autrement. Un art plus méta (comme celui des trois artistes du « romans ») : Bertrand Lavier extrayant les œuvres d’art cachées de Mickey, Erró remixant les images usées de l’art à égalité avec celles de la culture de masse, Jacques Monory faisant en peinture des photos du cinéma, Gérard Collin-Thiébaut en Bouvard et Pécuchet… Art and language ou Fischli et Weiss. Ou Claude Rutault peignant la peinture, Thomas Demand ou Zbigniew Libera photographiant la photo… Philippe Thomas faisant œuvre d’une théorie du champ, la collection Yoon-Ja et Paul Devautour faisant une maquette in progress du même… Etc., etc. Dans tous les cas, on a affaire à un iconoclasme (pas d’image juste, juste des images, quelquefois des mots) qui comme chez Perec consomme énormément d’images…

Corollaires : ce classement n’a de sens qu’à se contester lui-même, le tableau de Mendeleiev prend illico des allures de puzzle : tout artiste important appartient dans tout ou partie de son œuvre, aux quatre « champs » et comme chez Perec chaque champ peut comprendre les autres (qu’on songe à Hans-Peter Feldmann « voyeur » de milliers d’images ready-made). Et, tels François Morellet et Christian Boltanski, c’est tout l’art contemporain qui, dans des formes héritées de l’art moderne (ses énoncés) retrouve l’art ancien (son énonciation). À tel point qu’on pourrait peut-être également penser-classer cet art selon les catégories traditionnelles des anciennes académies : peinture d’histoire, vanité, nature morte, portrait… Autrement dit, le sous-ensemble « Regarde de tous tes yeux, regarde » inclut l’ensemble qui l’inclut : le Musée de Nantes (celui de Dole), des œuvres anciennes des collections entrent dans notre exposition selon un geste inverse de celui qui partout place la cerise de l’art contemporain sur le gâteau de l’art ancien. Titre : Un cabinet d’amateur, le court roman iconoclaste paradoxal que Perec écrivit vingt ans après Le Condottiere, comme un appendice « ancien » à La Vie mode d’emploi. À Nantes et à Dole, il est accroché par Ernest T. Les œuvres anciennes méritent d’être regardées comme de l’art contemporain…

De Baudelaire (1859) au Centre Georges Perec (1978)

« En associant de plus en plus étroitement le spectateur à l’œuvre, en détruisant la singularité (productions en série), et même la spécificité de l’œuvre (œuvres synthétiques […]), en contestant l’individualisme de l’artiste (œuvres collectives), les arts plastiques et le théâtre entrent dans un processus de transformation qui affecte principalement leur fonction (en dépit des stupides collectionneurs qui s’obstinent à les accrocher comme des Boudin dans leur living-room, les « peintures » de Warhol ne sont pas faites pour être regardées), mais du même coup la relation, jusque-là univoque et intangible, qui unit « l’artiste » à l’œuvre, l’œuvre au monde », écrit Georges Perec en 1967[66]. À propos de la révolution « duchampienne » en littérature réalisée par Raymond Queneau inventant dans les Exercices de style, la littérature comme art contemporain, je paraphrasais le texte décisif de Walter Benjamin L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1933) qui seul peutêtre permet (à l’envers: Benjamin est plein de nostalgie pour ce qu’il appelle l’aura, l’ici et le maintenant de l’œuvre[67]) de comprendre ce qui est en jeu chez Marcel Duchamp (je renvoie de nouveau au livre de Francis Nauman qui interprète le premier à la lumière du second – il remarque que la Boîte-en-valise qui duplique l’œuvre antérieure, qui reproduit en modèle réduit ces pièces sans original, est contemporaine du texte du philosophe)[68]. J’irai plus loin encore, en amont, un cran en dessous, à la réflexion qui est à la source de la pensée de Benjamin laquelle demeure dans « l’œuvre d’art » et ses métamorphoses. Second flash-back cette fois bien avant 1945: à l’heure de l’invention de la photographie, du daguerréotype, de l’» art à la machine » (Delacroix). Il est tout de suite clair pour les contemporains que la photographie c’est dans le monde, pour le monde, beaucoup plus que la photographie (beaucoup plus qu’une révolution dans l’art).

Charles Baudelaire: Salon de 1859 (soit vingt ans après l’invention de Daguerre): « Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français […] S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude »[69]. On le sait, c’est sûrement dans ce texte du poète que l’on trouve (sous une forme inversée) la plus géniale photographie de ce qui se joue anthropologiquement avec la naissance de la photographie: la photographie est aux objets ce que la démocratie est aux hommes, elle parachève la Révolution française (le commencement de la fin de la mort de Dieu), au même instant renverse le platonisme (la copie, le multiple en lieu et place de l’un et de l’origine). Le contemporain s’invente à la naissance même du moderne et ne va cesser de le travailler. Les plus justes penseurs de la photographie ne feront après tout que décliner la même interrogation:Walter Benjamin et sa théorie de la perte de l’aura, à l’heure où s’affrontent deux régimes de la « démocratie », du pouvoir du peuple, socialisme et fascisme, Pierre Bourdieu et sa sociologie d’un « art moyen » qui tant influencera l’art contemporain, Christian Boltanski le premier.

Apollinaire, dans Les Peintres cubistes (1913), avait vu juste : « Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp de réconcilier l’Art et le Peuple » (on pourrait avancer la même chose de Raymond Queneau, auteur de Zazie dans le métro). C’est en effet tout l’art contemporain, en tant qu’il n’est pas moderne, qui va tirer les conséquences ontologiques et politiques de l’invention de la photographie. Et légitimement, la photographie au sens restreint (la « photo plasticienne ») qui va souvent y occuper la première place (à rebours du photo-reportage et de la photo « d’art » qui chacun à sa façon croit à l’image juste) : l’art contemporain est fondamentalement laïque, horizontal, athée, comme ne manque jamais de le rappeler tant François Morellet (« Conscient que la prochaine vague rétrogardiste devra être hypercatholique ou pas, j’ai profité du saint lieu qui m’était offert pour donner à mes œuvres un sens », déclare-t-il ironiquement en 1982 à Saint-Nazaire)[70]. Que, de façon tout aussi parodique, Christian Boltanski endossant depuis longtemps le costume du mauvais prêcheur (en référence à La Nuit du chasseur).

En 1989, Claude Burgelin, qui fut lui aussi membre de la Ligne générale, sept ans donc après la disparition de l’écrivain, s’interroge, dans Esprit, j’y faisais allusion, sur « le phénomène Perec », sur ce qui fait que cette œuvre, « la plus sophistiquée qui soit », soit reconnue comme celle d’» une figure de l’écrivain – enfin? – fraternelle »: une lointaine planète du système solaire et une rue du XXe arrondissement de Paris portent son nom, un timbre son visage, sa chevelure et son chat, sa présence est considérable dans les manuels scolaires et les ateliers d’écriture, sans compter le jeu de société omniprésent des « Je me souviens », et la gloire encyclopédique, façon Catalogue des Armes et Cycles de la manufacture de Saint-Étienne, du « romans »… « Il se délecte à construire et à faire marcher des machines, infernales ou non, pour leur faire produire cela même qu’on n’attend pas d’une mécanique. » Non seulement Perec refuse la posture héroïque moderne de l’artiste-démiurge, mais encore, à l’inverse de ce qui se passe avec Queneau, chez lui « la boutique est ouverte: l’artisan a indiqué un certain nombre de ses trucs ». Le Cahier des charges, son Comment j’ai écrit rousselien, le mode d’emploi du « mode d’emploi », même s’il n’avait pas été publié, est induit, impliqué dans le « romans » comme la solution d’une immense partie de mots croisés. Autrement dit, « le phénomène Perec doit beaucoup à Perec le phénomène »: l’œuvre de Perec est une œuvre politique au sens plein (pas uniquement du fait de son attention à l’infra-ordinaire). « Perec représente aujourd’hui une des rares figures démocratiques de l’écrivain » (le contraire du « grantécrivain ») mettant en œuvre la célèbre injonction d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont (« la poésie doit être faite par tous, non par un »). Le regardeur peut refaire le tableau. L’œuvre est hospitalière. Meurtri par l’Histoire, Perec a été plus loin que Queneau (au style mélancolique) dans la voie de la littérature à l’ère de la reproductibilité technique. Pas plus que l’art, la littérature ne devient chez lui « n’importe quoi » mais elle devient possible pour « n’importe qui », le « premier venu »[71]. Autrement dit, à propos de Perec, Claude Burgelin retrouve l’interrogation de Baudelaire sur le suffrage universel…

Je reviens au paradoxe de départ. En se référant à Perec comme à une boîte à outils ou à idées, un grand frère, les jeunes artistes ne se méprennent pas. Ni esthétiquement : les trois artistes de l’intrigue-cadre de La Vie mode d’emploi sont des artistes contemporains – tel l’auteur lui-même, et l’artiste qu’il aurait pu être. Toute son œuvre peut être dite de la littérature devenue art contemporain. Ni politiquement donc: écrivain « démocratique », l’écrivain rejoint ce qu’a de « démocratique » un art tout entier issu de la photographie. Pour le dire autrement, il y a bien un Centre Georges Perec strictement contemporain du Centre Georges Pompidou, si on veut bien se souvenir qu’audelà d’une architecture contemporaine, novatrice, c’est une « utopie démocratique » qu’a voulu être le bâtiment du plateau Beaubourg, montrant l’art contemporain avec l’art moderne, eux deux avec le design (C.C.I.), avec la musique (I.R.C.A.M.), avec le cinéma. Surtout, l’art d’aujourd’hui avec la Bibliothèque publique d’information en libre accès et gratuite et le forum ouvert de la Revue parlée de Blaise Gauthier. À la façade ôtée de l’un répond la façade de verre transparente de l’autre, à l’escalier mécanique de l’un l’escalier échiquéen de l’autre. 1977-1978 : leurs histoires s’entrecroisent (le premier a rendu hommage au second à la B.P.I du 17 novembre 1993 au 24 janvier 1994). Et donc, le trentième anniversaire du « romans » suit le trentième anniversaire du Centre… Second paradoxe (dans le paradoxe) : moins savant que son livre, Georges Perec, de même qu’il connaissait mal le « peintre célèbre » Duchamp, n’ »aimait pas » le Centre Pompidou qui se construisait sous ses yeux, lui qui exhibait sa fabrique ne raffolait pas des « tuyaux ». Il le dit dans L’Arc en 1979 jouant au petit jeu barthésien du « J’aime, je n’aime pas ». Et dans un texte de commande Tout autour de Beaubourg[72]. Ultime point de rencontre des deux Centres: de même que le Centre Pompidou ne cesse, depuis 1977, d’être réaccroché par ses regardeurs-conservateurs[73], hypothèses d’exposition (Nantes, Dole), « Regarde de tous tes yeux, regarde ». L’art contemporain de Georges Perec pourrait être recomposable, recombinable, automatiquement reproductible ailleurs et autrement, au gré des collections et des emprunts (des contraintes), des interprétations : une « exposition en valise », un « exercice de style ».

Notes

[1] Tous deux furent « retrospectivés » ce printemps, la première au Jeu de Paume (La place de la Concorde), le second au Mac/Val (8002-9881). La première déclarait par exemple en 2003 aux Inrockuptibles : « La lecture de Perec […] m’a aidé à trouver ce qui importait, ce dont j’avais envie de parler dans mon travail. » Du second, Emmanuelle Lequeux, dans Le Monde du 11-12 mai, écrit : « Si Perec avait connu la “Star’Ac ”, il serait peut-être Closky, tant on peut lire cette exposition comme une Vie mode d’emploi pour enfants de la télé. »

[2] Dont la documentation vient d’être montrée du 16 avril au 21 juin à la Bibliothèque d’Auxerre : De l’un à l’autre.

[3] Après le complexe bras de fer « moderne » avec celle-ci. Sur celui-ci, on peut renvoyer à la récente exposition Rodin et la photographie au Musée Rodin. Lire plus loin le texte d’André Rouillé.

[4] « En quoi le morceau de sucre en marbre de Marcel Duchamp est-il une œuvre d’art ? Ou le morceau de pull-over porté par Christian Boltanski en 1949 ? Ou le morceau de côte Ouest emballé par Christo ? Ou la pipe pipée de Magritte ? ».

[5] Dans l’inventaire de sa bibliothèque réalisé peu après sa disparition, on trouve Les nouveaux réalistes de Pierre Restany (1968) et un catalogue de Christian Boltanski de 1978. Pour l’essentiel, les catalogues contemporains assez nombreux concernent principalement les peintres de la Figuration narrative et-ou des artistes liés aux Éditions Galilée, probablement reçus par Perec (Galilée est l’éditeur d’Espèces d’espaces et de Paul Virilio).

[6] Qui est loin d’être le seul attaché à celui qui est peu à peu devenu une sorte de « contemporain capital posthume » bien au-delà de la littérature : lire l’article précurseur de Claude Burgelin Le Phénomène Perec (Esprit, juin 1989) ou le récent dossier des Inrockuptibles n° 401 (2003).

[7] Publiée sous le titre Je ne suis absolument pas critique d’art dans le Cahier Perec n° 6.

[8] Antonio Corpora, Dado, Paolo Boni, Cuchi White, Jacques Poli, Peter Stämpfli, Fabrizio Clerici, Pierre Getzler. L’essentiel des textes qu’il leur a consacrés se trouve dans La Clôture et autres poèmes (POL,1980) et Alphabet pour Stämpfli (1980) dans Beaux présents belles absentes.

[9] Élégie de Pierre et Denise Getzler (Art-press n° 39, 1980) dans Beaux présents belles absentes. Le peintre est le dédicataire d’Espèces d’espaces. Gérard Guyomard est nommé comme restaurateur dans La Vie mode d’emploi. « Faire de la peinture » est également dans la liste des Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir.

[10] Quatrième roman de jeunesse, à ce jour inédit, Le Condottiere (1960) met en scène un « faussaire de génie », Gaspard Winckler, qui échoue à reproduire le tableau d’Antonello de Messine du Louvre. Qui échoue là où Heinrich Kürz réussira via la collection Raske dans Un cabinet d’amateur. Lire la biographie de David Bellos, chapitre 22, et Marcel Bénabou: Faux et usage de faux dans Le Cabinet d’amateur n° 3 (1994).

[11] Dans son étude définitive, Lavis mode d’emploi dans le Cahier Perec n°1 (POL, 1985) : « Lorsqu’il est question de peinture, c’est très souvent d’écriture qu’il s’agit. » Ma seule réserve est que je préfère nommer image ce qu’il nomme peinture.

[12] Je pastiche ici la célèbre phrase de Jean-Luc Godard. Néanmoins, aucun point commun entre les deux créateurs. Godard – que Perec disait « ne pas aimer » – est un platonicien strict (la réminiscence des Idées), Perec est un « souveniriste », pour utiliser un néologisme de Boltanski (l’image juste est une première image, qui manque).

[13] Dans La Partie de dominos chez Monsieur Lefèvre, Claude Burgelin parle à juste titre de « l’iconoclasme » de Perec qui au fil de l’oeuvre prend des formes multiples – du refus politique des images de la consommation dans Les Choses à la prolifération automatique des images dans La Vie mode d’emploi via les murs d’Espèces d’espaces : « L’image montre mais en montrant elle cache le vide qu’elle a pour rôle de recouvrir tout en montrant qu’elle ne fait que le cacher. » L’exergue d’Un cabinet d’amateur est, elle, tirée de Vingt mille lieux sous les mers [sic], et sa dernière phrase célèbre « ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du faire semblant ».

[14] Lire plus loin le texte de Jean-Luc Joly.

[15] En 1978 encore, il évoque un projet de roman épistolaire sur le voyage à Kairouan d’August Macke avec Klee en 1914. Entretiens et conférences, Joseph K., 2003, vol. II, p. 229.

[16] À l’inverse de Maurice Roche (Compact) ou de Michel Butor (Mobile).

[17] À ce jour, seule Tania Orum, lors du colloque de Copenhague en 1998, en a proposé une (excellente) synthèse.

[18] « L’oeuvre de Picasso est toujours pareille, elle est comme une variation sur un même tableau, malgré la diversité des techniques utilisées. En revanche chez Klee, chaque tableau est la résolution d’un problème différent. » (1974). Entretiens et conférences, op. cit., vol. I, p. 186.

[19] Penser-classer.

[20] À la minute même, Libération et Le Monde (ce n’est pas la première fois) demandent à leurs lecteurs d’envoyer des « je me souviens » sur Mai 68.

[21] Paru en 1973 dans la revue Cause commune.

[22] Allusion à « l’infra-mince » qui occupe Duchamp à partir de 1937.

[23] Exercice pratique : la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de 1975 (« décrire le reste […] ce qui se passe quand il ne se passe rien », qu’on peut lire comme une fable sur l’impossibilité de l’image juste).

[24] Dans le numéro Perec et le renouveau des contraintes de la revue Formules (2004), Mireille Ribière en retrace l’histoire depuis 1979. Il y eut des dates importantes (comme 1994 : la biographie de David Bellos, ou 1995: le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi). Et des livres qui font dates : Bernard Magné Georges Perec (Nathan, 1999) ou le comment (le cerveau) – l’autobiographique vu du ludique, Claude Burgelin Les Parties de domino chez Monsieur Lefebvre (Circé, 1998) ou le pourquoi (l’inconscient) – le ludique vu de l’autobiographique.

[25] Pour reprendre le titre du livre de Pierre Goldman exactement contemporain de W. Sur la « judéité » de Perec, lire notamment Marcel Bénabou Perec et la judéité dans le Cahier Perec n° 1 (POL, 1985) et Régine Robin Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins (PUV, 1993).

[26] « Il est assez vieux pour causer tout seul le langage »: pour le PALF (Presbytère et prolétaires, Cahier Georges Perec n° 3), Perec et Bénabou rêvaient d’une préface de Lacan : à rebours du surréalisme, ils redécouvrent l’inconscient impersonnel du langage (refaisant le trajet de Queneau contre Breton). Que Perec retrouve dans les si apparemment innocents mots croisés : « […] ce qui est en jeu dans les mots croisés comme en psychanalyse c’est cette espèce de tremblement du sens, cette “inquiétante étrangeté” à travers laquelle s’infiltre et se révèle l’inconscient du langage ».

[27] On peut songer ici au personnage du juif polonais Cinoc « tueur de mots » dans La Vie mode d’emploi, chapitres LX et LXXXIV.

[28] Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p.221-222. « Michel Strogoff ne cherche pas à résister. Plus rien n’existait à ses yeux que sa mère qu’il dévorait alors du regard ! Toute sa vie était dans cette dernière vision. » ( Jules Verne, Michel Strogoff, deuxième partie, chapitre 5).

[29] Lire plus loin son texte. Dans son grand petit livre Georges Perec, il en examine les quatre modalités (thématique, arithmétique, géométrique, linguistique). Au centre, une date : le 11-2-43, date de la disparition de la mère, de son départ de Drancy à Auschwitz (les livres comme un « tombeau »). On pourrait appliquer à Perec cette phrase de Tadeusz Kantor : « J’entretiens avec la mort des rapports purement formels. »

[30] Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p. 146-149.

[31] On peut reconnaître André Breton dans Odile, caricaturé sous les traits du mage Anglarès.

[32] Technique du roman (1937) in Bâtons, chiffres et lettres (1950).

[33] Alors qu’il fonde l’Oulipo, l’écrivain bifurque vers un des « exercices », préféré aux autres, le « néo-français » (Zazie dans le métro, 1959).

[34] Le livre qui regroupe tous les textes de cette révolution est Bâtons, chiffres et lettres (1950). Sur l’homologie structurelle entre révolution duchampienne et révolution quenienne, lire Esthétique de l’Oulipo d’Hervé Le Tellier (Le Castor astral, 2006) et La Bibliothèque de Warburg de Jacques Roubaud (Seuil, 2002), tous deux membres de l’Oulipo

[35] Seuil, 2007.

[36] Pour un déploiement d’ampleur de ces analyses, lire Francis M. Naumann: Marcel Duchamp: L’art à l’ère de la reproduction mécanisée (Hazan, 1999).

[37] L’urinoir, suite sans fin : alors que le Centre Georges Pompidou s’est inauguré en 1977 avec Duchamp, en 2005, un acte iconoclaste – imbécile de n’être pas symbolique – contre la plus iconoclaste des œuvres a provoqué, entre autres effets, un article dans Le Monde du 21 janvier 2006 du Directeur du Musée Alfred Pacquement Respect pour l’urinoir, où Fontaine (une copie du ready-made originel) est comparé à la Pieta de Michel-Ange… C’est déjà cette inversion de la révolution duchampienne – avec la neutralité bienveillante de l’intéressé – qu’entendaient dénoncer en 1966 les « nouveaux figuratifs » Aillaud, Arroyo et Recalcati avec la série de tableaux La Fin tragique de Marcel Duchamp, remontrée récemment au Grand Palais.

[38] Sur Les Exercices de style comme « manifeste silencieux », je renvoie aux travaux d’Emmanuel Souchier (in Queneau aujourd’hui, Clancier-Guenaud, 1985). Pour une interprétation benjaminienne de Queneau (et heideggerienne de Benjamin) à l’essai de Michel Deguy Exercices de style Queneau in Choses de la poésie et affaires culturelles (Hachette littératures, 1986) : « cette technique de la littérature fournissant la littérature de la technique ». Ce qui va bien au-delà du fait de débarrasser les mots du souci de décrire (André Breton, Nadja).

[39] Lire plus loin le texte de Marcel Bénabou.

[40] Qu’on songe par exemple à des oeuvres comme celles d’Italo Calvino ou Jacques Roubaud. Pour parler Barthes, s’agissant de chaque oulipien (écriture en commun), la question est de déterminer ce qu’il en est du style (chez Perec le vide ouvert par « la grande Hache » de l’Histoire).

[41] Archétype du romancier lazaréen, le Patrick Modiano de Dora Bruder écrira que le créateur d’aujourd’hui doit se mesurer au Mémorial de Serge Klarsfeld tel Balzac à l’état civil, et que seul le Perec de La Vie mode d’emploi y est parvenu.

[42] Dans la préface du catalogue de l’exposition de 1972, François Mathey nomme Duchamp, Malevitch, Mondrian et Schwitters comme ayant « permis la génération des années 1960 ».

[43] Abandonnant tous deux à la photo « d’art » de l’époque sa rivalité continuée avec la peinture : il faudra attendre ce qu’on appelle « la photo plasticienne » pour que la photo restreinte coïncide avec la photo généralisée de l’art contemporain.

[44] Répartition aléatoire de 40000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire de téléphone en bleu et rouge, 1961. Trames, 1958-1971. Tirets, 1958-1971.Double trame noire sur fond blanc, 1972.Grillages superposés, 1959.Grilles superposées se déformant, 1965.Sphère-Trame, 1962. Néon avec programmation aléatoire-électronique géométrie poétique, 1971. Interférence de deux trames, néon électronique, 1972. 62 membres du club Mickey en 1955, 1972. 3 des 99 essais de reconstitution effectuées en 1971, Vitrines de références, 1972.

[45] Libération, 28 août 1996, entretien avec Henri-François Debailleux. Sur l’évolution de Morellet, on peut se reporter à la chronologie de Stéphanie Jamet dans le catalogue du Jeu de Paume (2000).

[46] Elle-même inversion d’Échappatoire, proposée au Musée des beaux-arts de Lyon durant l’été 2007. Déjà en 1973, à Nantes, l’artiste avait joué avec les oeuvres anciennes en les scotchant.

[47] Paru dans la revue de Jean Daive Fig en 1990, repris dans le livre de Lynn Gumpert sur l’artiste en 1992.

[48] Mais à l’envers de l’écrivain comme dans le texte de 1990: chez Boltanski, ce n’est pas la fiction qui comble les trous de l’impossible mais la vie impossible qui est une fiction… Comme il le dit clairement dans une récente autobiographie parlée : La vie possible de Christian Boltanski (2007).

[49] En 1998, la galerie Yvon Lambert a publié un ouvrage de l’artiste cosigné avec Jacques Roubaud, Ensembles, consistant en un jeu de listes de listes. Sur la couverture un visage composé des visages des deux auteurs, image d’un troisième absent-présent (Georges Perec évidemment).

[50] Lettre à Maurice Nadeau de juillet 1969 dans Je suis né. 133 enveloppes existent. Une autre version existe au chapitre 5 d’Espèces d’espaces (un livre qui fait presque figure de manuel depuis longtemps dans les écoles d’art en France).

[51] Lire plus loin leur analyse par Christelle Reggiani.

[52] Lire sur le sujet, notamment sur Die Maschine qui en un sens met des moustaches à La Berceuse du promeneur de Goethe, le chapitre 38 de la biographie de David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots (Seuil, 1994).

[53] Post-scriptum de La Disparition.

[54] Lire mon texte Reconstituer le crime dans le volume collectif Point ligne plan (Leo Sheer, 2003).

[55] Dans son catalogue de 2007 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Morellet cite Perec. Idem dans celui de Ma Musée à Nantes. Dans la monographie à lui consacrée chez Phaidon, Boltanski reproduit des chapitres de W ou le souvenir d’enfance. Ici il faudrait parler d’une autre oeuvre majeure, celle de la cinéaste Chantal Ackerman (née en 1950) qui est un peu comme la soeur à peine plus jeune de Perec et Boltanski : Jeanne Dielman date de 1975, l’année de W. Lire son Autoportrait en cinéaste où les deux sont présents (Centre Georges Pompidou 2002) et mon texte dans la revue Po&sie 121 (Belin, 2007).

[56] Citadelles & Mazenod, 2005.

[57] Du triomphe de Rauschenberg à la Biennale de Venise en 1964, à l’exposition Zeitgeist à Berlin en 1982. Une sorte d’art contemporain « classique » – c’est moi qui parle – d’avant la mondialisation (qui suivra Les Magiciens de la terre de 1989) et le retour à l’hétéronomie (la réinversion du rapport au marché) et encore l’art « à l’état gazeux » et aussi le passage de la photographie au numérique…

[58] Les peintres travaillent d’ »après motif » photographique. Au passage, ne peut-on dire que l’industrielle peinture acrylique du Pop Art et de la Figuration narrative est (en deçà-même de ce qu’elle peint) une peinture photographique ?

[59] Lire dans le catalogue le texte d’Olivier Rolin qui tisse Calle avec Perec. On pourrait même se demander si tous les écrivains partenaires de l’artiste (de Paul Auster qui la peint dans Leviathan, en 1992, puis dont elle tire les cinq livres de Double jeux, en 1998, jusqu’à Enrique Vila-Matas) n’occupent pas la place d’un partenaire idéal nommé Perec. Et celui-ci la place de Dieu qui garantit l’identité personnelle (avec M’as-tu vue, elle serait passée du regard de Dieu au regard du public, devenant elle-même people – en témoigne l’installation de la Biennale de Venise 2007, reprise ce printemps à la B.N.F.).

[60] La « rétrospective » récente au Mac/Val de cet « héritier de l’Oulipo, de Magritte et de l’art conceptuel » (Frank Lamy) est très exactement construite comme un puzzle sonore de cinquante œuvres.

[61] Inutile d’insister sur ce que dit cette oeuvre la plus formellement et banalement contrainte qui soit (comme La Disparition). Une exposition des oeuvres d’Édouard Levé vient d’avoir lieu à la galerie Loewenbruck, du 13 mars au 10 mai. Son livre posthume Suicide n’est pas sans rappeler Un homme qui dort… son personnage organise de plus en plus ses jours selon des protocoles formels.

[62] En France, il s’agit bien sûr de la sociologie d’Henri Lefebvre, de la revue Arguments, de celle du Barthes des Mythologies, du premier Baudrillard… Laquelle, compromise avec la culture populaire, n’implique aucune position de surplomb, de « second degré »: il n’y a pas d’autre monde que le nôtre.

[63] La Figuration narrative est actuellement célébrée (après les Musées de Dole et d’Orléans) au Grand Palais du 16 avril au 13 juillet.

[64] Pierre Bourdieu : L’image de l’image (1966), à propos de Rancillac (repris dans Art-press n° 133, février 1989) : ce texte excède ce seul artiste et définit me semble-t-il tout ce qui est en jeu dans le groupe fédéré en 1964 par le critique Gérard Gassiot-Talabot.

[65] Sous cet angle, une œuvre récente comme Les objets de grève de Jean-Luc Moulène qui renverse de l’intérieur le problème, en restaurant l’aura, esthétique et politique, est un événement.

[66] Dans un texte inédit de 1967 traitant du free-jazz, intitulé La Chose, publié en décembre 1993 par Le Magazine littéraire n° 316. « Je ne parle pas du free-jazz ; tout au plus le free-jazz me permet-il de parler de l’écriture. » Contemporain du PALF, de la conférence de Warwick sur le roman, de celle de Venise sur le changement de la littérature par les médias, de l’entrée à l’Oulipo (1967), ce texte manifeste une extraordinaire intelligence de la mutation contemporaine en cours. De façon générale, l’année 1967 est chez Perec une année d’exceptionnelle effervescence théorique qui excède l’Oulipo mais concerne toujours la littérature à l’ère de la reproductibilité technique (1967 est aussi l’année de Die Maschine).

[67] En revanche, il salue le cinéma avec enthousiasme. Selon une torsion intime qui n’est qu’apparente (le cinéma n’est pas réductible à une conséquence de la photographie).

[68] Duchamp n’est évidemment pas seul (ni le premier : qu’on songe à Courbet). Pour un rappel de cette situation, je renvoie à l’exposition de la Tate modern de Londres du 21 février au 26 mai dernier : Duchamp, Man Ray, Picabia, the moment art changed forever. Les trois artistes sont exactement ceux qui prirent acte de la révolution photographique, le premier en se vouant à la reproductibilité technique, le second en faisant un champ d’expériences, le troisième lui soumettant la peinture. On peut d’ailleurs se demander plus largement s’il n’y eut pas un art contemporain avant l’art contemporain en plein règne moderne, dans des pays de la périphérie de l’Europe, dont l’évolution fut interrompue par l’Histoire : Stanislas I. Witkiewicz et sa fabrique de portraits, Alexandre Deneika et sa peinture post-photographique, etc. Comme des branches coupées alors que la greffe Duchamp était loin d’avoir prise. Mais ceci est une autre histoire…

[69] On peut, on doit lire en entier ce texte célébrissime sur le mauvais messie Daguerre dans la monumentale anthologie d’André Rouillé (La photographie en France, textes et controverses 1816-1871, Macula, 1989) qui l’éclaire. Pour la question platonicienne de la « copie de copie », je renvoie à Gilles Deleuze : Platon et le simulacre dans Logique du sens (Minuit, 1968).

[70] Hasard objectif : au Centre Pompidou s’est ouverte le 7 mai une magnifique « grande exposition » Traces du sacré (Jean de Loisy, Angela Lampe) : l’histoire de l’art moderne en tant qu’elle coïncide avec l’histoire de la « mort de Dieu ». Le catalogue est souvent plus nostalgique que les cimaises. Page 271, on y trouve une description de Perec en héros négatif de « l’art inexpressif » (« artifice de la structure » et « arbitraire des contraintes de production »). L’accompagnent Joseph Kossuth et Marcel Broodthaers.

[71] Ou alors au sens où Morellet peut écrire : « J’aime bien Duchamp quand il fait n’importe quoi en montrant bien que c’était n’importe quoi. J’aime cette distance qu’il a mise entre lui et ce qu’il a fait, laissant les spectateurs libres de déballer leurs propres et géniaux pique-niques » (1974).

[72] Repris dans L’Infra-ordinaire : « Au milieu de ces rues, de ces monuments, de ces demeures également chargées et surchargées d’histoire et de légende, le Centre Pompidou a un peu l’air d’un gros extraterrestre dont on ne sait pas encore très bien s’il arrivera à survivre quand il aura quitté son scaphandre et toute sa panoplie de tuyaux… » D’une autre façon dans la préface à La Cathédrale de Chartres dans tous ses états, de Barandard, parue de façon posthume en 1982, il écrit que celle-ci est « avec Versailles, l’Aiguille creuse, la Samaritaine et le Centre Georges Pompidou, l’un des plus purs joyaux de l’art universel ».

[73] On pourrait analyser l’histoire du regard du Centre Pompidou (moderne et-ou contemporain, français et-ou international) sur lui-même et les débats qui l’agitent sur l’avenir du Mnam parallèlement aux incertitudes de Perec, homme (Klee) – et oeuvre (Duchamp). Il y a depuis 1977 un Centre Pompidou-Klee (Manifeste, 1992) qui ne cesse de reprendre le dessus sur un Centre Pompidou-Duchamp (L’époque, la mode, la morale, la passion, 1987)…

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