Édouard Levé ou « la mort de l’auteur » (dans l’art contemporain)

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[Cet article est paru originellement dans la revue Fabula-LhT, n° 17 en juillet 2016]

 

« Je me souviens » d’Édouard Levé

« Je n’ai pas de père spirituel. Je ne sais pas vis-à-vis de quels artistes j’ai des dettes. Je ne me sens sous l’influence d’aucun écrivain ». « Il n’avait pas d’écrivains préférés, mais il lisait Roussel, Perec, Barthes et Philip K Dick », dit de lui Thomas Clerc qui fut son ami (dans L’Homme qui tua Roland Barthes). Pour pasticher Georges Perec – et citer Roland Barthes (Le Degré Zéro de l’écriture) – on pourrait (à la manière de Clerc d’ailleurs) commencer ces réflexions dans l’écriture (et non dans le style) d’Autoportrait : « je me souviens » de la parution de Œuvres en 2002. Je me souviens avoir tout de suite eu le sentiment que ce livre, comme le dit le prière d’insérer de la réédition en poche de septembre 2015, procédait à « un balayage – aux deux sens du terme – peut-être définitif de ce qui est notre modernité[1] (je dirai pour ma part contemporanéité) artistique. On se prend d’ailleurs à penser que toute tentative dans ces domaines a vocation à prendre place dans le livre d’Edouard Levé ». Un tombeau, une vanité sur les vanités. D’avoir tout de suite eu le sentiment qu’il avait pour nous une importance comparable à celle des Exercices de style de Raymond Queneau parus en 1947. Et l’impression qu’il concluait – en la relevant – la « querelle de l’art contemporain » (initiée par Jean Clair, Jean Baudrillard et autres gens, dans les années 1983-1996, je vais y revenir). Édouard Levé (1965-2007, suicidé le 17 octobre, jour d’ouverture de la FIAC), de 1992 à 2007 : une trajectoire d’artiste, photographe restreint puis généralisé, que bouclent les cinq livres publiés chez POL[2], que donc Œuvres ouvre – comme les étapes, les stations, d’une démonstration.

Je me souviens avoir souhaité rencontrer « l’auteur d’Œuvres »(lors de la FIAC 2002, j’avais demandé à Didier Mencoboni, autre artiste de la galerie Eric Dupont, qui était alors celle de Levé, de me le présenter), je me souviens de trois autres rencontres, surtout de l’avoir accompagné la plus grande partie d’une Nuit Blanche, rue des Gardes en octobre 2006, dans la Goutte d’or – il avait investi les vitrines de tableaux vivants. À cela, il faut ajouter deux rencontres posthumes : une messe dans l’église de l’avenue Charles de Gaulle à Neuilly. Au Palais de Tokyo : à une réalisation du paragraphe 533 et dernier d’Œuvres, reprise d’une lecture qui avait eu lieu au musée Zadkine. À la première, assistaient plutôt des critiques littéraires, à la seconde tout « le monde de l’art contemporain[3] ». À Nantes en 2008, lors de l’exposition « Regarde de tous tes yeux, regarde », sur « l’art contemporain » de Georges Perec, Blandine Chavanne et moi avons montré les Portraits d’homonymes (d’écrivains). Suicide paraitra bien après.

« Je rêve d’une écriture blanche mais elle n’existe pas », écrit-il dans Autoportrait en référence à Barthes[4]. Je me souviens avoir tout de suite vu ce qui faisait son « écriture » (signifiant sa place dans la bibliothèque[5]), une écriture que j’ai cru « sans style » telle celle de Gide ou de Perec – sans présence du corps de l’écrivain (à l’inverse de celle d’un Philippe Sollers qui n’est que « style »), proche de la ligne claire d’Hergé (le secret définitivement perdu du Suicide repose dans une BD laissée ouverte et malencontreusement fermée), à vrai dire pas su percevoir son style (le corps de l’écrivain), pourtant partout énoncé – qui finira par se confondre avec elle à la mi-octobre 2007. « Adolescent je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre et Suicide mode d’emploi à mourir » : autrement dit, je n’ai pas su lire l’incipit d’Autoportrait devenu classique, la phrase la plus citée de l’auteur[6]. De façon générale, à l’inverse de Perec (dont la survie à la mort de sa mère à Auschwitz, est la question), la mort et le suicide sont omniprésents dans les cinq livres (presque à chaque page dans Autoportrait :« j’ai tenté une fois de me suicider, j’ai été tenté quatre fois de me suicider » ; « mon titre préféré est Menace de mort et son orchestrede Xavier Boussiron »). Sans compter que le dernier livre et sa coïncidence orientent désormais à jamais la lecture des précédents. Je rappelle que le manuscrit de Suicide fut déposé chez POL en octobre 2007, quelques jours avant l’acte, mis en scène à la manière d’un rêve. « Personne n’a prévu qu’écrivant Suicide il accomplissait un geste performatif puisque personne ne confond le mot et la chose ». Je n’ai pas su regarder Angoisse[7]. Voir l’anamorphose pourtant au premier plan. Comprendre l’oxymore Écriture-Style (blanc-noir) qui fait la singularité de cette œuvre[8]. « Expliquer ton suicide ? Personne ne s’y est risqué » (Suicide).

Roland Barthes et Georges Perec à nouveau, si différents : en 1968, année de la mort de Marcel Duchamp, le plus moderne des critiques signe, dans la revue Manteia, son célèbre article sur « la mort de l’auteur » au bénéfice du lecteur, qui condense la « révolution copernicienne » anti-lansonienne, de la Nouvelle Critique. Et coïncide sans le savoir avec la disparition de Marcel Duchamp théorisant en 1965 que le regardeur « fait l’œuvre » (les deux temporalités se tressent)[9]. En 1971, dans Sade, Fourier, Loyola, le même Barthes bifurquera et vantera le « retour amical de l’auteur » qu’il mettra en pratique à son propos dans Barthes par Barthes en 1975 (la liste des « j’aime, je n’aime pas »). En 1980, à rebours de Duchamp ou Benjamin, il construira une théorie de la photographie autour de la photo de sa mère qui vient de mourir[10]. En 1968, Perec, son demi-contemporain et le plus contemporain des écrivains, fait paraître son célèbre roman-palindrome sans la lettre E, La Disparition (de sa mère dans la Shoah le 11 février 1943), en 1975, année du RB par RB, W ou le souvenir d’enfance qui explique par anticipation l’autobiographie de tout le monde de Je me souviens (1978). Je crois qu’il faut lire les livres d’Édouard Levé, auteur mort avant sa mort (qui a « confondu le mot et la chose », inventeur de son vivant d’une position proprement inédite : l’homme qui mort ?) sur ce double fond, dans un étonnant double dialogue avec ces deux « auteurs », qui plus est déplacé sur le terrain d’un art héritier de Duchamp.

Exercices d’écriture : Duchamp, Queneau

Remontons le temps. « Son air naturel était l’art contemporain. La littérature était un autre monde, ce qui fit de lui un écrivain rare ». Artiste – peintre puis photographe – ensuite écrivain : artiste autrement[11]..Hasard objectif: au même moment, fin 2014, ont ouvert deux expositions : Duchamp, la peinture même au Centre Pompidou et Oulipo, la littérature en jeu(x) à la Bibliothèque de l’Arsenal. Quel rapport ? La trajectoire d’Édouard Levé ressemble à celle de Duchamp un siècle plus tard, un Duchamp vite si on veut. Et à Queneau, lui-même héritier partiel de Duchamp et son homologue dans le champ littéraire. Levé est un artiste passé vite dans l’art (parcouru de la peinture moderne abstraite, via la photographie plasticienne, à l’art contemporain (dont l’art conceptuel est un des secteurs) devenu aussi la littérature dans le sillage de Georges Perec « héritier » de Queneau.

En effet, face à un art moderne qu’on pourrait définir comme celui qui résiste à la photographie[12], Marcel Duchamp fut celui qui de photographie restreinte à la photographie généralisée (le ready-made), inventa d’autres possibilités, d’autres écritures. Des mots détachés du référent qui le décrivent sans l’imiter : Rrose Sélavy. Inaugurant, provoquant ce que deviendra un demi-siècle plus tard « l’art contemporain ». On sait l’importance quelques années plus tard, pour penser cette mutation ontologique, esthétique, sociologique et politique, après les travaux pionniers de Gisèle Freund, du texte de Walter Benjamin sur « l’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » (1933-1939), élaborée en regard du surréalisme, et des bouleversements russes et américains : la fin de l’original (de l’aura), un art mécanique (sans auteur), démocratique (fait par tous et pour tous, ce qu’exemplifie aujourd’hui un photographe comme Martin Parr)[13]. Au cœur de cela un nouveau régime de l’imitation, la fin de l’« ut pictura poesis ». Depuis Duchamp, les échanges, les passages art-littérature sont constants. Cette rupture, au delà de la photo, culmine avec l’art conceptuel comme sa limite absolue : le langage assume seul l’importance. « Dans l’art conceptuel, c’est l’idée ou le concept qui compte le plus » (Sol Lewitt). « Les artistes qui l’ont marqué furent Duchamp, Warhol, Douglas Huebler et d’autres »[14]..

Raymond Queneau fut probablement celui qui a fait dans le champ littéraire un geste comparable à celui de Marcel Duchamp dans l’art. D’une large zone de la littérature un art contemporain. L’Oulipo fut créé par lui et François Le Lionnais en 1960, Marcel Duchamp en devient membre à partir de 1965 : ce furent comme des retrouvailles[15]. On sait en 1929, la rupture de l’écrivain avec le surréalisme, qui avec l’écriture automatique restaure du coté du sujet ce qui est perdu du côté de Dieu, depuis l’invention de la photographie. Livre après livre, Queneau approfondit son « corps à corps avec la littérature[16] » : Odile, Les Enfants du limon, puis les trois romans de la « fin de l’histoire » adoubés par Alexandre Kojève… On sait (moins) que c’est pendant la guerre, écoutant Bach avec Michel Leiris, qu’il a eu l’idée dit-il des Exercices de style d’abord publiés, cela a son importance, dans une revue de la Résistance. Il s’agit de repartir à zéro. Marcel Duchamp (mais aussi le Leiris de Glossaire j’y serre mes gloses) y sont comme multipliés par ce que Perec nommera « l’Histoire avec sa grande hache »[17]. Publiés en 1947, ils connaitront des éditions successives. Exercices de style: il serait plus juste (Barthes) de dire Exercices de styles et d’écritures : le livre est un « balayage » : un traité de sociologie en acte – tous les styles, toutes les écritures – ce que Barthes tout autrement analysera dans Le Degré zéro – y sont parodiées, dont le néo-français (qui s’épanouira dans Zazie), reproductibilité technique : les prophéties de Lautréamont (la poésie doit être faite par tous, non par un) tout autrement réalisées. Là encore, la révolution est tout à la fois ontologique (les mots et les choses), esthétique (fin du beau), sociologique (par tous), politique (démocratique). « Mort de l’auteur ».

Derrière l’artiste comme derrière l’écrivain, comme un inspirateur revendiqué, Raymond Roussel et ses ready-made de mots. Derrière les trois : « Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre. Et Roussel me montra le chemin », dit le premier. Le second le considère comme un « plagiaire par anticipation » de l’Oulipo à l’égal des Troubadours ou des Grands Rhétoriqueurs. « À Joyce qui écrit des choses banales avec des mots extraordinaires, je préfère Raymond Roussel qui écrit des choses invraisemblables avec des mots communs », dira le troisième (Autoportrait).

Oulipo, Morellet, Perec : contradictions

Après les 100 000 milliards de poèmes parus en 1959, lors d’une décade de Cerisy consacrée à leur « auteur », en 1960, est donc fondé l’Ouvroir de littérature potentielle. Qui consacre définitivement la littérature comme un possible art contemporain, lequel est en train de naitre à côté de l’art moderne. Levé raconte d’ailleurs qu’il s’exercera à la contrainte S+7… Co-fondateur de l’Ouvroir, François Le Lionnais résistant et déporté (d’avril 1944 à mai 1945) « collectionneur de savoirs », mathématicien, rédacteur du premier manifeste de l’Oulipo, lié à Duchamp (il écrira un texte dans le catalogue de 1977 du Centre Pompidou, le premier du Centre). S’il postface les 100 000 milliards de poèmes en parlant d’un artiste, de La Peinture à Dora aux Grands courants de la pensée mathématique, comme pour l’André Malraux des Voix du silence, l’art est pour lui « chose du passé » (Hegel) : il ne dépasse pas la grande peinture abstraite, écrira d’ailleurs sur Magnelli ou Herbin[18]. Quant à Queneau, après la guerre et les Exercices de style, alors même qu’il déplace vers la littérature des manières de l’art, il a pensé devenir peintre. Au point de vouloir en faire un autre métier[19]. Restant finalement dans la littérature, il cherche dans l’art quelque chose qui puisse la nourrir. Bâtons, chiffres et lettres (1950) est un recueil contradictoire : ici des textes théoriques liés à l’Oulipo, là quête d’une littérature en forme d’art, d’une voie moyenne entre écriture et dessin : Miro, les pictogrammes. Dans les années 1960, selon Queneau, l’avenir se nomme Enrico Baj. Sur le modèle de l’Oulipo, un Ouvroir de Peinture Potentielle est fondé (deux fois 1966, 1980) : il en reste à des manipulations à la manière de Le Lionnais, à la manière d’une « œuvre » de Levé. Il faut attendre la création de l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle en 1992 (à l’heure de Perec) pour que la nouveauté de l’Oulipo soit rattrapée (Jochen Gerner).

Au même moment, à côté de cet Oulipo littéraire mais artistiquement frileux, se déploie tout un art avec l’Oulipo : François Morellet (qui a lu Queneau dès 1948) devient un artiste contemporain, non moderne, grâce à la littérature : est-ce un hasard si Georges Perec nommera Benjamin Morellet un des personnages de La Vie mode d’emploi ? La preuve : il suffit de lire Mais comment taire mes commentaires ? (2002, l’année d Œuvres) qui rassemble un grand choix d’écrits de François Morellet « peintre et sculpteur », « né et vivant à Cholet » depuis 1926, de 1949 à 1999, qui vont du plus circonstanciel (Morellet compagnon de diverses routes) au plus concerté (le livre s’ouvre sur une Sculpture à lire de 1949 et se clôt sur 111 palindromes sur l’art de 1999). « Fils monstrueux de Mondrian et de Picabia », Morellet devient Morellet dans les années 1950, de la rencontre avec l’artiste construit Max Bill (1953, 16 carrés) à la fondation du Groupe de Recherches en Art Visuel en 1960 (peu ou prou dans la période qui va des Exercices de style à la fondation de l’Oulipo). S’ensuivent l’abandon de la peinture puis de plus en plus la mise en œuvre de contraintes à la manière oulipienne, d’où des œuvres en séries. « Si je devais me définir, ce serait comme un artiste concret, tendance “rigoureux-rigolard” et avant tout systématique puisque toute ma démarche tient à des systèmes ». L’artiste conçoit plus qu’il n’exécute, il n’est pas plus « artisan » que « créateur », il est un « amateur » plus qu’un « écorché vif », « l’umour » est son régime[20]. Corollaire : c’est le regardeur qui fait le tableau. Au centre du livre, le manifeste duchampien – proche du Roland Barthes de La Mort de l’auteur Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique (1971). Dans les mêmes années, l’art conceptuel qui en est un peu la version sérieuse, ira encore plus loin, jusqu’à se passer d’œuvre – et d’humour.

Entré à l’Oulipo en 1967 à l’heure de La disparition, Georges Perec, glorieux depuis 1978 (La Vie mode d’emploi) disparaît prématurément en 1982 au cœur de ce que j’ai pu nommer une grande année 1983[21]. Il devient très vite une sorte de « contemporain capital posthume ». L’œuvre entretient un rapport complexe à l’art. Dix tableaux figurent dans le Cahier des charges (1999) de La Vie mode d’emploi, et on y a compté 508 aquarelles, une centaine de toiles et une trentaine de dessins. Un rapport complexe ou plutôt double : ici « l’art » est omniprésent dans l’œuvre, non pas tant la peinture que les images : du Condottiere au Cabinet d’amateur, le « vrai faussaire » est son personnage idéal, et l’image brisée du puzzle comme l’image de cette contradiction de l’image. Là, il faut distinguer entre les tableaux ou les images énoncés (dont la photo au sens restreint), et une énonciation qui dit autre chose (ce que je nommais la photographie généralisée, la « production automatique »). « En associant de plus en plus étroitement le spectateur à l’œuvre, en détruisant la singularité (productions en série), et même la spécificité de l’œuvre (œuvres synthétiques […]), en contestant l’individualisme de l’artiste (œuvres collectives), les arts plastiques et le théâtre entrent dans un processus de transformation qui affecte principalement leur fonction (en dépit des stupides collectionneurs qui s’obstinent à les accrocher comme des Boudin dans leur living-room, les « peintures » de Warhol ne sont pas faites pour être regardées), mais du même coup la relation, jusque-là univoque et intangible, qui unit « l’artiste » à l’œuvre, l’œuvre au « monde », déclare Georges Perec dans un entretien de 1967 – avec Duchamp , avec le Barthes de « la mort de l’auteur », avec Morellet sans le savoir. Et c’est vrai que les trois artistes de l’intrigue-cadre de La Vie mode d’emploi, romans, (Bartlebooth qui peint 500 marines, Winckler qui les recompose et les efface, Valène qui travaille à une vue de l’immeuble, auxquels on doit joindre Hutting qui en incarne ironiquement les possibles) se livrent à des opérations qui excèdent le tableau, sont à proprement parler des artistes contemporains comme l’est Georges Perec écrivain[22]. Il y a une contradiction intime entre Georges et Perec. À ce propos, il faut lire les lettres « en souffrance » où s’exprime le mal-entendu entre Perec, qui fut l’étudiant du Barthes des Mythologies (un des quatre livres tutélaires des Choses en 1965), et Barthes qui se dérobe à l’idée d’écrire sur lui[23].

Alféri-Cadiot, Echenoz, Houellebecq : paradoxes

Je reviens à la divine surprise que fut Œuvres en 2002. Pour comprendre la nouveauté de ce livre, il faut également refaire un peu d’histoire des idées : alors que Georges Perec vient à la fois de « disparaitre » et de grandir, bat son plein dans le champ intellectuel, la « querelle de l’art contemporain » (1980-1990), largement suscitée par un art né vers 1960 (qui arrive en France à la visibilité avec « l’exposition 72-72 », au Grand Palais, la première à porter ce titre) et l’art conceptuel qui en est comme l’extrême déploiement[24]. Une querelle nourrie par deux des acteurs majeurs de celui-ci, tous deux hégeliens de droite malheureux : Jean Clair (directeur de la revue L’Art vivant de 1970 à 1975 et, au Centre Georges Pompidou, commissaire de l’exposition inaugurale Marcel Duchamp, à compter de 1989, directeur du musée Picasso), Jean Baudrillard (sociologue spéculatif, inspirateur de bon nombre d’artistes et au Centre Pompidou de la revue Traverses, en 1977 auteur de L’Effet Beaubourg, photographe exposé à la MEP en 1970 puis à la Documenta 11). Clair, Baudrillard et autres Jean…

Considérations sur l’état des beaux-arts, critique de la modernité (1983), Écran total (1998) : le premier répète en l’inversant Walter Benjamin et sa défense de l’aura : « La peinture en cette fin de siècle se porte mal. À qui aime la patrie des tableaux ne restera bientôt que l’enclos des musées, comme à qui aime la nature ne restent que les réserves des parcs, pour y cultiver la nostalgie de ce qui n’est plus ». Le second ressasse la mort de l’art hégélienne : dans Le Complot de l’art (Libération, 1996) repris donc dans Écran total: « Dans ces innombrables installations, performances, il n’y a qu’un jeu de compromis avec l’état des choses, en même temps qu’avec toutes les formes passées de l’histoire de l’art. Un aveu d’inoriginalité, de banalité et de nullité, érigé en valeur, voire en jouissance esthétique perverse. Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l’art. Mais c’est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu’au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire: c’est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul : “Je suis nul ! Je suis nul !” – et c’est vraiment nul) ».

Face à ces prises de positions, les écrivains qui, à des titres divers incarnent des parts de l’héritage perecquien : les poètes Pierre Alféri et Olivier Cadiot, fondateurs de la Revue de littérature générale (deux livraisons en 1995 et 1997) aux couvertures qui font signes vers l’art contemporain, issus de la modernité négative, en restent à l’analogie, disent « faire des installations ». Jean Echenoz, héritier croisé de Robbe-Grillet et de Manchette (Le Méridien de Greenwich, 1979) relate dans Je m’en vais en 1999, l’histoire d’un galeriste contemporain qui choisit de se convertir et d’exposer des « objets polaires ». « Cette fois, au lieu d’accrocher un tableau sur un mur; il d’agit de ronger à l’acide, à la place du tableau, le mur du collectionneur : petit format rectangulaire 24 X 30, profondeur 25 mm ». Il en reçoit le prix (Goncourt, en 1999). Seul, Michel Houellebecq, mais un peu plus tard, soutient l’art contemporain mais un peu comme la corde le pendu, là où il régresse vers les prestiges de l’art pré-moderne, et dans une « écriture » très Anatole France, « Balzac light », dit-il. Non loin du Perec pré-oulipien des Choses, Plateforme (2001) met en scène un fonctionnaire de la Direction des Arts Plastiques, La Possibilité d’une île en 2005 un artiste contemporain, le film en 2008 en adopte l’esthétique, évidemment La Carte et le territoire, Goncourt 2010.

En revanche, du côté des arts, l’exposition Voilà au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris le 15 juin 2000, fut conçue « autour du célèbre Je me souviens de Georges Perec » par Christian Boltanski, Bertrand Lavier et Suzanne Pagé, et par son ampleur (soixante artistes contemporains de différentes nationalités et supports) a signifié un tournant. Tentation littéraire de l’art contemporain et devenir art de la littérature. De l’art s’y présente comme littérature, la littérature s’y fait art. « Je connais moins Jacques Roubaud que Georges Perec », écrira Levé dans Autoportrait. Des auteurs importants antérieurs, seul Jacques Roubaud, ami de Perec, passe la frontière dans ce sens (en clôturant le catalogue, en concevant des livres avec et sur Christian Boltanski et Roman Opalka). Seule peut-être, avant Édouard Levé, (et ses contemporains Valérie Mréjen et Claude Closky), Sophie Calle la passe dans l’autre sens : je songe évidemment à tous ses livres chez Actes-Sud…

Œuvres : potentialité et art conceptuel

« J’ai exercé la peinture de 1991 à 1996. J’ai fait cinq cent peintures, j’en ai vendu une soixantaine, une centaine sont stockées dans les communs d’une maison dans la Creuse, j’ai brûlé le reste. Que ce soit par lassitude de les voir ou par manque de place, j’éprouvais un grand soulagement lorsque je brûlais mes peintures »… Il faudrait recopier toute la page 53 d’Autoportrait. « Pendant un temps, il fit des peintures monochromes dans l’esprit de Rothko, mais en moins mystique, en plus esthétique », écrit quant à lui Thomas Clerc. Œuvres donc en 2002 après un parcours duchampien. Dans Autoportrait,il évoque des monochromes à base de fluides corporels. Puis passe complètement du coté de la photographie alors dite « plasticienne » : dans deux directions principales. Les mots et les choses, leur divorce : Portraits d’homonymes (1999), Angoisse, puis il y aura Amérique, des portraits de villes homonymes elles aussi – Paris comme il y eut André Breton. Et les mises en scène d’archétypes, de stéréotypes : les choses créées par les mots : 1998-2000. En 2003, il publie Reconstitutions : Actualités en2001 (La Conférence, Le Toast, L’Attente, Le Gagnant, Le Diplôme, L’Inauguration, La Présentation , La Visite officielle , L’Ovation , L’Accord, La Déclaration). Rugby en 2002, surtout Pornographie également en 2002 : je me souviens avoir tout de suite aimé cette série plus que toutes les autres, décrite dans Œuvres et réalisée plus tard. Des photos qui donne à voir qu’il n’y a pas de nature dans le sexe, que la culture – ou la plus haute, ou le stéréotype (au contraire de ce que nous suggère par exemple le film contemporain de Patrice Chéreau : Intimité, 2001[25]). Dans une ligne barthésienne (celle des Mythologies: il n’y a pas de nature). Tout de suite d’ailleurs, les photos de Levé sont l’exact contraire des photos qui intéressent le Barthes de La chambre claire: chez Barthes le deuil, chez Levé la mort.

« Les arts qui se déploient dans le temps me plaisent moins que ceux qui l’arrêtent ». Comme la photo, des vertiges fixés. Levé se méfie de la narration, aime lire des dictionnaires comme son « ami » suicidé. Œuvres: 533 fragments numérotés à la manière du Wittgenstein du Tractatus logico-philosophicus devenu la référence de la « modernité négative » en poésie (Emmanuel Hocquard). La photographie est devenue littérature. « Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées » (certaines le sont déjà ou le seront : 20 Amérique 49 Pornographie, 55 Angoisse) qui pour la plupart (le style) s’autodétruisent ou s’auto-annulent d’une façon ou d’une autre. Premier livre de Levé, Œuvres est une œuvre d’art conceptuelle (littéraire) sur les œuvres d’art contemporain en général, publiée chez le plus novateur des éditeurs de littérature (POL), de Perec avant tout, pas une œuvre « littéraire ». À la fois un jeu avec la reproductibilité technique et, souvent proche du Catalogue des objets introuvables de Carelman, un état des lieux ambivalent de l’art en 2002 dépassant par l’humour la « querelle de l’art contemporain », à la fois terminus (de celui-ci) et nouveau départ : le fragment 83 livre sans commentaire la liste des « artistes que connait l’auteur ».

Exercices de styles et d’écritures : du texte comme de la photographie comme le notera Philippe Lançon à propos d’Autoportrait. Autrement dit, l’exact contraire du moderne Denis Roche, de ses Antéfixes, de ses Dépôts de savoir et de technique (« de la photo comme du texte »). L’inverse aussi de ce qui se joue avec l’Oulipo qui reste dans la littérature. Extension au texte du domaine de la photographie (avec l’art conceptuel) : un champ dans un autre, l’art dans la littérature. Œuvres est un livre pour le lecteur-spectateur, une boite à outils, pleine de « maquettes à monter » ou à démonter. La potentialité façon Oulipo a rejoint celle de l’art conceptuel qui par un tour supplémentaire revient au livre.

Journal, autoportrait, fictions

« Je vois de l’art ou d’autres voient des choses ». « Il avait une façon singulière d’appréhender la réalité qui rappelle la défamiliarisation des formalistes russes ». Entre Œuvres et Suicide, alors que l’artiste poursuit sa carrière de photographe (des expositions, des livres), trois volumes se succèdent en cinq ans, comme issus du premier – eux de glaces et de doubles, qui appartiennent à l’espace ouvert par Œuvres, faites par le lecteur-spectateur, des livres qui l’explicitent : art-art, art-monde réel puis art-moi pour le monde, art-moi pour moi. Des possibles aux contraintes. On retrouve chez Levé les « quatre champs » labourés par Perec : sociologique, ludique, romanesque, autobiographique. Qui sont aussi ceux de Barthes. Mais vus depuis la place du mort. L’inconscient d’Edouard rejoint Levé le formel, Édouard contraint avale le Levé potentiel.

« Je me passe du journal pendant des mois ». « Il ne lisait jamais le journal, l’actualité ne l’intéressait pas ». Journal en 2004 : de la photo écrite, dans la ligne des Reconstitutions. Rien n’est plus étranger à Levé que la maxime de Hegel sur le journal, prière du matin quotidienne, laquelle, je crois, en revanche, pourrait convenir à nombre d’artistes contemporains. Quarante-quatre rubriques dans ce livre (les annonce la quatrième de couverture : de terrorisme, guerre civile, guerre, dictature, catastrophe… à art, musique, théâtre, danse, cinéma, télévision). Et une dominante mortifère. Exemple : il part du suicide réel de Michel Bydlowski, producteur à France-Culture en février 1998 pour en faire une photo allégorique, figée, comme un tableau ancien. Dans Suicide, il prêtera à l’écrivain sa propre bourse pour l’Argentine. Idem avec Amérique 2005-2006. Une sorte de clôture du monde (« on ne part pas » disait l’autre).

Autoportrait, 2005. Là encore, de la photo écrite dans la ligne des Portraits d’homonymes (ou d’Angoisse ou d’Amérique) mais cette fois-ci l’homonyme à l’identité incertaine, c’est Édouard Levé : « je m’efforce d’être un spécialiste de moi-même ». Le livre déjoue le célèbre Pacte autobiographique de Philippe Lejeune paru en 1975, plus Rousseau que Roussel. On peut d’une part lire cet Autoportrait comme celui d’un « héritier » archétypique (Neuilly, la maison de vacances dans la Creuse, le collège Stanislas, l’école de commerce, le tennis[26] – on les retrouve à peine transformés dans l’ami de Suicide) – en regard de L’Illusion biographique de Pierre Bourdieu (1986)[27]. Ou des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet (1985-1994). Deux textes (le premier sûrement inconnu de Levé) qui déconstruisent les croyances de Lejeune – par la généralité, par l’autofiction. « 1600 phrases sans solution de continuité ». En témoigne entre autres, le nombre de contradictions assumées, qui le plus souvent… concernent la mort de « l’auteur », la date, la tombe (exemple : « Je prévois de mourir à quatre vingt cinq ans »). 1975 : dix ans avant Bourdieu et Robbe-Grillet, Barthes et Perec contestaient eux aussi « la vie » selon Lejeune, du cœur même de la littérature : Barthes par Barthes, W ou le souvenir d’enfance. Par le « biographème » d’un côté, en ouvrant de l’autre la voie à l’« autobiographie de tout le monde ». Ces deux écrivains bien connus de Levé.

Je m’explique : Autoportrait constitue une sorte de « Je me souviens de moi-même sous le regard des autres ». Comme dans Œuvres, antidotes à la narration, les listes assument l’importance (arbres, animaux, lieux, écrivains qui m’importent, jazzmen, manières de faire l’amour, prostituées, façons de jouir, vêtements, films aimés : six documentaires, quatre films marquants, etc). Les plus singulières et les plus communes, simultanément. Le point de vue, aveuglant à posteriori, inimaginable pour le lecteur ordinaire de 2005, est celui de l’auteur « mort ». « Au bout du compte, écrit Philippe Lançon, ce livre sans mode d’emploi ni d’émoi établit son authenticité d’une manière spéciale : en tuant la marionnette avec un silencieux[28] ». Le livre se tient exactement sur la crête, « entre », le J’aime, je n’aime pas de Roland Barthes (affaire de style) et le Je me souviens de Georges Perec (question d’écriture), aux antipodes l’un de l’autre[29]. Là où ils cessent d’être perçus contradictoirement. La formule absolument unique d’Édouard Levé – auteur toujours déjà mort – dans Autoportrait pourrait être : « Je me souviens de « j’aime j’aime pas »[30]. Édouard Levé invente le « biographème de tout le monde »… qui éloigne au lieu de rapprocher.

Fictions enfin. On pouvait lire dans Œuvres : « Une exposition présente des pièces dissemblables par l’esprit, le style, la technique mais dont l’origine est commune : leur auteur les a vues en rêve ». Et dans Autoportrait: « J’ai eu l’idée d’un musée du rêve ». Le dernier livre anthume, pousse à bout les Rêves reconstitués: « cette série est fondatrice : j’y ai mis en place le dispositif de reconstitution que l’on retrouve dans les travaux suivants », déclare-t-il dans l’auto-entretien qui ouvre le volume Reconstitutions (éditions Phileas Fogg, 2003) qui regroupait Actualités, Rugby, Pornographie, Quotidien. Sur fond noir, mur et sol, Fictions réunit photos et textes : le double qui l’habite (l’inconscient) y est interprété par des amis de noir vêtus. Le volume semble cette fois-ci n’avoir qu’un lecteur-spectateur, lui-même : l’auteur mort. Le mort saisit le vif et le style l’écriture. L’anamorphose a envahi le tableau. Boutique obscure (Perec) contre chambre claire (Barthes).

Suicide : contraint à la contrainte

« Je ne pourrai dire qu’une fois sans mentir : “Je meurs”. Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé ». Je citais pour commencer la première phrase d’Autoportrait.Ces phrases sont les dernières du même livre. Suicide paraît en 2008, un an après le suicide de l’auteur : son sens en est modifié, partant celui des livres précédents. « Quand on parle de toi, on commence par raconter ta mort, avant de remonter le temps pour l’expliquer ». Suicide nous conte la mort stupéfiante de l’ami – un fusil lors d’une insouciante après-midi, puis sa dernière errance de centre d’art en musée et en galeries dans Bordeaux, et de contrainte en contrainte. Les réflexions sur la psychanalyse y sont nombreuses. Il se clôt par une série de tercets comme autant d’haikus opaques, d’inscriptions tombales, parmi les plus étonnantes de la littérature contemporaine française, aussi impénétrables que les pages de Fictions. Levé s’y adresse à Édouard. Suicide succède à Œuvres dont il inverse le propos : un livre décrit une œuvre dont l’auteur a eu l’idée et qu’il a réalisée. Et à Autoportrait qu’il élève au carré : je se dédouble en « un ami », un homonyme, un double – le même et un autre : je n’est pas un autre, je est comme un autre, l’autre est un jeu. Fin de la trajectoire, négation de la négation.

« En poésie je n’aime pas le travail sur la langue, j’aime les faits et les idées. Je suis plus intéressé par la neutralité et l’anonymat de la langue commune que par les tentatives des poètes de créer leur propre langue, le compte rendu factuel me semble être la plus belle poésie non poétique qui soit », pouvait-on lire dans Autoportrait.Les « à la manière de » Perec abondent dans Suicide : cartes postales, choses à faire avant de mourir. « On pense à toi et apparaît ce que tu aurais pu être. Tu fus et tu resteras un bloc de possibilités ». La mort de l’auteur est effective, il n’est pas un survivant comme le narrateur d’Un homme qui dort auquel ce récit souvent fait penser. On est passé de la potentialité (Queneau, l’art conceptuel) à la contrainte (Perec, mais à l’envers, à son tour)[31]. Le narrateur dédoublé y est contraint à la contrainte. Mais là ou celle-ci sauvait Perec (La Disparition), elle indique sa perte. L’Homme qui mort…

Levé, « l’homme qui tua Roland Barthes »

On peut aujourd’hui revoir Édouard Levé acteur dans les vidéos de Valérie Mréjen : Il fait beau (1999), Blue bar (2000), La Défaite du rouge-gorge (2001). Sur Internet : You tube, you tombe. « Il est excellent puisqu’il n’a pas besoin de jouer – ce dont il aurait été bien incapable ». Et sa mort volontaire ouvre Forêt noire, le livre des fantômes de celle dont il fut aussi un ami proche. « Ses thèmes étaient le double, le même, le neutre ». Surtout, comme tous les auteurs morts, Édouard Levé est devenu personnage de fiction (Gérard Gavarry : Experience d’Édouard Lee, Versailles chez P.O.L. 1994) et un sujet de thèses (Stéphane Girard : Plasticien, écrivain, suicidé, L’Harmattan, 2014). On le retrouve surtout dans L’Homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles de Thomas Clerc (2010). Dans ce livre, Thomas Clerc narre dix-huit meurtres en se concentrant sur la figure des meurtriers, selon dix-huit « écritures » différentes : Barthes, le président des EÉtats-Unis, Maurice Sachs, Lady D, Ernest, Gianni Versace, Thierry Paulin, Guillaume Dustan, Anna Politkovskaïa, Nabokov, HB, Pier Paolo Pasolini, Jésus, Marvin Gay, Pierre Goldman, Rupert Cadell, Édouard Levé, mon arrière-grand-père.

« L’homme qui tua Édouard Levé s’appelle EÉdouard Levé. C’était mon ami ». Dans cette nouvelle, Thomas Clerc pastiche l’écriture d’Autoportrait : « forme continue, sans développement, non hiérarchique, plate, froide et surfaciste ». On y apprend que les deux amis firent un projet de vidéo pour l’exposition Roland Barthes du Centre Pompidou que ce dernier refusa. Thomas Clerc y aurait interprété et imité Roland Barthes. En 1935, Vladimir Pozner publiait un magnifique roman Tolstoi est mort, un titre à lire dans les deux sens (l’écrivain, le roman tolstoïen). Je crois qu’il faut entendre de la même façon le très original livre de Thomas Clerc[32]. Dépourvu de « pères spirituels », Édouard Levé est, autrement que le conducteur de la camionnette fatale, « l’homme qui tua Roland Barthes ». La « mort de l’auteur », pensée simultanément en 1968 par Barthes et Duchamp, a chez lui eu lieu en vrai avant même le suicide de 2007. Réalisant de manière imprévisible, impensable le Barthes hyper-moderne de 1968, il « tue » Roland Barthes par Georges Perec le très contemporain. Mais en inversant ce dernier… Puis ces deux écrivains par le passage à l’art conceptuel, au texte comme photographie. Tentation littéraire de l’art contemporain.

Lors de la réédition en poche d’Autoportrait, Éric Chevillard a parlé très justement de L’EÉcrivain légiste (Le Monde du 22 novembre 2013). « Le moi se meurt », écrivait Philippe Lançon. Édouard Levé ? une énigme à jamais ouverte, comme autrement Raymond Roussel (suicidé ?) et Philip K. Dick (curieusement évoqué au paragraphe 530 d’Œuvres). Je songe au titre, emprunté à Ubik par son biographe Emmanuel Carrère en 1993 : « Je suis vivant et vous êtes morts ».

 

NOTES

[1] Curieuse confusion de l’éditeur qui fait fi de la « querelle de l’art contemporain ». Et qui dit là-même quelque chose de la distance entre les deux mondes que Levé a… levée.

[2] Éditeur de Perec – dans les deux sens : le second éditeur de Perec après Nadeau, éditeur qui tire son origine et son aura d’avoir été celui de La Vie mode d’emploi.

[3] Le testament laissé en 2007 sépare d’ailleurs art et littérature : Hervé Lowenbruck et P.O.L. en sont respectivement chargés. « Bien que j’ai publié chez lui deux livres, mon éditeur continue à me présenter comme un artiste, si j’étais comptable, je me demande s’il me présenterait comme un comptable ».

[4] Sauf mention inverse, toutes les citations proviennent des livres d’Édouard Levé ou de son portrait par Thomas Clerc (dans L’Homme qui tua Roland Barthes).

[5] Sur la distinction entre langue, style et écriture, je renvoie évidemment au premier chapitre du Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes (1953) : « Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut ; il est une forme sans destination, il est la produit d’une poussée, non d’une intention ». « Placée au cœur de la problématique littéraire, qui ne commence qu’avec elle, l’écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c’est le choix de l’aire sociale au sein de laquelle l’écrivain décide de situer la Nature de son langage ». Un exemple parfait de ce qui se joue entre « écriture » et « style » pourrait être fourni par l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet : de livre en livre, l’auteur d’Un roman sentimental perce sous celui des Gommes

[6] Curieusement, et c’est un trait de cette écriture, chaque phrase d’Édouard Levé possède une frappe qui semble la qualifier pour être citée : « La Rochefoucauld me déprime moins que Brett Easton Ellis ».

[7] On parcourt, de photo en photo, de l’entrée à la sortie d’un village de Dordogne : maison, épicerie, école, monument aux morts, discothèque, terrain de sports, mairie, église, bar, restaurant, cimetière, tombe, angoisse de nuit. Et les choses et ce mot.

[8] « J’ai vu un homme dont la moitié gauche du visage exprimait autre chose que la partie droite » « La partie gauche de mon visage ne ressemble pas à la partie droite » (Autoportrait, à trois pages de distance) « Il avait fait deux photos de lui, “Autojumeaux” dont chacune était composée des deux moitiés de son visage ».

[9] « Le lecteur, la critique classique ne s’en est jamais occupé ; pour elle il n’y a pas d’autre homme dans la littérature que celui qui écrit […] la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur ».

[10] « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui jamais ne pourra jamais plus se répéter existentiellement »

[11] Lire en appendice du livre de Nicolas Bouysi sur Édouard Levé (PUF), Sentiment de vertige dans une allée de la FIAC, initialement paru dans le journal Particules, n° 12, fin 2006.

[12] Parmi les dernières occurrences, l’interview de Markus Lüperz (rétrospectivé alors au Musée d’Art Moderne) dans Télérama en juin 2014  Toutes les positions intermédiaires sont évidemment possibles.

[13] Qui plus est change l’art antérieur et fait voir autre chose dans les choses. En amont de Benjamin, je renvoie à ce que dit Baudelaire dans le Salon de 1859,sûrement (inversé) le plus sûr diagnostic, la plus exacte « photographie » de la cette rupture dans l’histoire de l’art. Équivalent de la Révolution Française dans l’ordre politique, et-ou de l’événement nommé « mort de Dieu » (le lexique de Baudelaire est constamment théologique).

[14] « Dire c’est ne pas faire », commente justement François Piron, renversant la formule d’Austin, dans L’Art conceptuel, une entologie (Éditions Mix, 2008).

[15] Sur le sujet, lire la mise au point de Marcel Benabou dans Regarde de tous tes yeux, regarde (Éditions Joseph K, Nantes 2008).

[16] Roland Barthes en 1959 à propos de Zazie dans le métro (Essais critiques).

[17] Parallèle au manifeste de Jean Cayrol, Lazare parmi nous. Qui paraît en 1950, la même année que Bâtons, chiffres et lettres.

[18] Je renvoie à ses mémoires inédits, partiellement éditées dans les fascicules de la Bibliothèque oulipienne : Un certain disparate.

[19] Je renvoie au livre de Dominique Charmay : Queneau . Dessins, gouaches et aquarelles (Les cahiers dessinés, Buchet-Chastel 2003).

[20] Évidemment, il travaille dans le monde, sans Dieu ni génie ni aura, « d’après la photographie ». À tous les niveaux, celle-ci relaie le travail : automatisme, répétition, multiplicité, ready-made, œuvre éphémère, mise hors de soi de la « peinture », néon préféré à l’être (« j’ai toujours été attiré par les matériaux dits industriels »), « s’en faire le moins possible », « arriver à ne rien dire ».

[21] Une année de mutation dans la littérature française : de moderne, Sollers devient classique (Femmes). Et trois « écritures » émergent, qui se sont construites contre le moderne Tel Quel. Que personnifient quelques noms : Manchette puis Echenoz, Quignard et Chaillou, Ricardou puis Renaud Camus. Sur le sujet, lire ma Défense et illustration de la prose française, dans Le Toman français contemporain (adpf 2002).

[22] Sur le sujet, lire Jean-Luc Joly : Le Roman de l’artiste contemporain dans le catalogue de l’exposition de Nantes (2008).

[23] Dans le tout récent Album Roland Barthes (Seuil, 2015).

[24] Avant que les Magiciens de la terre en 1989, puis le Quai Branly en 2006 ne changent la donne. Mondialisation occidentale plus que « partage d’exotisme », retour du règne sans partage du marché…

[25] Sur le sujet, lire les analyses d’Anne-Françoise Benhamou dans Patrice Chéreau (Les solitaires intempestifs, 2015).

[26] « Il ignorait la plupart des problèmes auxquels sont confrontés les gens (amour, travail, sexe, argent) ».

[27] « Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins et ce n’est pas rien que la vie est une histoire et que comme dans le titre de Maupassant Une vie, une vie est inséparablement l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçu comme une histoire et le récit de cette histoire ».

[28] « La vie entière de Levé se trouve dans Autoportrait, mais on ne l’y voit pas. Il ne veut surtout pas la reconstruire, faire le malin avec son personnage, légender un récit. Il se décrit sans amour-propre, en photographe – que par ailleurs il est : plaque sensible et mémorielle sur laquelle des souvenirs, des images, des goûts, des attitudes, des réflexes, des sensations, se sont inscrits. Ni plus, ni moins, mais, à chaque phrase, totalement ça : une photo cadrée d’instinct, avec soin, unie aux autres par ce qui semble un hasard, et qui n’est sans doute qu’une forme aboutie et méticuleuse d’absurdité. Pas de commentaires : un minimum d’expérience et un maximum de désespoir enseignent qu’ils sont toujours de trop : “Je rêve d’une écriture blanche mais elle n’existe pas”. »

[29] Il est de ce point de vue passionnant que, dans le numéro de la revue L’arc, à lui consacré, le second ait pastiché le premier, donnant à voir l’écart… que lève Levé.

[30] Je ne connais qu’un seul précédent : Ce dont ils se souviennent de Christian Boltanski (paru dans la revue Fig, repris en 1992 dans le livre de Lynn Gumpert sur l’artiste). Mais c’était pour de rire (la “vie impossible” deviendra ensuite la “vie possible”).

[31] Sur le passage à l’Oulipo de la potentialité à la contrainte, je renvoie à Christelle Reggiani : Poétique oulipienne, la contrainte, le style, l’histoire (Droz, 2014).

[32] Thomas Clerc, plusieurs fois présent entre les lignes d’Autoportrait, est l’auteur de Maurice Sachs le désœuvré (Allia, 2005), Le Xe arrondissement et Intérieur (Gallimard, 2007 et 2013). Et l’éditeur au Seuil du cours de Roland Barthes sur Le Neutre, et chez POL, des œuvres de Guillaume Dustan. Il a connu Édouard Levé de 1994 à 2007.

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