2001-1998-1968 : HISTOIRE D’UN TOURNANT
2001 année théorique… Directeur des Editions de Minuit depuis 1947 (secondé par Alain Robbe-Grillet de 1955 à 1984), Jérôme Lindon disparait en avril. Simultanément, responsable d’Apostrophes depuis 1975, puis de Bouillon de Culture depuis 1985, Bernard Pivot fait sa seconde sortie. Il y a là comme un condensé de ce qui s’est joué dans le champ littéraire français de1968 à 1998 : la défaite (provisoire) de ce qu’incarnait le premier (l’autonomie telle qu’avait été inventée au mi-temps du siècle passé, et la modernité) devant la Restauration, (le retour des « grognards et hussards » décrits par Bernard Frank en 1952, nouveaux modèles : les « Laclave » et les « Inrocks » ? [1]), le triomphe exponentiel de ce dont le second fut l’agent (l’hétéronomie totale et le spectacle qui recouvre la Restauration même, une « littérature à l’estomac » d’un genre non prévu par Julien Gracq en 1950). Voudrait-on s’en convaincre qu’il faudrait lire les centaines de pages parues dans la presse, d’hommage du vice à l' »essence de la vertu littéraire » (Echenoz), à l’heroisme du premier [2], et du vice au vice devenu vertu du second, tant les innombrables clones de l’émission repoussent les limites de la soumission du livre au spectacle [3].
Pour le dire autrement : en 1968, l' »écrivain français » se nomme Julien Gracq, sanctifié après sa Littérature à l’estomac, par son refus du prix Goncourt en 1951, plus encore qu’Hervé Bazin, « vipère au poing », conseillé par les enseignants, Boris Vian lu par les élèves, Philippe Sollers par les étudiants, ou le débutant Michel Tournier ; c’est l’époque souvenons-nous ou la culture la plus contemporaine passe en poche (Idées et Poésie-Gallimard, le nouveau roman et le gauchisme en 1O-18, bientôt Folio va apparaitre). En 2001, l’écrivain national s’appelle Frederic Beigbeder, le médien moraliste dans la tradition de Jean-Edern Hallier, animateur télé ferraillant contre la « sous-culture journalistique », parfaitement décrit sous le masque de « Boris Fafner » par Philippe Sollers (Femmes,1983) : il publie sous les applaudissements générals une histoire de la littérature du XXè siècle en forme de commentaire d’un sondage d’opinion : Dernier inventaire avant liquidation : le statut du commandé a remplacé la statue du commandeur.
Trente ans après mai 1968, c’est l’idée même de littérature (la réalité de l’édition, de la critique, de la librairie) qui a changé. A l’instar de Chateaubriand, il faut nous faire à l’idée que, nés dans un monde, nous mourrons dans un autre, au-delà même des mutations du champ littéraire : le champ de ruines du Berlin d’Alain Robbe-Grillet dans La reprise (2001) pourrait être une bonne métaphore. Histoire d’atténuer ou d’aggraver le problème, ne pas oublier que le Retour à l’ordre et le Devenir-spectacle traversent tous les domaines de la culture : de la nouvelle philosophie en 1977 à la « défaite de la pensée » en 1987, via l’art contemporain depuis 1983 etc… ; au coeur de tout celà, la contestation de la Révolution par un François Furet en 1989, sur fond de basculement Est-Ouest – Nord-Sud.
2001 année théorique… la « confusion des lettres » (Michel Crépu) semble à son comble : le principal novateur des années 😯 (du Méridien de Greenwich, 1979 à Nous trois, 1992), Jean Echenoz « s’en est allé » vers le Goncourt en 1999, manquant les noces du « réel » et du « contemporain », laissant à Michel Houellebecq, le soin de faire passer le second pour le premier. L’Académie Française, pourtant sans poids face à la télévision (un Jean D’Ormesson semble plus célèbre pour son appartenance à la seconde) retrouve des prestiges oubliés (Florence Delay élue justement cette année). Aujourd’hui, Minou Drouet s’habille chez Pierre Guyotat, interdit à l’affichage en 1968, comme naguère chez Paul Géraldy et vient confier à l’écran, son refus blanchotien d’y passer. Etc, etc… Une « affaire Renaud Camus » (maillon faible du champ littéraire devenu otage, qui par des propos antisémites de circonstance, cristallise des querelles internes au champ de l’édition et de la presse), n’en finit pas de finir, quand une adaptation au cinéma des Destinées sentimentales suscite la célèbration sans nuances de Jacques Chardonne de Barbezieux et… de Vichy, quand triomphe le Journal 1968-1976 de Paul Morand, à l’antisémitisme quotidien, dont en 1968 le général De Gaulle avait refusé l’entrée à l’Académie Française ; son « cosmopolitisme » tant vanté, dissimule un perpétuel tour du monde des clochers et des clichés, ou les anglaises sont rousses et les allemands disciplinés. Quand la « banque centrale » Gallimard choisit l’album Marcel Aymé pour inaugurer le siècle en Pléiade… Chardonne-Morand : à l’heure du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, cette tenaille semble d’ailleurs emprisonner toute une zone de la littérature française, la vraie, celle qui échapperait à cette nouvelle (médiatique) littérature à l’estomac : les nouveautés d’aujourd’hui seraient au choix, la « littérature de voyage » ancrée à Saint-Malo (de Michel Le Bris le « romantique », à l’exotisme d’Olivier Rolin), et celle du terroir et de l’école de la IIIè République [4]. Paradoxe : on peut s’interroger : à l’automne 2001, Michel Houellebecq (j’écris ces lignes à l’ombre de sa Plate-Forme), le réactionnaire formel, le médiatisé absolu, le romancier à thèse anti-soixante-huitard qui s’élève dans la dernière livraison de la NRF contre « la racaille gauchiste qui a mobilisé le débat intellectuel tout au long du XXè siècle « , n’est-il pas celui qui pose le plus de questions à la littérature (autant qu’ Olivier Cadiot ou Patrick Chamoiseau qui inaugurent 2002) ?
Tout de suite, une précision et deux remarques. Mon intention exclut de parler « pour eux-mêmes » des auteurs et des oeuvres des années 1968-1983-1998-2001 ; il s’agit plutôt de délimiter l’espace littéraire de l’époque d’autant plus qu’il se défait sous nos yeux. Le mot peut sembler faire signe vers Maurice Blanchot, vers un espace idéal et idéel ; mon arrière-pensée va plutôt, outre le premier Barthes, au Pierre Bourdieu des Règles de l’art (Barthes continué, Blanchot « remis sur ses pieds » ?) : à une réflexion en terme de champ littéraire, insécablement esthétique et institutionnel, ou de l’écriture selon le premier Barthes, stratégie formelle dans la bibliothèque et par rapport à l’Histoire. L’espace, autrement dit le temps littéraire : genèse et structure de notre aujourd’hui. Champ sociologique… tout aussi bien magnétique, question d’aimantation réciproque. Julien Gracq : « Les lecteurs lisent avec plaisir à la fois les ouvrages critiques de M. Blanchot qui annoncent l’Apocalypse et les romans de Mme Sagan qui ne la manifestent pas (…) » (Pourquoi la littérature respire mal, 1962). Ces quelques pages en forme de flash-back, parlent de (et sur) cette zone frontière ou une œuvre manifeste sa solidarité ou ses défiances à l’égard de la bibliothèque et de l’Histoire… et de leur intersection, les institutions (édition) qui la porte. Ni de l’intérieur des textes, ni tout à fait du dehors. Il ne saurait de toute manière, en si peu de mots, être question d’évoquer sérieusement des oeuvres qui par définition sont singulières et mériteraient chacune une étude (surtout celles qui sont « plus uniques que d’autres » -ou classer Romain Gary et Albert Cohen, Henri Thomas ou Helène Bessette, François Weyergans, Jean-François Bory et Jean-Luc Benoziglio, Jean Louis Schefer et Daniel Oster, Hubert Lucot ou Pierre Pachet ?). D’autre part, il faut se méfier des fausses évidences de la chronologie comme des suretés illusoires de l’espace littéraire. Les écrivains ne sont pas contemporains selon l’ordre des années, et des générations d’état civil (même si le fait que dans le désert théorique présent, ils se fantasment comme tels, ne peut être sans effet). Ils ne cessent d’inventer leurs ancêtres et leurs précurseurs (on connait le cas limite d’un Lautréamont qui n’a litteralement pas existé pour ses « contemporains »). Et pas seulement les avant-gardes : qu’on songe au mi-temps de notre période, à la réhabilitation d’auteurs vaincus au champ littéraire d’honneur. Et les frontières de la littérature ne cessent de bouger, la hiérarchie des genres mineurs et majeurs est fluctuante, de plus en plus la littérature absorbe le hors littérature, tel Michel Houellebecq écrivant dans le « style » d’Hot vidéo ou du Guide du routard ses scènes les plus vantées.
1968-1983-1998 : on peut décrire ces trente ans, comme une période de changement des repères, instaurés par la modernité canonique de Philippe Sollers en 1968 – le commencement de la fin de Tel Quel – jusqu’à leur ruine, ratifiée par le même en 1983 (Femmes et ses tombeaux de Barthes, Lacan, Althusser – la fin de la fin. J’irai jusqu’à avancer que l’année 83 dure quatre ans : Georges Perec disparait prématurément en 1982, Robbe-Grillet éditeur se retire en 1984, Marguerite Duras et Claude Simon sont proprement canonisés en 1984 et 1985). Puis en 1998 : à la télévision et dans L’infini, Sollers adoube la révolution conservatrice de Houellebecq, son retour à Zola voire au Barrès des Déracinés, et Christine Angot (L’inceste). Philippe Sollers ? Avec Tel Quel (1983) non seulement la dernière avant-garde classique mais surement la fin de toutes les avant-gardes et donc des discours de légitimité qui accompagnaient le roman, peu ou prou depuis un siècle (Balzac), voire la littérature française depuis Du Bellay (Défense et illustration de la langue française, 1549). Ensuite d’autres pensées du nouveau (écrivains de la lecture, des genres mineurs, bathmologues) vont surgir et à leur tour se résorber dans le paysage. Car je le précise : à l’intérieur du champ, je choisis de privilégier le nouveau dans la prose, les conditions de possibilité du nouveau alors que s’évapore, s’est évaporée la « tradition du Nouveau » (Harold Rosenberg). De 1968 à 1998, un espace-temps se défait. Encore plus de 1998 à 2001. En perdant sa colonne vertébrale de 1983 à 1998, le champ littéraire perd ses discours de legitimité. Exclu de chez Gallimard, après n années de bons et loyaux services, Michel Deguy a fait dans Le comité (1988) la chronique sternienne de la chose.Puis de 1998 à 2001 jusqu’à des contours nets. Là, le grand livre-témoin est sûrement Quitter la ville de Christine Angot (2000) : le récit de son irruption dans l’inceste littéraire et le choix (exogamique) de son devenir-média (première phrase : » Je suis cinquième sur la liste de L’express, aujourd’hui 16 septembre « ).
Restauration d’ou déprogrammation, spectacle d’ou cohabitation. Il n’y a plus depuis 1983, puis 1998, à fortiori en 2001, de centre, discours, revue ou éditeur comme il en existait depuis un siècle. Il faut relire Les règles de l’art de Pierre Bourdieu à l’envers… C’est significativement à François Nourissier, président de l’Académie Goncourt, archétype de l’auteur Grasset, et véritable président de cohabitation de la République des Lettres, que Gallimard a confié le texte du symbolique Album 2000 de la Pléiade sur la NRF (l’année d’avant l’album Marcel Aymé…). Vingt-trois ans après 1968, tout peut désormais littéralement advenir sous n’importe quelle couverture… et s’accroit la part de « l’édition sans éditeur » (qui eut elle aussi son héroine : Françoise Verny). Même si POL (fondé en 1984) semble offrir le plus grand spectre, du roman rose vif (Camille Laurens), au nerf même de la littérature (Daniel Oster, Hubert Lucot), via la vieille prose de droite à la Richard Millet, le « best seller de qualité » (Emmanuel Carrère), l’Oulipo (Jacques Jouet, Michèle Grangaud) etc. En quittant Tel quel et Le Seuil pour Gallimard en 1983, Philippe Sollers autour de qui le champ se structurait, a en effet aboli d’un coup les deux légitimités, expérimentation et classicisme. Seule sanction apparente : l’immediateté des medias. Ou la Pléiade : un peu comme la Pologne raillée par Gombrowicz, la France est devenue gros consommateur de centenaires, de Rimbaud à Hugo, d’archives sans oeuvres, de patrimoine. Et de « jeunisme » télégénique (l’écrivain français idéal est celui qui sait faire le mort de son vivant). Hallier ou Yourcenar, Beigbeder ou Char, comme on dit « la bourse ou la vie », seule alternative ? Duras après L’amant, Sollers entre 1983 et aujourd’hui, et Robbe-Grillet fin 2001 : rien ne serait plus interressant de ce point de vue que d’analyser les risques symétriques pris par ces trois protagonistes de la modernité au coeur ce qui peut sembler son reniement : comme des analyses. Duras donnant avec impudeur le tout venant de ses reflexions et de son corps à la société comme on le donne à la science, Sollers au contraire se dissimulant derrière la multiplication calculée des simulacres, Robbe-Grillet inventant en public la position d’écrivain en viager provincial et médiatique s’autocommémorant. D’un autre côté, s’interroger sur les raisons qui font les écrivains faire des disques et des performances (de Pierre Guyotat, à Olivier Cadiot et Pierre Alferi, ou Michel Houellebecq et Christine Angot). L’écrivain français contemporain se meut plus dans l’univers vécu et décrit par Balzac (Illusions perdues) que dans le monde désiré par Flaubert (L’éducation sentimentale).
Corollaire : l’écrivain francais n’est plus un intellectuel total (Sartre, mais aussi Mauriac, ou à l’autre extrémité du champ le Jacques Laurent de Paul et Jean-Paul), plus même spécifique (Raymond Queneau, Claude Simon). A peine compte « l’effort d’art » (Denis Roche) : symptomatique, le petit livre déjà cité de Jean Echenoz en mémoire de Jérome Lindon et sa revendication de modestie théorique (« les virgules, seule divergence esthétique de fond entre nous ») ; ce qu’il condense de la montée en puissance et de l’effacement, de la défaite (faute de théorie, faute de groupe, façon Nouveau Roman et Tel Quel) des trois écritures novatrices des années 7O-8O. Si « le roman pense avec les moyens du roman », comme l’analyse magnifiquement des théoriciens comme René Girard, Gilles Deleuze, Pierre Macherey, Jacques Bouveresse ou Vincent Descombes, les livres de romanciers tel L’art du roman ou Les testaments trahis de Kundera en 198, ne suscite pas le tiers du quart des conflits suscités en 1962 par Robbe-Grillet avec Pour un nouveau roman. En 2001, bien qu’il rassemble des textes majeurs (Un écrivain non réconcilié), Le voyageur ne fait pas débat, pas plus les livres de Philippe Muray, ou de Daniel Oster. Autre face de la déprogrammation (Pascal Quignard) de la littérature : la fin de la critique littéraire telle que l’incarnèrent Maurice Blanchot ou les grands feuilletonnistes comme Pascal Pia, Maurice Nadeau [5], le règne de la « promo » : Elle ou Journal du dimanche sont devenus des supports « littéraires », mieux : les organes du marché, Livres-Hebdo ou Epok, le magazine de la FNAC, je rappelle la métamorphose des Inrockuptibles déjà évoquée, de la période mensuelle à l’évolution sous nos yeux de l’hebdomadaire.
Second corollaire : ici et maintenant, se redéfinit une fois de plus, sur fond de mondialisation, « l’exception française » (née avec la Pléiade), qui fait en 2001, débat à propos du cinéma. Il est sûr que lors de ces années Restauration-Spectacle, perdant sa colonne vertébrale théorique et institutionnelle, la « littérature française », dont le champ fut pour le monde, un modèle, est à ses propres yeux un peu devenue « une littérature étrangère parmi d’autres « . Excellente chose : les littératures « francophones » sont définitivement admises comme autonomes et detachées de l’arbre de la mère patrie, sur le modèle bresilien ou argentin. En prend acte le Dictionnaire Bordas des litteratures de langue francaise qui voit le jour en 1984. Et les littératures etrangères ont désormais autant de chances en France que les francais « de souche » : bien au-delà de la nationalité française conférée par François Mitterrand à Cortazar ou Kundera… Pessoa, Dick, Bernhardt, mais aussi Primo Levi, Tabucchi ou Magris, mais encore Raymond Carver, Philip Roth ou Bret Easton Ellis… ont été adopté en quelques semaines, Danilo Kis était sur le point de l’être à sa mort, quand il avait fallu des années de Lettres nouvelles à un Maurice Nadeau (qui fut l’équivalent de Lindon et de Paulhan pour les auteurs étrangers) pour naturaliser francais un Gombrowicz (un Rabelais polonais). On peut signaler aussi le catalogue Christian Bourgois, ou le phénomène Actes-Sud, des éditeurs comme Rivages ou Le serpent à plumes. Situation absolument inédite : à la « littérature française » (écrivains, éditeurs, critiques) d’utiliser cet appel d’air pour éviter de finir coincée entre roman international prétraduit (prototype Umberto Eco), et conte atavique et scolaire (voire pire : une litterature Amélie Poulain, le second fait par l’autre, la « petite gorgée de bière » brassée à la Foire du livre de Francfort…). Le prix Nobel de littérature fut donné en 2000 au « français » Gao Xingjian qui écrit en chinois. 2001, année théorique… Je nommais Gombrowicz : dans son roman argentin Trans-Atlantique (1947), il inventait la filistrie, ce que Glissant nomme aujourd’hui la créolisation. La défense et illustration de la prose française passe aujourd’hui par une réflexion formelle sur cette dernière
1968-I983 : DE L’ERE DU SOUPCON AU PLAISIR DU TEXTE
De Jean-Paul Sartre à Claude Simon
Prix Nobel de littérature 1985, Claude Simon est revenu, dans son Discours de Stockolm, sur les divergences qui l’opposaient à Jean-Paul Sartre prix Nobel (refusé) en 1964 : « Qu’avez vous à dire demandait Sartre ? autrement dit quel savoir possédez vous? « . Et Claude Simon d’opposer la technique au message et l’écriture et son opacité, à la transparence sartrienne. A un regard retrospectif, les choses apparaissent moins simples.. Tout se passe comme si on ne cessait d’opposer à l’auteur de Qu’est ce que la littérature ?, les propositions sur le roman du Sartre, critique de Faulkner, Dos Passos, Mauriac Camus, Ponge, Jules Renard etc… dans la NRF d’avant guerre, en oubliant que c’est lui qui les a formulées. Situations I à Situations II, et aussi La nausée (avant-guerre) aux Chemins de la liberté (après-guerre). C’est bien plus surement Alain Robbe-Grillet qui dit vrai, quand dans Le miroir qui revient, premier tome de ses Romanesques, il écrit : » Du point de vue de son projet, l’oeuvre de Sartre est un échec. Cependant c’est cet échec qui, aujourd’hui, nous interresse et nous émeut. Voulant être le dernier philosophe, le dernier penseur de la totalité, il aura été en fin de compte l’avant-garde des nouvelles structures de pensée : l’incertitude, la mouvance, le dérapage » (il y revient dans un article du Voyageur en 2001)
On se rappelle la célèbre conclusion de l’article sur François Mauriac : « Un roman est écrit par un homme pour des hommes. Au regard de Dieu qui perce les apparences, sans s’y arreter, il n’est point de roman, il n’est point d’art, puisque l’art vit d’apparences. Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus »: c’est bien ce Sartre là, celui de La Nausée, qui a su penser ce que Nathalie Sarraute a nommé L’ère du soupcon, et dont tous les écrivains du Nouveau Roman sont les héritiers dans leurs oeuvres comme dans leurs discours théoriques (Claude Simon lui même est en phase avec la « temporalité chez Faulkner »). Par une sorte de ruse de l’histoire, via les nouveau romanciers (Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet et sa charge contre les « notions périmées », date de 1962), Sartre qui, après-guerre, ne fut pas un grand novateur, domine le début de notre période, c’est lui qui a imposé les lecons de la modernité. (outre les romanciers étudiés expressément par le critique, Joyce, Proust, Kafka, Céline) et balayé le roman psychologique à la francaise (modèle Adolphe, histoire bien ficelée et coeur humain), ou le si mal nommé roman balzacien (il serait plutôt Zolien). Il faudra un moment à Tel quel pour conquerir l’hégémonie.,imposer d’autres références théoriques, une autre histoire litteraire, d’autres modalités du soupcon (entre les deux, un lien sous-estimé : le premier Barthes, qui dans Le degré zéro de l’écriture, ne fait que reformuler sous le nom d' »écriture » alors pensée comme engagement de la forme,les questions de Situations II dans les termes de Situations I)
Gilles Deleuze le note dès 1964 : » Tout passa par Sartre non seulement parce que philosophe, il avait un génie de la totalisation, mais parce qu’il savait inventer le nouveau « . Sans Sartre, une oeuvre comme celle de Claude Simon aurait sûrement attendue des décennies pour être reconnue. A l’inverse, l’ influence (à supposer que le mot veuille dire quelque chose) directe du philosophe-écrivain est faible, hors de ses proches (Violette Leduc, André Gorz), sinon peut-être chez un jeune romancier de L’extase matérielle, qui fait littéralement irruption en 1963 avec Le procès verbal, une sorte de Nausée solaire, et qui multipliera les livres importants (du Déluge à La guerre) jusqu’ à sa conversion au debut des années 7O (Désert) à une inspiration très conventionnelle (à la Saint-Exupéry). J-M-G Le Clézio dont on peut relire la préface existentielle de La fièvre : » La poèsie, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne, ou presque. Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? Il ne reste plus que l’écriture « . Fiction et Cie dira Denis Roche en 1973. Comme est faible, dans ces années là, hors théatre, hors la revue Minuit, et hors du statut… de statue du commandeur, le poids de Samuel Beckett, prix Nobel de littérature en 1969 (à mi-parcours de Sartre et Simon)
Le pacte autobiographique
Si, laissant provisoirement de coté les écrivains qui sont proprement de cette époque (1968-2001) qui nous occupe (de Sollers et Perec à Houellebecq ou Cadiot via Modiano, Quignard ou Echenoz), nous examinons de bien avant Sartre aux « nouveaux romanciers », la trajectoire des écrivains des décennies qui précèdent, une constante apparait : le souci auto-bio-graphique (à la Leiris) ou autofictionnel (à la Proust) -dont la chute dans le domaine public -la masse de travaux qui l’accompagnent, le passage à la critique génétique de nombres d’anciens structuralistes, est un des évènements de ces années. Sans même invoquer le Malraux des Antimémoires et de La corde et les souris. 1968 voit paraitre de superbes Ecrits intimes posthumes de Roger Vailland, Michel Leiris donne en 1966 et 1976 les deux derniers tomes de La regle du jeu (on en retrouve la trace inattendue récemment chez le Nourissier d’A défaut de génie, 2000) puis Le ruban au cou d’Olympia et Langage tangage, Jean Genet signe quasi à l’instant de sa mort un Captif amoureux, digne de Chateaubriand, Henri Thomas nous livre avec Une saison volée, les débuts du Collège de Pataphysique et Le poison des images, Raymond Queneau avec Les fleurs bleues une fable psychanalytique. Jean Cayrol se demande Il etait une fois Jean Cayrol (198), Pierre Klossowski après Les lois de l’hospitalité nous fait de plus en plus les hotes de sa relation à Roberte, Louis Calaferte publie ses carnets, Louis René des Forets s’engage dans une entreprise qu’il decrit comme sans fin sur les épiphanies d’une existence : Ostinato (199 ).
Là encore, domination de Sartre. La question, issue selon mille médiations de la mort de Dieu (qui n’était pas un romancier) à la fin du siècle précédent, qu’il s’est à lui-même adressé dans Les mots (et dans le corpus massifs des entretiens de la fin de sa vie), qu’il pose à l’orée de son gigantesque et ultime opus L’idiot de la famille : « Que peut on savoir d’un homme aujourd’hui? « , est celle de ces trente ans, comme une basse continue qu’on retrouvera – sous le rapport des écritures à l’histoire de la bibliothèque comme à l’Histoire tout court – dans les « vies brèves » des uns, les « autobiographèmes » de l’autre, les « identités rapprochées multiples » de Sollers, le Journal roi de Renaud Camus ou dans « sujet Angot » etc… Même problématique chez les romanciers de « l’ère du soupcon », qui sont passés au tournant de 1968 par une période « formaliste » (tentative de fédération par Jean Ricardou, colloques de Cerisy) : après une phase ludique qui le voit jouer avec les stéréotypes, Alain Robbe Grillet publie les Romanesques, autobiographiques (Le miroir qui revient et Angelique ou l’enchantement, Les derniers jours de Corinthe), Nathalie Sarraute nous livre son Enfance, Robert Pinget s’invente en quatre volumes un double, Monsieur Songe, à qui il fait tenir ses carnets, enfin Marguerite Duras avec L’amant remonte à la source de son imaginaire. Elle livre ensuite divers volumes dont le materiau vient de sa vie : La douleur autour du retour de Robert Antelme de Buchenwald, La vie materielle puis déborde la littérature, mettant au point un modèle social d’écrivain, dont Annie Ernaux ou Christine Angot se souviennent aujourd’hui. Claude Simon revient en spirale sur ses premiers livres avec Les géorgiques, L’acacia, Le jardin des plantes. Mémoire et avant-mémoire. Evidemment, on peut y adjoindre le Roland Barthes par Roland Barthes, des Fragments d’un discours amoureux ou de La chambre claire, théoricien du « biographème » en préface de Sade Fourier Loyola.
On a souvent voulu voir dans ces livres, un reniement de « l’ère du soupcon », de son refus de l’anecdote et des securités de l’identité du personnage, une version chic du vieux « roman à clefs », on l’a confondu avec la vague des confessions médiatiques. J’inclinerai plutot à y voir, comme Robbe-Grillet ne cesse d’y insister, une facon de porter plus avant ce soupçon, sur ce qui reste quand on a tout déconstruit : la personne sociale de l’auteur, le titulaire de l’état civil, le moi. Après avoir interrogé le personnage, tous jouent avec le « pacte autobiographique » (Philippe Lejeune [6]), avec les paradoxes de l' »autofiction » (Serge Doubrovsky [7]). Sous cet angle, les plus radicaux sont, en amont de Sartre, des enfants de Valéry, qui ont appris à lire dans Monsieur Teste et les Cahiers : Pierre Pachet, Jean-Louis Schefer. Daniel Oster surtout, disparu prématurément en 1999, qui multiplie les faux écrits intimes d’écrivain : Dans l’intervalle, Stéphane, La gloire, Rangements. Tirant jusqu’à leurs termes, comme seuls les écrivains d’Europe Centrale – Musil, Wittgenstein – ou un Pierre Bourdieu théoricien de « l’illusion biographique » – les conséquences existentielles de la mort de Dieu
Vie et mort de Tel Quel
A l’exception d’Aragon (Blanche ou l’oubli, La mise à mort, Theatre roman, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, La défense de l’infini, l’immense inédit posthume en 1986 qui inclut Le con d’Irène) qui l’a accompagné dans ses livres, et dans les Lettres francaises qu’il dirige jusqu’en 1972 [8], on peut avancer que les parcours des grands prosateurs que je mentionnais, n’ont pas été sensiblement infléchis par la jeune litterature du temps. Littérature du temps ? Je veux dire Tel quel qui dure de 1960 à 1983 et qui determine et surtout, mot d’époque, surdetermine toute l’évolution du roman francais jusqu’à 1998 surement. Et l’oeuvre de Philippe Sollers. Plus que du Nouveau roman auquel l’apparente une filiation immediate [9], Tel quel reprend, répéte en les métamorphosant, rejoue plutot les ambitions du surréalisme (même si Andre Breton qui meurt en I966 avait, fidèle à Valéry, condamné le roman) -Michel Foucault le remarque dès le début lors d’un colloque de Cerisy – qui lui-même rejouait contre Mallarmé ou Apollinaire, le romantisme allemand. Dans sa structure d’abord : groupe, chef de file, revue, éditeur unique. Dans son programme d’une Theorie d’ensemble (1966 : » Une théorie d’ensemble pensée à partir de la pratique de l’écriture demande à etre élaborée »). En témoigne le sous-titre de la revue à compter de 1966 : litterature, philosophie, science politique. Impossible de rentrer ici dans les étapes successives, mais il y a toujours eu des alliances avec philosophes Althusser et Lacan (Marx et Freud), Derrida (Heidegger), et théoriciens de la littérature (Roland Barthes figure de proue de la Nouvelle Critique, et qui avait accompagné le Nouveau Roman, surtout Alain Robbe-Grillet, Julia Kristeva, introductrice avec Tzvetan Todorov des formalistes russes en France). Dissimulées par d’autres alliances, politiques : le PCF puis les maoistes autour de mai 68 dans une première phase de radicalisation progressive ou le texte et le monde semblent pouvoir se confondre, puis avec la droite giscardienne après 1974 quand il est clair qu’il n’en ai rien. Projet : changer le monde et la vie. Surtout la littérature, pensée avec Jacques Derrida comme « écriture textuelle », plus souterrainement avec Heidegger, encore plus dans la seconde phase, celle du désengagement politique. Acmé : Le plaisir du texte, théorisé par Barthes en 1973 comme une nouvelle possibilité d’écriture aurait dit le Barthes de 1953 ; loin du simple congédiement des « notions périmées » du vieux roman, c’est la langue elle-même qu’il s’agit de toucher, par le texte de jouissance opposé au texte de plaisir – ce au moment où la dissociation s’opère entre une expérience mystique de la littérature ( H, Paradis publié en feuilleton dans la revue ) et des engagements séculiers successifs (qu’il ne faudrait, j’y reviendrai, pas confondre avec le « maoisme » ou le « christianisme » de Sollers).
A défaut, 1968 est la cassure, de changer le monde, et la vie, le groupe Tel quel non seulement a produit des oeuvres de premier plan (tous les livres de Philippe Sollers, la suite « poétique » de Denis Roche que réunira La poésie est inadmissible donc elle n’existe pas, Compact de Maurice Roche, Pierre Guyotat dans les marges : Tombeau pour cinq cent mille soldats, Eden, eden eden ) et aussi (surtout ?) bouleversé la bibliothèque dans la continuité du surréalisme (Lautréamont, Sade : interdit encore dans les années 6O, il est entré dans La Pléiade) du Nouveau roman (Joyce), mais aussi Artaud et Bataille (tous deux passés, via un mémorable colloque de Cerisy en 1973, de la clandestinité aux Oeuvres Complètes), ou même fait lire dès 196O, des contemporains immediats comme Pierre Klossovski ou Francis Ponge. A noter enfin que chaque étape, chaque virage du groupe Tel Quel, qu’il soit littéraire ou politique ou littéraire-et-politique, a comme génèré un autre groupe dissident, une autre revue, un autre chef de file : on peut énumerer à des degrés divers de dépendance, les revues Digraphe de Jean Ristat – qui mixe Aragon et Derrida – ou Change de Jean-Pierre Faye – dominé par Jacques Roubaud, on en peut retrouver des traces dans l’actuelle Revue de littérature générale, Minuit dirigé par Mathieu Lindon (Savitzkaya, Guibert, on y trouve les toutes premières publications d’Echenoz) ou les éditions Des Femmes (Cixous). Egalement, les collections Textes-Flammarion qui deviendra POL après un passage chez Hachette, ou, déjà nommée, Fiction et Cie de Denis Roche (qui mêle auteurs français et étrangers), qui demeurent aujourd’hui encore des laboratoires du nouveau.
1983-1998 : MENARD DON QUICHOTTE BORGES : AU DELA DU SOUPCON
Du Chemin aux Brèves littérature
1968, mai : » Printemps rouge » (Sollers) En avril, il a publié deux livres Nombres et Logiques, un roman, un recueil d’essais ou il noue tous les fils de « l’expérience des limites » qu’il entend poursuivre (« elle se trouve nécessairement du coté de l’action revolutionnaire en cours », chaque section de Nombres se clot sur un idéogramme chinois) et trace le « programme » d’une histoire « textuelle »., scandée par des œuvres de rupture (Dante, Sade, Mallarmé-Lautréamont, Artaud-Bataille). Jamais il n’été aussi loin dans la fusion (imaginaire) de l’Histoire et de la littérature. J’ai l’ intuition que la (première) scène primitive de notre présent eut lieu là, quand donc Philippe Sollers assigna à la littérature de « sortir de la scène représentative » -bien au-delà des jeux du Nouveau Roman avec le récit – pour inclure dans la langue, le « réel historique constamment actif ». On sait qu’après mai, le monde a continué son cours, sans se fondre dans les avancées de la bibliothèque… Ce qui se passe alors est, toutes proportions gardées, comparable à l’implosion de la philosophie de Hegel après sa mort en 1831. La célèbre fiction de Jorge-Luis Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, les trois personnages théoriques qu’elle nous prète, nous permet d’y voir plus clair.
Mai 68 : plus discrètement, au Chemin, est paru le premier roman de Michel Chaillou Jonathamour une rêverie sur le roman d’aventures à la Stevenson. Le Chemin ? une collection dirigée chez Gallimard par Georges Lambrichs qui compte alors dans ses rangs Klossowski, Le Clezio, Butor, Guyotat, Starobinski, le Raymond Roussel de Michel Foucault ou un poète comme Michel Deguy, tous marginaux des diverses modernités. Une revue, les Cahiers du Chemin, qui dure de 1967 à 1977 et qui constitue une sorte d’extrème gauche esthetique de la vieille NRF (qui sombre après le décès de Paulhan dans le plus total académisme dont on atteindra le fonds, avec l’affaire des « moins-que-rien » en 199 ), tout en étant plus flaneuse que Tel Quel. Il ne me semble pas exagéré de dire que c’est là, dans cette nébuleuse sans chef de file, que s’élabore dans les années 7O et 8O, l’une des trois sorties francaises de l’hegelianisme des avant-gardes.
Au chemin, pas de « théorie « , pas de « progressisme » Mais la conviction, que là ou il y a une langue, il y a de » l’extrème contemporain, » (Chaillou) et aussi qu’il n’y a pas nécessairement contradiction entre le soupçon sur le récit exploré par le Nouveau roman ou le travail sur la langue qu’expérimente Tel Quel, et le fait de proposer un monde et des « récits ».Il ne s’agit pas de faire « marche arrière », de régresser vers une « innocence » qu’aucune littérature ne connait, mais de réouvrir l’histoire des formes. De retrouver d’autres lignes de légitimités, d’autres longueurs d’onde, de raviver d’anciennes généalogies pour inventer [10]. Après Jonathamour, Chaillou traversera le vers classique (Collège Vaserman), l’Astrée d’Honoré d’Urfé(Le sentiment géographique) ou Montaigne (Domestique chez Montaigne), de nouveau le roman d’aventure (La vindicte du sourd), puis Pouchkine (La rue du capitaine Olchanski,roman russe). etc. Son manifeste pourrait être La petite vertu, une « anthologie de la prose courante sous la régence », dont pas un mot n’est de lui… Autant que Chaillou, Pascal Quignard (derrière le brouillage du à deux romans à succès et à des scénarios et malgré son actuelle « yourcenarisation » précoce…) pourrait dans la durée, personnifier cette facon collective de faire son lit dans la langue des autres. De ses premiers travaux sur Maurice Scève, Sacher-Masoch ou Lycophron en 1968, dès son Lecteur, jusqu’à ses récents romans qui mêlent Port-Royal, le Japon médiéval et la Rome d’Auguste (Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Albucius, Tous les matins du monde). »J’écris pour être lu en 164O » : sa devise, clin d’oeil à Stendhal plus qu’au Flaubert de la modernité, dit bien cette histoire infinie dans laquelle se situent ces auteurs. Comme l’inconscient selon Freud, la littérature ignore le temps. Et dédaigne le siècle XIXè. Surtout: dans les huit volumes des Petits traités, d’où cette sentence est tirée, Quignard a reinventé, sur le modèle des vies brèves de John Aubrey, anglais du XVIIè siècle puis Marcel Schwob – mais tout autant après Voragine ou Vasari, et avec Michel Foucault – le genre de la « vie brève », un genre qui pourrait bien être l’un des grands apports formels de ces gens à la littérature. Melle de Scudery, Spinoza, Littré, Longin,… dix autres : sur chacun, Quignard assemble ce que Barthes en 1971, dans Sade Fourier Loyola, nommait des « biographèmes », détails, gouts, inflexions, « dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin » : à des années – lumières du Nouveau Roman, dans une étonnante proximité poétique à la sociologie de Bourdieu et à son refus de « l’illusion biographique », il s’agit de faire sentir l’énigme de « tout destin », l’unité problématique de chaque existence, la multiplicité trouée de toute singularité. Importance capitale, à ce propos, de Pierre Michon, de l’autobiographie perpendiculaire des Vies minuscules, comme des biographies obliques qui suivirent : Vie de Joseph Roulin, Maitres et serviteurs, surtout Rimbaud le fils. Et de Patrick Mauriès et des livres du Promeneur, petite maison d’édition, depuis intégrée chez Gallimard, qui de cette esthétique a fait un projet éditorial.
A cet au delà du soupcon, on peut évidemment rattacher des poètes : Jacques Roubaud, scribe contemporain de la matière de Bretagne, des Troubadours et des surréalistes, théoricien-historien de la poésie française (La vieillesse d’Alexandre, La fleur inverse, Soleil du soleil), Michel Deguy et son Tombeau de Du Bellay, Jude Stefan poète latin, ou le « néoclassique » Jean Ristat, des romanciers, des essayistes tel Gerard Macé, ou un peu Pierre Pachet, etc… Florence Delay parlant de Robert Desnos, formule ce qui pourrait être, autant que celle de Quignard, leur devise partagée : « J’appelle moderne ce qui me coupe le souffle et ancien ce qui me le donne » dit-elle… Son aie aie de la Corne de brume (1975) est un roman d’amour courtois qui se déroule dans le quartier du Sentier à Paris, lors des élections présidentielles de 1974. Le titre renvoie au flamenco. et la composition à Gertrude Stein. L’insucces de la fête (198O) dissimule anamorphiquement un manifeste moderne dans la relation fiévreuse de quatre jours du poète de La Pléiade Jodelle.. A compter de 199O, Chaillou dirige chez Hatier les Brèves de la littérature francaise, une histoire qui sera exclusivement l’œuvre d’écrivains. « Une sorte de roman dont les auteurs sont les personnages, les œuvres la conversation éternelle », Sainte Beuve et Contre -Sainte- Beuve reconciliés dans une sorte de sociologie poétique (Petit guide pedestre de la littérature du XVIIè siècle). Une vingtaine de titre paraissent avant que l’éditeur n’interrompe la collection. S’il fallait à ces écrivains, qui sont « de la lecture « comme ceux de Tel Quel le furent « de l’écriture », un saint patron, ce serait sans hésitation, Pierre Ménard, le héros de la celèbre « fiction « de Borges,qui, à coté de son œuvre visible, réécrit le Quichotte à l’identique au vingtième siècle.Pierre Ménard pour qui l’ancien est l’avenir du nouveau: réécrire le Quichotte dans un autre champ, selon une énonciation différente, revient à composer un livre neuf, qui dit autrement le monde.
De Manchette à Echenoz
1968 : pourquoi ne pas hisser le drapeau rouge sur la Série noire ? Tandis que Tel Quel répète l’expérience surréaliste de l’impossibilité historique de la liaison entre une littérature autonome à l’extrême,et l ‘introuvable révolution sociale, une seconde manière pour les écrivains, de se situer « au delà du soupcon « commence, qui va parvenir à pleine maturité aux alentours de la charnière de 1983, lorsque c’est le champ littéraire tout entier qui explose : dans l’apesanteur theorique se mettent à flotter ensemble, comme des monnaies ou des épaves, littérature de recherche et culture de grande consommation. Les protagonistes de cette seconde voie sont les écrivains du « néopolar ». Héritiers de Leo Malet, le père de Nestor Burma, compagnon de route des surréalistes, peintre de Paris-un roman par arrondissement -, plus que de Georges Simenon, ils le sont surtout des américains, Dashiell Hammet ou Raymond Chandler. Les stéréotypes du genre leur paraissent pouvoir être reinvestis pour raconter et dénoncer un capitalisme à l’agonie (nous sommes dans les années Pompidou-Cause du peuple. Ils sont les contemporains exacts du journal Libération), puis l’histoire enfouie, dissimulée, honteuse de la France contemporaine, les « trois placards » (dira Sollers) : Vichy, Algérie, mai 1968.
Le plus important de ces auteurs est imbibé de situationnisme (O dingos, o chateaux), a réfléchi sur le terrorisme (Nada), et s’appelle Jean- Patrick Manchette, ses meilleurs livres : Fatale, Le petit bleu de la cote Ouest, la position du tireur couché… En 1976, Manchette cesse de publier se consacre à des travaux de traducteur (Robert Littell, Ross Thomas) et de critique et théoricien du genre (Chroniques). Très vite, le rayon initié par Manchette dans la bibliothèque se divise en deux : ici des écrivains qui maintiennent l’intention politique de départ mais dont la littérature n’est jamais la question : au premier rang, Didier Daeninckx et son obsession des « trois placards », qu’incarne un personnage comme Papon (Meurtres pour mémoire) ou Thierry Jonquet hanté par la Shoah et l’histoire du communisme (Les orpailleurs, Rouge c’est la vie, Du passé faisons table rase) ; de l’autre côté, on peut surement classer les livres de René Beletto ( Revenant de la recherche au roman populaire), mais nul doute qu’à lui tout seul et avec ses quatre premiers romans [11], Jean Echenoz, qui a donné ses premiers textes à la revue Minuit, est le romancier de cette seconde voie (sacré par Le Monde, « romancier des années 😯 »). Dans le sillage de l’auteur du Petit bleu, qui l’adoube d’ailleurs à l’occasion de Cherokee, il s’impose à première vue comme le maitre du polar parodique, de l’aventure ludique(L’équipée malaise) du roman d’espionnage detourné(Lac), du « malaise dans la fiction » : un air de soupcon, une allure de second degré et de n’en penser pas moins -l’impératif critique maintenu, intégré- tout en racontant à nouveau les histoires très compliquées., très inachevées, très enchevétrées, de la vie contemporaine. Mais à la difference de Manchette, son propos n’est pas politique, et sa politique littéraire, (sa stratégie)fort dissemblable : en guerre contre les genres majeurs, la légitimité des avant-gardes (qu’il cite et connait très bien)et leur complicité avec l’ordre du monde, Manchette se tournait vers le populaire et le dominé. Chez Echenoz, point de hiérarchie.. Dans ses romans d’une complexité formelle et d’une densité de composition -souvent microscopique, poètique-inepuisable, les eclats de culture sont tous sur le même plan comme le sont les débris du monde. Un paragraphe de Lac peut meler souvenirs du Coup de dés et de L’éducation sentimentale, et clichés policiers.. A la limite le polar est l’instrument d’un clacissisme analogue à la regle des trois unités dans la tragedie classique.
On mesure le trajet parcouru : contemporain des jeux de Boris Vian avec les genres mineurs (J’irai cracher sur vos tombes), Sartre se divertissait avec la Série noire, Robbe Grillet la relevait grace à Œdipe (Les gommes), ou la manipulait de haut (La maison de rendez -vous, 1965, Projet pour une revolution à New York,1970), Manchette même etait dans le second degré. Echenoz lui n’est jamais plus malin que son materiau même s’il n’en est pas dupe. Tous les héritages sont presents mais jamais dominés. Tout ce qui permet de vivre, voilà la bibliothèque. Résultat : un réalisme paradoxal qui nait d’une immersion totale, rousselienne dans le langage, les cultures et leurs contraintes. Depuis 1990, cette manière a connu son aboutissement, et sa mise en abyme Après quatre livres qui faisaient le tour de la paralittérature et mettaient au point une écriture virtuose, une littérature « fractale » comme il le disait récemment de Flaubert, Jean Echenoz publie en 1992, Nous trois, « second premier roman », redémarrage à zéro – le zero quasi-pascalien de vies prises entre tremblement de terre et voyage interplanétaire. Nouveau tournant en 1999, avec Je m’en vais : à travers l’histoire d’un galeriste choisissant les valeurs sûres de l’art « primitif », surprenant retournement de la plus contemporaine des écritures contre l’art contemporain. En 2001 dans un bref hommage à Jérome Lindon, qui est aussi un anti-traité d’esthétique, Echenoz prend imaginairement la place du père du père (Beckett). C’est vrai que depuis 1983, ils sont légion à pratiquer l’écriture-Echenoz aux éditions de Minuit ou ailleurs : Patrick Deville, Alain Sevestre, Patrick Lapeyre, Christian Oster, Christian Gailly, Gérard Gavarry, Eric Laurrent, Tanguy Viel… Sa mise en abyme : en 198, dans un livre de science-fiction qui dit adieu au « ghetto-SF », Antoine Volodine, auteur de quatre livres en Présence du Futur, fait l’éloge polémique et ambigue de la litterature des poubelles contre la littérature dominante, blanche : Lisbonne dernière marge est un puissant « tombeau » des avant-gardes, politiques et littéraires, à scénario terroriste allemand (Baader) et littéraire lusitanien (Pessoa). D’autres livres suivent, qui complexifient la donne jusqu’à Des anges mineurs. Anticipation chez Volodine de ce que, comme naguère le polar, la SF est devenue la littérature « naturaliste » de notre temps d’après la chute du mur, la guerre du Golfe, Internet. Pour qualifier l’écriture de Michel Houellebecq, qui ne dissimule pas sa dette à Lovecraft ou Huxley, Dantec parle de « science-fiction du quotidien ». Exemple justement : Maurice G. Dantec lui-même, ses extraordinaires Racines du mal en Série noire, et ses moins convaincantes prophéties (Théatre des opérations, Laboratoire de catastrophe générale) désormais accueillies dans la collection Blanche. Ou Mehdi Belhaj Kacem et sa revue au titre cronenbergien : EvidenZ. Ou les romanciers de Lignes de risque
On peut trouver la chronique de cette évolution (d’une littérature de genre subversive, à la littérature tout court novatrice quand à son tour la première a fait son temps) dans le rassemblement posthume des Chroniques (1976-1995) de Jean-Patrick Manchette (1996), et son passage à l’acte dans Noces d’or, le livre publié lors du cinquantenaire de la Série Noire : le « code Stéphane » (Mallarmé et sa Pléiade) sert de code clandestin. Pourquoi ne pas baptiser cette attitude, la tendance Don Quichotte ? Les uns partent de la bibliothèque et s’en vont rejoindre le réel, les autres habitent le réel éclaté, aplati, télévisé, de la fin du XXième siècle, éberlués d’être en même temps dans les débris de la bibliothèque. Comme l’hidalgo partait à l’aventure, la tête farcie des romans de chevalerie, ils enfourchent le roman populaire. du temps… « Littérature des poubelles », autre « dépot de savoir et de technique » (Denis Roche)
De Jean Ricardou à Renaud Camus
Pierre Ménard (du neuf avec du vieux) et Don Quichotte (du neuf avec de l’usagé) se croisent chez Jorge Luis Borges : d’autres encore, entreprennent de faire du neuf avec les paradoxes du livre et du monde à la manière de ce dernier. Dans la lignée de Jean Ricardou -à l’apogée de Tel Quel, revenant au Nouveau Roman et tentant de le formaliser et de le féderer dans de mémorables Colloques de Cerisy publiés en 10-18. Et « influençant » les meilleurs livres de Claude Simon, le Robbe-Grillet « non réconcilié » de la postface à La maison de rendez-vous, ou Claude Ollier. Qui à leur tour vont peser sur François Bon déjà cité et la pratique qui est encore la sienne aujourd’hui des « ateliers d’écriture », Alain Nadaud, ses fables borgesiennes étirées et sa revue Quai Voltaire, Marie Redonnet (dès le début, mais aussi à l’époque de ses grands petits livres : Silsie, Nevermore, Candy story). Surtout l’écrivain considérable qu’est Renaud Camus. « A la fin des années 6O si lourdement théoriciennes, le plaisir du texte est apparu comme un grand soulagement. A la fin des années 7O, si pesamment dilettantes, une tentative de théorisation est appréciable à condition qu’elle prenne en compte la réalité du dilettantisme ».
Ami de Roland Barthes qui le promeut et le préface, disciple de Ricardou, il se constitue tout de suite en fils de la littérature : Barnabooth, Bouvard et Pécuchet, Pessoa,.. Dès ses deux premiers livres, qui se donnent pour remplis de citations « tirées d’écrits antérieurs de l’auteur » autant que des grands oeuvres du Nouveau Roman (Simon, Duras). « La representation continue » annonce la bande. Des quatre volumes des Eglogues au milieu des années 7O, une oeuvre de plus de vingt volumes est sortie, qui réssuscite des genres oubliés (miscellanées, élégies, éloges, repertoire), mais aussi le roman historique, pour fantasmer à neuf – sur fond lusitano-centre-européen – l’Histoire et le roman (Roman roi, Roman furieux, Voyageur en automne : un pays, la Caronie, nait d’un récit, un écrivain Odysseus Hanon, nait de ce lieu) et le journal (onze tomes à ce jour, du Journal romain aux Nuits de l’âme : une vie nait d’une écriture). » Un peu d’écriture éloigne du monde, mais beaucoup y ramène ». En marge de l’entreprise : Tricks (1979) qui propose bien après Genet, bien avant Catherine Millet, une nouvelle écriture de l'(homo)sexualité. A Barthes par Barthes, qui l’ a lui-même pris à Pascal, Camus emprunte pour désigner son rapport aux récits et au textes, à toutes les manières du langage déjà là, la « bathmologie », ou « science des échelonnements de langage ». Il lui consacré un traité : Buena vista park (198O) qui, autant que La petite vertu de Chaillou ou les Chroniques de Manchette, est un des plus sûrs manifestes littéraires de ce temps. A proprement parler, Camus est surement le seul auteur français à avoir à l’histoire de la bibliothèque et à l’Histoire tout court, un lien « postmoderne » (très « américain », à la Barth ou Barthelme), qui échappe à l’archive (Quignard) comme à la mélancolie (Echenoz).
On a pu à propos de ces écrivains, parler de « post-modernité ». Oui si on considère Queneau et Nabokov comme les archétypes de la chose. Non, si le mot désigne l’alibi « intellectuel » du roman de consommation, ou l’habit neuf d’une avant-garde retournée : l’histoire aurait fini par finir… en vestiaire ; aucun ne la considère comme tel. A travers ces personnages de Borges, c’est tout simplement « l’héritage décrié de Cervantès » (Milan Kundera L’art du roman) qui revient de trois manières. En 2001, elles se sont a demi évanouies, et à demi dissoutes (dans la… troisième livraison de la Revue de Littérature Générale : la Bible « des écrivains »)
1998-1983 : METAMORPHOSES DE LAZARE : AU DESSOUS DU TEXTE
Réhabilitations
1983 : après la publication en volume de l' »abstrait » Paradis, qui le fut d’abord en feuilleton dans la revue, une longue coulée de langue, Philippe Sollers fait paraitre chez Gallimard un gros roman « figuratif » : Femmes (le premier d’une série de romans-chroniques ; dernier paru Passion simple), saborde Tel Quel et fonde l’Infini. Femmes fait événement par les « tombeaux » qu’on y trouve des grands théoriciens qui ont accompagné Tel Quel : Barthes, Althusser, Lacan. Encore aujourd’hui controversé, ce roman du champ littéraire (fort peu bourdieusien), fait date dans celui-ci, puisqu’il clotûre non seulement vingt-trois ans d’aventure intellectuelle, mais un siècle de liaison des deux fins littéraire et politique, le rêve de Joyce et Lénine se tenant par la main, l’époque « avant-garde » de la modernité… Seconde scène primitive : c »est incontestablement de ce passage de Sollers de l’avant-garde à l’avant scene des médias, et du Seuil à Gallimard, qu’on peut dater les traits du paysage auxquels je faisais allusion au départ. Je renvoie à ce que je disais pour commencer de cette grande année 1983, qui est également celle du prix Médicis attribué à Cherokee de Jean Echenoz et de Roman roi, le livre « caronien » de Renaud Camus. En ce début des années 8O, « hussards et grognards » et… revanchards, s’appuyant sur le Wall street Journal (sic) nous expliquent que la littérature française était definitivement morte de l’ère « glaciaire » (Jean-Paul Aron) traversée et qu’il ne restait plus qu’à se réchauffer au soleil du vrai roman à histoires venu d’ailleurs (c’est le moment ou littératures étrangères arrivent de plein droit dans le champ littéraire français). Dans un champ « déboussolé », tout semble pouvoir arriver (souvenons-nous des allers-retours de Pascal Quignard, ou du passage de Danièle Sallenave de la descendance de Claude Simon à La vie fantôme).
Ces années sans boussole sont également celles d’un face à face aujourd’hui un peu oublié, celui du Tout sur le tout et du rien sur le rien. Le Tout sur le tout : en rééditant, en polémique contre l’état des lieux, ce titre d’Henri Calet, et d’autres écrivains méconnus ou oubliés des années 5O, (Raymond Guerin, Paul Gadenne,…) ou 3O, (l’immense Emmanuel Bove), un petit éditeur (relayé alors dans Le Monde des livres par Raphaël Sorin, qui sera en 1998 chez Flammarion l' »extenseur du domaine de Houellebecq « …) lance la mode des réhabilitations tous azimuts, d’auteurs morts au champ d’honneur littéraire : Gallimard crée la collection L’imaginaire, Grasset Les Cahiers rouges, Albin Michel La bibliothèque Albin Michel etc. Contestable cause (ressentiment), excellent effet (résurrection). Redeviennent contemporains des écrivains oubliés (Paul Léautaud, Alexandre Vialatte, André de Richaud, Jean Reverzy, Jean Forton, Georges Hyvernaud, Eugène Dabit, Pierre Herbart, Irène Nemirovsky… et les vivants Henri Thomas, Béatrice Beck, Louis Calaferte dont on reprend l’érotique Septentrion). Porté paradoxalement par cette vague, on assiste au retour de Bernard Frank, réédité perpétuel, « escroc rentier de sa jeunesse », et, dans ses chroniques, analyste hors pair de la France dite profonde, celle que Sollers nommera « moisie » dans Eloge de l’Infini. Puis c’est la réhabilitation des hussards surtout d’Antoine Blondin, Roger Nimier, Jacques Laurent et de leur rapport à l’Histoire (Anne Simonin l’a bien montré : le « roman historique » est leur écriture, qui permet de la rendre contingente, et de les dédouaner de leur compromissions vichystes). Puis des écrivains de la collaboration : le duo Morand-Chardonne, Cocteau l’était depuis longtemps, bientôt Pierre Drieu La Rochelle (son Journal, des biographies), directeur de la NRF sous l’occupation, ami de Malraux, Paulhan, Aragon, qui pourrait bien un jour figurer le noeud du siècle littéraire français tout entier…
Le rien sur le rien; sous l’invocation emblématique de La littérature et le droit à la mort de Maurice Blanchot, et en symétrie au Tout sur le tout, se developpe toute une modernité négative (j’emprunte le mot à Emmanuel Hocquart qui la disséqué dans la poésie) qui voit la litterature aller inexorablement vers sa fin, soit par épuisement interne (Roger Laporte : Une vie) soit par verdict de l’Histoire :la fiction, sinon l’écriture serait impossible après Auschwitz. Auschwitz ? derrière la littérature, c’est la société française qui fait son anamnèse : de 1975 (Emile Ajar La vie devant soi, Georges Perec W ou le souenir d’enfance, Pierre Goldman : Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France ) à 1985 Claude Lanzman Shoah. Souterrainement, dans ce rapport à l’Histoire, plus qu’au delà du soupçon et bien en dessous du texte, se joue autrement le destin de la prose française. On se rappelle que sa présence dans le texte obsédait le premier Barthes, tant sa matière (Michelet par lui-même), que son inscription à l’insu de l’auteur dans les mots (ce qu’il appele dans la première partie de son oeuvre, je le rappelais, l’écriture en opposition au style). Chez Sartre elle intervient en situation, elle s’absente apparemment du Nouveau roman pris en bloc, Sollers ne la connait qu’historiale (préface à Logiques 1968, préface de La guerre du gout), les « écrivains de la lecture » à travers le filtre des langages et de l’archive. Reste qu’à l’exception de Claude Simon (de la Route des flandres I960 à L’acacia I989), et de Pierre Guyotat (Tombeau pour cinq cent mille soldats I96, Eden, eden, eden) aucun auteur ne semble l’avoir pris à bras le corps, disons banalement comme sujet. Même si elle leste le soupçon (confirmation 2001 : La reprise d’Alain Robbe-Grillet dans les ruines de Berlin)
« Ecrire après Auschwitz »
Le rien sur le rien donc : cette ironie car paradoxalement, il revient à un ecrivain, certes resistant mais qui ne fut pas deporté, qui fut même avant la guerre, puis au début, engagé à l’extreme -droite d’incarner la voix (la voie) lazaréenne dans la litterature francaise. Et de la nier au même instant. Pour dire l’état de l’écriture à son « degré zero « , pour designer la suspension de l’adhesion à l’Histoire, Barthes a recours au mot de blancheur : sans jeu de mot, Maurice Blanchot est l’ecrivain blanc par excellence dans ses romans enigmatiques qui tournent autour de la mort(Thomas l’obscur, L’arrèt de mort, Le très haut, Le dernier homme..)comme dans ses essais sur la litterature, qui répètent l’opération de Heidegger sur Holderlin sous le patronage de Hegel,, la fin de l’art, la mort tapie dans le mot. D’un Hegel devenu imaginairement lecteur de Mallarmé : « Quand je parle, la mort parle en moi « . « Ou va la litterature ? « … »La litterature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition « . Figure totémique de ce courant qui transite à la gauche des Temps modernes par Critique la revue de Georges Bataille (1948) et Les Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau (1953), cet auteur sans visage est le Mister Hyde de la litterature francaise, le double de negativité, la doublure de néant de tous les règnes successifs qui s’y succedent, de Sartre, du Nouveau Roman, de Sollers et Tel Quel. A l’enseigne de la fin se retrouvent d’ailleurs, d’autres écrivains qui n’ont pas connu l’experience concentrationnaire mais la rejoignent par l’extrème des situations ou ils se placent, tous assujettis à une expérience qui n’est pas que formelle : leur œuvre ne peut se lire que dans cette lumière noire. De Georges Bataille (l’érotisme, approbation de la vie jusque dans la mort) à Samuel Beckett, via Louis René des Forets (Le bavard à Pas à pas jusqu’au dernier) ou Pierre Klossowski,…on peut parler d’un veritable collège invisible. Appendice : on peut y adjoindre quelques livres directement issus de l’après-mai 68 : Robert Linhart, (L’établi), Leslie Kaplan (qui dit L’exces l’usine dans une langue creusée qui vient de Blanchot et Duras, avant de trouver son volume propre dans Le pont de Brooklyn) ou Francois Bon (Sortie d’usine) qui évoluera par la suite vers une sorte de naturalisme populiste. Paradoxe dans le paradoxe : plus l’après-guerre se prolonge, plus Blanchot se rapproche de la guerre et des camps sans lequels son extrémisme mallarméen d’origine ne peut pourtant être pleinement compris : c’est seulement après 1968 (1969, L’entretien infini, 197 L’écriture du désastre), en 1983 lors de la réédition du Ressassement éternel qu’il déclare qu' » à quelque date qu’il puisse être écrit, tout récit désormais sera d’avant Auschwitz ». Formule qui joue en France, un rôle analogue à l’interdit en Allemagne attribué à Adorno, et qui connait donc vers 1983 en France, sa fortune nihiliste maximale.
« La fin est là d’ou nous partons », écrivait, à l’inverse, le beaucoup plus méconnu Jean Cayrol : « J’étais un fidèle lecteur de Kafka et puis j’avais des renseignements sur ce qui m’attendait » écrit le romancier catholique qui fut deporté à Mauthausen, dans un livre autobiographique de 1982. Il reformule là autrement ce qui déjà faisait le coeur de son manifeste de 195O : Lazare parmi nous. Dans les textes lazaréens, se croisent et se démultiplient modernité et expérience historique, l’une donnant sa pleine résonnance à l’autre, comme Kafka au camp, ou le camp à Kafka. De facon inattendue, Cayrol cite l’abbé Prevost, (Manon Lescaut) et moins bizarrement L’étranger d’Albert Camus. A l’appui de sa thèse, outre les livres de Cayrol lui -même (de Je vivrais l’amour des autres, prix Renaudot 1947 à ses romans des années 8O, via Les corps étrangers), ou le film Nuit et brouillard qu’il réalise avec Alain Resnais à l’intemporel présent, il faut mentionner les témoignages qui sont beaucoup plus que des « témoignages » de David Rousset Les jours de notre mort, Charlotte Delbo (Le convoi du 21 janvier), ou Robert Antelme L’espèce humaine sur le camp de Buchenwald [12]. L’espèce humaine reajuste la littérature. selon la prévision cayrolienne : au camp « les travestissements d’un style, les parodies, les fausses parures, en un mot le bric à brac romanesque tombaient d’eux même, une œuvre se jugeait comme un homme ». Pour sortir de « Balzac », « Auschwitz » a fait autant que Faulkner ou Joyce. Loin d’interdire, « Auschwitz » contraint à l’invention : voir Perec
Georges Perec
Depuis sa « disparition » prématurée en 1982, la gloire posthume de Georges Perec est en effet sans equivalent, de l’edition savante (le moindre inédit publié et commenté, la croissance exponentielle de la bibliothèque perecquienne) à la culture de masse (Je me souviens, devenu en I989 une sorte de nouveau questionnaire de Proust). Longtemps considéré comme un sociologue flaubertien et humoriste (Les choses en 1965), disciple de Queneau, puis comme le technicien hors pair d’ une sorte de litterature en kit, demontable et remontable à merci,sans ombre ni reste (le puzzle de La vie mode d’emploi en 1978), virtuose du palindrome et du lipogramme, oulipien au carré, tendance Vermot et mots croisés, il a, désormais totalement changé de statut dans la culture hexagonale, à cause des relectures de ses textes au miroir de W ou le souvenir d’enfance (1975). C’est que les quatre zones entre lesquelles il avait coutume de partager son oeuvre (autobiographique, sociologique, romanesque, ludique) sont desormais hierarchisées : l’autobiographie surdetermine les trois autres. W et ses deux niveaux, la fiction et l’impossible exercice de mémoire (W, dans les sous-textes duquel on a pu découvrir des fragments des Corps étrangers de Cayrol) fait figure de microcosme de l’oeuvre.
A l’écrivain « democratique » (Claude Burgelin), qui livre à qui veut les prendre les secrets de sa fabrique, s’est ajouté l’auteur universel, « juif polonais né en France », orphelin pour cause de nazisme qui a trouvé dans le fait s’agripper au petit h de l’alphabet, le moyen ni plus ni moins que de vivre après que soit passé sur son enfance « la grande hache de l’Histoire ». Les plus audacieuses des combinatoires ont été « declenchées » par l’experience intime du vide, du crime et de l’effacement du crime. Tant « la disparition » (le roman sans E) que la Vie mode d’emploi sont à prendre-aussi – au sens fort, et leur force est egalement que, de ce qui les fait etre, elles ne parlent pas. Perec est absolument, en un sens non fortuit un écrivain d’après guerre, d’après le génocide (tout le programme de Perec est d’ailleurs enoncé en clair dans une serie d’articles parus dans Partisans autour de 196O, bien avant Les choses, et consacré à une critique « de gauche » du Nouveau roman » adossé au livre de Robert Antelme). Derrière Roussel, Rousseau. Sous l’Oulipo, l’anamorphose d’Auschwitz. Il revient à Bernard Magné d’avoir à jour les mécanismes exacts de l’articulation des deux vertiges, les aencrages.
Conséquence : à l’heure du décès de l’avant-garde, non seulement Georges Perec rend caduc par son existence même, les lieux communs passés via Maurice Blanchot, dans la doxa cultivée, sur « l’impossibilité d’écrire après Auschwitz », non seulement il rend vain par sa puissance narrative toutes les retours à et les retours de. Il est le prototype, je renvoie à Julien Gracq, de l’auteur qui cumule situation et audience à la fois Jules Romains et Kafka… Mieux : il apparait, aujourd’hui, avec ses moyens propres, contemporain de tous ceux qui ont modelé le paysage de ces trente ans ; avec chacun, il est en intersection : avec Butor, avec Le Chemin il partage outre l’amitié une grande partie de la bibliothèque, avec Jean Echenoz le realisme antinaturaliste qui passe par une folie rousselienne des mots, de Sollers (tout entier style), il semble le négatif (tout entier écriture), etc. Est-ce un pur hasard si Alain Robbe-Grillet, là encore bon témoin, clot le dernier volume de ses Romanesques : Les derniers jours de Corinthe, par le récit d’une anodine rencontre avec Perec, puis apparemment sans raison, par une litanie de « je me souviens ». Post-scriptum de La disparition (1969) : « L’ambition du « Scriptor », son propos, disons son souci constant, fut d’abord d’aboutir à un produit aussi original qu’instructif, à un produit qui aurait, qui pourrait avoir un pouvoir stimulant sur la construction, la narration, l’affabulation, l’action, disons, d’un mot, sur la façon du roman d’aujourd’hui » (…) Le « scriptor » « faconnait (…)un produit prototypal qui (…)abandonnant à tout jamais la psychologisation qui s’alliant à la moralisation constituait pour la plupart l’arc-boutant du bon gout national, ouvrait sur un pouvoir mal connu, un pouvoir dont on avait fait fi (…)l’innovant pouvoir d’un attirail narratif qu’on croyait aboli « . A l’instar de Sartre, et plus que tout autre, de par ce lien unique entre vertige du texte et vertige de l’Histoire, Georges Perec apparait retrospectivement comme le « contemporain capital posthume « de cette période 1968-2001. Son horizon indépassable. Ce n’est pas la moindre surprise en flash-back, la moindre ruse de l’Histoire (littéraire) de ces trente années.
1968-1998-2001 : AU TOURNANT DE L’HISTOIRE
2001, année théorique… Depuis 1998 (Michel Houellebecq : Les particules élémentaires, Christine Angot : L’inceste), donc, l’apesanteur d’un champ désormais sans bords ni centre ; recouvert par la Grande Restauration, qui l’est elle-même par le spectacle, les deux s’unifiant à l’enseigne de ce que Michel Deguy baptise « le culturel ». La vindicte, je la rappelais au début, qui s’exerce dans tous les domaines, contre les « avant-gardes » et la « pensée 68 », la cascade des « retours à » et des « retours de ». La fin de la « tradition du nouveau », la modernité tuée avec les avant-gardes. Les trois « écritures » inaugurées en 1968, et qui ont émergé au grand jour dans l’après 83, marquent le pas pour la même raison qui les a rendus visibles : après un passage par des romans qu’on pourrait dire « mentaux », Jean Echenoz s’en est donc « allé », retournant la plus contemporaine des écritures contre l’art contemporain (le prix du Goncourt ?). Florence Delay a fait son entrée fin 2001, à l’Académie Française au fauteuil de Jean Guitton. Pascal Quignard se « yourcenarise » (Vie secrète, 199) etc… Renaud Camus abandonne toute « bathmologie » pour Maurras et son antisémitisme veillot, passe du Vichy de Larbaud… à son Chamalières natal, celui du Chagrin et la pitié, de l’engendrement imaginaire par les livres à un curieux retour aux origines : d’ou « l’affaire » que j’ai dit… Pire : en lieu et place de ces façons d’inventer, le doublon terroir-« littérature de voyage » que je rappelais, n’est pas sans devoir quelques prestiges à celles-ci. Ici, en effet, certains écrivains de la lecture, prètent la plume à la belle prose triste pour dictées (les noces du Grand Meaulnes, du Petit Prince et de Maurice Blanchot…) qui figure, je le rappelais pour commencer, de plus en plus pour les « vrais lecteurs » l’image de la « vraie littérature » face aux médias corrupteurs… Pierre Michon avec François Bon et Pierre Bergougnioux. De cette « confusion des lettres », de cette cohabitation dans les oeuvres elle-même, un bon symptôme peut être fourni par la tétralogie de Jean Rouaud, prix Goncourt 199, qui a l’histoire de France et le vingtième siècle pour sujet : Les champs d’honneur, Des hommes illustres, Le monde à peu près, Pour vos cadeaux : Maurice Genevoix s’y avance sous le masque de Claude Simon, la plus convenue des mémoires nationales sous les fastes de la plus novatrice des écritures. Là, le « poujado-gauchisme » (amérement diagnostiqué, superbement analysé par Jean-Patrick Manchette dans ses Chroniques, publiées de façons posthume en 199), submerge le néopolar sous les espèces du Poulpe (créé par Jean-Bernard Pouy, pourtant auteur de Nous avons brûlé une sainte). Lequel néo-polar ne feint plus même de se donner les apparences d’une alternative à la littérature légitime : les romanciers passent et repassent les frontières de la « blanche » à la « noire » (Pierre Bourgeade, Tonino Benacquista), la presse la plus conformiste n’en finit pas de célèbrer le cinquantième anniversaire de la Série Noire, fondée par le surréaliste Marcel Duhamel dans l’après-coup de la Libération…. A l’horizon, le cauchemar théorique que j’inventais, ce qui serait la plus saugrenue redéfinition de l’exception française, une littérature Amélie Poulain : Daniel Pennac de Belleville versus Christian Bobin du Creusot, et les nostalgies, pas uniquement formelles, qu’ils incarnent face aux modernités (avant-gardes et « spectacle » ici confondus), brassés à Francfort… et qui faillit advenir lorsque la NRF lança autour de Philippe Delerm, le mouvement des « moins-que-rien « . Rien n’est moins sur : cinq lignes de fuite, cinq écritures peuvent être décelées, et nommées qui laissent entrevoir une autre « évolution littéraire » pour la prose française.
Georges Perec : plus que des clivages proprement esthetiques, internes au champ littéraire, entre l’ancien et le nouveau, on peut se demander en effet, si depuis cette grande année 83, les partages ne sont pas désormais entre cette Restauration – Spectacle, et ce que désigne le nom de Lazare (les écrivains, toutes écritures confondues, qui savent que l’Histoire pose des questions aux formes ). Se demander comme je viens de le faire, si l’anamnèse de la société française sur Vichy-Auschwitz (1975-1985) [13]n’a pas doublé – au sens textile comme au sens automobile…. – l’évolution littéraire (qui allait à rebours). Grâce à Perec, 1945 pourrait avoir remplacé 1968, comme point d’origine de la littérature qui s’avance. Conséquence : la dissociation des deux vertiges que l’auteur de La disparition cumulait : Perec donc Oulipo, Perec donc Modiano. L’Oulipo, « ouvroir de littérature potentielle », créé en 1962 pour explorer les contraintes du langage par Raymond Queneau et François Le Lionnais. L’Oulipo ou « la littérature à l’ère de sa reproductibilité technique » [14]. Inversion temporelle : la gloire de Perec libère le groupe de sa relative marginalité, devrait aussi dissiper aussi ce qui demeure en lui de vélléités « Amélie Poulain » (le côté Marcel Aymé parfois de Queneau… de certains oulipiens surtout). A l’heure du retrait des « modernes » avant-gardes, sa parenté avec l’art contemporain en tant qu’il n’est pas moderne, devient son atout (je renvoie à Voilà Le monde dans la tête, l’immense exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2000, à des artistes entre littérature et art comme Claude Closky ou Valérie Mréjen ). Modiano : l’auteur de cet autre Recherche du Temps perdu, qui va de La place de l’étoile (1968) à Dora Bruder (199 ), l’interlocuteur d’Emmanuel Berl (Interrogatoire), qui passait bizarrement après Lacombe Lucien, pour responsable de la « mode rétro », pourrait être à Vichy ce que Perec est à Auschwitz, le grand écrivain lazaréen d’aujourd’hui (qui rappelait récemment que c’est au Mémorial de Serge Klarsfeld que l’écrivain doit se mesurer, comme naguère Balzac à l’état civil), inventeur d’un art de la mémoire, le centre de gravité de la prose française.
Perec horizon indépassable et Patrick Modiano centre de gravité. Et après ? Philippe Sollers, astre sur l’ horizon et centre de légereté ? En effet, après 1968, lors de l’implosion et de l’évolution que j’ai retracé, le fondateur de Tel Quel s’engage dans un parcours double – et dans le malentendu maximum. De façon visible,dans une trajectoire idéologique qui mène « l’écrivain », le personnage social, de Mao-Tse-Toung à Jean-Paul II, via les Etats Unis, à une apparente adhésion aux méandres de l’ Histoire, à sa forme triviale, l’ actualité.De façon plus secrète, dans une passion d’écriture (de « style »),visant à échapper au « cauchemar » de celle-ci ( H, Paradis), une tentative de renouer le fil des « exceptions ». Sous le grand timonier, la pensée chinoise, derrière le pape, les mystiques chrétiens… La complexe métamorphose de Femmes (1983) fait se rejoindre les deux dans l’ espace de la chronique romanesque ; l’écriture peut sembler désormais soumise aux incartades des frontières du champ et Sollers vouloir y occuper successivement puis simultanément, toutes les positions possibles [15]. Malentendus démultipliés -que désigne la référence nouvelle chez celui que j’appelerai le quatrième Sollers au « jeune hegelien » Guy Debord, théoricien dans l’avant-68, de la « société du spectacle » et au Martin Heidegger comtempteur de la « technique »… Qu’accroissent des livres exotériques (sur Casanova, Denon, Mozart), qui sonnent comme des plaidoyers à la Paul Morand (Fouquet) pour ses engagements séculiers (derniers en date : Balladur, Jospin, Messier), et sa collaboration au Journal du Dimanche. De livre en livre, Sollers se propose de faire advenir les épiphanies du sens et des sens, l’instant physique, dans la trame de l’instantané médiatique qui le nie. L' »expérience intérieure » au coeur de l’universel zapping, un corps qui écrit dans la manipulation génétique générale. Comme naguère le feuilleton du romancier, L’infini publie en ouverture de chaque livraison, son feuilleton de lecteur (La guerre du gout, Eloge de l’infini). La ligne Rimbaud, Proust, Aragon, Céline, Genet… la Pléiade a remplacé la moderne bibliothèque Tel Quel. Comparaison possible avec les stratégies d’images contemporaines d’un Jean-Luc Godard. Antipodes absolues de l’indépendance d’un Georges Perec. Litterature toute dernière marge à renégocier chaque jour.
Ou littérature générale ? Face à Philippe Sollers, et à ce qui fait figure d’ équilibrisme avec « grognards-Laclave et hussards-Inrocks « , et nouvelle « littérature à l’estomac » (Beigbeder), de jeunes poètes la reposent à nouveaux frais.Terrain par excellence du sacré donc de la messe littéraire, la poésie a, souffert, plus et moins à la fois, de la Restauration que la prose. Témoins : Jacques Roubaud le théoricien de La vieillesse d’Alexandre et de La Fleur inverse, et Emmanuel Hocquart (Ma haie, 2001). Avec la Revue de Littérature générale (1995 : La mécanique lyrique, 199 : Digest), Pierre Alferi et Olivier Cadiot poètes passés à la prose, tentent à partir d’elle, un véritable coup d’état des lieux, une reconquète et une recomposition du champ littéraire tout entier : la réunion des prosateurs que je plaçais sous l’enseigne de « Pierre Ménard, Don Quichotte et Borges », Jean Echenoz en tête, et des marges de Tel Quel, et surtout l’ alliance, comme au début du siècle, avec musiciens et artistes aux préoccupations formelles identiques face à la Restauration (Pascal Dusapin, Rodolphe Burger, Alain Bashung, Benoit Delbecq, Kat Onoma : On n’est pas indiens, c’est dommage avec Rodolphe Burger). Un programme qui peut faire signe vers l’itinéraire très singulier d’un Michel Butor ou vers Po&sie le titre-emblème de la revue de Michel Deguy (créée en 197)…. Une autre géographie, une nouvelle autonomie sont peut être en gestation… et temporairement en panne. 2001, année théorique… sous la direction du romancier catholique Frédéric Boyer édité chez POL, une Bible des écrivains a vu le jour chez Bayard, engagée avec Cadiot et Alféri comme noyau dur, et rassemblant autour de ce travail de traduction, nombre d’écrivains, qui peuvent se rattacher aux trois écritures que j’ai inventorié à l’enseigne du Pierre Ménard de Borges. A l’arrivée, la réaffirmation offensive de la traduction comme oeuvre à part entière, mais la Bible devenue donc une sorte de Revue de littérature générale numero 3, l’instrument défensif d’une resacralisation de la littérature face au Spectacle…
2001, année théorique…. mort de Léopold Sedar Senghor, la version sage de la négritude, le rassembleur du puzzle d’une humanité en morceaux, danse nègre et raison hellène…. Et de René Etiemble, le grand comparatiste entre des cultures comparables parce que séparées. A rebours, le prix Goncourt 1992, décerné à l’un des auteurs de l’ Eloge de la créolité (pour Texaco), Patrick Chamoiseau (Biblique des derniers gestes 2002), parachèvait l’autonomisation évoquée des littératures francophones à la manière hispanophone ou lusophone. La « poétique du divers » d’Edouard Glissant (Tout-monde) dont il est l’enfant, anticipe, à rebours du roman international prétraduit (à la Eco), une créolisation de la langue et des formes qui n’est pas sans écho à Paris. Le jour approche où ces écrivains pèseront de tout leur poids sur une « littérature française » en mutation dans l’espace mondial, à l’égal des grands étrangers (pour l’heure, seuls Milan Kundera, tchèque en France, ou Denis Hollier, français des Etats-Unis, l’ont entrevu… dernière minute : Bernard Pivot à son tour un peu, sa nouvelle émission qui prend le relai de Bouillon de culture se nomme Double je ). A ce propos : il serait temps de relire autrement que sous la seule rubrique de la « supercherie », un romancier apparemment traditionnel comme Romain Gary-Emile Ajar ; peut-être commence-t-il une vie posthume de première importance : ses deux Goncourt sous deux identités différentes ne posent pas que des problèmes de théorie littéraire, ne sont que la face visible d’une hétéronymie plus vaste. Celle d’un écrivain français d’Europe Centrale, qui se réclamait de sa « batardise », d’un écrivain de frontière tel que le définit Claudio Magris parlant des romanciers de l’ex-empire des Habsbourg [16]. Un écrivain à la « diaspora dans la tête », soit pour le dire encore autrement le plus exact opposé et d’un écrivain du terroir et d’un écrivain « de voyage », l’anticipation d’une autre « France ».
Je rappelais les disques d’Olivier Cadiot et Pierre Alferi en quête d’alliances transversales. Michel Houellebecq (apparu avec Extension du domaine de la lutte), interprète lui aussi ses poèmes en public, et Christine Angot fait des performances au théatre. Last but not least, ces promoteurs de ce qui semble une révolution conservatrice (portée tout autant par l’ex-centre de la « banque centrale » : la Nouvelle Revue Française de Michel Braudeau que par Les inrockuptibles [17]) pourraient jouer leur rôle dans l’invention du Nouveau. Conservatrice : les formes sont vieilles, fiction ici d’un état de nature de la littérature, stylo à l’épaule du sujet Angot, autofiction façon Dogma (Lars Von Trier), là mixte de naturalisme et d’écriture blanche (un certain Barrès, Anatole France). Révolution : irruption du « réel » contre les académismes et les pastiches d’avant-gardes, même si ce « réel » est confondu, ici, avec une sorte d’état de nature, là avec le « contemporain » (la vie sexuelle à l’ère du supermarché). Si la littérature française est redevenue hétéronome par rapport aux médias, pourquoi ne pas prendre celà comme sujet ? après le roman de l’inceste, Quitter la ville est le roman de la « guerre » d’Angot, « Duras tendance Villemin « , Antigone, contre la famille littéraire incestueuse, le champ, le microcosme qui la rejette. Pourquoi, toujours face aux médias, ne pas étendre le domaine de l’écriture ? Lanzarote, par exemple, le troisième opus houellebecqien (un digest partiel des Particules élémentaires, une esquisse de Plateforme), monologue d’un « petit blanc » (racisme et scientisme ordinaire, positivisme de magazine) en vacances dans une ile volcanique des Canaries, est un « traité du style » autant qu’un « traité du sexe » : Hot vidéo ou le Guide du routard entrent en littérature (on songe à Bouvard et Pécuchet, aux Choses, à une reprise déplacée des stratégies d’écriture d’un Manchette et d’un Echenoz).
2001, année théorique… A l’instar de 1549, année de la Défense et illustration de la langue française de Joachim Du Bellay. Aujourd’hui certes, la question de la langue se pose différement – il n’y aurait d’ailleurs rien de pire que la littérature Amélie Poulain d’une France devenue une réserve d’indiens (on pourrait même imaginer, avec Gao Xingjian, une « littérature française » composée en d’autres langues que le français) : il y a désormais des langues françaises. Mais les enjeux restent strictement les mêmes qu’en cette époque déjà de mondialisation, comme je le rappelais en évoquant la disparition de Jérome Lindon, les seconds adieux de Bernard Pivot : nouveauté, autonomie. Dissipée avec les avant-gardes, les formes classiques de modernité, ce sont elles qui sont en refonte dans chacune des cinq écritures que je viens d’énumérer, et à leur intersection. A suivre…
Notes
[1] Les Laclave : j’emprunte à la Christine Angot de L’inceste, son personnage conceptuel forgé à partir du patronyme d’un homme de lettres ordinaire ; dans les Laclave d’aujourd’hui, on retrouve évidemment les anciens hussards. Pourquoi Les Inrockuptibles dans le rôle structurel qui fut celui des hussards ? : à cause de la conversion de l’hedomadaire -de Michel Rocard à Karl Zéro. A l’abri d’une mémoire convenue de l’Histoire et de la bibliothèque (hommages à Manchette, Daney, Lindon ou Bourdieu) le « ton » est de plus en plus devenu amnésique « générationnel » et second degré, « moderne » façon Canal +
[2] On pourrait tout aussi bien, analyser la stratégie du devenir-patrimoine d’Alain Robbe-Grillet lors de la dernière rentrée, ou, au même moment, Jérome Lindon, le petit roman familial du prix Goncourt 1999
[3] Seuls Philippe Lançon dans Libération et Philippe Muray dans L’atelier du roman, osèrent rompre le consensus, comme naguère l’avait fait Pierre Bourdieu ou Gilles Deleuze analysant la « nouvelle philosophie ».
[4] Je renvoie entre autres au Premier mot de Pierre Bergounioux, paru en… 2001, année théorique… qui sonne comme un manifeste explicite de cette écriture scolaire (dissertation-rédaction) et rurale en expansion dans le « paysage » français. A mille lieux de toute réflexivité.
[5] N’oublions pas que 1966 a vu naitre La Quinzaine littéraire et Le Magazine littéraire, Le Monde des Livres est arrivé très peu de temps après, les Nouvelles littéraires et les Lettres Françaises existent encore. Rappelons-nous aussi des revues comme L’arc ou L’Herne.
[6] Il invente le mot dans un livre décisif de 1975 et se convertira lui-même aux autobiographies anonymes, quand la chose s’éloignera de son attente fort peu déconstructrice
[7] Il est le théoricien du genre qui comble une case laissée vide par Philippe Lejeune, également son praticien qu’on peut estimer moins heureux. A l’inverse, un écrivain comme Hervé Guibert, à l’oeuvre duquel le Sida donne un sens lazaréen, semble en donner une illustration exemplaire
[8] J’abats mon jeu par exemple est un petit livre sur Philippe Sollers
[9] Le parc, second roman de Sollers passe pour tel, et les néoromanciers sont les hôtes des premiers numéros de la revue pour une enquête sur l’état de la littérature
[10] Le contraire, faut-il le préciser, du « roman historique », qui utilise l’histoire comme un décor pour mettre en scène l’éternité des passions humaines. Je renvoie aussi bien à Alexandre Dumas qu’à ses usages contemporains chez Yourcenar ou les hussards (Jacques Laurent alias Cécil Saint-Laurent) par exemple. Le roman historique a paradoxalement le plus souvent pour fonction d’annuler l’Histoire. A rebours, l’usage de l’archive chez les écrivains de la lecture peut être comparé à celui d’un Michel Foucault
[11] Un plus trois : véritable somme par anticipation, Le meridien de Greenwich de 1979 expose comme le programme de l’œuvre ultérieure
[12] Marguerite Duras son épouse d’alors, racontera bien plus tard son retour, dans La douleur
[13] Malgré les récents aveux des bourreaux qui plus que les témoignages des victimes ont amorcées un processus, celle des guerres coloniales n’est pas encore venue dans la culture française
[14] Dans le prolongement des Exercices de style et des 100 000 milliards de poèmes de l’auteur de Chène et chien. On peut lire une histoire personnelle de l’Oulipo dans la toute récente Bibliothèque de Warburg de Jacques Roubaud
[15] Très actif dans le « spectacle », Sollers, baromètre, publie dans L’infini, les auteurs de la Restauration…. Julia Kristeva donne une version romanesque des années Tel Quel dans Les samourais, aussitôt après il suscite au Seuil, une histoire intellectuelle de la revue par Philippe Forest.
[16] « Kafka est lui-même une frontière, les lignes de démarcation et les points de jonction passent à travers son corps qui ressemble à ces lieux géographiques ou s’entrecoupent les zones frontalières de plusieurs états »
[17] On peut y rattacher une foule d’auteurs de Maurice G. Dantec déjà nommé à Vincent Ravalec ou Virginie Despentes
[…] incarner trois voies de sortie de l’hegelianisme des avant-gardes, que je baptise des noms de Don Quichotte, Pierre Ménard et Jorge-Luis Borges. De la même façon qu’existentialisme et structuralisme, s’accordent en moi, Sollers et […]