Les deux amours de Robert Coover : Cervantes et Beckett

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 421 du 16 juillet 1984]

 

Robert Coover : né en 1932 dans l’Iowa. Famille dans la presse. Etudes à l’université de l’Indiana, puis à celle de Chicago. Romancier — premier roman en 1956 — auteur dramatique, enseignant, Robert Coover vit tantôt aux Etats-Unis, tantôt en Angleterre. Avec une préférence récente pour les Etats-Unis : depuis 4 ans, il peut y travailler et écrire sur un terminal d’ordinateur. Trois livres de Coover ont été publiés en France : La Flûte de Pan (Gallimard 1974), Le Bûcher de Times Square (Seuil 1980), La Bonne et son maître (Seuil, 1984).

Jean-Pierre Salgas : Vous vous rappelez vos premières lectures ?

Robert Coover : Non, mais je me souviens du genre de livres que c’était : il y avait des images avec le texte, et j’ai grandi avec cette idée que l’écriture était quelque chose de visuel, qu’il fallait lire à haute voix aussi… aujourd’hui encore. D’ailleurs je pourrais dire que j’écris à haute voix. J’entends mes phrases. Et je crois que mes livres sont faits pour être lus de cette façon. A commencer par Le Bûcher de Times Square. Sinon, je me souviens que vers 13 ou 14 ans, j’ai commencé à fréquenter une bibliothèque. J’y prenais des « best-sellers », des livres pour adultes. L’un d’eux m’avait beaucoup impressionné, une histoire de science-fiction, The Earth abides : la civilisation s’écroulait sous les coups d’une sorte de peste. Tout tombait en morceaux…

J.-P. S. : C’est votre premier grand choc de lecteur…

R. C. : Oui et non. Il y a eu plusieurs étapes. Je vivais dans le Middlewest, une vie très protégée. Et je lisais beaucoup : Rabelais, Shakespeare, les Russes, énormément, Tourgueniev, Dostoïevski, Tchékhov, qui m’a fait découvrir le théâtre, Shaw, Ibsen, Kafka… Mais tout cela de façon très académique, et avec des réactions mitigées : la littérature du XIXe siècle ne m’excitait pas tellement. Mise en bloc, elle ne m’excite toujours pas beaucoup. A vrai dire, le grand impact s’est produit assez tardivement, au début des années 50. J’avais 24 ans et je cherchais ma voie comme écrivain. J’ai lu Beckett. J’en ai été complétement transformé !

J.-P. S. : Beckett a décidé de votre vocation d’écrivain ?

R. C. : Ecrivain, je savais que je voulais l’être depuis l’âge de 6 ou 7 ans, sans bien savoir ce que ça voulait dire. J’écrivais des histoires ou des bandes dessinées pour les journaux de ma famille. Et les gens me disaient : « c’est génial, vous allez écrire dans Time Magazine ! » Beckett, lui, a bouleversé mon idée de l’écriture : elle n’était plus un métier qu’on pouvait choisir parmi d’autres, elle devenait l’unique chose faisable parce qu’on avait été élu pour la faire. Rien ni personne ne vous y force, et pourtant vous ne pouvez pas faire autrement. Il m’a donné le sentiment même de la vocation, en même temps qu’il déblayait le paysage, en rendant impossibles toutes sortes d’écritures anciennes. Il me poussait à chercher quelque chose de neuf. Ce qui n’a pas été sans effet sur mes lectures : il me permettait de tracer une ligne à travers l’histoire de la littérature. J’ai relu Rabelais, ou les Russes autrement. J’ai pu terminer Kafka… lire Tristram Shandy. Un nouvel espace s’ouvrait, auquel sont venus s’ajouter les contemporains dont je me sentais proche.

Au hasard

J.-P. S. : De façon générale, comment vous viennent les livres ?

R. C. : Au hasard. Tous les écrivains doivent vous le dire : ils ne programment pas leurs lectures… Et pas si au hasard que cela : il y a bien un « plan » qui fait que vous étendez le bras vers Cervantes, Sterne ou Rabelais et que vous avez le sentiment que leurs livres viennent de sortir, et qu’un Updike ou un Roth — un Mauriac, si vous voulez, ici — vous donnent le sentiment d’être morts depuis des siècles… Si vous voulez, il y a le courant principal, et il y a les autres. Ce sont les écrivains du courant principal qui font la littérature. Le courant principal, c’est-à-dire le tranchant de l’avant-garde de tous les temps et de tous les pays. Les autres ne sont que des professionnels ennuyeux. Je préfère lire de la philosophie, de l’anthropologie, de la sociologie… J’en lis beaucoup — Cela dit, si j’ai envie de repos, je peux lire quelqu’un comme Saül Bellow. C’est très bien fait, mais je m’ennuie très vite !

J.-P. S. : Je suis surpris. J’imaginais l’auteur du Bûcher de Times Square moins hostile à celui de Tricard Dixon. A ce propos, Capote ou Mailer ont-ils compté pour vous ?

R. C. : Entendons-nous bien, il y a des moments géniaux dans Portnoy par exemple… mais Tricard Dixon est à mille lieues de ce que j’ai fait ! Ce n’est pas parce qu’il y a Nixon… Mon travail consiste à extraire d’une métaphore tout ce qu’elle contient. Lui se contente d’exploiter un truc comme il l’a fait aussi dans Le Sein. Je crois que son meilleur texte est un petit texte intitulé On the air paru dans l’American Review vers 1970 qui doit tellement le gêner qu’il ne l’a jamais repris en volume ! Quant à Capote et Mailer, je trouve abominable ce qu’écrit le premier ; du second, j’ai aimé Les Nus et les Morts. Et son personnage est fascinant : moitié écrivain, moitié objet publicitaire : Mailer est un produit typiquement américain comme Buffalo Bill ! Cela dit, sans grand sens littéraire : ses métaphores s’effondrent sur elles-mêmes à cause de leur propre poids. Regardez La Nuit des temps ! Non, si je devais dire quels sont mes écrivains américains préférés, je dirais : Melville, Twain, Hemingway pour ses nouvelles, Faulkner, le plus grand, Nathaniel, West ou Fitzgerald pour certaines de leurs œuvres. Et bien sûr John Barth, John Hawkes, Stanley Elkin, William Gast, Thomas Pynchon, William Burroughs. Je les ai tous découverts alors que j’avais depuis longtemps élaboré mes propres principes. Cela m’a rassuré : je n’étais pas si excentrique que ça I

J.-P. S. : Si un livre comme La Bonne et son maître n’est pas excentrique en France, il le doit entre autres à Robbe-Grillet. Comment l’avez-vous reçu, lui et le Nouveau Roman ?

R. C. : Comme avec les Américains dont je viens de parler, j’ai eu la sensation d’une affinité profonde. Même si nous appelons James ce qu’ils appellent Balzac ! Avec Robbe-Grillet lui-même les choses sont assez compliquées. Au départ, il me fascinait plus que je ne l’aimais. Il me gênait. A tel point que j’ai écrit quelques nouvelles pour répondre à cette gêne : La Lentille sensible dont certaines ont été reprises dans La Flûte de Pan. Comme lui, j’étais frappé que notre perception du monde passe aujourd’hui par des objectifs, photo, cinéma, etc., mais contre lui je voulais montrer qu’il n’y a rien d’objectif dans ces objectifs ! Il y a donc eu une influence, mais qui a pris la forme de la parodie et de la réaction. Lisant Projet pour une révolution à New-York, après avoir écrit La Bonne et son maître, je me suis rendu compte que lui aussi avait évolué dans le sens qui était celui de mes « contre-fictions ». A ce propos, je tiens à signaler que La Bonne et son maître est aussi une « contre-fiction » : j’ai été inspiré par un livre merveilleux de William Gast : Willy Master’s Lonesome Wife.

Laisser la métaphore se développer

J.-P. S. : Par des livres érotiques aussi, j’imagine. Le thème de la fessée est un poncif de l’érotisme…

R. C. : Ma technique consiste à laisser toujours la métaphore se développer. Celle-ci avait un contenu érotique, c’est tout. Mais le problème est le même, que vous poursuiviez la baleine blanche ou le derrière blanc de la bonne ! C’est la métaphore qui vous guide vers le matériel à utiliser : ici des textes anonymes victoriens, très répétitifs, style « guides pour domestiques »… Ils fonctionnaient comme des objets trouvés que je pouvais introduire dans le texte. Il était possible de jouer avec, de les découper, de les assembler autrement, de les tresser. On ne peut pas parler d’une « influence ».

J.-P. S. : Vous écrivez souvent « en réponse » ? Il y a toujours d’autres livres derrière les vôtres ?

R. C. : Ce qui me préoccupe le plus quand j’écris, c’est la structure qui va permettre à la métaphore de se déployer. De ce point de vue les lectures ne sont pas forcément déterminantes. Elles entrent pour ainsi dire par la porte de service. Mais cela arrive : j’ai trouvé le plan de mon premier roman The origin of the brunists dans les Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim !

J.-P. S. : A ce propos, quel rôle a joué Freud pour vous ? Bon nombre de vos nouvelles semblent vouloir reproduire la logique de l’inconscient…

R. C. : Je l’ai lu soigneusement et j’admire toujours beaucoup l’intransigeance qu’il mettait à rejoindre la réalité derrière les images et les attitudes émotives… Mais je le perçois surtout comme un bon créateur de mythes. Des mythes que l’on peut détourner, transformer comme les autres. Après tout, sa division du psychisme en trois instances est tout aussi mythique que la sainte trinité ! Il faut le lire de façon ironique. Durkheim me semble beaucoup plus contemporain !

J.-P. S. : Quand lisez-vous ?

R. C. : Je me lève en général vers midi. Alors je lis l’après-midi. Comme les cours, quand j’en fais, la lecture me permet de me « lancer ». A minuit, je suis très excité, et prêt à travailler ä toute vitesse. Il m’arrive de me remettre à lire vers 5 heures du matin pour ralentir mon rythme !

Je viens de lire 300 romans américains

J.-P. S. : Que lisez-vous en ce moment ?

R. C. : Vous savez, je viens de lire par devoir 300 romans américains. Je suis membre du jury du prix Faulkner — alors je n’ai, en ce moment, plus grand enthousiasme pour la fiction contemporaine. J’aurais plutôt envie de lire, ou de relire, de grandes narrations anciennes d’avant Cervantes, comme la Célestine par exemple — Voilà une œuvre qui m’a bouleversé. On a rarement écrit texte plus novateur. Encore une fois, mon problème est de saisir par où passait le « courant principal ». Je fais un cours à l’université sur tout cela que j’ai intitulé Anciennes fictions exemplaires. Nous lisons les grands mythes antiques, les romans médiévaux… En ce moment je m’intéresse à Chrétien de Troyes et aux romans romains. Cela dit, quand je pourrais m’y remettre je vais lire tous les livres qui paraissent et tentent de faire bouger les frontières de la fiction. Et puis j’ai aussi envie quand même de lire certaines des grandes œuvres qui ont été écrites entre Cervantes et nous, que j’ai évitées jusqu’à présent, Henry James par exemple…

J.-P. S. : « Don Miguel l’optimisme, l’innocence, l’aura de possibilités que vous avez connus alors, ont été largement épuisés, et l’univers se referme de nouveau sur nous » écriviez-vous dans La Flûte de Pan. Vous le diriez encore ?

R. C. : Tout à fait. Il est pour moi une figure exemplaire, comme Beckett. Cervantes a exprimé la mutation de la réalité, le passage de la vision platonicienne du monde qu’on trouve dans les romans médiévaux à une sorte d’aristotélisme. Nous vivons une altération semblable. Nous allons vers le hasard, l’existence… vers une vision sophistique du monde. La fiction doit enregistrer cela.

J.-P. S. : Vous avez rencontré Cervantes en écrivant des nouvelles Nouvelles exemplaires. Avez-vous rencontré Beckett ?

R. C. : Non, je n’en ai jamais eu le courage… Avant de venir en France, je lui ai mis un petit mot, mais… de telle sorte qu’il ne puisse pas le recevoir avant que je ne quitte Paris. Je ne saurais pas quoi lui dire. L’important est qu’il soit là ! Vous savez je n’aime pas parler de littérature avec des écrivains. Je préfère manger et boire du vin, parler de la famille… Je viens par exemple de rencontrer Pinget, dont j’admire l’œuvre depuis des années. Eh bien, ce fut merveilleux : nous n’avons pas parlé de littérature !

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