L’Art avant et avec l’OuLiPo – De Marcel Duchamp à Edouard Levé

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[Cet article est paru originellement dans le catalogue de l’exposition L’Oulipo, la littérature en jeu(x), B.N.F–Gallimard, en novembre 2014.]

 

1. Marcel Duchamp rejoint l’Oulipo (1962)

On doit à Marcel Benabou d’avoir retracé l’arrivée de Marcel Duchamp (1887-1968) à l’Oulipo [1].Je rappelle ce que l’art contemporain doit à la révolution duchampienne dans les arts plastiques : libéré de l’unique, de l’aura, de l’Artiste, par la photographie, « art à la machine » (Delacroix [2]), ce fils de notaire rouennais en rupture d’héritage, traverse vite la peinture « rétinienne » et l’art «moderne» – de 1912 (le Nu descendant un escalier) à 1919 (LHOOQ une reproduction banale de la Joconde pourvue d’une moustache) en passant par les objets manufacturés métamorphosés, les ready-made (dont en 1917 à l’Armory show : l’urinoir basculé Fontaine signé R. Mutt, du nom d’un personnage de B.D.). En passant très vite aux mots et par les mots : des Impressions d’Afrique de Roussel vues avec Apollinaire.. à Rrose Sélavy. Duchamp où celui qui tout de suite s’est porté à toutes les extrémités de ce que Walter Benjamin en 1933 théorisera sous le nom d’ « oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique »[3]. Photographie généralisée, qui comprend et la photo restreinte et la littérature et le langage…

En 1962 donc, Duchamp, à soixante-quinze ans, rejoint les siens. Première réunion en 1965. Mais, bien avant même qu’ils ne se soient retrouvés au Collège de Pataphysique, le nom de Duchamp apparaît dans les Journaux (1914-1965) de Queneau dès 1921.Quant à la relation avec Le Lionnais, elle commença à l’époque Dada pour se transformer en amitié via les échecs[4]. L’Oulipo et l’art donc : cinquante ans d’une histoire complexe, enchevétrée, pleine de chassés- croisés, de retours en arrière et de bonds en avant … qui concerne non seulement les rapports des arts et de la littérature mais aussi pour chacun, l’art ancien, l’art moderne (abstrait et figuratif) et l’art contemporain. Et qui croise « l’histoire avec sa grande Hache ». Qui connaît des contradictions et des époques. Les contradictions : elles traversent les auteurs à commencer par les fondateurs : Queneau écrivain versus Queneau critique et peintre, Queneau versus Le Lionnais mathématicien amoureux de peinture. Puis Perec l’auteur versus Perec l’œuvre. Les époques : si la création de l’Oupeinpo (1980) accompagne la gloire de Queneau, si celle de l’Oubapo (1992) suit celle d’un Perec encore plus contraint à la contrainte que son maitre, il y a dès le départ un OuArtpo hors ces deux ouvroirs, qui puise directement à la source littéraire. Plus encore aujourd’hui à un Oulipo dans le « domaine public », extension comme au temps de Roussel et Duchamp du domaine d’une littérature devenue art contemporain à part entière, bien au delà des OuXpo institués. L’oulipo et l’art: disparate, disparition, paradoxes.

2. Raymond Queneau, François Le Lionnais : de la guerre à l’Oulipo

Apollinaire, dans Les Peintres Cubistes (1913) avait vu juste : «Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp de réconcilier l’Art et le Peuple». On pourrait avancer la même chose de Raymond Queneau, à peine moins vite que Duchamp: dès 1929, date de sa rupture avec le surréalisme, Queneau commence» son «corps à corps avec la littérature»[5]. Il raconte avoir eu l’idée du premier Exercice de style salle Pleyel en 1942 en écoutant L’art de la fugue de Bach. Avec cette histoire anodine d’un « incident réel »  narré de quatre-vingt-dix-neuf manières [6] (composés de 1942 à 1947 pendant la guerre , d’abord parue dans une revue de la Résistance Messages [7] je souligne) Raymond Queneau invente à la fois très exactement, tel Prévert (Paroles), la littérature en néo-français et la « littérature à l’ère de sa reproductibilité technique ». Et une sociologie interne en acte : un état des écritures (Barthes), du champ (Bourdieu). Déplaçant par la « production automatique de littérature française » (pour parler comme Perec et Benabou en 1967) l’opposition entre Terreur et Rhétorique qui obsède dans les mêmes années Jean Paulhan (Les fleurs de Tarbes, 1941) : la Rhétorique est la terreur est la Rhétorique… Il s’agit de « décaper la littérature de ses rouilles diverses » : d’un projet politique. Au même titre que la littérature lazaréenne de Jean Cayrol , l’Histoire accélère les mutations formelles en cours depuis Duchamp – entre autres.La litterature doit être « faite par tous non par un ». En 1961, la combinatoire des 100 000 milliards de poèmes poursuit cette révolution [8]. Elle sera postfacée par François Le Lionnais.

Queneau et Le Lionnais se sont rencontrés pendant l’Occupation. Le mélancolique nihiliste et l’humaniste « collectionneur de savoirs » , chimiste de formation, persuadé que l’homme est un « animal mathématique » : résistant, prisonnier de Dora et de ses usines de V2, d’avril 1944 à mai 1945. Il faut lire La peinture à Dora , publié dans la revue Confluences, issue de la Résistance, en mars 1946 comme un texte-jumeau des Exercices de style : « L’enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l’hôte ». Avec Jean Gaillard compagnon de camp, il s’y livre à un jeu déjà ancien chez lui, un étrange art de la mémoire : « Il s’agit d’établir entre deux ou plusieurs tableaux des communications ou encore de greffer sur l’un des éléments prélevés sur un autre ». « Nous pénétrames, le cœur battant, dans l’arrère-plan des Ménines ». Van Eyck, Greco, Le Caravage … : la liste des peintres ne concerne que l’art ancien ou presque, et on ne sort jamais du tableau. Il revient sur ce vice ancien « la peinture mentale » dans Un certain disparate : « Je faisais avec des amis l’expérience suivante qui m’a servi ensuite à Dora : nous allions devant un tableau du Louvre que je choisissais par exemple la Kermesse de Rubens, mes amis regardaient le tableau, je tournais le dos, et l’un de nous demandait de décrire un coin du tableau. C’était toujours ma description qui était la plus complète ». « Le tableau avec lequel j’ai le plus vécu (…) est La tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosch ».

3. La peinture (abstraite ou figurative) adorée

Au terme de sa postface aux 100 000 milliards de poèmes, Le Lionnais signale une œuvre analogue « en peinture » : Jazz, un mobile lumineux de Franck Molina. Un ingénieur aéronautique (1912-1981) passé à l’art vers 1953 à Paris [9]. Mais de 1945 à 1976 ou 1984, les deux fondateurs infiniment plus traditionnels, ne quittent jamais le medium peinture. Dans La peinture à Dora, Le Lionnais confesse un projet de « grand livre sur la peinture » comme aboutissement de ses exercices de « peinture mentale ». Marcel Duchamp et Max Ernst sont ses terminus. A vrai dire, Le Lionnais est un contemporain exact de l’André Malraux du Musée imaginaire (1947) voire d’un Alexandre Kojève (l’Histoire est finie) – et déjà par anticipation, d’un certain Perec, celui qui va du Condottiere au Cabinet d’amateur. Confirmation : dans son ouvrage collectif sur Les grands courants de la pensée mathématique (1949), Le Lionnais signe l’article sur La beauté mathématique : « Les œuvres d’art se laissent ranger sous deux grandes bannières, entre lesquelles nous avons évité de marquer nos préférences personnelles : celle du classicisme, toute d’élégante sobriété ; et celle du romantisme qui se complait en des effets saisissants et vise au paroxysme ». Les illustrations : des tableaux de peintres anciens (seule exception : Yves Tanguy). Plus tard , il élit la peinture abstraite : Alberto Magnelli (1888-1971) sur qui il écrit pour la galerie de France en 1960 [10]. Et dans Lipo, premier manifeste en 1962, et Un certain disparate, il nomme Auguste Herbin (1882-1960). « Pour apprendre la peinture, je crois qu’il faut avoir vécu – je parle de la peinture figurative qui est encore la grande peinture en attendant qu’elle soit dépassée par la peinture abstraite ». De 1945 à sa mort, Le Lionnais fut un notable du monde des musées, sinon de l’art : « mon intérêt pour la peinture m’a servi à gagner ma vie » [11].

Entre les Exercices de style et Batons, chiffres et lettres, Queneau [12] s’occupe beaucoup de peinture : revient à sa rêverie de 1928 sur les Pictogrammes – un entre-deux écriture-peinture, une sorte d’esperanto (« Quand Michaux écrit le dessin, Queneau dessine l’écriture » commente Dominique Charnay). Il reprend son étude sur Miro ou le poéte préhistorique, voisin naguère de son ami Masson, s’interresse à Dubuffet. Publie un étonnant Vlaminck ou le vertige de la matière paru chez Skira en 1949, jamais réédité. Artiste idéal : Paul Klee (qui fut rétrospectivé à Paris en février 1948) – qu’on retrouvera chez Perec comme un horizon. Autrement dit, s’il se montre en art proche de ses préoccupations sur le néo-français, Queneau reste loin d’une réflexion sur l’art « à l’ère de sa reproductibilité technique », que commence à exposer une galeriste comme Denise René : le tableau toujours le tableau … Surtout, dans ces années, Queneau peint à nouveau comme en 1928 : entre 1946 et 1950, six-cent gouaches et aquarelles figuratives. Et expose dans une galerie. Les années suivantes, il signe nombre de préfaces : à Jean Hélion, Mario Prassinos, Elie Lascaux, André Marchand, Gaston Chaissac, Enrico Baj. C’est à propos de ce dernier, en 1965, qu’il prononce le mot d’Ouvroir : « De tous les ouvroirs individuels de peinture en activité à l’heure actuelle , aucun n’est plus sérieux que celui d’Enrico Baj. Il est celui qui a posé le plus de pétards sous les chevalets faussement graves d’une certaine peinture plus ou moins « moderne » » …

4. François Morellet « rigoureux rigolard ». Le G.R.A.V. (1960)

Dans La vie mode d’emploi, Georges Perec nommera un personnage de chimiste (comme Le Lionnais) : Benjamin (Walter) Morellet (François) … Paradoxe : c’est d’abord hors Oulipo, et avant même de naitre, que l’Oulipo passe à l’art. Avec François Morellet, « peintre et sculpteur », « né et vivant à Cholet » depuis 1926. S’il déclare n’avoir découvert l’Oulipo qu’en 1973, il lit Queneau dès 1948 (il connaît les Frères Jacques) et 100 000 millards de poèmes en 1961. « Fils monstrueux de Mondrian et de Picabia », Morellet devient François Morellet dans les années 1950 : de la rencontre avec l’artiste allemand construit Max Bill (en 1953 il peint 16 carrés, sa première œuvre oulipienne par anticipation) à la fondation du Groupe de Recherches en Art Visuel en 1960 (année même de la fondation de l’Oulipo) [13]. Artiste contemporain avant que le mot ne devienne un concept, il emprunte ses formes (ses énoncés) à l’art moderne (Mondrian mais aussi Malevitch ou Lissitsky, l’abstraction géométrique – les régles) quand son énonciation renoue avec certaines caractéristiques de l’art ancien (l’art musulman découvert à Grenade, le Baroque centre-européen) tels les Oulipiens avec les Grands Rhétoriqueurs ou l’art de la mémoire des anciens, comme Le Lionnais avec le Louvre dans la tête. S’ensuivent l’abandon de la peinture, la mise en œuvres de contraintes à la manière oulipienne, d’où des œuvres en séries. « Si je devais me définir, ce serait comme un artiste concret, tendance « rigoureux-rigolard » et avant tout systématique puisque toute ma démarche tient à des systèmes » [14].

On peut aujourd’hui lire Mais comment taire mes commentaires ? (1999 à l’occasion du Jeu de Paume) qui rassemble un grand choix d’écrits de François Morellet de 1949 à 1999 comme une somme oulipienne, ouartpienne (le livre s’ouvre sur une Sculpture à lire de 1949 et se clot sur 111 palindromes sur l’art de 1999). Au centre, le manifeste : Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique (1971). De plus en plus, Morellet ne cesse de « penser-classer » ses oeuvres anciennes (en 1982, il les ordonne en cinq chapitres : juxtaposition, superposition, hasard, interférence, fragmentation ) et de faire et défaire ces classements : entre 1983 et 1985, ce sont les « geometree », avec branchages, en 1958 et 1998 le nombre pi puis sa décimale ou l’annuaire du téléphone, 1988 la « géometrie dans les spasmes » (sept positions amoureuses), en 1989 il inaugure les Défigurations – dans les musées sur les chefs d’œuvres de l’art (Delacroix puis Cranach, Mantegna, Rubens, Velasquez, Rembrandt, Matisse, récemment sur un escalier du Louvre) , en 1992 les Relâches … L’artiste conçoit plus qu’il n’exécute, il n’est pas plus « artisan » que « créateur » , il est un « amateur » (dandysme de Morellet, chef d’entreprise en province [15]) plus qu’un « écorché vif », « l’umour » est son régime. Evidemment il travaille dans le monde, sans Dieu ni génie ni aura, « d’après la photographie » : à tous les niveaux, celle-ci relaie le travail : automatisme, répétition, multiplicité, ready-made, oeuvre éphémère, mise hors de soi de la « peinture », néon préféré à l’être (« j’ai toujours été attiré par les matériaux dits industriels »), « en faire le moins possible », « arriver à ne rien dire ».

5. Georges Perec entre Klee et Duchamp. Hutting.

Georges Perec a souvent confié son intérêt pour la peinture. Mieux : il confesse avoir « longtemps voulu être peintre » tel le Queneau des années 1946-1950 [16]. Surtout, du Condottiere désormais publié au Cabinet d’amateur, sous-titré « histoire d’un tableau », « l’art » est omniprésent dans l’œuvre, non pas tant la peinture que les images : une prolifération d’images décrites et l’évidence de leur puissance de faux (et-ou de trompe l’œil : le puzzle est image interne de cette contradiction de l’image et le « vrai faussaire » son personnage idéal [17]). Dix tableaux figurent dans le Cahier des Charges (1999) de La vie mode d’emploi, et on y a compté 508 aquarelles, une centaine de toiles, une trentaine de dessins etc [18]. La préface nomme Vermeer (l’ancien) et Pollock (le moderne). En ce sens, Un cabinet d’amateur constitue un vrai testament malgré lui : s’il n’y a pas d’image juste mais juste des images, alors laissons-nous « tromper l’œil ». La peinture à Dora mentionne Le fou en transes de Klee … de l’époque de la Ligne Générale (1959 –1963 à la Vie mode d’emploi, toujours un nom assume chez Perec la référence à l’art : Paul Klee, « peintre favori » (1981). Klee ni figuratif ni abstrait, le nom d’un écart (par rapport à « Picasso ») à la fois nom du doute sur l’image et de la fidélité au tableau, nom d’une torsion. Le sens de cette référence évolue. Comme les pictogrammes de Queneau, Klee permet de naviguer entre les mots et la peinture et de sortir sans sortir du livre, du tableau. Une dualité se fait jour : l’auteur, l’œuvre. En effet la prolifération d’images écrites est chez Perec un trompe l’œil : il faut distinguer entre les tableaux énoncés du premier et une énonciation de la seconde (ce que j’appelerai la photographie généralisée, la « production automatique » , la littérature comme art contemporain).

Entré à l’Oulipo en 1967, avec Benabou, via le « PALF » dont Roubaud a parlé à Queneau – Perec appartient à la seconde génération, non pataphysique, du groupe. De façon générale, 1967 semble avoir constitué chez lui une année d’exceptionnelle effervescence théorique. En témoigne sa conférence de Venise Littérature et mass-médias ou son texte sur le free-jazz La chose : « En associant de plus en plus étroitement le spectateur à l’œuvre, en détruisant la singularité (productions en série), et même la spécificité de l’œuvre (œuvres synthétiques (…)), en contestant l’individualisme de l’artiste (œuvres collectives), les arts plastiques et le théatre entrent dans un processus de transformation qui affecte principalement leur fonction (en dépit des stupides collectionneurs qui s’obstinent à les accrocher comme des Boudin dans leur living-room, les « peintures » de Warhol ne sont pas faites pour être regardées), mais du même coup la relation, jusque là univoque et intangible, qui unit « l’artiste » à l’œuvre, l’œuvre au monde » [19]. A partir de cette date, la contradiction s’accroit : d’un côté, l’auteur Monsieur Perec, aimant l’art ancien, sceptique sur l’art contemporain. Le personnage de Franz Hutting, inspiré des Nouveaux réalistes où les mentions du Centre Pompidou « gros extra-terrestre », incarnent ce doute, un « point de vue moyen sur l’art contemporain » (Jean-Luc Joly [20]). De l’autre, l’œuvre : les trois artistes de l’intrigue-cadre de la Vie mode d’emploi, romans (Bartlebooth, Winckler, Valène) se livrent à des opérations sous contrainte qui excèdent le tableau, ils sont à proprement parler, à la Morellet, des artistes oulipiens c’est-à-dire des artistes contemporains comme Georges Perec auteur de ce « romans ». Et ses projets à commencer par Lieux [21]qui tant consonnent avec ces artistes fictifs et inspireront nombre d’artistes contemporains.

6. De l’Oupeinpo (1980) à l’Oubapo (1992)

Je rappelais les mots de Queneau qualifiant d’ouvroir l’œuvre d’Enrico Baj en 1965. Sept ans plus tard, au terme de Clefs pour la littérature potentielle (1972), Paul Fournel écrit : « il y a déjà eu une tentative de création d’un Ouvroir de Peinture Potentielle (Oupeinpo). Le Lionnais avait regroupé Arnaud, Baj, Berge, Blaquière, Brau, Bucaille, Carelman, Dewasne, Aline Gagnaire et Spoerri qui (…) mais le projet d’Oupeinpo est sur le point de renaitre de ses cendres ». Paradoxe, je le notais : l’Oulipo pèse déjà sur l’art quand Oupeinpo re-nait le 12 décembre 1980 chez François Le Lionnais (Jacques Carelman, Thierry Foulc auxquels s’adjoindront Alice Gagnaire et Jean Dewasne). « L’oupeinpo ne restreint nullement la peinture à l’art d’appliquer des pigments. Au contraire, il l’étend sans scrupules à tous les arts graphiques ou plastiques et, autant que le pinceau ou la brosse du peintre, il préconise le crayon du dessinateur, la pointe du graveur, le ciseau du sculpteur, la taloche du stucateur, l’aérosol du tagger, le bric à brac de l’installateur, la caméra du vidéaste, voire la souris du synthétiseur d’images. L’appareil du photographe et la presse de l’imprimeur ne lui sont pas inconnus ». S’il invoque d’emblée Roman Opalka, Rubens et François Morellet, on peut se demander si le volume Oupeinpo paru au Seuil en 2005  n’est pas l’esquisse du « grand livre sur la peinture » rêvé naguère par Le Lionnais (une « boite à idées » de Le Lionnais le clot d’ailleurs). On y trouve des tableaux combinés à la manière du maitre : Guernica par Jacques Carelman, L’Olympia par Brian Reffin Smith …. Et une omniprésence de la Joconde, icône de l’Art lui-même depuis un siècle …. 1993 : Jean Dewasne peintre majeur de l’art abstrait entre à l’Académie des Beaux-Arts et inaugure une Bibliothèque oupeinpienne (avec Les forces plastiques). En revanche, il faut signaler pendant ces années, une œuvre d’art duchampienne d’art contemporain, issue d’une commande faite à l’Oulipo : Troll de tram sur les 32 stations du tram de Strasbourg, des mots installés dans l’espace public [22]

Comme l’Oupeinpo est contemporain de Raymond Queneau, l’Oubapo l’est dès sa naissance de Georges Perec, devenu en France un véritable contemporain capital posthume. Créée en 1992 à Cerisy comme naguère l’Oulipo, l’Oubapo est issue de l’Association qui groupe des dessinateurs et des scénaristes – dont certains, Menu, Groensteen, sont aussi des théoriciens – qui entendent sortir la Bande dessinée de son enfance (un art pour les gosses) en lui faisant retrouver l’invention formelle de son enfance créatrice (Gustave Verbeck, Christophe, Winsor Mc Cay …). Complices tout de suite, les oulipiens François Caradec et Noël Arnaud. Contraintes génératrices (synthèses) , contraintes transformatrices (analyses) sont comme dans les autres ouvroirs mises en œuvre. Mais à l’Oubapo presque à l’envers de l’Oupeinpo (aussi loin qu’un côté Queneau d’un côté Le Lionnais sous le projet commun ?) : comme la photo et le cinéma, la B.D. est un art de masse que tous penètrent et qui les pénètre tous (se souvenir de … Zazie dans le métro), un art total d’un nouveau genre. Au centre de l’Oubapo, Jochen Gerner, au spectre très large, dessinateur de presse aussi, dont le travail formel s’apparente à celui de l’artiste Bertrand Lavier lecteur de Mickey.

7. Ce dont se souvient Christian Boltanski. Voilà.

Ce dont ils se souviennent: composé de cent paragraphes distincts, ce texte de Christian Boltanski [23] se donne en 1990 pour une complexification de la contrainte de Georges Perec dans Je me souviens, l’autobiographie de tout le monde issue de l’autobiographie oblique de W.L’artiste reprend en miroir la démonstration de l’écrivain en lui faisant faire un tour supplémentaire : « je me souviens de… ce dont ils se souviennent à propos….de moi qui me souviens « . Autobiographie oblique : en mai 1968 (sic), sa première exposition s’intitulait La vie impossible de Christian Boltanski , en 1969, le premier livre Recherche et presentation de tout ce qui reste de mon enfance inaugure Reconstitution des gestes effectués par Christian Boltanski entre 1948 et 1954. En 1972, étend cela à des amis : les Vitrines de référence, en 1974 à des inconnus : les Inventaires : l’autobiographie de tout le monde passe dans la sociologie. « Après Auschwitz » , les « femmes de Bois -Colombes » ne vivent plus de la même façon. « Peinture d’Histoire ». Après la mort de son père en 1984 , l’artiste finit par n’exposer plus que « la destruction des juifs d’Europe » dans une oeuvre dont le work in progress des Réserves de vêtements après 1988 puis des Suisses morts après 1990 est le plus parfait paradigme ; si les victimes sont toujours montrées déplacées, décalées, il finit par montrer désormais les bourreaux (Sans souci) , et laisser advenir l’Histoire sous les histoires – l’artiste expose de plus en plus explicitement l’ultime énergie de l’oeuvre (Menschlich depuis 1994 remixe toutes les photos, l’installation Monumenta en 2010 au Grand Palais). Si Morellet est devenu Morellet entre les Exercices de style et l’Oulipo, on pourrait dire que Boltanski est devenu Boltanski entre La disparition et W. Mais alors que chez Perec, c’est l’Oulipo qui a rendu possible la vie impossible , chez Boltanski, la vie impossible est une fiction, ou plutôt une sorte de « mentir vrai » [24], il n’a pas été contraint à la contrainte.

La liste, l’inventaire sont la forme la plus commune des œuvres de Christian Boltanski. Ce sont elles que privilégiait l’exposition Voilà, Le monde dans la tête au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris le 15 juin 2000, « conçue autour du célèbre Je me souviens de Georges Perec » et censée célébrer le passage du millénaire : « des œuvres visant à saisir et préserver le réel par diverses méthodes : archivage, compilation, collection, énumération, classement, enregistrement, accumulation … ou se croisent données personnelles et destinées collectives ». Choisis par Boltanski et Lavier, 60 artistes de diverses nationalités, générations, supports. « Je me souviens » des Abonnés au téléphone de Boltanski comme d’une image de l’humanité, de la réflexion sur la « peinture » induite par les Martins 1900-2000 de Bertrand Lavier … comme chez Perec – l’autobiographie sous contrainte formelle [25]. Tous oulipiens. En 1998, Jacques Roubaud et l’artiste publient à la galerie Yvon Lambert une combinaison de listes de listes : Ensemble (leurs deux visages assemblés en signifient un troisième : Perec). Dans Voilà, on retrouve Jacques Roubaud : d’un poème, il reparcourt les œuvres et cloture le catalogue : Et voilà. Hyakuin ou cent poèmes.

8. Edouard Levé publie Œuvres (2002)

 Retour au XXème siècle : multiplié par l’Histoire, Marcel Duchamp surdétermine largement l’Oulipo. Créé par Queneau et Le Lionnais, l’Oulipo a rendu Perec à lui-même possible. On peut aujourd’hui s’interroger : désormais Georges Perec ne va-t-il pas rendre possible l’Oulipo partout dans les arts et dans la littérature ? En effet, le centre de Perec est aujourd’hui au cœur des œuvres des artistes avertis de l’Oulipo par celle de Perec – à la croissance aujourd’hui exponentielle : au premier rang, les « doubles jeux » de Sophie Calle (de 1980 jusqu’à sa rétrospective M’as tu vue en 2003 au Centre Pompidou). Puis ceux de Valérie Mréjen (1969) et de Claude Closky (1963) qui connurent eux aussi d’importantes rétrospectives en 2008. Les quatre livres de la première (Mon grand-père, L’agrume, Eau sauvage, Foret noire) mais aussi ses court-métrages font du commun avec de l’intime, les livres du second (qui expose des signes jusqu’à épuisement de leur signification) fabriquent de l’intime avec du commun, comme lorsqu’il réécrit à la première personne des catalogues de vente et des publicités. Ils se meuvent tous deux dans le continent « infra-ordinaire » qu’ont ouvert des livres comme Espèces d’espaces et Je me souviens. Autobiographie sous contrainte plus ou moins ludique, bien au-delà de la « potentialité ».

Au premier rang, l’œuvre bréve et interrompue d’Edouard Levé (1965-2007), d’abord peintre abstrait puis photographe puis écrivain, tel Marcel Duchamp à cheval absolument sur la littérature et l’art contemporain et très vite. En 2002, il publie Œuvres (POL). Première phrase : « un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée mais qu’il n’a pas réalisées » : suivent 533 fragments, numerotés à la manière de Wittgenstein. A l’arrivée un catalogue de contraintes, une encyclopédie oulipienne en désordre des possibles de l’art contemporain. Certaines ont été réalisées par lui (20 : Amérique, 49 : pornographie, 55 : Angoisse, qui rassemble les photos « d’une commune française dont le nom est à la fois propre et commun », 83 : artistes). « Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre. Et Roussel me montra le chemin » disait Marcel Duchamp [26]. En Edouard Levé, le peintre est l’écrivain et l’Ou Art Po l’Oulipo. Dans son livre quatrième et posthume Suicide (2008) qui n’est pas sans rappeler Un homme qui dort … un personnage organise de plus en plus ses jours selon des protocoles formels vers un suicide annoncé. Que l’auteur commet quelques jours après la remise du manuscrit à son éditeur. Inutile d’insister sur ce que dit, aussi de la contrainte, cette œuvre la plus formellement contrainte à la contrainte qui soit.

notes

[1] In Regarde de tous tes yeux regarde, catalogue de l’exposition sur l’art contemporain de Georges Perec à Nantes (Joseph K éditeur, 2008)

[2] « Daguerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » écrira Marcel Benabou (B O n° 59). C’est surement dans le Salon de 1859 de Baudelaire que l’on trouve (sous une forme inversée) la plus géniale photographie de ce que se joue avec la naissance de la photographie : ontologiquement, esthétiquement, sociologiquement, politiquement : à la fois, parachèvant la Révolution Française (le commencement de la fin de la mort de Dieu), et renversant le platonisme.

[3] Lire Francis M Naumann : Marcel Duchamp : l’art à l’ère de la reproduction mécanisée (Hazan 1999) qui interprète le premier à la lumière du second.

[4] Lire sa contribution au catalogue Marcel Duchamp du Centre Pompidou en 1977. Dans son essai autobiographique inédit Un certain disparate (Fragments dans la B O 85), il déclare : «Je suis marginal même par rapport à Duchamp, mais je crois – c’est peut-être une illusion –l’avoir compris». Il fut l’un des premiers acquéreurs de La Boîte Verte en 1934

[5] Analysé en 1959 par Roland Barthes : Essais critiques (Zazie et la littérature). J’en rappelle les premiers épisodes : Le chiendent, Odile, Les enfants du limon … De ce point de vue, interressante et surprenante la polémique de Noël Arnaud pour l’Oulipo (B O 63) avec l’auteur de Palimpsestes (1982) Gérard Genette.

[6] Le livre qui regroupe tous les textes de cette révolution est Batons, chiffres et lettres (differentes éditions modifiées de 195O à 1965).

[7] Une « anti-NRF ». Voir Lectures pour un front in Batons, chiffres et lettres

[8] Sur les Exercices de style comme « manifeste silencieux », je renvoie à Emmanuel Souchier (in Queneau aujourd’hui, Clancier-Guenaud 1985). Pour une interprétation benjaminienne de Queneau (et heideggerienne de Benjamin) à l’essai de Michel Deguy : Exercices de style Queneau in Choses de la poésie et affaires culturelles, Hachette litteratures (1986)

[9] Sur Franck Molina, lire Michel Ragon 50 ans d’art vivant  (Fayard, 2001)

[10] Repris pour l’essentiel dans le catalogue de la rétrospective Alberto Magnelli du Centre Pompidou en 1986

[11] De Perec, après sa « disparition » , Le Lionnais raconte : « je me souviens qu’il aimait ma collection de cartes de Sociétés disparates » . 21 sociétés dont : Union centrale des arts décoratifs, conseiller scientifique des Musées de France. (B O n°)

[12] Sur Raymond Queneau et la peinture, lire le dossier n° 20 du Collège de Pataphysique (1962), les livraisons des Cahiers de Valentin Bru (Noël Arnaud). Et Queneau, dessins, gouaches et aquarelles (Buchet-Chastel, Les cahiers dessinés) : Dominique Charmay y fait le point : de sa fascination d’enfant pour L’interdit de Jean-Paul Laurens au du Musée du Havre à sa volonté ultime d’acheter une gravure d’Hubert Robert. Via son amitié avec Torres-Garcia et ses interets de collectionneur (Tanguy)

[13] Avec notamment le couple Molnar et Julio Le Parc. Le GRAV durera de juillet 1960 à novembre 1968.

[14] Entretien avec Henri-François Debailleux (Libération, 28 aout 1996). Sur l’évolution de l’artiste, on peut se reporter aux catalogues du Centre Pompidou (1984) ou du Musée du Jeu de Paume (2000). Ou à l’ouvrage de Serge Lemoine (2011, Flammarion).

[15] « Un personnage atypique d’industriel, fabricant de voitures pour bébé, qui passe du statut d’amateur à celui d’artiste complet et original. Un humoriste parfois » écrit encore récemment le « moderne » Michel Ragon : Journal d’un critique d’art désabusé. Albin Michel, 2013.

[16] Dans Les gnocchis de l’automne (in Je suis né).

[17] Qui se retourne dans l’œuvre : Heinrich Kürz réussira via la collection Raske dans Un cabinet d’amateur  là-même ou dans Le condottiere (1960) Gaspard Winckler échoue à reproduire le tableau d’Antonello de Messine du Louvre. Lire Marcel Benabou : Faux et usage de faux dans Le cabinet d’amateur n° 3 (1994).

[18] Lire Bernard Magné : Lavis mode d’emploi Cahier Perec n°

[19] Le magazine littéraire n° 316, décembre 1993.

[20] in Regarde de tous tes yeux regarde , ouvrage cité

[21] Lettre à Maurice Nadeau in Je suis né

[22] B O n° . D’autre part, plusieurs oulipiens (Claude Berge, Paul Braffort,Jacques Jouet) ont une pratique artistique.

[23] Paru dans la revue de Jean Daive Fig en 1990, repris dans le livre de Lynn Gumpert sur l’artiste en 1992

[24] « Il avait tellement parlé de son enfance, tellement raconté de fausses anecdotes sur sa famille que, comme il le répétait souvent, il ne savait plus ce qui était vrai et ce qui était faux, il n’avait plus aucun souvenir d’enfance » (1990). Lire sa récente autobiographie parlée à Catherine Grenier: La vie possible de Christian Boltanski (Seuil, 2007).

[25] Parmi les artistes étrangers, et les plus oulipiens, je me souviens des 101 portraits-années de Hans-Peter Feldman : une vie humaine en cent visages et des œuvres d’On Kawara (la première Date painting date du 4 janvier 1966) et de Roman Opalka (dont les Détails commencent en 1965)..

[26] Marcel Duchamp, Duchamp du Signe, Flammarion 1976

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