Julian Barnes n’en a pas fini avec Flaubert

J
[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 463 du 16 mai 1986]

 

Julian Barnes
Le perroquet de Haubert
Trad. de l’anglais par Jean Guiloineau

Stock éd., 234 p.

Julian Barnes ? Oui, Julian Barnes, pas Djuna Barnes: « Je vous jure que ce n’est pas ma tante », me dit-il quand je lui raconte que c’est cette confusion des noms qui a d’abord, avant publication, attiré mon attention sur son livre. Tant pis pour les doubles ! On ne trouve pas tous les jours deux perroquets de Flaubert !

Julian Barnes donc, critique de télévision à l’Observer de Londres, et qui, avec le Perroquet de Flaubert, a certainement écrit le livre le plus personnel sur l’auteur de Madame Bovary depuis l’Orgie perpétuelle de Mario Vargas Llosa. Et aussi le plus ironique (très nabokovien : on songe à la Vraie Vie de Sebastian Knight) des contrepoints, à l’immense somme sartrienne. « Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? » : telle est également la question implicite de Julian Barnes, qui penche plutôt, lui, pour l’impossibilité de « totaliser ».

Julian Barnes, rencontré lors d’un passage à Paris. Signe particulier : il arbore à la boutonnière un petit perroquet bariolé.

J.-P. S. — Geoffrey Braithwaite, le narrateur, c’est vous ? Et pourquoi ce nom, qui signifie quelque chose comme « respiration suspendue », « souffle coupé » ?

Julian Barnes — C’est un nom tout fait ordinaire, banal. Je tenais à un nom ordinaire, il n’y a aucune intention particulière. Alors pourquoi un médecin ? Justement pour que ce ne soit pas moi I Geoffrey Braithwaite est médecin comme Charles Bovary, et sa femme ressemble à Madame Bovary. J’étais tenté, au début, de faire du narrateur un écrivain, mais je ne me voyais pas écrire le livre d’un écrivain qui écrit sur un écrivain… A propos de nom, je peux vous dire une chose : en anglais, Barnes signifie grange, et ma femme insistait pour que je signe la version française Julien Lagrange.

J.-P. S. — Quand ce narrateur dresse, page 120, la liste des écrivains qu’il aime, et qu’il n’aime pas, ce n’est donc pas la vôtre ?…

J. B. — Pas du tout, je préfère Dickens à George Eliot ou Thackeray, j’aime beaucoup Auden, Spender et Isherwood. Virginia Woolf, c’est vrai que je n’arrive pas à la lire, mais contrairement à Braithwaite, j’ai l’intention d’y parvenir avant ma mort I

J.-P. S. — A part Flaubert, quels sont vos écrivains français favoris ?

J. B. — Durant mes études, j’aimais beaucoup Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Gide, Camus, Sartre… Aujourd’hui, je dirais Voltaire — je le sens très proche, même si je ne le relis pas, Montaigne, Mauriac qui pour un Anglais est « très français ». Parmi les contemporains, je m’intéresse beaucoup à Tournier.

J.-P. S. — Page 88, vous rapportez que Stanley aurait emporté Salammbô sur une île déserte. Et vous, qu’emporteriez-vous ?

J. B. — Aucun roman. J’aurais largement le temps d’en écrire un moi-même ! Une anthologie de la poésie anglaise, je crois, de Shakespeare à T.S. Eliot ou Thomas Hardy… Et puis la correspondance de Flaubert : il est bon d’entendre la voix de quelqu’un d’autre. Vous savez, s’il n’y avait pas eu la Correspondance, le Perroquet n’existerait pas.

« J’ai une passion pour Madame Bovary »

J.-P. S. — C’est ce que vous préférez dans Flaubert ?

J. B. — Oui et non : j’ai une passion pour Madame Bovary et les Trois contes. Et j’aime énormément Salammbô. Par contre, je n’aime pas beaucoup l’Education sentimentale. Le livre est trop long, il aurait dû couper cinquante pages, et puis on confond tous ces étudiants. Cela doit tenir au fait que c’est le plus autobiographique…

J.-P. S. — Quand avez-vous découvert Flaubert ?

J. B. — J’ai lu Madame Bovary à seize ans, à l’école, par devoir. Il figurait sur une liste des plus grandes œuvres de la littérature mondiale. Je ne me souviens plus du tout de ce que j’en pensais. Non, ma vraie découverte date de l’université : j’étais tellement passionné que j’ai choisi Flaubert pour sujet d’un examen libre. C’est là que j’ai commencé à le lire et le relire — à une exception près, Bouvard et Pécuchet, que j’ai lu pour la première fois il y a trois ou quatre ans, et qui m’ennuie autant qu’il me passionne mais jamais je n’aurais imaginé en faire un livre.

J.-P. S. — De quand date l’idée du Perroquet ?

J. B. — De 1980, mais l’anecdote des deux perroquets, celui de l’Hôtel-Dieu et celui de Croisset, elle, date de 1959, d’un voyage que j’avais fait avec mes parents… Au début, je ne voyais pas très bien comment l’écrire. Puis j’ai fait une nouvelle, l’actuel premier chapitre, puis deux, puis trois… J’ai compris que j’avais trouvé la forme, et que je devais écrire le livre d’un trait: c’est devenu une obsession. Pendant deux ans, je me suis bourré de Flaubert, je suis évidemment retourné en Normandie sur les lieux. Inutile de vous dire que je n’ai pas prévenu les conservateurs des musées que j’écrivais un livre sur Flaubert… Maintenant ils le savent I Il y a trois semaines, j’ai participé à un débat à la FNAC de Rouen : les gardiens des deux musées étaient là : eh bien, ils se sont bagarré à propos des deux perroquets, chacun continuant à soutenir que le sien était le bon I

J.-P. S. — Quelles ont été les réactions des flaubertiens au livre ?

J. B. — Beaucoup m’ont écrit : ils me reprochent de n’avoir pas parlé de certaines choses, la nourriture, l’argent… Ou ils me signalent des erreurs, parfois… par erreur ; j’ai eu, comme ça, une lettre d’un Espagnol qui soutenait que l’expression « l’esprit de l’escalier » n’existait pas avant Proust I En fait, ils permettent au livre de continuer. Eux, et les prochains volumes de la Correspondance à paraître dans « La Pléiade ». L’édition de Jean Bruneau est vraiment parfaite. J’ai déjà écrit, pour la prochaine réimpression du Perroquet, un nouveau chapitre sur les rapports de la syphilis et du génie.

J.-P. S. Vous reproduisez, page 189, le Dictionnaire des idées reçues de Braithwaite sur Flaubert. Quelles sont les plus courantes en Angleterre ?

J. B. — Le pont qui relie Balzac à Joyce. L’écrivain qui a mis l’accent sur la difficulté d’écrire.

J.-P. S. — A ce propos, vous passez en revue les « œuvres secrètes » de Flaubert, ses projets abandonnés. Y a-t-il des œuvres secrètes de Julian Barnes ?

J. B. — Je prends toujours des notes, on retrouvera bien un jour des bouts de livres. L’an dernier, par exemple, pendant les vacances, j’ai eu l’idée d’un roman qui serait une série de parodies. J’en ai écrit quelques pages. Je me suis arrêté, parce que je n’y arrivais pas, et parce que je me suis aperçu que j’étais en train de refaire les Exercices de style de Queneau.

J.-P. S. — Parlons un peu de vos œuvres publiées. Vous êtes entre autres l’auteur de deux « Série Noire », la Nuit est sale (n° 1815) et le Port de la magouille (n° 1870), sous le pseudonyme de Dan Kavanagh…

J. B. — Qui est le nom de ma femme… Il y en a une troisième sur le football, qui n’a pas paru en France. Sinon, avant le Flaubert, j’ai écrit deux romans : en 1980, Metroland, un premier roman traditionnel, très autobiographique. Une « éducation sentimentale »… Et en 1982, Before she met me, un roman sur la jalousie sexuelle rétrospective, qui a un côté « Série Noire » : on y trouve une enquête, un meurtre et un suicide.

Un livre qui dure un siècle

J.-P. S. — Et depuis ?

J. B. — Je viens de finir un quatrième roman que j’ai appelé Staring at the Sun, en souvenir de la célèbre phrase de La Rochefoucauld. C’est un livre où personne ne lit un livre ! Et qui dure sur un siècle de 1920 à 2020, avec un narrateur qui est une narratrice… Un livre sur le courage. Vous savez, on écrit souvent un livre pour contredire le précédent : j’en avais marre de passer pour un romancier « littéraire ».

J.-P. S. — Ultime question: Vous affirmez n’être pas Geoffrey Braithwaite. Et Gustave Flaubert ? N’avez-vous pas au moins quelques traits communs: le gueuloir

J. B. — Ecoutez, je ne pense pas être atteint de syphilis ou d’épilepsie… Et il n’est pas très facile de gueuler au centre de Londres. Mais c’est vrai, j’adore lire en public, et je murmure sur ma machine à écrire…

Liens