John Updike : poète, romancier, essayiste. Né en 1932 en Pennsylvanie. Elevé dans la foi luthérienne. Etudes supérieures à Harvard. Depuis 1955, reporter, puis chroniqueur au New Yorker. Premier roman (Jour de fête à l’hospice) et premier recueil de poèmes (The carpentered hen) en 1958. Depuis, environ vingt-cinq livres, dont la série des « Rabbit » (Cœur de lièvre, Rabbit rattrapé, Rabbit est riche), et Couples qui, en 1968, fait connaître Updike dans le monde entier. Vit aujourd’hui dans la région de Boston. En France, ses livres ont été publiés chez Julliard, Le Seuil, puis Gallimard. Peu d’écrivains ont autant que lui parlé de leurs lectures : la Vie littéraire et Navigation littéraire (Gallimard 1979 et 1986) leur sont consacrées. A lire aussi : les deux recueils de nouvelles qui mettent en scone un écrivain juif américain : Bech voyage et Bech est de retour (Gallimard 1972 et 1984).
Jean-Pierre Salgas. — De Proust à Pinget, en passant par Queneau, Colette, Céline ou Barthes, vos deux recueils d’essais La Vie littéraire et Navigation littéraire sont très largement consacrés à des auteurs français.
John Updike. — Oui, et j’espère que les critiques français ne les regarderont pas de trop près… J’écris pour des Américains comme moi, qui lisent ces livres en traduction et ne connaissent pas grand-chose à l’histoire littéraire française. Je ne suis pas un critique à la Edmund Wilson ou à la Roland Barthes. Je suis un romancier qui fait des comptes-rendus. Simplement, quand j’ai commencé vers 1960 à écrire pour le New Yorker, je me suis dit qu’une des choses que je pouvais lui apporter était les écrivains européens d’aujourd’hui. Je me vois toujours comme une sorte de pont entre les Français et les Américains…
Aussi parce que j’ai tendance à chercher dans les livres ce qui se rattache à un caractère national. Queneau par exemple me donne un plaisir qu’aucun Américain ne pourra jamais me donner : à cause de la façon dont il a pu écrire sur la bicyclette. Ou Proust sur le téléphone ! A cette époque de la technique, les Français ont été les premiers à conférer aux machines une innocence, un enchantement, une magie… Cela peut vous paraître à côté du sujet, mais pour un Américain, c’est en plein centre !
J.-P. S. — Vous-même avez été lu comme cela en France : Couples a été reçu comme un roman sur la pilule…
J. U. — Par mes compatriotes aussi. Et même par moi : je l’ai écrit parce que j’étais choqué de certaines choses… Je crois vraiment qu’on lit aussi des romans comme on ouvrirait une fenêtre sur un autre pays. Je dirais même que rien ne permet comme un roman de pénétrer un pays. Vous pouvez lire tout ce que vous voulez sur la Russie du XIXe siècle, il n’y a que Tolstoï ou Dostoïevski. C’est aussi ce que j’essaie de faire : dire ce qui change aux Etats-Unis, par l’imagination dire la vérité des Etats-Unis.
« Je ne suis pas un critique »
J.-P. S. — Outre cette attention au « caractère national », vos essais surprennent un lecteur français par le recours simultané qu’ils font à l’œuvre et à la biographie, par leur extrême sensibilité aussi à l’aspect matériel des livres : au prix, à la jaquette…
J. U. — Un livre doit pouvoir tenir dans une seule main ! Je tente de lutter contre une tendance de l’édition américaine à faire des livres de plus en plus gros et de plus en plus laids, avec des jaquettes-coup de poing qui, en plus, en révèlent trop sur l’histoire… Cela appartient au contexte du livre. Encore une fois, je ne suis pas un critique : les choses qui m’intéressent dans mes propres livres ce sont celles qui m’intéressent dans ceux des autres. Pour ce qui est des informations biographiques, c’est vrai que j’aime en inclure dans un article, si je les trouve pertinentes. Je ne suis pas un lecteur de biographies : je ne pourrais pas lire la vie de quelqu’un qui ne m’intéresse pas, les livres de Lytton Strachey par exemple. Mais j’ai été passionné tout autant par Painter que par Proust. De même découvrant l’an dernier pour la première fois Les Buddenbroks, lors d’un séjour en Allemagne, impressionné par le contraste entre l’expérience que contient le livre, sa sagesse et la jeunesse de Thomas Mann, je me suis jeté sur le récit de ses premières années par Winston.
J.-P. S. — Je ne vous interrogerai pas sur vos grandes passions de lecteur. Proust, Henry Green, Nabokov, vous les racontez dans La Vie littéraire et Navigation littéraire. A l’inverse, vous parlez moins de vos refus, à quelques exceptions près (Sagan, Cabrera Infante, Kosinski…). Y a-t-il des écrivains que vous n’arrivez pas à lire ?
J. U. — Nabokov était très bon à ce jeu-là. Il avait une grande liste toute prête des gens qu’il détestait, et il la tenait à jour. Je dirais… Faulkner, j’ai souvent essayé. Il a une sorte de génie, mais je le crois très surestimé. Ses romans me semblent toujours assez mal dégrossis et bizarrement expérimentaux. Sinon, j’ai du mal à lire des écrivains à grands tirages comme John Irving ou Joseph Heller. Ils frappent fort. Je ne pense pas qu’un écrivain doive approcher la réalité de cette façon. Je ne me sens pas très proche non plus de l’école naturaliste de Norman Mailer ou de James Jones. A l’énergie et à la violence à tout prix je préfère les choses précises, l’écriture « domestique ». Je préfère Vermeer à Delacroix.
La révélation : Proust
J.-P. S. — Y en a-t-il d’autres parmi vos passions que vous hésitez à relire de peur de les aimer moins ?
J. U. — Dans Navigation littéraire, il y a ces trois études sur Hawthorne, Melville et Whitman, qui s’adressent surtout à moi-même — j’essaie de comprendre ces auteurs par rapport à l’expérience américaine… Eh bien, Melville par exemple, je le trouve toujours merveilleux, mais je ne suis pas sûr cependant d’avoir envie de le relire. On hésite parfois à revenir aux écrivains qui nous ont excité lorsqu’on était jeune et naïf !… Quand même, je rouvre de temps en temps Henry Green, un écrivain anglais trop méconnu, dans les moments de doute sur mon travail : sa phrase me remet en mémoire ce qu’on peut faire en anglais, à quel point on peut être frais, immédiat, désinvolte. Proust aussi tient, je pense, même si je n’ai pas pu lire Jean Santeuil. J’ai raconté la révélation, le choc qu’il avait été pour moi à vingt-trois ans. Une araignée magique qui file sa toile : il m’a donné une technique. Je n’imaginais pas que le langage était capable de ça ! A ma manière, j’ai essayé de l’imiter. Vous savez la liste n’est pas longue des auteurs qui incitent à l’imitation !
J.-P. S. — A quel livre de vous faites-vous allusion ? Un Mois de dimanches est un « remake » de La Lettre écarlate de Hawthorne…
J. U. — Je n’ai pas à proprement parler écrit de « remake » de Proust, mais j’ai l’impression que son ton est très présent dans mes nouvelles de la fin des années 50 et du début des années 60 : les deux dernières des Plumes du pigeon par exemple. Dans un roman comme La Ferme également. Hawthorne, c’est très différent : il est loin d’avoir eu sur moi le pouvoir de Proust ou d’autres auteurs. En plus, je l’ai lu seulement vers 30 ans. S’il m’a beaucoup frappé, c’est qu’il doit s’agir de l’unique classique américain qui parle de sexe ! Il n’y a pas beaucoup de femmes dans Moby Dick, ni chez Whitman, Emerson ou Thoreau ! Esther Prynne est une image de femme très puissante. D’où mon idée de faire, avec Un Mois de dimanches, une parodie ou une variation au sens musical du terme, sur le triangle de La Lettre écarlate. N’oubliez pas que ce type d’histoire arrive souvent aux Etats-Unis : les pasteurs sont très exposés à l’attention des femmes…
J.-P. S. — Vous démarrez toujours un livre sous l’empire d’un autre ?
J. U. — J’ai presque toujours commencé un livre avec un autre livre en tête. Je pense que les écrivains se transmettent ainsi le courage de continuer. Souvent, les sources sont surprenantes : Jour de fête à l’hospice, mon premier roman était secrètement inspiré de Conclusion d’Henry Green, le premier Rabbit, Cœur de lièvre, d’un roman de Joyce Cary. Pour Le Centaure, j’avais Ulysse tout le temps présent à l’esprit. Et Pinget m’a donné le courage d’écrire Les sorcières d’Eastwick : bien sûr, il y a une traduction américaine du roman sur la petite ville — Our Town de Thornton Wilder ou Winnesburg Ohio de Sherwood Anderson — Reste que je dois à Pinget de m’être intéressé au commérages, aux ragots, à l’instabilité des événements tels qu’ils sont reflétés, réfractés dans une communauté, dans les voix de la communauté.
J.-P. S. — Quel livre se cache derrière Couples ?
J. U. — Les Liaisons dangereuses.
J.-P. S. — Je poursuis mon interrogatoire. Derrière Bech, derrière Le Putsch ?
J. U. — Bech, écrivain juif auteur d’un seul livre ou presque, est très inspiré de Salinger ou d’Henry Roth, son goût de la farce vient de mon ami Philip Roth et de Norman Mailer, son élégance intellectuelle de Saul Bellow… mais l’idée de composer une sorte de demi-roman qui rassemble des nouvelles sur un même personnage m’a été suggéré par Pnine de Nabokov que j’adore. Derrière Le Putsch, il y a pêle-mêle Nabokov, des impressions d’Ethiopie, des lectures sur le Sahel, des romans africains — je suis passionné de littérature africaine, c’est un autre monde, où la magie fonctionne vraiment — mais surtout, à l’origine, les livres de Joyce Cary qui avait vécu au Nigéria dans les années 20 : La Sorcière et Missié Johnson.
J.-P. S.— Anticipons : quel livre y a-t-I derrière le roman que vous écrivez en ce moment ?
J. U. — De nouveau La Lettre écarlate ! Un Mois de dimanches était écrit du point de vue du pasteur. Celui-ci, qui s’appelle Roger’s virgin, le sera de celui du mari. La Lettre écarlate et certains chapitres de la Montagne magique, et même les dialogues de Platon. Ce sera un livre assez ardu qui ne devrait pas avoir un grand succès commercial. L’essentiel se joue dans des débats, c’est pourquoi je cite Thomas Mann et Platon.
J.-P. S. — « A Proust s’associe ma découverte à la même époque, de Kierkegaard », écrivez-vous dans La Vie littéraire. Vous parlez aujourd’hui de Platon. Etes-vous intéressé par la philosophie, ou cet intérêt passe-t-il par la théologie ?
J. U. — Je ne dirai pas que la philosophie ne m’intéresse pas, mais je ne suis pas le détail des discussions phénoménologiques. Kierkegaard, je le lisais pour des raisons théologiques. Par contre, je suis un grand consommateur d’essais de bonne vulgarisation scientifique, comme ceux de Stephen Jay Gould.
J.-P. S. — Quels sont les livres que vous n ‘avez pas lus, et que vous avez envie de lire ?
J. U. — Je devrais lire plus, et faire moins de compte-rendus… Un écrivain apprend certainement plus des grands livres que des bons livres de ses contemporains. Il y a dans les grands livres une atmosphère qui nous rappelle ce qu’il faut faire… Alors j’aimerais relire Shakespeare, je l’ai lu dès le collège mais je crois qu’un écrivain de langue anglaise se doit de relire une pièce tous les trois mois, pour se remémorer de quoi le langage est capable. Et puis, j’ai honte d’avouer ces lacunes, je devrais lire Jane Eyre de Charlotte Brontë, Middlemarch de George Eliot, l’Education sentimentale, Balzac également… je n’ai lu de lui que quelques romans.
J.-P. S. — La Vie littéraire s’ouvre sur un texte très drôle qui concerne les « rencontres avec des écrivains » : « le désir d’avoir rendez-vous avec un écrivain, dites-vous, doit se situer bien bas, je pense, sur la liste des concupiscences sacrées, mais c’est une passion très authentique ». Et vous décrivez vote première rencontre avec Joyce Cary. Avez-vous fini par rencontrer Vladimir Nabokov dont vous parlez ensuite, et qui, de toute évidence, était de vos contemporains, celui que vous admirez le plus ?
J. U. — Non, pas plus qu’excepté Calvino, je n’ai rencontré les écrivains européens que j’admire — j’ai échangé quelques lettres avec Pinget, c’est tout — Je n’ai jamais essayé. J’avais peur de voir en personne un homme que j’admirais tellement par écrit. Vous savez, j’aime énormément mes amis écrivains, mais je ne ferais pas un pas de côté pour connaitre quelqu’un que j’admire. Je suis persuadé que le meilleur d’eux-mêmes est dans leurs textes.