Khaliastra
revue littéraire Varsovie-Paris
(1922-1924)
traduit du yiddish et annoté sous la direction de Rachel Ertel
Il n’est pas facile de parler de Khaliastra (« la bande »), revue littéraire yiddish dont deux numéros parurent, l’un à Varsovie en 1922, l’autre à Paris en 1924. Parce que c’est toute la perception du « Domaine yiddish » qui est en jeu. Quand il n’est pas purement et simplement effacé, Rachel Ertel rappelle qu’il est, par les juifs eux-mêmes (qu’on songe à Kafka) maintenu dans le « terrier », dans le ghetto du familial, du primitif. Pour tous, il fait figure de réserve indienne, et les écrivains yiddish sont traités en « derniers des Mohicans » bons pour la rubrique témoignage. Alors que Kulbak, Shapiro ou Warszawski doivent être lus égalité avec Platonov, Zamiatine ou Cendrars, et que Khaliastra doit reprendre sa place au cœur des publications futuristes, expressionnistes et surréalistes contemporaines (1924 est la date du premier Manifeste !)
Il est urgent de parler de Khaliastra, quand la présente « révolution-involution » de l’Europe et de ses nations, de 1945 en 1914, et de 1914 en 1848, redonne toute son actualité aux idéaux de la Haskala, les lumières juives, dont la revue est sûrement l’extrême pointe. Il ne s’agit pas d’une affaire judéo-juive. Lorsque (je laisse de côté ce qui se passe là-bas), on peut entendre ici des hommes politiques (de gauche) indexer IF soutien à l’Europe centrale au taux national de francophonie, ou un autre (de droite) exalter les « visages d’Européens » des Baltes, il n’est peut-être pas vain d’insister un peu sur la modernité yiddish « le seul cosmopolitisme réel qui ait ‘ jamais existé » (Rachel Ertel). De rappeler que ce « langage de bègue, corrompu, déformé, répulsif » (Moise Mendelssohn) fut le véhicule de la plus vive des cultures. Dans une très dense étude « Khaliastra et la modernité européenne », Rachel Ertel nous relate la genèse de La bande. On peut, pour résumer, dire que Khaliastra est né d’un enchevêtrement de rencontres. Rencontre de quelques écrivains qui n’ont pas encore trente ans : Peretz Markish de Moscou, Israel Joshua Singer (le frère !) de Bilgoray en Pologne, Uri-Zvi Grinberg de Lemberg, et Melek Ravitch de Vienne puis O. Warszawski à Paris.
Rencontre de ces poètes avec des artistes : Brauner, Chagall, Tchaikov Weintraub… Rencontre à Varsovie (alors capitale « yiddish ») puis à Paris (alors capitale littéraire) des « Yunge » et des « Introspectionnistes » de New York (Avrom Leyeles, Joseph Opatoshu) avec les écrivains de Berlin (où règne l’Expressionnisme) et de Moscou (où le Futurisme domine). « Caisse de résonance des avant-gardes du monde entier et carrefour de la modernité yiddish », Khaliastra fonctionne comme un véritable accélérateur (à entendre comme accélérateur de particules) de l’un par l’autre et de l’autre par l’un. « N’ayant pas indiqué jusqu’à présent la ligne directrice de sa volonté dans la création plastique moderne, – écrit Tchaikov (il faut se souvenir que la création en yiddish est très jeune[1], doit se battre sur tous les fronts et qu’elle brûle les étapes) I ‘artiste juif, en traversant la culture artistique de toutes les nations, en donnera sa synthèse à travers le prisme de son matériau spécifique ». Synthèse nulle part plus puissante que chez Peretz Markish (voir le grand poème Jours de semaine très « français » dans le second numéro), qu’on a pu appeler le « Maiakovski juif » (Apollinaire conviendrait aussi bien) — il rentrera définitivement en URSS en 1926 et mourra fusillé en 1952 — et qui, à lui tout seul, occupe presque la moitié des pages de Khaliastra : manifeste, poèmes, polémiques, notes de lecture.
De ce que les « luftmentch » dansant sur la Tour Eiffel, de Chagall, dansent également sur la couverture du numéro parisien (et du volume édité par Lachenal et Ritter), il ne faudrait pas conclure à l’apesanteur de Khaliastra (même si, au fond du fond… j’y reviendrai). Plus conforme à la tempête qui s’empare du lecteur, le frontispice de la livraison varsovienne : une tête de mort stylisée, due à Itzik Brauner. « Notre mesure n’est point la beauté mais l’horreur, le retournement en nous-même à semblable nécessité et identique résultat, logique et illogique, que l’humaine évolution souffrante et déchainée, que chaque guerre et révolution, et nos nerfs ont été creusés comme des tranchées » proclame le manifeste inaugural, et je ne vois en ce siècle que l’œuvre d’Antonin Artaud qui puisse se comparer en violence immédiate à celle de Markish et de la plupart de ses amis. La comparaison s’arrête là. La violence de Khaliastra se situe aux antipodes d ‘une « expérience intérieure ».
« La conscience juive dans l’art plastique Vient de s’éveiller à l’époque de l’électricité, de la technologie industrielle et du béton armé ». « Ah ! accouplez-vous décuplez-vous grondantes locomotives ! / Et l’une sur l’autre / échauffez-vous le ventre ah taureaux embrasés ! » etc, Il y a dans Khaliastra toute une rhétorique qu’on peut justement appeler « d’époque », commune à tous les « futurismes ». Il y a aussi un culte, lui plus spécifiquement russe (Blok) du « rythme sauvage de la grande steppe russe », et des « cataclysmes » révolutionnaires qu’elle engendre. Les deux échangeant constamment leurs métaphores, nature et mécanique se mêlent pour dire l’histoire. Car la vraie violence est évidemment celle de l’histoire. Et c’est tout aussi évidemment leur expérience de l’histoire, subie plus que choisie, qui donne aux auteurs de Khaliastra leur couleur spécifique dans le spectre de la modernité européenne. Qui a vu « égorger et arracher avec leurs racines des villes et des bourgades juives avec une tranquillité obtuse, comme si on arrachait des betteraves dans un potager », qui Vient des pogroms d ‘Ukraine et d’ailleurs, ne dit pas de la même voix qu’Apollinaire : « Ah dieu que la guerre est jolie ». Qui sait que pogrom et révolution sont « dans la même voiture » (Markish) ne chante pas au même tempo que Maiakovski. C’est cela qui bouleverse, et fait penser, aujourd’hui, dans Khaliastra cette sorte de futurisme noir, pessimiste avec intransigeance. « Sans adhésion » s’intitule un des plus beaux textes de Markish. Oui à toutes les révolutions (politiques, formelles), non à tous les messianismes, nous disent, dans une apparente contradiction, ces deux cahiers de 1922 et 1924. Non aussi au messianisme juif. La moindre des violences n’est pas celle exercée contre soi. Dans des pages inouïes, que n’importe quel lecteur hâtif qualifierait d’antisémites, Markish dit sa colère contre la « cachérisation » et le « business » de la douleur juive dans l’émigration. Il n’y a pas de peuple élu, le malheur n’est pas une valeur, ni la mort[2] Khaliastra est absolument laïque, et rejoint par delà la Haskala, l’inspiration de Spinoza[3]. Seule la vie, « la vie dans sa nudité ». mérite d’être chantée (Melekh Ravitch). On retrouve l’apesanteur et la beauté par delà « l’horreur ».
Il est temps, pour cela aussi, de lire Khaliastra.
Lachenal et Ritter, 308 p.
Notes
[1] Pour cette histoire de la Haskala à Khaliastra et Kafka, voir Régine Robin, L ‘amour du Yiddish, Sorbier 1984, « le » livre sur la question, et Charles Dobzynski, Le miroir d’un peuple, anthologie de la poésie yiddish ; Seuil, 1987 (der. ed.)
[2] Difficile, après le génocide, de ne pas are frappé du caractère « anticipant » de nombre de textes : « Sur le mur pierreux de l’éternité se cogne et saigne l’électritête, tête de fer, tète de fils de fer défaits de ce vingtième siècle forgé dans le feu ».
[3] Tout le Chant au corps humain de Ravitch (Khaliastra I) peut être lu comme un commentaire de la célèbre formule de Spinoza : « On e sait pas e que- peut le corps Y. Cette phrase, aussi, de Markish, relevée dans des Réflexions très « spinozistes » o. « Et qui sait s’il n’y a quelque part dans une sombre cave vouée à l’anathème, un souffleur de verre en train de fondre I rayons d’une nouvelle éthique ? »