Entretien avec José Saramago

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 519 du 1er novembre 1988.]

 

« Certains jours, je me dis qu’on a fait le 25 avril pour moi tout seul ». Membre d’un réseau qui préparait le 1er mai 1974, José Saramago devait être arrêté et emprisonné le 29 !

Ce n’est pas le seul « miracle » de la vie de José Saramago. Autodidacte, né en 1922 dans une famille de paysans du Nord de Lisbonne, Saramago est né trois fois à la littérature. En 1947, il publie un premier roman Terra do pecado, « une curiosité » dit-il  aujourd’hui, « sans originalité, la somme de mes lectures d’adolescent ». Puis il se tait pendant vingt ans : il est serrurier, travaille aux Allocations familiales, puis dans une maison d’édition.

En 1966, il revient à la publication avec des poèmes : Os poemas possiveis. Quelques livres jusqu’en 1980. José Saramago est journaliste (avant le 25 avril au Diario de Lisboa, après, et jusqu’au 25 novembre, le « Thermidor » portugais au Diario de Noticias).

En 1980, Levantado do Chao marque le début d’une nouvelle carrière. Saramago peut vivre de sa plume. Memorial do Convento en 1982 fait de lui le grand écrivain national. Dix-sept éditions à ce jour.

L’œuvre de José Saramago compte aujourd’hui vingt titres. En 1987, Albin Michel – Anne-Marie Métailié publient Memorial do Convento (Le dieu manchot). Ces jours-ci, le Seuil fait paraitre L’année de la mort de Ricardo Reis (1984), et annonce pour bientôt, A jangada de pedra (Le radeau de pierre, 1986).

Jean-Pierre Salgas : Comment en êtes-vous arrivé à écrire Levantado do Chao ?

José Saramago : Depuis longtemps, je rêvais d’écrire un roman qui me ferait retrouver mes racines. Ecrire les travaux et les jours des paysans portugais. Levantado raconte l’histoire d’une famille, les Maltempo, sur quatre générations, dans une latifundia, du genre de celles qu’on est aujourd’hui en train de restaurer dans l’AIentejo. Je viens, moi, du Ribatejo, mais après le 25 novembre 1975, quand je me suis trouvé sans emploi, sans argent, je suis parti vivre dans l’Alentejo. J’avais décidé de me consacrer exclusivement à la littérature. C’est là que j’ai trouvé le sujet, les personnages, etc. Mais je ne voyais pas comment raconter cette histoire. Notez que le thème est assez néoréaliste, si l’écriture, elle, y échappe. J’ai mis trois ans avant de trouver le ton du livre. J’avais commencé, tout en sachant que ce n’était pas ça, de façon très traditionnelle. Ce n’est qu’au bout d’une vingtaine de pages que brutalement j’ai rompu les amarres : j’ai aboli la ponctuation. Je sais que ce n’est pas très nouveau, mais pour moi à ce moment, c’était une évidence. Non que je veuille transposer l’oralité, mais parce que j’entends utiliser les mécanismes oraux dans la construction même de la narration, la suspension, l’interruption, la digression, la séparation des discours, direct et indirect. Il y a souvent plusieurs voix dans mes romans, on ne sait pas qui parle… Je veux capter les mécanismes de la parole dans l’écriture. La parole est plus créative que l’écriture.

J.-P. S. — Vous êtes le seul à faire ainsi au Portugal ?

J. S. — Non, depuis la Révolution, les infractions se multiplient en littérature. Il y a quantité de livres qui contiennent comme de petites cartouches de dynamite qui explosent au cœur du récit. Je crois que, chez moi, cela s’est fait de manière plus organique, comme si j’avais enfin inventé mon style.

J.-P. S. — Quelle fut la réaction des paysans de l’Alentejo ?

J. S. — Si on excepte ceux qui restent analphabètes, j’ai l’impression que ceux qui l’ont lu s’y sont reconnus. Lors d’une réunion de travailleurs agricoles, j’ai entendu l’un d’eux déclarer : ça, c’est l’Alentejo. Je sais très bien que je n’ai pas rendu compte des souffrances de milliers de gens, mais je me suis senti très orgueilleux et heureux ce jour-là.

J.-P. S. — Parenthèse : vous militez au Parti Communiste Portugais…

J. S. — L’activité littéraire m’éloigne quand même beaucoup d’un militantisme actif, mais il est sûr que je suis et reste un militant en relation constante avec mon parti.

J.-P. S. — Votre roman suivant, Le dieu manchot, a fait le tour du monde. Pourquoi ce passage de l’Alentejo contemporain au Portugal du XVIIIe siècle ?

J. S. — Je vous l’ai dit, j’avais décidé de me consacrer à la littérature, il me fallait trouver un sujet… J’avais déjà en tête l’idée de Ricardo Reis, mais j’avais très peur de toucher à Pessoa. Le couvent de Mafra pour nous, c’est un peu comme Versailles pour vous. Tout le monde connaît. Mafra est là depuis deux cent cinquante ans, il occupe une place très importante dans l’imaginaire national. Eh bien, curieusement, personne n’avait eu l’idée de mettre ce géant de pierre dans un roman ! Cela m’est venu en le visitant, tout simplement. Vous savez, je dis souvent que je n’invente rien, que je me borne à mettre les choses en évidence… Et puis pour faire un roman, j’ai besoin d’une idée très forte, je ne peux pas m’intéresser à une histoire si elle ne contient pas une idée.

J.-P. S. — Vous avez le sentiment que cette façon de porter et d’être porté par l’imaginaire national explique votre succès ? Dans le Portugal d’après le 25 avril…

J. S. —Au Portugal, Le Dieu Manchot est lu avec des yeux d’aujourd’hui. Ce n’est pas un roman historique, plutôt un regard sur l’histoire. La révolution et la décolonisation ont ramené les Portugais au Portugal : les gens ont recommencé à s’intéresser à leur identité, à eux-mêmes. Le Dieu manchot parle de notre culture, de notre histoire, de notre langue.

Je suis en train d’écrire un livre sur le siège de Lisbonne, il y en a eu deux, au XIIe et au XIVe siècle, je ne vous dirai pas duquel il s’agit, c’est mon secret. Là encore, je sais que je réfléchis sur mon pays aujourd’hui…

Je suis plus étonné du succès du Dieu manchot à l’étranger : au Japon, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis, en Hongrie, en Suède, en Israël…

J.-P. S. — Vous suivez ce qui se passe dans les littératures étrangères ?

J. S. — Plus maintenant. Jusque dans les années 70, je me tenais au courant de ce qui se passait en France, en Angleterre, etc. Je n’ai plus le temps j’ai décidé que ce que j’ai de plus important à faire dans les limites de ma petite condition d’écrivain portugais était de faire mon travail, j’ai encore deux ou trois livres à écrire. Et j’ai de plus en plus de mal à lire des romans. Enfin, je dois voyager beaucoup — les rencontres, les colloques… — et je suis un très mauvais lecteur en voyage.

J.-P. S. — Y a-t-il des écrivains dont vous vous sentiez proche ?

J. S. — Non ! Ici, au Portugal, il n’y aucun écrivain qui puisse dire qu’il est proche d’un autre écrivain. Il n’y a plus aucune école, aucune tendance comme le surréalisme ou le néoréalisme. Chaque écrivain est son école, son maître et son disciple. Quant à l’étranger, j’ai peut-être des âmes sœurs, mais je ne les connais pas.

J.-P. S. — Dans le passé, vous avez des âmes sœurs ?

J. S. — Il y a des écrivains qui ont eu sur moi une très forte influence… Ici, notre grand Jésuite du XVIIe, Padre Antonio Vieira. Jamais la langue portugaise n’a été plus belle que sous sa plume. Ailleurs, Montaigne, Cervantes et Gogol. Vous voyez, tous des pessimistes !

J.-P. S. — Venons-en à Ricardo Reis qui parait en ce moment en France. Vous me disiez tout à l’heure que vous aviez eu peur de vous y mettre. Peur des gardiens du temple ? Peur de vous confronter à un mythe national ? Je suis d’ailleurs surpris, étant donné la charge romanesque de l’hétéronymie, que vous ayez été le seul à affronter ce sujet.

J. S. — C’est le cas, et je pense que personne ne s’y risquera plus. J’avais un peu peur des spécialistes, oui, mais ils ont bien accueilli le livre. Beaucoup aimeraient l’avoir écrit.

J.-P. S. — Il y a quelques années, Pessoa était-il à ce point le monument national qu’il est aujourd’hui : statue au Chiado, billets de 100 escudos, etc. ?

J. S. — Une chose est le boom mondial, mais nous, nous savions depuis longtemps qu’il était le plus grand poète portugais du siècle. Cela dit, il est sûr que ce retour dont je vous parlais des Portugais au Portugal a renforcé l’intérêt pour Pessoa : « Qui suis-je ? » ou « Qui sommes-nous » ? La question est la même.

J.-P. S. — Pourquoi, entre les hétéronymes, avoir choisi Ricardo Reis qui est peut-être, celui qui offre le moins de séduction ?

J. S. — Il y a, à cela, deux raisons : Ricardo Reis a été le premier Pessoa de ma vie, celui que je lisais à dix-huit ans. Je peux encore en réciter des pages entières. L’autre raison est la relation d’amour-haine que j’entretiens avec lui : autant j’aime son scepticisme, sa sagesse, sa rigueur, son expression concentrée, autant je ne peux accepter qu’il dise que « sage est celui qui se contente du spectacle du monde ». Je pense qu’avec ce roman, j’ai résolu mon conflit avec lui. « Vous dites, mon cher Ricardo Reis qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’être spectateur du monde. Votre créateur est mort en 1935. Je vous donne quelques mois pour lui survivre. Regardez le monde cette année-là et dites-moi si cela suffit ». Il y a bien sûr d’autres choses dans le roman, mais mon idée essentielle est là : on ne peut être spectateur, nous sommes acteurs du monde.

J.-P. S. — Acteur vous l’êtes avec votre dernier livre : Le radeau de pierre. A la veille de l’intégration européenne de 1992, et de la commémoration des Découvertes, vous imaginez que la Péninsule ibérique se détache de l’Europe et dérive sur l’Atlantique entre Afrique et Amérique latine. L’idée, là, est explicite…

J. S. — Ce n’est pas un livre contre l’Europe, mais c’est le produit d’un ressentiment, je l’avoue, je l’accepte, je le confirme : je suis un écrivain portugais qui à un certain moment s’est rendu compte que son petit pays a été méprisé par les grands, et qui a choisi, pour le dire, la forme du conte philosophique. L’Europe n’est pas seulement européocentriste, elle est « centro-centriste » : il y a une autre Europe dans l’Europe. La périphérie est moins Europe que le centre ! On croit que les petites langues ne peuvent produire que des petites cultures ! La preuve que nous ne sommes pas vraiment dans l’Europe, c’est que nous parlons d’y « entrer ».

Cela dit, Le radeau de Pierre n’est pas un livre contre l’Europe. Le ministre espagnol de la Santé l’a bien vu récemment : dans un article de La Vanguardia, il montre à partir du livre que la Péninsule ibérique doit pousser l’Europe vers le Sud. Je ne dis rien d’autre. Je dis qu’il y a un autre monde, du Mexique à la Patagonie, qui parle nos langues, qui vit sur un continent que nous avons trouvé — je ne dis pas découvert ! — Peut-être ces cultures sont-elles plus proches de nous que certaines cultures européennes. Accompagnez-nous dans ce voyage… Ce n’est pas un livre bilieux, il y a beaucoup d’ironie, d’humour… Il fallait que j’écrive ce roman : l’Europe sera peut-être harmonieuse, mais avant d’entrer au paradis, je devais vous rappeler que vous avez été notre enfer !

J.-P. S. —Vous mentionnez les réactions en Espagne. Les deux pays ont eu pour le moins des rapports difficiles. Et la campagne actuelle, autour des Découvertes portugaises, s’explique bien aussi par une rivalité avec l’Espagne…

J. S. — Disons qu’il y a eu plus d’indifférence que d’hostilité. Mais les choses changent. Le radeau de pierre est une conséquence de ce changement. La distance est plus grande entre la péninsule ibérique et le reste de l’Europe (entendue dans sa petite dimension, sans l’Europe centrale) qu’entre nous. Il faut préserver la manière de vivre des « petites sociétés », contre la standardisation culturelle américaine. Concernant les Découvertes, nous avons beaucoup moins d’argent que l’Espagne qui va organiser des manifestations grandioses. On ne va pas se disputer sur l’importance respective des Découvertes. Il faut faire de 1992 une date universelle.

J.-P. S. — Auriez-vous écrit Le radeau de pierre, si le Portugal n’avait pas décolonisé ?

J. S. — Jamais. Encore une fois, c’est parce que le Portugal est revenu en Europe qu’il s’est mis à se réinterroger sur sa place en Europe. Cela dit, je pense que quelque chose nous a sauvé en tant que peuple : les Portugais n’ont jamais eu une conscience impériale ! Je vous avoue que cela me fait un peu rire d’entendre de temps en temps parler du « trauma de la perte de l’empire » ! Il y a eu un énorme problème avec le retour d’un million de rapatriés, mais aujourd’hui leur intégration au tissu national et social est achevée et complète. D’où le fait que, malgré treize ans de guerre, à la différence de ce qui s’est passé entre la France et l’Angleterre, et leurs anciennes colonies, nous sommes toujours restés très proches des peuples colonisés. Je crois même que si la révolution s’était poursuivie, nous serions arrivés avec eux une véritable fraternité. Sans le moindre néocolonialisme.

 

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