Les « folies françaises » d’Alvaro Mutis

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 544 du 1er décembre 1989]

 

Alvaro Mutis
Ilona vient avec la pluie
trad. par Annie Morvan

La dernière escale du Tramp Steamer
trad. par Chantal Mairot

Sylvie Messinger éd.

Longtemps Alvaro Mutis ne fut pour les Français qu’une dédicace : « pour Carmen et Alvaro Mutis », en ouverture de Cent ans de solitude.

Aujourd’hui trois livres sont traduits : la Neige de l’amiral (voir dans la QL n° 529 l’article de F. Maspero), et ces jours-ci, Ilona vient avec la pluie, et la Dernière escale du Tramp Steamer. Si, avec sa remontée du fleuve dans la forêt, la Neige pouvait évoquer Conrad, Ilona et le Tramp Steamer feraient plutôt penser à un mixte improbable de Paul Morand et de Julien Gracq. Les personnages de l’un, pris dans les méandres d’écriture de l’autre. « Suite » (sans lien) de la Neige de l’amiral, Ilona nous mène au Panama dans le sillage érotique et tourmenté de deux étrangères. Ecrit, dit Mutis « pour se laisser aller les mains », la Dernière escale du Tramp Steamer est un véritable condensé de son art : de port en port, le narrateur suit un cargo fantôme dont il apprendra un jour quels amours il abrite.

Dans ces deux romans passe, ou s’installe, encore, Maqroll el Gaviero, la figure centrale et protéiforme de l’œuvre de Mutis. Publié en 1973, le recueil de ses poèmes s’intitule Somme de Maqroll et Gaviero 1948-1970. C’est une autre bizarrerie du destin de Mutis en France : ses livres nous parviennent à l’envers, le romancier tardif avant le poète précoce !

On sait que la poésie ne fait pas ici recette, et le boom latino-américain avait peu de chance de porter un écrivain à la langue si « espagnole », et qui raconte son émerveillement de connaitre la Cadix de ses ancêtres. Reste qu’il y a dans cette inversion du temps, quelque chose qui s’accorde assez bien à la « saudade » qui est au principe de ses récits, à leur durée propre. « Aux spéculations sur le destin des grandes dynasties d’Occident souvent marquées par ces unions fatales nouées à d’évidentes fins politiques et qui changent ensuite pour plusieurs siècles le cours de l’histoire » qui hantent Maqroll. Comme coincé entre deux violences, celle de la nature, celle du destin imposé au continent, le Colombien Mutis s’abandonne à l’uchronie d’une Histoire de France (d’Europe) définitivement perdue, inaccessible, roman familial rêvé.

Alvaro Mutis est né à Bogota en 1923, a passé son enfance à Bruxelles où son père était diplomate. Rentré en Colombie, il travaille à la radio (il transmettra par exemple la Libération de Paris), et au service de relations publiques de diverses grandes compagnies, choisissant de ne jamais faire de l’écriture un métier. Il vit à Mexico depuis 1956.

J.-P. S. — Maqroll el Gaviero, c’est vous ?

Avaro Mutis. — C’est quelqu’un qui a une expérience que je n’avais pas quand je l’ai inventé. C’était en 1946 dans la Prière de Maqroll el Gaviero…  Je voulais parler de la vie, et je ne la connaissais pas, alors j’ai créé un personnage qui avait tout connu. Maqroll n’est d’aucune nationalité. Mac Roll ? il est peut-être écossais ! Je l’ai déjà tué quatre fois, et il se porte bien. Quant au gabier, il vient de Moby Dick. Le gabier est seul, le bateau dépend de lui, il dépend du bateau, c’est une figure du poète. Il y a beaucoup de poèmes où il n’apparait pas, mais il est toujours évident qu’il s’agit de lui. Toujours la vie déchirée, l’échec… Le monde des vaincus est le seul monde qui compte… toutes les cinq minutes chacun a son petit Waterloo, non ? Vous savez, ma poésie est très liée à l’endroit d’où je suis originaire, la Terra caliente, où l’on cultive le café et le sucre au milieu de la Cordillère des Andes, à l’atmosphère, à l’odeur de cette terre. Et puis ensuite à mon expérience de la mer, aux voyages de mon enfance, d’Anvers en Colombie, aux centaines de voyages que j’ai fait pour la Twentieth Century Fox ou Columbia Pictures dans les Caraïbes et l’Amérique latine.

J.-P. S. — Les paysages de la Neige de l’amiral et ceux d’Ilona.

A. M. — Absolument. Et c’est la mer qui donne ce sentiment de l’échec, de la vanité de l’action des hommes, et en même temps, la force de l’accepter. Indulgence et acceptation, voilà deux mots qui pourraient résumer, je ne dirai pas ma « pensée », mais ma conduite. C’est la raison pour laquelle par exemple, je n’ai jamais voté, je ne m’intéresse pas à la politique… Il n’y a que le commerce qui soit plus élémentaire : acheter dix, et vendre vingt…

J.-P. S. — A votre propos on a souvent cité Conrad…

A. M. — Oui, je l’aime, bien sûr, mais je l’ai aimé justement, à cause de cette familiarité que j’avais avec l’échec, j’ai rencontré pas mal d’Almayer et de Lord Jim avant d’ouvrir Conrad.

J.-P. S. — Vos romans nous mènent d’Helsinki à Panama via Anvers, Odessa, Istanbul ou Marseille. Votre géographie littéraire est-elle aussi vagabonde ?

A. M. — Non, car je suis rentré en Colombie, j’avais quatorze ans. Je revenais de Belgique totalement formé par la littérature française et beige : Verhaeren, Baudelaire, Rimbaud, Desnos, Saint-John Perse, Montherlant, Chateaubriand, Aloysius Bertrand, Larbaud qui est très important pour moi… Je lisais beaucoup Balzac mais je ne l’aime pas énormément, Gide ne m’intéressait pas beaucoup non plus. En revanche, Lamartine… j’y suis encore sensible ! Mais je dois vous dire que les grandes révélations furent Proust vers dix-huit ans, et Céline vers vingt-cinq.

J.-P. S. — Et du côté colombien ?

A. M. — L’héritage de Ruben Dario dominait encore ; tout le monde récitait la Marche triomphale. Il y avait aussi Guillermo Valencia, une sorte de Leconte de Lisle colombien que je trouvais détestable. Une réaction commençait, animée par des poètes proches de la « génération de 27 » espagnole, mais je ne la comprenais pas. A l’inverse, j’ai lu très tôt les deux Résidences sur la terre de Neruda. C’était extraordinaire !

J.-P. S. — Pas d’intérêt pour l’Espagne à ce moment ?

A. M. — Je lisais ce que lisait mon père : Pio Baroja, que j’apprécie toujours et Antonio Machado. Et Cervantes, et Lope de Vega… Je me souviens encore de Dorotea, c’est autrement plus moderne que Voragine de Jose Eustasio Rivera, avec son baroquisme gratuit qui continue à polluer toute la littérature du continent. Mais même avec eux, ma relation était moins vivante qu’avec la littérature française, qu’avec Racine si vous voulez I

J.-P. S. — Derrière Rivera, c’est le boom hispano-américain en France que vous visez ?

A. M. — Le boom est une invention de journalistes, comme le « réalisme magique »… l’exotisme est la pire des choses ! Il y a eu bien sûr des livres géniaux : Cent ans de solitude qui est une parabole sur l’Amérique latine plus qu’un roman, Conversation dans la cathédrale, qui, par parenthèse, n’a pas servi à son auteur, puisqu’il montre magnifiquement la misère de la politique, il y a Borges que j’admire comme « écrivain pour écrivains », etc., mais quel sens cela a-t-il de joindre Carpentier qui a 80 ans, à Vargas Llosa qui en a 36, Donoso à Cortazar qui est très anglo-saxon… D’autre part, je continue de lire Maria de Jorge Isaac, qui est bien supérieur pas mal de romans du boom ! De plus, je crois que les grands écrivains d’Amérique latine ce sont plutôt les Brésiliens : Machado de Assis, Drummond de Andrade, Graciliano Ramos, surtout Graciliano Ramos.

J.-P. S. — Vous vous sentez « écrivain latino-américain » ?

A. M. — Cela ne veut rien dire, écrivain tout court.

J.-P. S. — Une des choses les plus surprenantes pour le lecteur français qui vous découvre, est de voir Maqroll hanté dans la forêt amazonienne par « le perfide assassinat du frère de Charles VI de France par le duc de Bourgogne, Jean sans peur », ou Larissa (dans Ilona) visitée la nuit par Laurent Drouet d’Erlon, colonel des chevau-légers de la Garde de Napoléon 1er…

A. M. — …et vous verrez que dans Un bel mourir, Maqroll meurt avec deux livres dont la correspondance du Prince de Ligne. J’ai commencé très jeune à lire de l’histoire, et plus particulièrement l’histoire des empires disparus, Byzance en tête : une de mes nouvelles la Mort du stratège concerne L’impératrice Irène. A 12 ans, j’ai lu Michelet et Taine. L’histoire de France est encore plus envoûtante que les autres ! Un millénaire de tradition royale transmis par primogéniture, de Hugues Capet au duc de Chambord, l’ampoule, les écrouelles… vous vous rendez compte ? En plus, songez que si le duc d’Orléans n’était pas mort, le destin de l’Europe eût été changé !

J.-P. S. — Comment réagissent les lecteurs colombiens ou mexicains ?

A. M. — On parle des « bizarreries » d’Alvaro, même Octavio Paz est intrigué ! Mais je reste fidèle à mes folies françaises. Pour moi la France c’est la vie, il n’est rien d’équivalent à la grande prose française. Par exemple je viens de lire la Forme d’une ville de Julien Gracq, et auparavant, les œuvres historiques de Voltaire ! Ce sont des merveilles.

J.-P. S. — Je crois savoir que vous avez failli écrire un Bolivar. Il n’y a pas que L’histoire de France…

A. M. — Un roman dont je n’ai sauvé qu’un morceau, lequel est devenu une nouvelle, le Dernier visage. Bolivar fut un vaincu exceptionnel, il n’a jamais réussi faire ce qu’il voulait, malgré sa vision réaliste de la grande Colombie. Il fut le pire politicien du monde, doublé du pire des militaires, le dernier des grands romantiques, type René ou Byron. J’ai fait ce texte sur ses derniers jours, mais j’ai reculé devant la masse de documents que j’aurais dû dépouiller. J’ai tout confié à Garcia Marquez, qui est un ami de quarante ans. Il a tout emporté le jour même, et lui a fait un Bolivar, qu’il m’a dédié.

J.-P. S. — A quoi travaillez-vous en ce moment ?

A. M. — A un livre de poèmes — sans Maqroll, il a disparu de mes poèmes en entrant dans mes romans. Et à un roman de Maqroll : il est dans une mine d’or. Je m’inspire d’une histoire vécue par mon grand-père. Il est désormais seul dans la mine, après qu’une femme et un Canadien ont tenté de le tuer, j’ignore ce qui se passer.

J.-P. S. — Vraiment ?

A. M — Vraiment, mais Maqroll a toujours beaucoup de cartes en poche !

J.-P. S. — Ultime et indispensable question : quel livre emporteriez-vous sur… le Tramp Steamer ?

A. M. — Don Quichotte, le livre le mieux écrit de ma langue, et certainement le plus juste jamais écrit sur la condition de l’homme.

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