Bory, Isou, Sollers, Hocquard, Amselle, Eisenzweig, Catherine Millet, Morand, la Bible des écrivains, Echenoz (Lindon), Houellebecq, Robbe-Grillet
VIENT DE PARAÎTRE n°4 (mars 2001)
Daniel Accursi : Merdre
PUF, 110 p, 89 F
ISBN 2-13-051066-3
A la suite d’André Breton (Anthologie de l’humour noir), de Raymond Queneau (et du Collège de Pataphysique), ou de Gilles Deleuze (Critique et clinique), Daniel Accursi, déjà auteur d’une Philosophie d’Ubu est de ceux qui tentent de penser à partir de Jarry. Résultat : un petit livre de philosophie carnavalesque quelque part entre Jean-Pierre Brisset et Martin Heidegger. « Pourquoi y a-t-il de la Gidouille plutôt que rien ? »
Roland Barthes : Le plaisir du texte précédé de Variations sur l’écriture
préface de Carlo Ossola
Seuil, 136 p, 98 F
ISBN 2-02-041787-1
En 1971, l’éditeur Einaudi commande à Roland Barthes des Variations sur l’écriture, destinées à une encyclopédie – qui ne seront jamais publiées…. En 1973, Le plaisir du texte parait dans la collection Tel Quel : une tentative de penser le « texte de jouissance » de l’époque (références : le Sollers de Lois, « suite » de Nombres et origine de ce qui deviendra Paradis, le Severo Sarduy de Cobra). Barthes meurt accidentellement en 1980. De 1993 à 1995, trois volumes d’Oeuvres Complètes découpent pour toujours, et malgré les chevauchements, le corpus barthésien en trois temps, le critique (dans tous les sens), le sémiologue, l’hédoniste qui s’achemine sous patronage proustien vers le roman (La Chambre claire). Le plaisir du texte est devenu introuvable hors cette édition, et Variations sur l’écriture n’existe que sous cette forme. Excellente chose donc de les mettre (ou remettre) en circulation ce que fait Le Seuil ces jours-ci.
Plus étonnant est le paratexte, l’emballage si on veut, oeuvre de l’historien Carlo Ossola (mais pas seulement, les commémorations nombreuses annoncées semblent devoir confirmer la tendance). D’une plume similaire, d’une simultanéité d' »écriture » (de composition), il conclut à un « projet unique » – quand les Variations sont un texte sur la graphie (un peu le Phèdre de Platon à l’envers) et Le plaisir presque le manifeste d’une avant-garde rêvée… L’écriture n’est vraiment pas la même. Pire : d’un signifiant unique (l’écriture), il conclut à un seul signifié : le Barthes 1 (Le degré zéro de l’écriture 1953) se trouve embrigader sous la bannière « graphique » d’un très discutable Barthes 3. Alors que l’interressé précise lui-même le sens de sociologie interne qu’il conférait en 1953 à ce terme (« (…) j’entendais alors ce mot dans un sens métaphorique : c’était pour moi une variété du style littéraire, sa version en quelque sorte collective, l’ensemble des traits langagiers à travers lesquels un écrivain assume la responsabilité historique de sa forme et se rattache par son travail verbal à une certaine idéologie du langage » précise-t-il dès la première page des Variations). Résultat : un Barthes posthume accordé à la Restauration en cours (la modernité jetée avec le bain des avant-gardes), un Barthes révisé à la baisse, décaféiné… Relire d’urgence ce que les Mythologies ou Critique et vérité nous disent du « grand écrivain »
Walter Benjamin : Oeuvres
Trad Maurice de Gandillac, Pierre Rusch, Rainer Rochlitz
Gallimard Folio, 3 volumes, autour de 500 p chacun
Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la collection
Préface de Jennifer Allen. Trad Philippe Ivernel
Rivages
214 p, ISBN 2-7436-0701-7
Inutile de revenir dans une note sur le destin du penseur allemand suicidé en 1940 à Port-Bou. Sinon pour souligner une fois de plus que son destin posthume fut à la mesure inverse de son sort anthume. Grace à Maurice Nadeau en 1959, puis en 1971, deux tomes aux Lettres Nouvelles le font entrer dans le domaine public, quand ce n’est pas dans le lieu commun des références partagées, exponentielles (à chacun son Benjamin). L’année 2000 restera à coup sûr dans cette histoire : ici Rainer Rochlitz, de très loin le meilleur historien français de cette pensée (Le désenchantement de l’art, Gallimard 1992) donne une édition quasi-exhaustive des essais, en poche et dans l’ordre chronologique (philosophie du langage, articles littéraires, textes sur la photographie). Là chez Rivages, un petit volume regroupe tous les textes sur « l’art de collectionner » (les livres pour enfants, les jouets…). En fin d’ouvrage, la « liste des écrits lus » (en trois langues) par l’auteur de Paris capitale du XIXe siècle, malheureusement tronquée (ne nous sont parvenus que les numéros 462 à 1712). Mieux qu’une biographie intellectuelle, une sorte de « vie brève » en forme de liste, et un document sociologique : la « bibliothèque idéale » in progress d’un grand intellectuel des années 30. Parmi les tous derniers, Proust, Dommanget, Jules Romains, Victor Serge, Calet, Bachelard, Dimier, Focillon, Gracq…
Jean-François Bory : L’auteur, une autobiographie
L’olivier, 160 p, 90 F
Une des questions de la littérature du moment (je rappelle la Revue de Littérature Générale de Cadiot et Alferi en 1995) est surement l’investissement de la prose par les poètes sortant du « refuge », à l’autre bout du champ, la rédecouverte par des romanciers, de la question poésie (du premier Echenoz à Houellebecq). Tout autant, celle de « l’auteur », qui restait à déconstruire après que l’aient été les « notions périmées » naguère inventoriées par Alain Robbe-Grillet, autrement dit la question de l’auto-bio-graphie. Enfin, le croisement du plus vif de la littérature avec l’art contemporain. Sous cet angle triple, l’oeuvre discrète et déjà longue (il fut mêlé à la poésie concrète) de Jean-François Bory (nom commun qui cache une « quantité de personnes ») est décisive. Ce livre prolonge Un auteur sous influence (Flammarion) et Du même auteur (Spectres familiers). « L’Auteur mélange allègrement la fiction et l’autobiographie référentielle. Il ne croie ni à l’aveu ni à la sincérité : il ne s’agit que de constructions du moi ». Rituel érotique de « la représentation » dans la salle de bain, Paris sous la pluie, sommeil, insomnie et rêve, allers-retours du lit au livre, impressions de Barcelone ou Hong-Kong, de Rome et Venise, de Mariette Wattin… »l’auteur » n’est que la succession incertaine des sensations qui trouvent leurs phrases (« le but de ma vie, ce me semble évident, fut de devenir un livre« ). Entre Sei Shonagon et Gombrowicz, Henry Brulard et Pierrot le fou…
Sophie Calle : Les dormeurs 2 vol
Actes-Sud
L’absence, 3 vol
Actes-Sud
Deux nouveaux coffrets après les sept volumes de Doubles-jeux ou l’artiste se réappropriait son personnage dans Léviathan de Paul Auster. Les dormeurs comprend un volume de texte et un de photographies. Cette oeuvre en 1979 marque le début de la carrière de Sophie Calle. « Provocation de situation arbitraires qui prennent la forme d’un rituel ». Durant huit jours, vingt-neuf des quarante-cinq personnes contactées (de sa mère à une baby-sitter payée pour l’occasion via Fabrice Lucchini ou Roland Topor) acceptèrent de venir dormir dans son lit, elle fit une photo toutes les heures et tint le journal de cette expérience. L’absence regroupe trois livres : Disparitions, Fantômes, Souvenirs de Berlin-Est. Disparitions : de 1980 à 1995, à Lausanne, Boston, Chicago, en Angleterre, des tableaux ont disparus, volés ou détruits, dans des musées : Sophie Calle remplace par la description de l’oeuvre. Fantômes répète la même expérience avec des tableaux prétés par les institutions. Souvenirs de Berlin-Est en 1996 avec les monuments effacés de RDA. « Lisez l’histoire et le tableau » disait Poussin. Des cimaises des musées, Sophie Calle passe désormais aux livres, histoire de faire passer autrement une démarche unique, à mi-chemin entre art et litterature, sous le signe, est-il besoin d’y insister une fois encore, de Georges Perec (La Disparition, Espèces d’espaces, Un cabinet d’amateur) décidement le contemporain capital posthume, des deux côtés (je renvoie à Voilà Le monde dans la tête au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris à l’été 200O).
Henry Céard : Terrains à vendre au bord de la mer
Mémoire du livre
944 p, 190 F
ISBN 2-913867-07-3
Médecin puis bibliothècaire, Céard (1851-1924) est resté dans la mémoire littéraire comme ami de Zola (la rupture sera contemporaine de l’affaire Dreyfus) et l’initiateur des Soirées de Médan (1880, son texte se nomme La saignée), un des premiers académiciens Goncourt (1918) aussi. Auteur flaubertien (il connait par coeur ses romans) d’Une belle journée, prototype du roman sur rien (« il ne s’y passe rien sous les jupons (…) la nouvelle est faite toute entière sur l’ennui énorme de ces gens qui sont venus pour s’amuser »), il s’établit en 1898 à Quiberon, ou écrit ce roman total « wagnerien », diversement hanté par Tristan et Ysolde, qui parait en 1906. Néanmoins un roman de l’échec (création, amour de l’écrivain Malbar ou de la cantatrice Trevissan) qui met en scène pas moins de cinquante-neuf personnage sur fond d’une Bretagne primitive (Quiberon rebaptisé Kerahuel).
David Cronenberg : Entretiens avec Serge Grünberg
Cahiers du cinéma
192 p, 295 F
ISBN 2-86642-270-8
Un livre d’entretiens (et un album) réalisé à Toronto avec le grand cinéaste « eXistenZialiste ». Et peut-être le livre à placer face à l’impressionnant corpus constitué par Godard par Godard (deux volumes aux mêmes éditions) et les Histoires du cinéma (Gallimard-Gaumont). Là ou « JLG » (comme autrement Serge Daney dans ses dernières années, comme aujourd’hui Louis Skorecki dans ses chroniques de Libération : Les violons ont toujours raison) raconte sur le mode crépusculaire une mort du cinéma (vaincu par le visuel télévisé) dont il serait le héros, le cinéaste de Vidéodrome et de La mouche annonce une mutation : aux corps mutants de ses fictions, répond un corps nouveau du cinéma (qu’on peut retrouver chez David Lynch et plus encore chez l’autre et immense torontien Atom Egoyan qui mêle créolisation des êtres et des images…). La revanche de Méliès (l’écran-tableau pour le cerveau) sur les frères Lumière (l’écran-fenètre ouverte sur le monde) – de William Burroughs sur André Malraux… ? (A signaler d’autre part un bel essai sur eXistenZ dans le tout récent Society, du romancier Mehdi Belhaj Kacem aux éditions Trystram)
Michel Deguy : La raison poétique
Galilée
222 p, 198 F
ISBN 2-7186-0544-8
Po&sie n° 94 Allemagne 1800-200O
Belin
90 F
ISBN 2-7011-2725-4
Un nouveau recueil d’essais de Michel Deguy (des études sur Baudelaire, Mallarmé, Guez-Ricord, Lévi-Strauss, Celan, Quignard…). Placé sous le patronage de Kant : à quelles conditions la poésie est-elle possible ?. Qui tourne, pour le dire autrement, autour de ce que condense le titre de la revue qu’il dirige depuis plus d’une vingtaine d’années : Po&sie, autrement dit La poésie n’est pas seule (Seuil, 1987). A signaler à ce propos la réédition en 1999 de Gisants dans la collection Poésie-Gallimard : de tous les livres de poémes de Michel Deguy, surement le plus beau, qui porte à incandescance ce qui fait la singularité de cette oeuvre. A l’instar d’une certaine tradition du roman (remis en France à l’honneur par Milan Kundera et sa réévaluation de l’héritage centre-européen) – plus encore que dans la filiation heideggerienne revendiquée -, Deguy voit dans la poésie le genre (anti-« culturel » par excellence) qui peut inclure toutes les langues, de la pub à la philo. Pas dans une démarche réconciliatrice : bien au contraire, les lexiques pourrait-on dire, se mordent. Le tout dans un poème d’amour.
Guy Dupré : Comme un adieu dans une langue oubliée
Grasset, 288p, 118 F
ISBN 2-246 40011 2
Au lycée de Tarbes, Foch et Lautréamont furent condisciples, nous dit Guy Dupré. C’est dire un peu l’espace mental au sein duquel se déploie ce livre : André Breton versus le général Mangin, Lise Deharme versus Dien-Bien-Phu. On pourrait presque risquer : Gracq versus Lartéguy… « Accroché aux fourgons de queue de l’histoire », l’auteur rare des Fiancées sont froides (1953) et des Manoeuvres d’Automne (1989) insiste sur son appartenance à la « première génération française d’anciens non combattants », » génération de déserteurs restés mili-fanas » (lecteurs de Joseph Roth, Buzatti, Gracq). D’ou le constant va et vient entre nécropoles militaires pour soldats perdus, et monde des salons, proustiennement divisé entre Sodome et Gomorrhe (Dupré « embobine » des femmes, Michelle ou Fanny, qui ne peuvent être que lesbiennes). Au fil des pages, défilent Plon, Royaumont, ou Paris-Match. Et les portraits : Albert-Marie Schmidt, Cocteau, Bernanos, Yourcenar et Fraigneau, Gabriel Marcel, Julien Green, André Breton, Julien Gracq, Raymond Abellio. « Dans la salle du temple de mémoire (…) je repasse mes anciennes actualités ». Le livre s’ouvre sur la curieuse digestion d’Hitler, « enfant humilié », et se clot sur l’enlevement clandestin du cercueil de Pétain à l’Ile d’Yeu pour Douaumont. A l’arrivée, et de façon surprenante, un livre frère d’Ingrid Caven de Jean-Jacques Schul. Comme l’autre côté (politique, à droite toute) des mêmes Mémoires d’Outre-Tombe, d’un siècle ou Verdun a précédé Dachau.
Marguerite Duras : Abahn Sabana David
Gallimard coll L’imaginaire
124 p, 40 F
ISBN 2-07-075846-X
La réédition d’un des livres les plus rares, les plus méconnus, de Marguerite Duras (1970), qui fut, on le sait, l’épouse de Robert Antelme, l’auteur de L’espèce humaine en 1947 (je renvoie à La douleur). Son livre « juif » dédié à Antelme et Blanchot. Et une pièce importante du débat souterrain qui oppose en France, autour de la question qui a fini par emprunter le nom d’Adorno (peut-on écrire, faire de l’art, après Auschwitz ?), Maurice Blanchot (L’entretien infini : l’interdit, l’innommable, une contre-théologie négative) et une ligne d’écrivains qui va de Jean Cayrol (Lazare parmi nous 1950 : l’art moderne annonce les camps) à Georges Perec (La disparition 1968, W ou le souvenir d’enfance 1975 : Auschwitz contraint à inventer).
Sibylle Grimbert : Birth days
Stock, 124 p, 79 F
ISBN 2-234-05260-2
» On ne sait rien à propos de la naissance de Muriel Ortisveiler (…) Car il n’y a pas au monde un être plus semblable aux autres que Muriel Ortisveiler, ajoute-t-on ». Un des romans les plus singuliers de la rentrée littéraire 200O, dont voici les première et dernière phrase. Agité par une sorte d’unanimisme (Jules Romains, le Queneau du Chiendent, le Sartre des Mots, Butor, Perec…) ou d’urbanité. On pourrait même le décrire comme un contre – Homme qui dort : une femme qui sort… y renait à chaque minute, à chaque rencontre, apparait-disparait. Un roman géométrique – les personnages (aux noms vaguement durassiens : Angela, Cal, Balantine) ne sont pas des « personnages », plutôt des positions dans l’espace, des « trajectoires » – très tendu, qu’aimante une sorte de contradiction interne, que deux noms a priori incompatibles, pourraient encore mieux résumer : Spinoza pour la puissance d’agir, le conatus de Muriel que chaque carrefour accroit ; Jean Cayrol pour la resurrection perpétuelle, le côté lazaréen (sur la carte de l’Europe, « Muriel » est « une fille de l’Est »). La vie, la survie. Une discrète merveille d’abstraction concrète…
Isidore Isou : Traité de bave et d’éternité
Hors commerce
116 p, 75 F
ISBN 2-910599-74-4
Contre l’Internationale situationniste
Hors commerce
376 p, 145 F
ISBN 2-910599-75-2
Reflexions sur André Breton
Al Dante
30 p, 65 F
ISBN 2-911073-65-7
Mes définitions de l’oeuvre de Jean Cocteau
Al Dante
62 p, 85 F
ISBN 2-911073-64-9
Quiconque a eu la chance de voir (à la Cinémathèque des Grands Boulevards à Paris, en juin dernier lors de la rétrospective Jeune pure et dure) le film mythique d’Isidore Isou (1951, un film qui ne survivait plus que par un texte de Rohmer) a surement eu, tel l’auteur de ces lignes, le sentiment de vivre deux heures qui « changent la vie ». Un film-carrefour comme si tout le cinéma antérieur y conduisait (le générique en donne la liste), et tout le cinéma ulterieur en découlait (Debord évidemment mais tout Godard, des « années Karina » aux « années Mao », le Jean Eustache de La maman et la putain). Traité de bave et d’eternité : un film lazaréen (à l’atmosphère d’après-guerre sans équivalent) et une oeuvre totale en fragments (romantique allemande et qui le sait, proustienne et qui le dit) mais par soustraction, riche de la pauvreté exhibée de ses moyens : un auteur-narrateur-personnage omniprésent Daniel -Isou lui-même – cinéphile et flaneur sur le mince trajet Saint-Germain-Odéon fait tout tenir ensemble, son monologue théorique sur le cinéma, image et son indépendants, et les jeux formels avec la pellicule, cadrages retournés, griffures, notamment des bandes coloniales dérobées au service cinématographique des armées, l’histoire d’amour entre Eve la norvégienne et lui, les documentaires détournés (pêche, sport, poésie lettriste, interviews d’écrivains à succés) etc… C’est dire l’importance de cette réédition d’un texte paru en 1964 chez Gallimard dans les Oeuvres de spectacles) – accompagnés d’autres qui à côté font figure de documents annexes (notamment sur les ennemis Breton-Cocteau). Elle pose au passage une question d’évolution artistique immense, qui excède celle de l’indispensable restitution de sa place au lettrisme avant le situationnisme – celle de Dada avant le surréalisme, celle de cette origine lazaréenne que je disais. C’est toute l’histoire du champ artistique après 1945 qui doit être repensée.
Jacques Jouet : Fins
POL, 122 p, 75 F
ISBN 2-86744-726-7
Annette et l’Etna
Stock, coll Vice-verso
110 p, 69 F
ISBN 2-234-05328-5
Une réunion pour le nettoiement
POL, 204 p, 99 F
ISBN 2-86744-813-1
Trois livres presque simultanés d’un des principaux représentants de l’Oulipo (la littérature à l’ère de sa reproductibilité technique ?). Un roman bati sur le principe de la sextine et surtout (alors que tant de livres sont obsédés par le commencement) qui peut finir à chaque paragraphe. Un second (plus vice que verso…) construit tête-bêche sur le modèle du palindrome. Le troisième une fable politique.
Eric Meunié : Confusion de peines
POL
250 p, 125 F
ISBN 2-86744-808-5
Sur des thèmes légérement usés (le livre qui s’écrit au fur et à mesure que je le lis, le parallélisme entre les rencontres amoureuse et littéraire, agence matrimoniale et Forum des Halles…), une variation étonnante qui réussit son pari énoncé en toutes lettres de s’inscrire dans l’espace à priori improbable situé entre Brautigan (Retombées de sombrero) et Bernhardt (Le naufragé). Coté Bernhardt, des pages d’une grande justesse sur le monde « poétique »
Jean-Pierre Ostende : La méthode volatile
Gallimard L’arpenteur
120 p, 69 F
ISBN 2-07-075915-6
Un recueil des poèmes écrits entre 1988 et 1999 par le romancier de La province éternelle (1996). « Outils de compagnie » dit-il, plutôt de proses en poème, quelque part à mi-chemin (si celà à un sens) entre Houellebecq (le contemporain) et Cadiot (la grammaire)
Les peintres du roi 1643-1793
Philippe Le Leyzour, Alain Daguerre de Hureaux
Musée des Beaux-Arts de Tours, Musée des Augustins de Toulouse
RMN
332 p, 280 F
Le Chateau d’Oiron et son cabinet de curiosités
Jean-Hubert Martin dir.
Ed du Patrimoine
328 p, 400 F
Un des évènements intellectuels majeurs de l’année écoulée fut sûrement l’inauguration de la Tate Modern à Londres. Et son parti paradoxal (faisant de necessité vertu : les collections modernes sont plus minces en Grande-Bretagne que sur le continent) de « penser-classer » l’art contemporain (après 1960) selon les catégories de l’art ancien (avant 1860) – paysage, nu, nature morte, peinture d’histoire – plus que dans le prolongement de l’art moderne (de Courbet au grand art américain, si on veut). Soulignant par là-même que l’art contemporain pourrait bien être (énonciation, rôle social) un art « ancien » qui se coule dans des formes issues de la modernité (énoncé). Suggérant une issue à la crise du formalisme greenbergien qui alimente peu ou prou toutes les expositions importantes du moment (de L’informe ou L’empreinte au Centre Pompidou au tout récent Voici à Bruxelles), et le récurrent vrai-faux débat sur « l’art contemporain ». De ce point de vue, peu de livres plus interressants que ceux-ci : le premier montre une soixantaine de « morceaux de réception » à l’Académie Royale de peinture et de sculpture de sa fondation à sa suppression. Autrement dit, l’art contemporain des XVII et XVIIIe siècle. Le second montre la plus réussie – à ce jour, à cause de la mise en abyme que permet le chateau – des tentatives françaises de penser l’art contemporain sur un modèle ancien, venu du XVIe siècle celui-là. La rénovation en 1993 du chateau d’Oiron dans les Deux-Sèvres, par Jean-Hubert Martin (commissaire en 1989 des Magiciens de la Terre), par des commandes sur le thème du « cabinet de curiosité », à quatre-vingt d’artistes d’aujourd’hui (de Boltanski à Rutault, de Laib à Jeff Wall, de Gette à Spoerri…). La régression assumée à la préhistoire des musées (à bien avant l’Académie Royale…) comme résolution de la crise historienne à laquelle je faisais allusion. Le plus discutable des programmes (l’art contemporain réduit au chatoiement des ressemblances et des incongruités), mais le plus somptueux des livres : en deux parties Hic Terminus haeret (le chateau de la famille Gouffier et sa galerie de peinture « école de Fontainebleau » sur l’histoire de Troie), Curios et mirabilia (la présentation pièce à pièce de la collection contemporaine).
Pascal Pia : Feuilletons littéraires t II, 1965-1977
Fayard
938 p, 298 F
ISBN 2-213-60455-X
Suite et fin de la publication des feuilletons de Pierre Durand (1903-1979) qui avait pris le pseudonyme de Pascal Pia « écrits sur du sable » dans Carrefour. Et du plaisir paradoxal qu’ils procurent : la cécité de Pia sur le nouveau est totale, haine du Nouveau Roman, ignorance de Tel Quel – seul Perec est entrevu, le même attachement au 19e siècle qu’il poursuit à travers les âges (le Coup de dés réduit à « une expérience »…), et totale sa fidélité à une façon de parler de la littérature en privilégiant le contenu des romans (Pia est un peu le contraire de Maurice Nadeau qui fut son ami et le préface – au passage, il serait temps de rééditer Littérature présente). A rebours la méchanceté de cet amateur de Jarry ou Léautaud est magnifique (sur Anna de Noailles ou Saint-John-Perse, Simone de Beauvoir ou Jean Giono) et son érudition étonnante (lire par exemple son article sur La disparition). Simultanément, Fayard et Gallimard publient la Correspondance 1939-1947 de Pia avec Albert Camus
Edward Said : Culture et impérialisme
Fayard, coll Le monde diplomatique
556 p, 159 F
ISBN 2-2136-0791-5
Claudio Magris : Utopie et desenchantement
Gallimard, coll L’arpenteur
448 p, 165 F
ISBN 2-07-075690-4
Deux recueils d’essais majeurs (de l’auteur palestinien-américain de L’orientalisme, de l’auteur triestin de Danube) pour penser le lien contemporain de la littérature et du monde : la Welt-Litteratur rêvé par Goethe s’est bien réalisée mais sous forme impériale, elle se défait aujourd’hui et l’exemple de l’empire austro-hongrois défunt (Magris) autant que l’analyse de la littérature coloniale et post-coloniale (Said), pourraient bien nous aider à penser autrement que selon les catégories binaires de la mondialisation et du nationalisme culturel. « Les nations elles-même sont des narrations », les narrations sont aussi des nations (on songe à la littérature mineure selon Deleuze-Guattari, à la créolisation selon Glissant, à l’utopie » filistrique » d’un Gombrowicz). Le livre de Magris parle de Goethe mais aussi de Thomas Mann, Herman Hesse ou Herman Broch, de Gontcharov, de Primo Levi etc…. Au coeur de sa pensée ce qu’il appelle « identité de frontière », et qui n’est jamais aussi présent que chez les grands écrivains juifs de la diaspora. Edward Said propose lui une reflexion sur l’art du roman (à la manière de Lukacs ou Kundera) mais remis pourrait-on dire sur ses pieds politiques, en rapport avec le déploiement de l’impérialisme qui lui est exactement contemporain. D’ou des lectures renouvelées de Jane Austen, Dickens, Conrad ou Kipling. Et une étude magnifique sur Camus et l’expérience impériale française (sur L’étranger, La peste, L’exil et le royaume, leurs personnages arabes, leur décor algérien : avant d’être « universel », le meurtre de Meursault est un forfait colonial…).
François Sentein : Minutes d’un libertin 1938-1941
Nouvelles minutes d’un libertin 1942-1943
Gallimard Le promeneur
290 p, 145 F et 468 p, 195 F
ISBN 2-07-075984-9 et 2-07-075751-X
Jean Genet : Lettres au petit Franz
Gallimard Le promeneur
124 p, 90 F
ISBN 2-07-075778-1
La guerre des écrivains : on se souvient du livre de Gisèle Sapiro sur les institutions littéraires pendant la guerre, paru il y a deux ans chez Fayard. L’originalité de ce livre etait de sortir des habituelles monographies sur les « grands écrivains », et de penser selon les catégories de Pierre Bourdieu (peut-être pas suffisament : on aurait aimé une sociologie interne des textes, et un regard sur les écrivains n’appartenant pas aux institutions, ou exilés hors de France). Reste que l’interet du journal de François Sentein est exactement là (plus que dans l’homosexualité vers laquelle le titre veut conduire), dans la cadre que tentait de cerner Gisèle Sapiro : nous immerger dans le tissu même du champ littéraire sous l’occupation, au milieu du petit personnel littéraire de l’époque au jour le jour. (Au passage, on peut rappeler aussi le témoignage de Dominique Aury Profession clandestine, récemment paru chez Gallimard : histoire d’0 et d’occupation…). Parmi les personnages croisés dans ce fascinant document sociologique, Jean Genet, dont on édite les lettres à Sentein (rappelons au passage la récente publication du Condamné à mort dans la collection Poésie-Gallimard, et chez Grasset, l’essai de la romancière Marie Redonnet Jean Genet, le poète travesti)
Philippe Sollers : La divine comédie
Entretiens avec Benoit Chantre
464 p, 140 F
Desclée de Brouwer
En novembre 200O, les quotidiens ont publié la photo de Philippe Sollers remettant ce livre à Jean-Paul II, place Saint-Pierre. Une des questions les plus embrouillées qui soit (et cette photo n’est pas faite pour la dissiper) est celle du « catholicisme » de Philippe Sollers aujourd’hui, comme le fut celle de son « maoisme » dans la période 1968-1983. Souvent confondu à tort – et avec sa complicité… – avec celle de ses flirts politiques séculiers (Balladur, Jospin), quand il s’agit (avec les cultures chrétienne ou chinoise) d’une position plus complexe, « historiale », qui tient à sa position dans la langue. Dans ces entretiens avec un péguyste, se confrontant à la Divine Comédie (son premier essai sur Dante date de 1965, l’année de Drame), l’auteur de Paradis fait le point sur Dante (« Dantesque est devenu synonyme d’infernal » regrette Sollers) autant que sur sa théologie d’écrivain (« Faites entrer l’infini » disait Aragon – il n’est pas un écrivain d’importance qui ne soit confronté à celà depuis la « mort de Dieu » et de l’homme… je renvoie au livre de Bernard Sichère Le dieu des écrivains). Et reprend sous un autre angle les interrogations qui courent de Logiques à La guerre du gout, via ses commentaires de Rodin, Picasso ou Bacon. L’enfer, le purgatoire, le paradis sont ici et maintenant, ce livre entend nous expliquer pourquoi et comment. Parenthèse : à la rentrée 2001, l’évènement devrait être la Bible, nouvellement traduite par un collectif d’auteurs, aux antipodes de Sollers sur l’échiquier littéraire, Minuit-POL (Echenoz, Cadiot etc…) sous la direction de Frederic Boyer
C. Tarkos
Anachronisme
POL
224 p, 120 F
ISBN 2-86744-790-9
Ma langue (I Carrés. II Calligrammes. III Donne)
Al Dante / Niok
ISBN 2-911073-50-9
Tarkos « le poéte déséquilibriste » soutient Prigent dans son nouvel essai consacré à l’extrème contemporain (Salut les anciens salut les modernes, chez POL : un peu décevant comparé à ces livres majeurs que sont et restent Ceux qui merdRent, 1991 et Une erreur de la nature 1996). En tous cas, considéré par ses pairs, comme une des deux figures-clés de la jeune poésie française (coté Stein-Roubaud, quand Philippe Beck serait plutôt dans la ligne Joyce-Deguy), un de ceux qui pensent que « ça ne peut plus durer comme ça » (Manifeste chou in Carrés). Tout de suite après le minimal Ma langue, il nous donne en tous cas avec Anachronisme, l’impressionnant journal d’une vie à l’hopital et de la maladie qui l’habite : » la maladie du temps, une maladie pour laquelle il faut du temps, qui ne se laisse pas attraper d’un coup, est une maladie du temps, qui a besoin du temps, qui modifie le temps, le temps n’est plus égal, n’est plus égal à lui-même ». Maladie du langage aussi qui semble se décoller du monde… Tarkos (anagramme : Sokrat…) se mue sous nos yeux en Hermogène (dans le Cratyle, tenant de l’arbitraire du signe) et récite le dictionnaire.
François Truffaut : Le plaisir des yeux, écrits sur le cinéma
Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma
382 p, 79 F
ISBN 2-86642-276-7
Jean-Claude Biette : Qu’est-ce qu’un cinéaste ?
POL coll Trafic
156 p, 99 F
ISBN 2-86744-794-1
Louis Skorecki : Les violons ont toujours raison
PUF coll Perspectives critiques
360 p, 152 F
ISBN 2-13-051084-1
La réédition d’un recueil de textes paru en 1987, et qui couvre toute la carrière du critique devenu le cinéaste que l’on sait. indispensable pour le plaisir de relire le texte de Truffaut contre la qualité France et son « réalisme psychologique ». Les prémisses d' »un nouveau Laocoon » (comme aurait dit Clement Greenberg dans un tout autre domaine) de janvier 1954 : Une certaine tendance du cinéma français, dirigé contre le duo Aurenche et Bost et leurs « adaptations littéraires ». Un film est fait d’images et de sons, non de « litterature » (la pire, qui plus est), ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra rivaliser avec la littérature – voir ce que font alors, à côté de Truffaut et beaucoup plus radicalement, Isou ou Resnais, ce que fera et dira Godard (on peut rappeler autres parutions de cette collection : notamment l’anthologie La nouvelle vague). Un livre à lire également pour d’autres textes comme Jacques Audiberti poète du divin mystère de la femme (« Un regard dans la rue devrait suffire à les convaincre que l’on veut seulement et sans attendre envahir leur existence et qu’elles nous offrent comme le demande Guy Béart « un petit coin parmi leurs dentelles » »). Un livre utile enfin pour réfléchir à l’évolution qualité France du même Truffaut, et au poids de ce second Truffaut sur le cinéma français à scénario d’aujourd’hui…Un autre nom de la polémique de Truffaut contre l’adaptation qualité France est évidemment celui des « auteurs » (Becker, Bresson, Cocteau, Renoir, Tati), on la retrouve au coeur des chroniques de Louis Skorecki dans Libération en 1998 et 1999, et au centre des études du Qu’est-ce qu’un cinéaste ? de Jean-Claude Biette, lui aussi cinéaste et critique (avec Daney, fondateur de la revue Trafic en 1991) : » est cinéaste celui ou celle qui exprime un point de vue et sur le monde et sur le cinéma, et qui dans l’acte même de faire un film, accomplit cette opération double (…) ».
Paul Valéry : Poésie perdue. Les poèmes en prose des Cahiers
Edition de Michel Jarrety
Gallimard Coll Poésie
290 p
ISBN 2-07-040757-8
Paul Valéry ou le partenaire invisible d’une bonne part de la littérature française du siècle… De Julien Gracq au premier Sollers (Tel Quel), de Sartre à Daniel Oster (Monsieur Valéry), de Breton à Jacques Derrida… Plus que le Valéry de la Jeune Parque, celui des Cahiers (Monsieur Teste : tête et texte), ces trente-mille pages (vingt-neuf volumes) de prose accumulées de 1894 à 1945. « Atelier d’écritures » dit Michel Jarrety qui, sous un titre emprunté à Tel Quel, a ici réuni les « poèmes en prose » (d’influence majoritairement rimbaldienne plus que mallarméenne) qui y sont disséminés. Un premier recueil d’extraits des Cahiers était paru dans la même collection en 1992 sous le titre Ego scriptor.
Vient de paraître n°5 (juillet 2001)
Pierre Bergounioux : Le premier mot
Gallimard
96 p, 78 F
ISBN 2-07-076171-1
A rebours d’une pensée créolisante de la littérature, et comme pendant de cette « littérature de voyage » (le tour du monde façon Morand, des clochers et des clichés) qui se rassemble chaque printemps à Saint-Malo, Pierre Bergounioux incarne (pas tout seul, mais à l’état presque chimiquement pur) une littérature de l’enracinement dans la terre de France et dans une langue française, figée par l’école de la IIIè République (« Je me suis vu en blouse grise d’instituteur, sans béret (…) dans quelque batisse coiffée de tuiles rondes, avec un platane à la fenêtre »). Province deux fois : » Sartre qui entrait dans la soixantaine, nous tenait pour des croquants (…) ». Son douzième livre chez Gallimard depuis Catherine (il en est d’autres chez Verdier), Le premier mot, ce sont un peu ses Mots à lui, le livre de son élection d’écrivain : de Brive à la rue d’Ulm et retour, du silence à la géologie via la linguistique, un vrai manifeste pour une littérature « à l’ancienne ». Aux antipodes de ce qui se pense à Paris, la Ville de toutes les tentations et de tous les cosmopolitismes : » Ils avaient vocation à braver la tempête, à présider quelque consortium de banques apatride de l’air dégagé, imperceptiblement ennuyé que vous donnent trois millénaires de très fructueux négoce entre le Pont-Euxin, les colonnes d’Hercule et les îles Cassitérides » écrit Bergounioux de certains de ses condisciples normaliens. Je nommais Sartre, on aurait pu aussi espérer une socio-analyse à la Bourdieu, à l’inverse la Brive de Bergounioux voisine dans la géographie littéraire le Barbezieux de Chardonne…
Thierry De Duve : Voici, 100 ans d’art contemporain
Ludion-Flammarion, 302 p,
ISBN 90-5544-315-8
Hubert Damisch : L’amour m’expose
Yves Gevaert éditeur, diffusion Seuil, 136 p, 140 F
ISBN 2-930128-15-1
Après Rosalind Kraus et Yves-Alain Bois (L’informe au Centre Pompidou) puis Georges Didi-Huberman et Didier Semin (L’empreinte au même endroit), alors que l’accrochage de réouverture du Centre par Werner Spies proposait de faire tourner le siècle autour de l’atelier d’André Breton, deux autres théoriciens de l’art s’essayaient, via des expositions doublés de livres, à sortir de Clement Greenberg : autrement dit à repenser l’histoire-théorie de l’art, hors l’horizon moderne de la coincidence ultime de l’espace de la representation et de l’espace representé, du support et de la surface : le monochrome et ses jeux, la reflexivité. Depuis 1960, l’art contemporain retrouve, sous des énoncés au sens strict « post modernes », les fonctions (l’énonciation) de l’art ancien et contraint à repenser le siècle moderne (au même moment, la crise de la géographie-théorie de l’art : la fin de la domination française puis américaine de cette modernité, fait éclater les pavillons des anciennes Biennales au bénéfice d’une mondialisation déguisée en un « partage d’exotisme » peut-être moins partageur qu’il n’y parait).
Au centre donc, la question du musée (avec la photographie : sans ces deux morts de l’aura, ni art moderne qui leur résiste, ni art contemporain qui en tire les enseignements…). C’est dans ce cadre complexe qu’il faut lire les essais de De Duve et Damisch. Spécialiste de Duchamp (ce sont les regardeurs qui font le tableau), le premier pense le siècle en basculant littéralement Greenberg de la reflexivité à la réflection. Au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles de novembre 2000 à janvier 2001, l’exposition se déroulait en trois temps : « voici, me voici, nous voici ». L’oeuvre parle d’elle, elle se fait cadre ou socle, l’oeuvre s’adresse à vous : elle devient miroir, l’oeuvre témoigne de nous : le spectateur est désormais dans le tableau (« plateau d’humanité » dit autrement Szeemann à la Biennale de Venise). Résultat : cent ans d’art moderne plus que d’art contemporain : le prouve la présence constante de Manet. Historien de la perspective, le second choisit le modèle du jeu d’échecs, qui permet de combiner histoire et structure, et de mêler les époques. Moves. Playing chess and cards with the museum en 1997 au Musée Boijmans de Rotterdam (il succède comme invité à Szeemann, Greenaway, Wilson et Haacke) lui fut l’occasion de disposer une trentaine d’oeuvres issues des collections, de Brueghel à Richter ou Pistoletto, comme des pièces de son jeu intime avec l’art. Deux livres très stimulants, aux antipodes des tentations récentes dans la pensée de l’art, de la marche arrière (Jean Clair) ou de l’abandon (Jean Baudrillard).
Emmanuel Hocquard : Ma haie
POL
606 p, 195 F, ISBN 2-86744-829-8
Est-il nécessaire de rappeler qui est Emmanuel Hocquard ? Ecrivain et poète (une quinzaine de livres chez POL depuis 1978), Editeur de ce qu’il nomme la « modernité négative » (Orange export ltd 1969-1986, réunis en 1987 chez Flammarion), animateur des lectures au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 1977-1990, traducteur de Charles Reznikoff (Le musicien chez POL) et de la poésie américaine (deux anthologies des « language poets » qui prolongent les objectivistes). Un écrivain-charnière également entre les écrivains de la lecture (Jacques Roubaud) et la Revue de litterature générale (1995 : ce coup d’état des lieux de la littérature française nommé La mécanique lyrique). Ma haie ? « Nous avions pensé le livre un peu comme on pense une phrase » écrit l’auteur dans une lettre à POL, qui fait un peu office de préface à ce second tome d’Un privé à Tanger (POL 1987). Hocquard se réfère à Deleuze et à Wittgenstein (« un grand humoriste doublé d’un penseur politique exemplaire ») comme à des alliés pour se distancer du « mallarméisme » (aucun rapport avec Mallarmé, c’est moi qui parle) de la religion du livre, du « refuge » poétique, de l’heideggerisme (le poète « berger de l’être » traduit et inversé par Maurice Blanchot, hante la « modernité négative »). Pour proposer une vision plus prosaique de la « poésie », obsédée par la litteralité plus que par la litterature (même si elle n’est pas toujours exempte de hauteur et de sacré, d’une certaine fausse modestie d’écrivain qui restaure ce qu’il faut abattre, le « coup de menton transcendantal » comme dit Bourdieu) : » Le but de la poésie est la clarification logique de la pensée ».
Ma haie (les Divagations d’Emmanuel Hocquard ?) donc : ce titre emprunté à un dossier d’ordinateur est celui d’un chantier d’écriture, d’un « rhizome incontrolé », d’une somme de lignes de fuite accumulées depuis quinze ans… Au coeur du livre, c’est-à-dire au milieu, c’est-à-dire partout, la « grammaire ». Pour le reste, on trouve de tout dans Ma haie : de longues élégies, les vingt-trois numéros d’un hebdomadaire par lettres (Dernières nouvelles de la cabane), Allo Freddy, un roman-photo policier -roman d’abord encadré, photos ensuite dans le même cadre – des textes théoriques majeurs (La bibliothèque de Trieste, « Tout le monde se ressemble »), des entretiens-bilans, des « blaireaux » (lire la définition p 268 de cette méthode d’écriture comparable au fait de reconstituer la touffe de cet objet usuel après l’avoir au préalable rasée). Pour s’y retrouver, pour s’y perdre, inventer d’autres pistes dans le volume, le lecteur dispose d’une chronologie et de sept index thématiques.
Patrick Kéchichian : Les origines de l’alpinisme
Seuil Fiction et cie
142 p, 89 F
ISBN 2-02-047298-8
Arnaud Viviant : Ego surf. Un journal de l’an 200O
Calman-Lévy
228 p, 92 F
ISBN 2-7021-3170-0
« Mais qui a créé les créateurs ? » se demandait Pierre Bourdieu dans une célèbre conférence à l’Ecole Nationale supérieure des Arts Décoratifs. Réponse : la littérature est un champ ou les acteurs que sont les éditeurs et les critiques, légitiment, inflechissent la « création », y participent. Il est de ce point de vue passionnant de lire les véritables portraits du critique en créateurs que nous livrent deux des critiques parmi les plus influents de l’heure (on aurait pu ces derniers mois, lire de la même façon Bertrand Poirot-Delpech du Monde, se racontant en lecteur de Paludes, ou Michel Crépu de L’express se mirant en Sainte-Beuve, ou Jacques-Pierre Amette du Point, se dépeignant en Icare dans son roman Ma vie, son oeuvre – mais je crois ces deux livres plus exemplaires). Deux critiques qui incarnent comme les deux extrémités (apparentes) du spectre : l’un, découvreur de Christian Bobin, de Jean Rouaud, laudateur d’Olivier Rolin, amateur de poésie catholique, l’autre découvreur de Virginie Despentes, confident de Christine Angot, l’un « académique » si on veut, l’autre qui se veut « branché ». Résultat : ici le résultat d’une méditation, là une commande assumée, ici un « exercice spirituel » composé à la manière de Maurice Blanchot, là un conscient pastiche d’un Journal à la Gide au pays des « people » ; ici, alpinisme, l’éternité modeste des sommets – aucun nom ; là, surf, le présent absolu de la télévision – dix noms par page. Neige eternelle versus neige de l’écran. Deux documents exceptionnels (parce que venu de l’intérieur même de la zone « littéraire » du monde social) pour qui voudrait écrire les Illusions perdues d’aujourd’hui.
Vient de Paraître n°6 (septembre 2001)
L’Amérique Latine et la Nouvelle Revue Française 1920-2000
Textes réunis et présentés par Fernando Carvallo, préface d’Edouard Glissant
Gallimard, Cahiers de la NRF, 750 p, 195 F
ISBN 2-07-076182-7
Adolfo Bioy Casares : Romans
Bouquins Laffont, 840 p, 169 F
ISBN 2-221-09043-8
France-« Amérique latine ». On peut rappeler, on rappelle sans cesse, Lautréamont et Laforgue puis Supervielle venus de Montevideo, puis Michaux en Equateur et Artaud au Mexique. Histoire de dissimuler l’échange inégal entre la métropole des Lettres et les terres des Découvertes. Celà dit, on pourrait dire que pour celles-ci le franquisme (1936-1975) fut une chance : la litterature de langue espagnole en France fut longtemps la litterature latino-américaine : on se souvient du « boom », figure pour certains d’une alternative chaude au froid Nouveau Roman. D’autant plus que la France, ne possédant pas de colonies sur le sous-continent, pouvait avoir bonne conscience. Sous (devant derrière après, à coté…) le « boom », quoi ? Ce volume aurait pu aider à répondre. Aurait pu : car de cette littérature, c’est peu de dire que la NRF tout au long du vingtième siècle, offre un miroir très déformé. On peut grosso modo distinguer deux périodes – dans le livre 1920-1942 puis 1953-2000 – que disent deux noms de passeurs : Valéry Larbaud (qui en 1907, avait conseillé aux écrivains latino-américains de privilégier la « note exotique »), qui signe en 1935 un texte décisif sur les possibles de cette litterature, puis Roger Caillois (exilé en Argentine pendant la guerre, intime de Jorge Luis Borges et Victoria Ocampo). Aurait pu : si cette compilation incluait un peu de son intelligibilité : une étude, necessaire à écrire aujourd’hui à l’heure de la « globalisation », des deux temps de cette Amérique latine pour la France (en témoigne la place centrale du « surréaliste » Octavio Paz). L’histoire d’une domination par un universel abstrait (Paris : Valéry et la NRF fonctionnant comme « académie à distance » pour reprendre un mot de Jorge Volpi) puis d’un renversement (pourquoi ne pas lire L’invention de Morel, le célèbre livre d’Adolfo Bioy Casares de 1940, opportunément réédité avec ses sept autres romans chez Laffont, comme une fable politique, et autrement ceux de Borges ?)
Il faut se contenter d’une préface magnifique de Glissant comme un remords. En effet, difficile d’imaginer à ce point un livre « ni fait ni à faire », un « vide-grenier », de l’aveu même de Michel Braudeau directeur de la NRF lors de la soirée de lancement du volume à la Maison de l’Amérique Latine à Paris. A lire néanmoins pour quelques textes : outre ceux de Larbaud, de Curieux évenements à La Havane rassemblés par Ribemont-Dessaignes en 1933, une étude de Carlos Fuentes sur Carpentier en 1980, Un Gotan pour Lautrec de Julio Cortazar de 1994, un Ars poética de Guillermo Cabrera Infante en 1999, une rêverie d’Alvaro Mutis sur Bonaparte etc… Edouard Glissant : »Nous le comprenons aujourd’hui, l’Amérique latine se faisait dans toutes les directions comme un chaos-monde incertain de lui-même ». Lors de la même soirée, l’écrivain regrettait l’absence de l’Afrique, et se définissait comme « latino-américain de langue française ». On peut aussi se demander, pour aller plus loin, pourquoi l’Amérique Latine est ici réduite à la langue espagnole. Et rappeler qu’un écrivain de l’importance de Juan José Saer a pu soutenir que Gombrowicz écrivant à Buenos-Aires en polonais était dans la ligne la plus constante de la littérature argentine, qui démarre en allemand… Mais ceci est une autre histoire, celle de « l’universel non ratifié par Paris » (Gombrowicz justement)
Jean-Loup Amselle : Branchements.Anthropologie de l’universalité des cultures
Flammarion
266 p, 110 F, ISBN 2-0821-2547-5
Depuis Eloge de la créolité et les livres d’Edouard Glissant, la question du multiculturalisme, du métissage, se pose dans la culture française, bien après qu’elle soit devenu monnaie courante dans le monde anglo-saxon, faisant éclater la si ambigue « francophonie » et ouvrant l’espace « des » langues françaises. Qui peut être pensé à partir des modèles Centre-Européen et Caraibe. Jean-Loup Amselle est ethnologue, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, on lui doit déjà un essai sur ce sujet, Vers un multiculturalisme français (repris récemment en Champs Flammarion, 182 p,ISBN 2-0808-1476-1) : dans ce nouveau livre, il entreprend de repenser ces questions à partir d’une étude de cas : le mouvement N’ko, une multinationale culturelle, fondé en 1949 par Souleymane Kanté pour le peuple mandingue. Projet d’Amselle : remplacer le trop biologique « métissage » par l’électrique « branchement ». Repartant de la première globalisation, l’islamisation de l’Afrique au Xe siècle, il montre en particulier le rôle chez les théoriciens identitaires Africains ou afro-américains des modèles juifs. En finir aussi, avec le fantasme d’une Afrique atavique, avec l’atavique en général qui subsiste même chez un Glissant comme un repoussoir. Ces questions évoquées par Amselle (le monde comme mosaique originaire) passent à la fin du livre de Lucien Dallenbach Mosaiques (Seuil, coll Poetique 184 p, 135 F, ISBN 2-02-048601-6) qui a tous les défauts, et les qualités, d’un certain type d’essai à la française – une promenade cultivée : « tout dans ce monde est désormais mosaique », autrement dit tout n’est pas loin d’être dans tout… Variations élégantes sur un lieu commun, traversée un peu rhétorique de toutes les acceptions de cet « objet esthétique à rebondissements »… Résultat : une mosaique de mosaiques. Au centre Claude Simon et surtout Honoré de Balzac « le principal intercesseur de ce travail », auquel l’auteur a consacré des livres remarqués. En aussi, Raymond Roussel et Guillaume Apollinaire.
Roland Brasseur : Le cinquante-quatrième jour
Baleine
270 p, 85 F, ISBN 2-84219-329-6
Parmi les mutations du champ littéraire de ces dernières années (restauration, déprogrammation, cohabitation…), on peut noter la dissolution d’une différence productive entre Série Noire marginale et littérature blanche académique ou novatrice (à l’ombre d’un interminable cinquantenaire de la Série Noire, circulation des auteurs de l’une à l’autre). Egalement la croissance exponentielle du rôle de « contemporain capital posthume » de Georges Perec. C’est peut-être ce qui a donné à Jean-Bernard Pouy, le créateur de l’anachronique Poulpe, (car il n’y a plus de marges) l’idée de fonder la série Pierre de Gondol, « le plus petit libraire de Paris », vouée aux enquètes textuelles. Les trois premiers volumes sont l’oeuvre de Jean-Bernard Pouy : 1280 âmes (Jim Thompson), Rémi Schulz : Sous les pans du bizarre (Virgile, Roussel, Pouy), Philippe Kerbellec : La montre du Mède (Jules Verne, Roussel, Duchamp). Le quatrième met en abyme le projet. Ecrit par l’auteur de Je me souviens de Je me souviens (Castor Astral 1998), le titre fait allusion au dernier roman inachevé de Perec, l’intrigue établit de façon irréfutable la filiation Pierre Benoit (la lettre a) – Georges Perec (la lettre e). A lire aussi pour la description cryptée qu’on y trouve du séminaire Perec du samedi matin à Jussieu.
Serge Daney : La maison cinéma et le monde.
1. Le temps des Cahiers, 1962-1981
POL, 576 p, 200 F
ISBN 2-86744-812-3
Trafic n° 37 : Serge Daney, après, avec
POL, 272 p, 145 F
ISBN 2-86744-799-2
Alors qu’en ces temps de Restauration, la critique dominante légitime chaque jour (chaque mercredi), le cinéma « qualité française » à scénario, héritier du dernier Truffaut (brocardé par le premier) avec les mots même de Serge Daney, alors que le visuel passe à sa limite (Loft story)… la publication des oeuvres complètes du « ciné-fils » (Persevérance), qui fut le grand critique de l’après-guerre après André Bazin, disparu lui aussi prématurément, est une entreprise salutaire. Le titre choisi fait référence aux deux Ray : Satyajit et Nicolas. Et dit bien le lien intrinséque du cinéma et du voyage, aussi important chez Daney que la « mélancolie instantanée » (à propos de Jacques Demy) qui le saisit bien avant la « mort du cinéma » dont il se fit le héraut. Premier tome, Le Temps des Cahiers 1962-1981 – trois autres doivent suivre, sur « les années Libé » et « le moment Trafic ». Des écrits d’adolescence aux premiers papiers sur le tennis. Parallèlement, la revue Trafic qu’il fonda en 1991 avec Raymond Bellour, Jean-Claude Biette, Sylvie Pierre et Patrice Rollet – entre autres comme une alternative à ce qu’étaient devenus les Cahiers – publie un volume collectif (ou l’on trouve aussi bien Schefer, Rancière, Leslie Kaplan ou Legendre que Frodon, Bonnaud, Mongin ou Alexandre Adler, et du coté des cinéastes Rivette, Erice et Oliveira). A signaler aussi aux éditions des Cahiers du cinéma, la parution de cinq nouveaux volumes de la Petite anthologie des Cahiers du cinéma (réunie et présentée par Antoine de Baecque et Gabrielle Lucantonio) : Le gout de l’Amérique, Vive le cinéma français, La politique des auteurs (2 vol). Des textes indispensables, mais le parti pris thématique a pour effet de substituer la légende dorée à l’histoire et à l’inscription de la revue dans le champ culturel français en général, de la réflexion sur le cinéma en particulier
Uri Eisenzweig : Fictions de l’anarchisme
Christian Bourgois
358 p, 150 F
ISBN 2-267-01570-6
» Il faut faire sauter le monde. Mais comment y parvenir sans se salir les mains ? (…) Mallarmé n’est pas, ne sera pas anarchiste : il refuse toute action singulière je le dis sans ironie est si entière et si desespérée qu’elle se change en calme idée de violence. Non il ne fera pas sauter le monde, il le mettra entre parenthèses. Il choisit le terrorisme de la politesse ». Vers le milieu du livre, Eisenzweig rappelle l’incipit du Mallarmé de Sartre (La lucidité et sa face d’ombre, Gallimard, Arcades 1986). Une citation qui circonscrit exactement l’espace de ce volume, le premier nous dit l’auteur, d’une trilogie : la très troublante intersection de l’art et de la politique, qui se joue en France au tournant des années 1890 autour des attentats « anarchistes » et de leur approbation par les écrivains et les peintres. Mort de Dieu et refus de la représentation (dans les deux sens du terme). Je rappelle à la même époque Dostoievski Les démons ou Conrad L’agent secret : quand faire c’est dire, pour inverser Austin. A l’arrivée, un essai très novateur sur la question rebattue de la naissance des intellectuels. Eisenzweig, ce n’est pas sans rapport, est déjà l’auteur de deux livres majeurs, l’un sur le roman policier, l’autre sur le sionisme.
Ingrid Galster (dir) : La naissance du phénomène Sartre
Seuil
368 p, 160 F
ISBN 2-02-047998-2
A l’heure de l’intellectuel médiatique hétéronome (initié par les « nouveaux philosophes » en 1977, ses incarnations sont aujourd’hui innombrables), après l’intellectuel spécifique autonome (théorisé par Michel Foucault, repensé par Pierre Bourdieu)…, ce volume (issu d’un colloque de 1997) sur « les raisons d’un succès 1938-1945 » engage le débat avec le livre fondateur d’Anna Boschetti Sartre et les Temps Modernes qui analysait en 1985, dans la ligne de Pierre Bourdieu, la naissance de l’intellectuel total : « Bergson plus Stendhal ». Pour comprendre le régne soudain de Sartre en 1945, il propose un retour amont à La Nausée (1938), à L’être et le néant, et aux Mouches (1943). En ce sens, il s’agit presque plus d’un livre sur la sociologie du champ littéraire selon Pierre Bourdieu et Anna Boschetti, que sur Jean-Paul Sartre (je rappelle ici tout ce que, hommage du vice à la vertu, empruntait à Boschetti, le médiatique BHL l’an dernier dans son « enquète philosophique » : Le siècle de Sartre…). Qui permet d’en affiner les hypothèses. On lira entre autres les communications des sartriens Michel Contat, Geneviève Idt, Jacques Lecarne, Jean-François Louette, des témoins Jean-Toussaint Desanti, Bianca Lamblin, de Denis Hollier et Susan Suleiman, et… d’Anna Boschetti. Simultanément, Ingrid Galster réunit ses articles sur Sartre sous l’occupation, à L’Harmattan (Sartre, Vichy et les intellectuels, 250 p, 140 F, ISBN 2-7475-0479-4)
Pierre Klossowski : Tableaux vivants
Gallimard, Le promeneur
148 p, 135 F, ISBN 2-07-076181-9
Après Un si funeste désir (1963, Gallimard), et La ressemblance (1984, André Dimanche), le troisième recueil d’essais de cet ancien prêtre, et désormais ancien écrivain… immense écrivain, hanté ou le sait par Sade et Nietzsche, au coeur d’une constellation qui va du premier Bataille au dernier Deleuze. Quatre ensembles dans ce volume : Acéphale, trois amitiés, les règles de l’art, tableaux vivants. On retiendra particulièrement une longue étude sur Pierre-Jean Jouve Catherine Crachat. A l’heure ou une édition à peu près satisfaisante de Walter Benjamin (due à Rainer Rochlitz) vient de paraitre en Folio chez Gallimard, il faut lire une lettre à Adrienne Monnier sur ce dernier où Klossowski témoigne de la traduction en commun – avec ce théoricien de la traduction – de L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : » Benjamin estimant trop libre ma première version avait recommencé à le traduire avec moi. Il devait en résulter un texte parfaitement illisible à force d’avoir été calqué sur les moindres locutions allemandes dont Benjamin n’acceptait aucune transposition ».
Régis Michel (dir) : Ou en est l’interprétation de l’oeuvre d’art ?
ENSBA, 346 p, 125 F
ISBN 2-84056-093-3
Jean Galard, Mathias Washek (dir) : Qu’est ce qu’un chef d’oeuvre ?
Gallimard, 224 p, 115 F
ISBN 2-07-075963-6
Deux livres qui ont le même objet comme les deux expositions (les deux livres) citées plus haut d’Hubert Damisch et Thierry De Duve : comment interpreter l’art aujourd’hui, à la lumière de l’art d’aujourd’hui, définitivement passé au musée et « à l’ère de la reproductiblité technique » ? Ici, l’auteur d’un mémorable colloque David, et d’au moins deux expositions majeures : Géricault au Grand Palais, et Posséder et détruire, stratégies sexuelles dans l’art d’Occident -qui rompait avec l’histoire de l’art antiquaire et qui fit entrer vraiment l’art contemporain au Louvre, propose une série d’études d’historiennes de l’art le plus souvent anglo-saxonnes (sur Georgia O’Keefe, Manet, « l’art des fous », Hiroshima mon amour, la pornographie…) placées sous l’invocation de Nietzsche autant que des gender studies. Là un propos moins ouvertement « radical », placé cette fois-ci par les maitres d’oeuvre à l’enseigne de Francis Haskell ou Gérard Genette mais tout aussi excitant (Hans Belting, Arthur Danto, Werner Spies…). Les deux volumes rassemblent les actes de colloques qui se tinrent à l’auditorium du Louvre en 1998. A signaler au passage un (assez décevant, comparé à ces deux ouvrages) numéro de Critique juin-juillet 2001 n° 649-650 : Rouvrir l’art, Editions de Minuit, 576 p, 75 F ISBN 2-7073-1747-O
Catherine Millet : La vie sexuelle de Catherine M
Seuil
222 p, 110 F
ISBN 2-02-038112-5
Jacques Henric : Légendes de Catherine M
Denoel
208 p, 130 F
ISBN 2-207-25168-3
De nombreux évenements brouillent la perception que l’on peut avoir du livre tout à fait singulier de Catherine Millet, où la directrice d’Art-press narre plus de vingt années de vie toute entière vouée non pas tant au sexe qu’à l’expérience collective du sexe. Quatre parties dans ce livre : » le nombre », » l’espace », « l’espace replié », « détails ». Un livre qui semble un terminus ou un départ, une borne (comme Trois filles de leur mère, Histoire d’0 ou Tricks) en tous cas, de plusieurs mouvements de courte ou longue durée. Hors littérature, le changement des frontières privé-public dont témoigne la passion nationale pour l’expérience sartrienne-warholienne de Loft story sur M6 en mai-juin dernier. Dans la littérature (dans l’art), ainsi que le remarque Jean-Jacques Pauvert, dans le cinquième et dernier tome de son Anthologie historique des lectures erotiques 1985-2000 : De l’infini au zéro (Stock, 718 p, 190 F, ISBN 2-234-05379-X), la fin de l’érotisme comme domaine séparé. Et le paradoxe de son extension marchande (dernier épisode, la conquête par les romancières de la pornographie)… Des deux côtés, confusion maximale : le mot « porno » devenu élogieux recouvre les oeuvres ou les produits les plus disparates, sans que ce disparate ne soit pour l’heure pensé (ultime exemple, prélevé dans le cinéma : on a pu commenter le film de Patrice Chereau Intimité comme un nouvel Empire des sens – rituel du cinéma plus rituel érotique, culture multipliée par culture – quand il s’agit d’un véritable manifeste Dogma à la française : la sexualité hétérosexuelle et la caméra fébrile, bouleversant comme une double irruption de nature, le lien culturel social homosexuel et le cinéma, pour finalement les reconfirmer)
Il faut peut-être doubler Jean-Jacques Pauvert de Michel Foucault (La volonté de savoir) : le philosophe insiste sur le nouage à la fin du XIXe siècle, du sexe et de la vérité, qui remplace les ars erotica du passé. Catherine Millet semble là un terminus, celui là-même de la littérature érotique. L’autobiographe décrit sa religion du sexe, comme ayant explicitement pris le relais de la religion tout court (je rappele à ce sujet le face à face du Bataille mystique d’Edwarda, et du matérialisme enchanté de l’Aragon d’Irène). Mais aussi comme voie d’accès à autre chose que le sexe : le livre relate, via une passivité hyperactive (rôle cardinal de la fellation, gout d’être « l’idole immobile » des hommages masculins), une sorte de devenir anonyme du personnage public vers « Catherine M ». Le sexe est le moyen (contraire au casanovien My secret life victorien, auquel il se réfere bizarrement) d’une sorte de fusion en Dieu. « Sainte Catherine » « Mille tre »… A rebours d’un art érotique qui se pourrait partager, une expérience esthétique qui se peut juste communiquer, d’ailleurs reliée par l’auteur à l’art moderne et contemporain dont elle s’occupe, mais en négatif. Paradoxe d’une fente qui « élargit l’espace » comme une lame : je songe à la peinture de Fontana. A l’arrivée ce qui fera peut-être départ : un véritable livre de philosophie.Une femme absolument hors hystérie, témoigne, via l’écriture de sa jouissance, qu' »on ne sait pas ce que peut le corps » (Spinoza – le « temps suspendu des baiseurs » comme durée – ou le Sade de Juliette, » bloc d’abime » à l’horizon, plus que les catholiques Bataille ou Lacan).
A l’inverse, l’essai de Jacques Henric, l’époux romancier photographe, qui accompagne le précédent de ses photos à la dérobée (sur la crête incertaine entre Bataille, et le « strip-tease des copines » de la presse masculine…) se tient lui dans une orthodoxie érotique à l’ancienne (masculine ? – je rappelle au passage que Catherine M. habitait déjà superbement son Manet, Flohic 1995, et le roman L’habitation des femmes, Seuil 1998). A signaler aussi la réédition en Bouquins-Laffont du Dictionnaire des Oeuvres érotiques (1971) de Gilbert Minazzoli, Pascal Pia et Robert Carlier (540 p, 139 F, ISBN 2-221-09318-6). Et Erotisme et pornographie, la dernière livraison de la revue de la BNF, 96 p, 140 F, ISBN 2-7177-2117-7
Paul Morand : Journal inutile, 2 vol (1968-1972, 1973-1976)
Gallimard, Les cahiers de la NRF
860 et 880 p, 195 F le vol
ISBN 2-07-075985-7
Paul Morand : Au seul souci de voyager
La Quinzaine litteraire-Louis Vuitton
228 p, 150 F, ISBN 2-910491-12-9
» 1er juin. Chardonne a été enterré hier. J’aurai manqué son enterrement (grèves de chemin de fer, pas d’essence), comme j’ai manqué celui de Giraudoux, celui de Cocteau. Exil, émigration, destin centrifuge. Je vais essayer de continuer à lui écrire, car n’écrire qu’à soi-même, c’est n’écrire à personne ». A qui sait le lire, l’incipit de ce massif journal (daté de juin 1968, sic) dit tout. L’interlocuteur intime, le double Chardonne, le milieu : diplomatie, Académie, le choix du mauvais côté de l’Histoire… Ces deux volumes nous mènent de sa candidature à l’Académie Française lors des derniers jours de mai 68, sa « revanche » d’ancien diplomate de Vichy sur De Gaulle et la Résistance, à celle de Claude Lévi-Strauss, ils sont ceux du succès retrouvé avec Venises en 1971, de mort d’Helène Soutzo sa femme en 1975 et d’innombrables manoeuvres académico-éditorialo-politiques. Passent mai 68, la guerre des six-jours, deux élections présidentielles…
« Mes premières oeuvres ont rendu célèbre mon nom à toute une génération ; la génération suivante l’ignora ; la troisième génération m’ignore aussi, mais connait mon nom et l’entoure de respect sans bien savoir pourquoi ». Ce n’est pas tant l’auteur adoubé par Proust (préfacier de Tendres stocks en 1921 : « il unit les choses par des rapports nouveaux »), et célébré par Céline (il fait jazzer la langue française) que celui de l’antisémite France la doulce (1934) qui écrit ce journal à la diable. A chaque page, mysoginie (« Les femmes sont un délice pendant la nuit et une catastrophe le jour »), racisme, obsession haineuse de la Résistance (« invention anglaise », origine du terrorisme contemporain), haine de De Gaulle-Ubu et Malraux, permanente necessité d’avoir eu raison en 1940 en choisissant Pétain, traque du « juif », au fond une haine de la Révolution Française « libération d’un très petit coin de l’Occident » à l’origine des mouvements de libération récents (« négres, juifs, slaves, enfants, domestiques etc… »), de la part de quelqu’un qui se sait « émigré de Coblence » voire « ultra, style Charles X ». D’ou des projets (tel celui en 1969 d’une « petite histoire des étrangers en France »), des lectures, des fantasmes d’écriture de romans historiques (sur le « traitre » Philby par exemple) pour inlassablement se justifier. Très peu d’inflexion, sinon après la mort du Général, la tentation chez l’émigré de jouer la carte Chateaubriand-Morand face à De Gaulle-Napoléon. Ou : « j’irai mourir à Trieste (…) un tombeau de juif errant ». Au delà si j’ose dire, de l’antisémitisme exacerbé, ce qui frappe le plus dans ces gros livres est une croyance en un monde d’essences incarnées : il y le « juif », le « pédé », la « gousse », le « résistant »… chacun avec son « type physique », comme il y a le Suisse propre, l’Anglaise rousse ou l’Allemand discipliné… Autrement dit, le contraire de l’écrivain-voyageur, attentif aux mosaiques identitaires (« Kacew c’est le vrai nom de Romain Gary. Toutes ces manigances extra-littéraires des juifs russes nous font des drôles de moeurs littéraires »)
Le volume publié par La Quinzaine littéraire -Louis Vuitton le confirme jusqu’à la nausée. Déjà Gabriel Bounoure le notait en 1928 commentant sa fort coloniale préface à une Anthologie de la poésie haitienne indigène (dans La NRF et l’Amérique latine) faisait justice du cosmopolitisme de l’auteur : » L’auteur des Lampes à arc est une dangereuse sirène, un merveilleux voyageur dont les traces sont à fuir par tous et par lui-même ».A dire vrai, c’est le succès de cette publication – qui, il y vingt ans n’aurait enthousiasmé que les historiens, les anthropologues réfléchissant sur les structures mentales du racisme, et les derniers tenant du fameux « ton » imité par les Hussards – qui est passionnante : surement un des symptômes les plus voyants de la Restauration (alors que sa version « peuple », le pourtant emblématique album Marcel Aymé de La Pléiade, passe plutôt inaperçue). Symptôme dans le symptôme : l’article de Philippe Sollers pourtant pourfendeur de « la France moisie » (déjà préfacier de New York en GF, une préface reprise dans La Guerre du gout, un texte capital sur la littérature française contemporaine) à la une du Monde des Livres : Morand quand même (repris dans L’infini 74, Gallimard, 128 p, 90 F, ISBN) : la tendresse de Sollers, qui n’est pourtant pas du même Ancien Régime, l’accable par courtoisie pour mieux le créditer d’un côté Saint-Simon (peu évident) et d’un rapport à l’Histoire (je dirai plutôt à l’actualité, l’historial manque à Morand) proche du sien : il est sûr que l’autoportrait en Denon ou Casanova du second ressemble à l’usage de Fouquet chez le premier.
Philippe Muray : Céline
Gallimard coll Tel
254 p, 60 F
ISBN 2-07041356-X
« Cette oeuvre, ouverte comme une plaie, et dont il n’existe d’exemple dans aucune autre littérature, du moins à ce paroxysme (mais Sade non plus n’existe dans aucune langue que la française) est donc aujourd’hui sur le point d’être expulsée de la sphère littéraire »… La réédition bienvenue, donc, après Le XIXe siècle à travers les âges et le choix d’essais Désaccord parfait dans la même collection, du grand livre de Philippe Muray primitivement paru en 1981 (difficile de ne pas penser à la coincidence involontaire avec l’accession de Mitterrand au pouvoir suprème, inauguration d’une ére nouvelle – qui s’est déroulée à l’envers : la crypte du Panthéon, départ de la glissade que l’on sait aujourd’hui vers le retour du refoulé vichyste, Bousquet, le Rwanda…, en littérature la réhabilitation des antisémites à belle prose Chardonne ou Morand…). Le premier et le seul, Muray analysait, non plus le Céline coupé en deux (le bon, le mauvais) d’avant, mais toute l’oeuvre dans son rapport à l’histoire de la littérature et à celle du siècle : « s’il n’y a qu’un Céline (et non pas deux), c’est qu’il est multiple ». Au-delà, en deça de Céline, un essai majeur sur le fond antisémite du racisme. A signaler dans l’Atelier du roman n° 24, un poème en vers de mirliton de Philippe Muray via lequel il reconnait sa filiation hegelienne-kojévienne de penseur ironique de la « fin de l’histoire ».
Daniel Oster : Guillaume Apollinaire
Seghers Poetes d’aujourd’hui, 204 p, 80 F
ISBN 2-232-12177-1
Philippe Sollers : Francis Ponge
Seghers, Poétes d’aujourd’hui, 192 p, 80 F
ISBN 2-232-12179-8
Disparu récemment et prématurément, Daniel Oster méditait un essai sur la célèbre collection Poétes d’aujourd’hui, inégalable, et clos corpus des stéréotypes sur « l’écrivain » ; il en avait lui-même commis deux : Jean Cayrol, Guillaume Apollinaire. Ironie du destin : le second, (1975), très marqué par une certaine rhétorique des années 70 est réédité pour relancer la collection. Avec le texte sur Francis Ponge (1963), d’un jeune homme nommé Sollers. Au même programme, Baudelaire par Luc Descaunes et une nouveauté : Rimbaud par Lionel Ray (pourquoi à ce propos ne pas avoir repris l’introuvable Rimbaud de Claude-Edmonde Magny ?)
Dominique Paini, Guy Cogeval (dir) : Hitchcock et l’art, coincidences fatales
Centre Pompidou-Mazzotta, 508 p, ISBN 88-202-1418-0
Alors que toute une zone de l’art contemporain utilise le cinéma comme une sorte de matériau ready-made, Hitchcock plus que tout autre (Pierre Huyghe, Douglas Gordon), un livre bienvenu – qui accompagne une exposition qui se tient à Paris au Centre Pompidou jusqu’au 24 septembre, après Montréal. Hitchcock et l’art : un cinéaste au moins avait déjà à sa façon, exposé le problème : dans le dernier film d’Otto Preminger, Le facteur humain, un policier, à la silhouette plus qu’Hitchcockienne, manipule et tue en enfermant sa victime dans un labyrinthe, celui de son cerveau, que figure au mur de son bureau, une sorte de Mondrian. La question ne se réduit pas au fait que Rebecca ou La maison du docteur Edwardes doivent leur décor à Salvador Dali ou aux emprunts. Elle pourrait se reformuler : Hitchcock et l’inconscient. Pensez aux titres : Vertigo, La mort aux trousses, Fenetre sur cour etc… Elisabeth Roudinesco a pu écrire qu’Hitchcock avait pour les Etats-Unis tenu lieu de Freud et Lacan, et celà passe justement par son lien à l’art, à un art de l’inconscient moins illustratif que Dali : le symbolisme, le surréalisme, Füssli, les oiseaux de Braque… Ce que veulent suggérer ces « coincidences fatales » : Hitchcock personnifie l’art de l’inconscient versus l’inconscient de l’art (plus encore qu’un Eisenstein, un Bunuel, un Godard). A leur tour, Paini et Cogeval associent, et l’exposition tente de se construire comme un rêve : La femme, le désir et le double, les lieux d’inquiétude, la terreur, le spectacle.. Que nous refait donc parcourir ce livre-catalogue. A remarquer le texte de Guy Cogeval (Hitchcock ? des « intrigues à la Poe portées par des attitudes à la Wilde ») et un quasi-inédit de Gérard Genette, naguère paru dans les Cahiers du cinéma
Poétique n° 126, avril 2001
Seuil
ISBN 2-02-049098-6
Peut-on parler d’une critique immanente ? se demande Gérard Genette en ouverture de cette livraison. Via une généalogie de l’opposition immanente-transcendante dans le métadiscours de la critique, qui passe en spirale de la préface de Barthes à son Michelet (1954) à celle de Proust à sa traduction de Ruskin (1904), c’est à une petite histoire de la critique française du siècle tant théorique qu’institutionnelle, que nous convie l’auteur de la série des Figures. Autour de la notion de « thème ». Conclusion inattendue : toute critique est transcendante… conclusion de la conclusion : « la guerre est finie, peut-être ». Dans la bouche d’un tel général en chef, la déclaration est d’importance.
Philippe Sollers : Eloge de l’infini
Gallimard
1098 p, 195 F
ISBN 2-07-076976-3
Gérard de Cortanze : Philippe Sollers ou la volonté de bonheur roman
Editions du chêne, coll Vérité et légendes
276 p,
ISBN 2-84-277-248-2
Après Logiques, Improvisations, Théorie des exceptions, La guerre du gout, un nouvel ensemble d’essais de l’auteur de Paradis (1981). Sur des peintres et des écrivains -on retrouve ici des livres comme L’oeil de Proust, Picasso le héros, Le paradis de Cezanne, Les passions de Francis Bacon-. Mais aussi les interventions sur Diana, Monica ou l’affaire Camus. Et les grands papiers du Monde des livres, ou du Monde tout court : on retrouvera l’article La France moisie. Tous redistribués organisés selon une autre « logique ». Toujours cette conviction historiale, étayée sur Proust et Heidegger, de celui que j’appelerai le Sollers quatrième – celui qui retotalise ce que le second (1968-1983) séparait, ce que le troisième (1983-1992) voulait occulter-, que bibliothèque est un ensemble mouvant qui ignore le temps, le paradis, qui sort du monde… « Ce livre s’adresse aux musiciens de la vie ». Un volume capital. Simultanément, Philippe Sollers patronne la biographie que lui consacre Gérard de Cortanze. Et à qui il a confié une iconographie inédite. Une très classique « bio-graphie » à vrai dire, malgré son titre aragonien, et plus que contradictoire avec ce qui fait la force d’Eloge de l’Infini. Derrière l’homme, il faut s’habituer à trouver une oeuvre et non le contraire, ne cesse d’insister Sollers, voir justement Eloge de l’infini… Au même moment, celui qui se veut « tout entier art » refuse toute explication par une sociologie du champ – qui pourtant doublerait sa pensée proustienne de la bibliothèque : l’exception sera d’autant plus grande d’être montrée en résultante des autres et d’une Histoire intériorisée. Cortanze, en revanche, nous donne la plus classique (ultra-beuvienne) explication de l’oeuvre par le milieu social, la double famille de Bordeaux, l’anglophilie pendant la guerre etc : par « l’enfance »… Contradiction donc à penser entre les deux livres : entre stratégie et tactique, littérature et médias – entre l’adresse aux habiles et la cour faite aux demi-habiles ? Ou tâche aveugle du « plus grand écrivain vivant de sa génération », en même temps catalyseur principal de la vie littéraire française aujourd’hui ? Au même moment, L’imaginaire reprend deux des premiers et plus novateurs romans (à l’articulation de ce que je nomme les deux premières époques) : Nombres, Gallimard L’imaginaire 150 p, 42 F, ISBN 2-07-075742-O. Lois, Gallimard L’imaginaire 150 p, 42 F, ISBN 2-07-075741-2
Vient de Paraître n°7 (décembre 2001)
La Bible (dir de la traduction Frédéric Boyer, Jean-Pierre Prévost, Marc Sevin)
Bayard Presse
3170 p, 295 F
L’infini n° 76 : Coup de Bible
128 p, 90 F
Genèse : « c’était il y a six ans, un matin de l’hiver 1994 », enthousiasmé par une première ébauche des Psaumes traduits par Olivier Cadiot, un jeune romancier catholique (de La consolation, 1991 à Kids, 200O), directeur littéraire de Bayard, Frédéric Boyer, propose à vingt écrivains comme lui publiés chez POL ou amis et alliés français et canadiens de retraduire la Bible. Avec le concours de vingt-sept exegètes. Objectif avoué : échapper au double-bind du style scolaire ou missel (protestante : Segond ?) et de la tradition littéraliste (juive : Chouraqui ?) -dont Klossowski a donné le chef d’oeuvre avec L’énéide, surtout retrouver la polyphonie de ce livre-bibliothèque, composé en trois langues et sur plus de mille ans, dans un idiome, le français, qui n’a jamais connu de King James version, ni de Bible de Luther. Chacun des soixante-treize livres de la Bible est donc l’oeuvre d’un « tandem ». Par exemple : Frédéric Boyer et Jean L’Hour La genèse, Jacques Roubaud et Jean L’Hour Dans le désert (ex Nombres), Florence Delay et Jean Marchadour les Lettres de Jean (ex Evangile de Jean), Jean Echenoz et Pierre Debergé Le livre de Samuel, Pierre Alféri et Jean-Pierre Prévost Livre de Job (ex Job), Marie N’diaye et Aldina da Silva Le livre de Ruth (ex Ruth), Olivier Cadiot et Michel Berder Le poème (ex Cantique des cantiques), etc… A l’arrivée de ce qui prend des allures de quadrature du cercle ? Une réussite évidente coté polyphonie ; coté traduction, le sentiment d’une sorte de juste milieu. Deux choses surtout : cette Bible témoigne de la « mort de Dieu » dans la littérature française (peu importe là, le credo privé -je crois je crois pas- bizarrement avoué, des écrivains-traducteurs), on lit un « grand texte » profane, façon Enéide justement : l’ère d’un Claudel, d’un Bernanos, d’un Klossowski, voire d’un Gide ou d’un Sartre, aujourd’hui d’un Girard ou d’un Sollers… semble révolue ou ignorée. Elle témoigne également de la vitalité d’un des courants de la littérature contemporaine du début des années 90, lui-même composé de plusieurs affluents, qui considère la traduction comme une littérature de plein droit, et la lecture de textes anciens comme génératrice de nouveau.
Boyer parle des « révolutions successives du langage littéraire et poétique du XXe siècle », Cadiot remarque que les Psaumes ressemblent au Mallarmé d’Anatole ou au Reznikoff de Témoignage : j’irai jusqu’à lire cette Bible comme la troisième livraison de la Revue de littérature générale, cette revue née en 1995 (La mécanique lyrique) et qui réalisait une sorte de coup d’état des lieux littéraires (des poètes partaient à l’assaut de la prose avec le concours de romanciers comme Jean Echenoz : le tout premier noyau de traducteurs est à ce propos éloquent : Cadiot, Alféri, Roubaud, Carrère, Echenoz, Novarina)… La « Bible des écrivains » ? entre autres choses, un manifeste à usage interne au moment présent de cette littérature, une tentative de resacraliser la littérature elle-même, face à la Restauration et au Spectacle déferlants depuis la mi-temps des années 80. Dernière minute : dans L’infini de novembre (la Bible Boyer est parue en septembre), l’auteur de Paradis (1981) matérialiste mystique, qui n’a aucun mal à rappeler son antériorité biblique, soutient en polémique la traduction « rythmique » en cours, de l’Ancien Testament par Henri Meschonnic, qui date des Cinq rouleaux (1970) et dont un fragment Gloires (ex Psaumes) est paru en juin chez Desclée de Brouwer, éditeur catholique rival de Bayard (déjà éditeur des essais de traduction de Claudel et des Bibles de Jerusalem et Chouraqui). Une alliance au premier abord surprenante, car Meschonnic a longtemps polémiqué avec Sollers (Le signe et le poème), mais des retrouvailles « théologiques » (« il suffit de sentir que Dieu est le langage en personne ») plus que « littéraires » au sens Bayard (la traduction d’un « texte fondateur de notre culture »). La guerre des Bibles ne fait que (re)commencer dans la littérature française : Desclée annonce d’autres volumes d’Henri Meschonnic pour 2002 : outre un important essai de Meschonnic, L’infini publie un échantillon de son Au commencement : La Genèse.
Anna Boschetti : La poésie partout, Apollinaire homme-époque (1898-1918)
Seuil
348 p, 147, 59 F
On rappelle souvent que le nom même du « surréalisme » fut emprunté par Breton, Soupault et Aragon à la préface des Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Bien moins souvent, et pour cause, que le surréalisme, héritier en celà du romantisme allemand, a comme refermé les questions, voire les plaies, ouvertes par l’auteur de Zone dans le sillage de la « crise de vers » mallarméenne, à la mort de Victor Hugo (1885, qui n’est pas sans rapport avec celle de Dieu…) – de 1898 (disparition de Mallarmé) à 1918 (la sienne propre). Il y a chez André Breton, c’est l’évidence si on le compare à Dada (Mallarmé plus Verdun), une Restauration, à tout le moins une sorte de révolution conservatrice, en tous cas un « parricide » d’Apollinaire. C’est à explorer la révolution Apollinaire que s’emploie Anna Boschetti. « Apollinaire homme-époque », le mot est d’Alberto Savinio, on pourrait dire de la même façon « homme-champ » (Anna Boschetti s’inspire de la sociologie de Bourdieu, une sociologie interne autant qu’externe de l’oeuvre d’art) pour signaler l’interiorisation par Apollinaire de tous les possibles, sa trajectoire, ses stratégies, face à Jules Romains ou à la NRF. « Poésure et peintrie » mélées, antinaturalisme fondamental, conséquences sur tous les genres, bien au-delà de la seule poésie, sur tous les arts bien au-delà de la seule littérature… Au coeur du livre, privilège est donné aux Calligrammes, notamment au premier, Lettre-océan. Et au Poète assassiné.
Grâce à Anna Boschetti, on devrait désormais pouvoir lire autrement la spécificité dans le surréalisme d’un auteur comme Aragon, et penser ensemble toutes les grandes entreprises contestatrices nées dans les bas-côtés du surréalisme, qui ont elles prolongé les questions de Mallarmé et d’Apollinaire : Queneau (Les derniers jours, Odile), Leiris (Glossaire, j’y serre mes gloses), Desnos et Duchamp, le bien mal nommé’surréalisme belge », Cocteau même et sa « poésie de cinéma », plus tard le premier Isou et le tout premier Debord, le dernier Ponge, le second Butor ou l’Oulipo, Denis Roche, Maurice Roche, Roubaud etc. On peut sans risque prédire à La poésie partout, un destin comparable à Sartre et Les temps modernes (1985 -je signalais dans Vient de paraitre 6, le volume d’Ingrid Galster consacré à l’onde de choc de ce précédent livre de Boschetti dans les études sartriennes). A signaler au passage, sur des questions théoriques proches, un recueil d’études rassemblées par Evelyne Pinto : Formalisme et jeu des formes (avec Pascal Durand, Ines Champey, Yves Michaud…) aux Presses de la Sorbonne (2001)
Jean-Pierre Brisset : Oeuvres complètes (édité par Marc Decimo)
Les presses du réel
1320 p, 250 F, ISBN 2-84066-042-3
Marc Decimo : Jean-Pierre Brisset, prince des penseurs, inventeur grammairien et prophète
798 p, 200 F, ISBN 2-84066-043-1
Jules Romains le sacra « prince des penseurs » en 1913, Duchamp collectionnait ses ouvrages, André Breton lui donna une place de choix en 1940 dans l’antipétainiste Anthologie de l’humour noir, Simon Hantai lui dédia une exposition en 1953, Raymond Queneau consacra un article en 1956 dans la revue Bizarre à La théologie génétique de Jean-Pierre Brisset, Michel Foucault écrivit Sept propos sur le septième ange en 1970… pour ne rien dire des héritiers sauvages comme le Leiris du Glossaire, le Lacan de L’une-bévue, le Deleuze de Mille plateaux… : cent fois, dans le siècle vingtième, référence majeure fut faite à ce « fou littéraire », contemporain de Mallarmé et d’Apollinaire (1837-1919), commissaire de surveillance administrative au chemins de fer (la biographie de Marc Decimo reprend en annexes les textes majeurs de la brissetologie). Trois parties organisent ces oeuvres complètes pour la première fois rassemblées : La natation, La Grammaire logique, La science de Dieu. Jean-Pierre Brisset ou un immense avatar du cratylisme, dans une époque dominée par l’héritage d’Hermogène (l’arbitraire du signe, de « l’absente de tous bouquets » et des Calligrammes, à Maurice Blanchot, via le Saussure du Cours ou Roussel), théoricien de l’origine batracienne de l’homme et obsédé sextuel.
Jean Echenoz : Jérome Lindon
Minuit
64 p, 45 F
ISBN 2-7073-1774-8
Sous les allures de l’hommage (convenu) de l’auteur à l’éditeur disparu, de façon plus inattendue (sans précédent ?) sous la couverture étoilée rendue mondialement célèbre par ce dernier (à compter de la publication de Beckett), un petit roman familial de Jean Echenoz à la manière de L’occupation des sols (la mère). Protégé par une exergue tirée du Livre de Samuel (qu’Echenoz a traduit dans la Bible Boyer), un tombeau du père élu (traducteur lui-même de Jonas et grand lecteur secret de la Bible), et un livre plus important qu’il n’y parait. Du 9 janvier 1979, acceptation du premier manuscrit, au 12 avril 2001, annonce du décès, et de « Madeleine » à « Florence » via « Irène » (trois prénoms féminins marquent le passage du temps), sous donc le masque anodin du souvenir, une sorte de « lettre volée » de l’écrivain de Lac… : une histoire de transfert (comme Echenoz, inlassable piéton de Paris, Lindon lui a un jour signalé un graffiti vers Ledru-Rollin : « Venez tous au séminaire de Jacques Lacan »), une affaire de « prénom du père »…
Scènes nodales en effet de ce petit livre : le refus d’Echenoz le fils, de changer de prénom pour la publication, autrement dit le refus d’être baptisé par Lindon ; à l’inverse, des années plus tard, la décision conjointe de s’appeler par leur prénom : « jusque là il n’y avait que mon fils que j’appelais comme ça ». Autrement dit, le fils devient père du père… C’est-à-dire l’héritier symbolique du « vrai » père du père, Samuel Beckett avec lequel il rapporte deux rencontres muettes, forcèment muettes (le nouvel auteur-fondateur des éditions de Minuit ?), et celui qui pour effectuer cette « reprise », doit « gommer » de ces mêmes éditions, le mauvais oncle Robbe-Grillet, peu lu par l’auteur du Méridien de Greenwich, et accusé de ne pas entendre la judéité de Jérôme Lindon. Un oncle qui « reprend » en ce moment-même langue avec ses lecteurs. Avec entre autres, un grand livre de théorie Le voyageur, et des entretiens ou il s’èlève contre la posture « modeste » en littérature ; à rebours, Jérôme Lindon est un manifeste anti-théorique, pour la grammaire (« les virgules, seule divergence esthétique de fond entre nous »). Paradoxe ultime : on l’aura compris, ce roman familial est une merveille de polar oedipien dans la lignée des Gommes…
Michel Houellebecq : Plateforme
Flammarion
372 p, 131, 20 F, ISBN 2-08-068237-7
Trois mois après la parution, sentiment d’arriver après la bataille : tout le monde connait l’argument du livre (soit dit en passant une « extension du domaine de Lanzarote« , le précédent opus). Suite à l’assassinat de son père, un fonctionnaire de la Délégation aux Arts plastiques, fan de Julien Le Pers (Questions pour un champion) et de Capital, investit affectivement puis financièrement dans le tourisme sexuel « avenir du monde », en Thailande puis à Cuba ; en Thailande un attentat islamiste met fin à ses plans et à son amour, il écrit ce livre en attendant la mort (on lira peut-être un jour Houellebecq en regard de Segalen, Claudel ou des romans de Malraux au début du siècle précédent. Après le salut via l’Autre, dialogue Occident-Orient, la perte dans « les autres », rapport Nord-Sud). Les personnages du livre ne lisent pas par hasard Kundera et Perec. A l’envers du libertinage kunderien, comme de la critique perecquienne de la vie quotidienne, Houellebecq « historien du désir » : Plateforme est au tourisme sexuel ce que La Valse aux adieux est à la pilule. « Source de plaisir permanente, disponible, les organes sexuels existent. Le dieu qui a fait notre malheur (…) a également prévu cette forme de compensation faible » (« l’infini à la portée des caniches » disait Céline). Plateforme minimum ressassée par ce lecteur d’Auguste Comte : mutation génétique et fin de la prohibition de l’inceste…
Même impression trois mois après « l’affaire Houellebecq » (en passant : les anciens détracteurs de Renaud Camus furent les plus virulents défenseurs de Houellebecq au nom de la « littérature ») : tout le monde a pu mesurer les dérapages très controlés de l’auteur, assumant dans la presse, les postures racistes de Michel, son personnage-narrateur de « petit blanc ». Le « dernier homme », « cafard » dostoievskien, « mammifère ingénieux », nihilisme intégral, immaturité négative, vous parle. « Dans la plupart des circonstances de ma vie, j’ai été à peu près aussi libre qu’un aspirateur ». C’est là que réside la puissance de la Révolution conservatrice houellebecquienne qui ne cite pas par hasard (bis) Balzac -le Balzac que Robbe-Grillet voue aux gémonies – en exergue : à défaut de parler du « réel », Houellebecq raconte, comme nul autre en France, le monde « contemporain », peep-show, charters, Viagra, supermarchés, talk-shows et art contemporain. Dans sa langue : via Houellebecq, le monde contemporain se chuchote à nos écouteurs. « De plus en plus l’ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport »
Ce rapport au « monde », une comparaison avec le prix Goncourt 1999 le peut éclairer (a-t-on remarqué à quel point le scénario de Plateforme est superposable à celui de Je m’en vais ?), car il inclut aussi le rapport de Houellebecq à la littérature dominante, à la mutation génétique en cours de la littérature : quand le personnage d’Echenoz se replie sur un espace mental, et utilise la plus contemporaine des écritures pour renier le « contemporain » au profit des « vraies valeurs » de l’art « primitif », l’auteur-narrateur-personnage houellebecquien n’hésite pas à aller y voir lui-même (Zola descendant au salon de massage…) et à se compromettre avec lui (Flaubert recopiant Hot vidéo et le Guide du routard…). Les personnages, je le notais, lisent Perec et Kundera, Michel se souvient lui du Club des Cinq et d’Agatha Christie, surtout il lit et recopie des magazines d’entreprise et des best-sellers de plage (Fredéric Forsyth, John Grisham, David G. Balducci), c’est là qu’est le challenge : « Plate forme » assumée (comparaison à faire avec la stratégie du premier Echenoz à la fois proche et inverse). Houellebecq ou l' »extension du domaine de la lutte »… littéraire
Régis Jauffret : Promenade
Verticales
300 p, 110 F, ISBN 2-84335-100-6
Alors que le paysage littéraire hexagonal peut sembler de plus en plus verrouillé entre Révolution conservatrice (tout de même un peu révolutionnaire) et la tenaille littérature du terroir-littérature de voyage (tout de même franchement réactionnaire), depuis huit romans (dont Clémence Picot, Autobiographie, Fragments de la vie des gens), la voix de Régis Jauffret est sûement une des plus singulières. Qu’on pourrait croire issu (via le Perec d’Un homme qui dort ?) de Jean Cayrol et de ce qu’il définissait en 1950 comme « littérature lazaréenne » -en amont (à l’origine ?) du Degré zéro de l’écriture (Barthes, 1953) et de Pour un nouveau roman (Robbe-Grillet, 1962) et de sa critique des « notions périmées ». Je vivrais l’amour des autres, écrivait Jean Cayrol retour des camps : ce pourrait être un titre de rechange pour Promenade, le parcours d’une femme, Elle, lancée au conditionnel et jusqu’à ce que mort s’ensuive, sur « le tapis roulant de l’espèce »… une sorte de biographie de tout le monde.
Portrait de Georges Perec (dir. Paulette Perec)
BNF diffusion Seuil
240 p, 190 F
ISBN 2-7177-2153-3
Voilà Le monde dans la tête (dir. Suzanne Pagé, Béatrice Parent)
Paris Musée
584 p, 295 F
Alain Robbe-Grillet, pourtant brocardé pour son « refus du réel » par le jeune Perec (LG une aventure des années soixante), achève le troisième tome des Romanesques par une litanie de Je me souviens personnels. Reconnaissance de ce que Georges Perec est sûrement le contemporain capital posthume : celui qui comme Barrès, Gide, Sartre… ou Robbe-Grillet, est à un moment donné pour ses pairs, « la littérature en personne ». A cause de la conjonction dans son oeuvre – je renvoie au petit grand livre de Bernard Magné (Vient de paraitre n°) qui en apporte la formule, les « aencrages » et le 11-2-43 – de deux vertiges, formel et historique – qu’on songe à La disparition : sous l’Oulipo (la littérature à l’ère de sa reproductibilité technique), l’anamorphose d' »Auschwitz » (un art de la mémoire). Qui le fait apparaitre soudain au centre de gravité du paysage, en période de reflux de la modernité avec les avant-gardes, et une des rares alternatives à la Restauration et au Spectacle – pas seulement en littérature : dans l’art contemporain.
En cette fin 2001, deux sommes confirment cette place unique de Perec dans la culture française. Ici, sa femme, conservateur à la Bibliothèque Nationale de France, est la maitresse d’oeuvre d’un portrait de l’écrivain. Avec notamment Bernard Magné et Régine Robin. Et Paul Otchakowsky-Laurens. Et cinq oulipiens, plus Paul Virilio, Paul Auster…. Un volume indispensable déjà, pour sa chronique année par année de cent pages, et son iconographie souvent inédite (on regrette juste « l’oubli » de Catherine Binet, la dernière compagne de l’écrivain auteur des Jeux de la comtesse Dollingen de Graz en 1979). Là, un an plus tard, le catalogue de la grande exposition de l’été 2000 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris : Voilà Le monde dans la tête, imaginée par Suzanne Pagé et Béatrice Parent avec Christian Boltanski et Bertrand Lavier sous le signe de Perec. Anticommémoration du passage du siècle, le « je me souviens » de soixante artistes (perecquiens, au moins ou au pire par anticipation, ou par coincidence) : d’August Sander à Hans Peter Feldman, On Kawara ou Gilbert-and-Georges, Fischli et Weiss, Claude Levèque etc… « Archivage, compilation, collection, classement, énumération, enregistrement, accumulation ». En préface, un exercice de mémoire de l’exposition par Pierre Joseph. Hôte des deux livres : Jacques Roubaud, comme l’interface (lui même double : oulipo-mémoire) entre littérature et art contemporains.
Alain Robbe-Grillet : La reprise
Minuit
254 p, 99 F, ISBN 2-7073-1756-X
Le voyageur
Edition établie par Olivier Corpet et Emmanuelle Lambert
Bourgois
552 p, 160 F, ISBN 2-267-01604-4
Critique : Robbe-Grillet (dir. Michel Contat et Philippe Roger)
140 p, 72 F, ISBN 2-7073-1748-9
Magazine littéraire : Alain Robbe-Grillet, la reprise du Nouveau Roman n° 402, octobre 2001
106 p, 35 F
Entretiens avec Benoit Peeters
un double DVD vidéo, 6h15
250 F
Les Impressions nouvelles, diffusion Alterna
« Robbe-Grillet se commémore » titrait Le Monde des livres du 5 octobre 2001. C’est ce qui rend passionnante les publications présentes de et sur le « roi autoproclamé du Nouveau Roman » (Critique). D’être prise dans une opération stratégique de plus grande envergure sur le champ littéraire (on sait que Robbe-Grillet et Bourdieu furent bons lecteurs l’un de l’autre). De la même façon qu’il sut utiliser la célèbre photo de groupe autour de Jerôme Lindon, et retourner l’hostilité d’Emile Henriot comme un levier, pour lancer l' »association de malfaiteurs » du Nouveau Roman (il s’en explique une fois de plus dans les entretiens avec Benoit Peeters, tournés en mai 2001 à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine), il montre aujourd’hui (comme autrement Duras après le Goncourt, ou Sollers avec Femmes) une étonnante analyse en actes, de la situation de l’écrivain condamné à un devenir-patrimoine. Comment ne pas se laisser embaumer ? En se commémorant soi-même, répond « le champion absolu de l’autoréférentialité ». Ici, il invente en partenariat avec l’IMEC, une figure inédite en France, le trésor national vivant à la japonaise, l’écrivain en viager, acheté corps et biens par la Région de Basse-Normandie, qu’il explique dans Le monde du 5 octobre donc, à Michel Contat. Là, il « reprend », » reprise », redistribue (comme Claude Simon avant lui, dans Le jardin des plantes) son oeuvre et ses figures dans La reprise : sous un titre emprunté à Kierkegaard, et au prétexte d’une superposition de voyages à Berlin (1843, novembre 1949), Les gommes (avec le personnage d’Henri Robin, HR ou Ascher) fournissent la galerie des glaces du nouveau labyrinthe. Une démonstration virtuose de « l’ésotériste de lui-même » (Critique)
Au même moment, Le voyageur, Textes, causeries et entretiens 1947-2001, « reprend » Pour un nouveau roman : outre des ensembles Sarraute ou Barthes, à signaler tout particulièrement quatre textes magnifiques d’intelligence critique : Un écrivain non réconcilié (1972), une époustouflante fausse postface à La maison de rendez-vous sur l’art du roman contemporain, Histoire de rats (1973), une réflexion, on ne peut plus actuelle, sur la pornographie, Pour un nouveau cinéma (1982), un manifeste pour l’écran-tableau contre l’écran-fenêtre d’André Bazin et de la Nouvelle vague, Sartre et le Nouveau roman (1986), une des meilleures analyses des « deux Sartre ». Si, genre de l’hommage oblige, le numéro de Critique est plus attendu, on y trouve un extrait d’un scénario à paraitre : C’est Gradiva qui vous appelle. Quant au Magazine littéraire, outre Anne Simonin, Benoit Peeters, Michel Rybalka… on y trouve un choix de lettres au maitre (Sollers, Duras, Leiris, Cocteau) : tout le champ s’incline devant » le dernier des écrivains heureux » (Critique toujours, pastichant curieusement le titre de Barthes sur Voltaire)