Georges Perec en Ligne Générale

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[Une version de cet article est parue dans le Monde diplomatique de juin 2017]

Ce mois-ci, paraissent les Œuvres de Georges Perec dans la Bibliothèque de la Pléiade: deux volumes sous la direction de Christelle Reggiani (plus un album iconographique composé par Claude Burgelin): «tous les textes publiés du vivant de l’auteur» de 1965 à 1982, qu’on peut «penser-classer» selon les «quatre champs» par lui labourés, énumérés dans ses Notes sur ce que je cherche de 1978: sociologique (Les choses 1965), ludique (La disparition 1969), autobiographique (W ou le souvenir d’enfance 1975), romanesque (La vie mode d’emploi 1978). Trente-cinq ans après la «disparition» prématurée de «l’homme de lettres», Perec, né en 1936, qui de son vivant ne connut que deux fois la gloire (1965, 1978), est devenu, pour pasticher le mot d’André Malraux sur André Gide notre «contemporain capital» mais posthume …

Aussi bien dans le monde littéraire (l’Oulipo qu’il intégra en 1967 lui doit son renom plus que l’inverse) que pour l’université et le grand public (la floraison des Je me souviens, et des mode d’emploi. Dès 1984 des astronomes donnaient son nom à une planète), hors littérature pour les artistes (côté Morellet comme côté Boltanski: je songe à l’exposition Voilà au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2000, à Espèces d’espaces devenu un véritable manuel dans les écoles d’art). Egalement pour des raisons qui tiennent à l’évolution littéraire en France (le milieu des années 80 a vu la consécration du Nouveau Roman: Goncourt et Nobel, les métamorphoses de Sollers, le changement de statut de la littérature française dans le monde, la restauration dont Houellebecq est la plus complexe incarnation). La bibliothèque sur Perec est depuis 1982 bien plus abondante que l’œuvre. Trois auteurs la dominent: David Bellos, Claude Burgelin, Bernard Magné[1].

C’est qu’avec Perec une nouvelle possibilité se fit jour. Sur laquelle deux publications permettent en même temps de revenir: un Cahier de L’Herne, un colloque Relire Perec[2]. «La transmission qui a fait défaut» au «juif polonais né en France» (son père tué en 1940, sa mère déportée le 11 février 1943) a généré une alliance improbable: la conjugaison de Jean Cayrol et de Raymond Queneau, de Nuit et brouillard (1956) et des Exercices de style (1947). Via une «critique de gauche» des littératures novatrices du temps. Dont on doit lire les prémisses dans les sept articles d’un «Perec avant Perec» que publia François Maspéro dans la revue Partisans[3]. De 1959 à 1963, entre Nouveau Roman et guerre d’Algérie, un groupe de jeunes intellectuels méditait une revue à l’enseigne de la Ligne générale (Eisenstein 1929). Alors que le marxisme était l’«horizon indépassable de notre temps», et à l’ombre de La signification présente du réalisme critique de Georges Lukacs (1960) .

Avec Lucien Goldmann, Perec projetait une thèse sur «Les choix du roman français aux alentours des années 50». De 1963 à 1965, il assistait au séminaire de Roland Barthes avec qui le dialogue sera impossible et constant (Perec est un écrivain dont la langue est le style). Au «Nouveau roman et (à son) Refus du réel», il oppose la «confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde la littérature» d’un Robert Antelme[4]. Dans tous ses livres, tout sauf solitaire, Perec ne cessera de débattre avec le champ littéraire contemporain: on retrouve dès Les choses (1965) les «notions périmées» d’Alain Robbe-Grillet tout autrement: le personnage devenu sociologique, l’histoire écrasée par l’Histoire, l’engagement impossible sinon celui du «contenu» contre les «formes» sociales. La disparition, lipogramme sans E, trois ans avant Shoah, affronte Lacan et et Tel Quel, le «texte» hors représentation, W ou le souvenir d’enfance polémique avec Maurice Blanchot, enfin La vie mode d’emploi «fait imploser» deux siècles de roman: Patrick Modiano, dira en 1994 que ce livre fait au Mémorial de la déportation des juifs de France de Serge Klarsfeld, lui aussi de 1978, la concurrence qu’entendait faire Balzac à l’état civil. Est-ce fortuit si Robbe-Grillet clôt en 1994 sa trilogie des Romanesques sur une série de «je me souviens», se souvenant lui aussi de… la Ligne Générale.

NOTES

[1] Au premier on doit «la» biographie (Seuil, 1994), au second une investigation sur l’inconscient de l’auteur (Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, Circé 1996), au troisième la découverte des «aencrages» dissimulés consciemment (Georges Perec, Nathan 1999)

[2] Sous la direction de Christelle Reggiani aux Presses universitaires de Rennes.

[3] Réédités au Seuil en 1992, et présentés par Claude Burgelin: LG, une aventure des années 60. En 1966, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?, qui mêle refus de la guerre d’Algérie et jeu formel sur la rhétorique, est dédié «à LG»

[4] L’espèce humaine, qui narre Buchenwald, est paru en 1947.

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