50 ans sans E

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[Ce texte est paru originellement dans le journal en ligne En attendant Nadeau, le 24 septembre 2019]

À l’occasion des cinquante ans de La disparition (Gallimard, 1969), plusieurs récentes parutions autour de Georges Perec renouvellent la lecture de ce grand roman du XXe siècle. On en apprend aussi sur l’initiation à l’écriture et la construction de l’œuvre, en particulier aux États-Unis et au sein du champ littéraire français.


Cahier Georges Perec 13, La disparition. Le Castor Astral/Les Venterniers, 256 p., 37 €

Cécile De Bary et Alain Schaffner (dir.), L’Oulipo et les savoirs. Formules n° 21, Presses universitaires du Nouveau Monde

Raoul Delemazure, Une vie dans les mots des autres. Le geste intertextuel dans l’œuvre de Georges Perec. Classiques Garnier, 465 p., 49 €

Jean-Jacques Thomas, Perec en Amérique. Les Impressions Nouvelles, 176 p., 17 €

Hermès Salceda, Clés pour La Disparition de Georges Perec : contrainte, fiction, texte, traduction, mémoire. Brill/Rodopi, 224 p., 94 €

Georges Perec et Jacques Lederer, Cher, très cher, admirable et charmant ami. Correspondance 1956-1961. Editions Sillage, 672 p., 29,50 €


 

En 2017, Georges Perec faisait son entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Au « contemporain capital posthume » à la manière de Barrès ou de Gide, vers qui se tournaient tous les novateurs (Chantal Akerman, Sophie Calle, Michel Houellebecq, harcelant Maurice Nadeau pour qu’il l’édite – le premier Houellebecq étant incontestablement un héritier du Perec des Choses), s’est désormais ajouté un « classique » à la manière de Proust. Depuis sa mort, en 1982, plusieurs étapes ont transformé le « rigoureux-rigolard » (formule de François Morellet, salué à sa mort comme le principal artiste perecquien) n’ayant connu la gloire que deux fois de son vivant (prix Renaudot en 1965 pour Les choses, prix Médicis en 1978 pour La vie mode d’emploi). À la fois écrivain « démocratique » (un astéroïde en 1982, un timbre en 2002, la déferlante des « je me souviens » et des « mode d’emploi ») analysé par Claude Burgelin et écrivain pour écrivains. On peut en dresser la liste : une association dès 1982 et son site aujourd’hui, des Cahiers Perec dès 1985, puis une autre revue, Le cabinet d’amateur. En 1989, Je me souviens, spectacle de Sami Frey cycliste. Trois heures de film de Catherine Binet sur Gaspard Winckler en 1990. Le Cahier des charges de La vie mode d’emploi en 1995. Et les petits volumes au Seuil dans « La Librairie du XXe siècle », dont L.G. Une aventure des années soixante, les Entretiens et conférences (Joseph K, 2003), et enfin les romans de jeunesse (Le condottiere, L’attentat de Sarajevo).

Au cœur de cette métamorphose posthume, dont témoignent différents numéros du Magazine Littéraire et les éditions scolaires de W, deux mutations : Perec non pas « écrivain juif » mais orphelin et enfant caché devenant juif écrivain, tout de suite analysé par Marcel Benabou, son entrée au premier rang de la « littérature en suspens » (Catherine Coquio) d’après la Shoah. Une remarque de Patrick Modiano en 1994 résume tout : « Après la parution du mémorial de Serge Klarsfeld, je me suis senti quelqu’un d’autre. […] Et d’abord, j’ai douté de la littérature. Puisque le principal moteur de celle-ci est souvent la mémoire, il me semblait que le seul livre qu’il fallait écrire, c’était ce mémorial, comme Serge Klarsfeld l’avait fait. Je n’ai pas osé, à l’époque, prendre contact avec lui, ni avec l’écrivain dont l’œuvre est souvent une illustration de ce mémorial, Georges Perec ». Perec, d’autre part, inventeur après Raymond Queneau, rompant avec la modernité surréaliste, d’une littérature contemporaine contemporaine de l’art contemporain : l’exposition Voilà en 2000 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris conçue par Christian Boltanski, Bertrand Lavier et Suzanne Pagé, à laquelle on peut joindre le volume de Jacques Roubaud avec Christian Boltanski Ensemble (Yvon Lambert) ; une autre sur l’art contemporain de Perec au musée des Beaux-Arts de Nantes en 2008, dont les deux pôles étaient Christian Boltanski (auteur de Ce dont ils se souviennent) et François Morellet (auteur de Mais comment taire mes commentaires), suivie d’un Cahier Perec dû à Jean-Luc Joly. Un art contemporain « perecquien » qu’incarne au delà de tout, après Sophie Calle, Valérie Mréjen, Claude Closky… Édouard Levé, artiste et écrivain.

Georges Perec (1966) © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / Studio Harcourt

Depuis longtemps déjà, la bibliothèque perecquienne est plus volumineuse que l’œuvre. Quelques grands livres savants ont accompagné cette renaissance (ceux de Philippe Lejeune, Claude Burgelin, David Bellos, Bernard Magné, Manet von Montfrans, Christelle Reggiani). Suite à cette mutation, plusieurs livres ont paru cette année qui supposent bien connu le Perec posthume et qui incarnent le nouveau statut de l’auteur, tous à la recherche du Perec disparu : le numéro 21 de la revue Formules ; un colloque dirigé par Cécile De Bary et Alain Schaffner, L’Oulipo et les savoirs, un livre qui témoigne de ce qu’entre l’Oulipo et Perec, pour l’heure, les liens sont inversés. Au centre du volume, évidemment, Perec, que commentent Howard Becker et Ivan Jablonka, qui, par un zèle étrange, prête à Perec l’invention de nombreux objets, à commencer par l’étude de la Shoah, alors que Perec enquêtait sur lui-même et sur le « réel », non sur la réalité. Deux livres éclairent des moments de l’itinéraire : une réédition augmentée de sa correspondance avec Jacques Lederer, Cher, très cher, admirable et charmant ami qui concerne la préhistoire des Choses, ainsi que Perec en Amérique de Jean-Jacques Thomas, qui bouleverse la perspective sur les années de genèse de La vie mode d’emploi.

Au premier rang ces jours-ci parait le Cahier Perec numéro 13 consacré à La disparition et à un « demi-siècle de lectures », composé par Yu Maeyama et Maxime Decout, éditeur du volume dans la Pléiade de ce « roman fondateur » (mais de quoi ?). La couverture mime le visage de Perec creusé d’un E. La disparition est certainement le roman le plus connu de Perec et le moins bien compris. Il fascine le grand public mais, au vu de sa complexité, reste difficile d’accès en raison de l’alliance entre « jouissance de l’intrigue et désir formaliste ». 2019 est l’année du cinquantenaire de ce livre, célébré en juin au moulin d’Andé, et de la maturité des lectures : « roman policier trompeur », « romancier de la théorie », roman d’énigmes et énigme du roman dans la lignée de Poe, Borges et Bioy Casares. Tout le temps, l’écriture de l’aventure se confond avec l’aventure de l’écriture, jamais séparées comme elles peuvent l’être par exemple chez son grand contemporain Philippe Sollers. Jacques Roubaud soutient que le roman de la contrainte parle de la contrainte. Ce cahier s’accompagne d’une étude étourdissante d’érudition de Hermès Salceda, grand spécialiste de Raymond Roussel : « Clés pour La disparition ». Maxime Decout le soumet aux herméneutiques (roman d’énigme, cryptologie, Kabbale). Jean-Luc Joly le décrit paradoxalement en « roman de la totalité ». Divers auteurs examinent le lien à la politique de ce livre écrit en 1968 et qui passa en 1969 pour un livre à clés sur l’affaire Ben Barka, plus que sur Mai 68 manqué par Perec.

Novateur, ce cahier l’est assurément : toutes les traditions critiques s’y mêlent, biographie comme autobiotexte, loin des conflits des années 1990 (Bellos versus Magné) : il ne semble plus contradictoire aujourd’hui, à côté d’analyses formelles, de savoir qu’en ouvrant le tiroir de son bureau Perec pouvait tomber sur l’« acte de disparition » de sa mère du 13 aout 1947 délivré par le ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre (il était exposé à la bibliothèque de Beaubourg en 1993), ou que son « roman préféré de son écrivain préféré », L’Amérique de Kafka, s’intitulait aussi Le disparu. Ce cahier est assez inégal néanmoins : rien sur Les revenentes, le roman du retour du E et d’un éros énergumène. Rien sur l’avant-propos (et sur ce qu’il dit du rapport à l’Histoire) ni sur Post-scriptum (et sur ce que Perec dit en 1968 du rapport au champ et à l’histoire littéraire). En revanche, un document décisif de Marcel Benabou (qui travailla au Projet de production automatique de littérature française de 1966 à 1973) est repris, « Autour d’une absence », article très lacanien paru dans La Quinzaine littéraire en mai 1969 et qui compare l’auteur à Raymond Roussel. « Faut-il le dire ou ne pas le dire ? » On peut à ce propos regretter que le Cahier signale mais ne reprenne pas « Drôles de drames », papier de René-Maril Alberes paru dans Les Nouvelles littéraires en mai 1969, célèbre pour n’avoir pas vu le lipogramme en E. De ce point de vue, Une vie dans les mots des autres. Le geste intertextuel dans l’œuvre de Georges Perec de Raoul Delamazure, dont le titre pastiche et double la biographie de David Bellos (Seuil, 1994), est un travail magnifique et exemplaire sur celui qu’il nomme le « dernier écrivain gutenbergien ».

L’importance de W ou le souvenir d’enfance de 1975, accrue par le livre de Philippe Lejeune et le film de Robert Bober En remontant la rue Vilin, a durablement infléchi la réception de l’auteur. Aucun travail équivalent, hors la biographie de David Bellos, sur la rue de l’Assomption, la seconde adresse de Perec, dans la famille d’adoption Bienenfeld. Dans la nouvelle édition de leur correspondance, qui comprend 220 lettres (33 inédites), dont 24 de Perec, Jacques Lederer se définit comme « georgeolâtre » et non perecquologue. On y suit Perec de 20 à 25 ans, du lycée Geoffroy Saint-Hilaire d’Étampes à son service militaire en 1958-1959, puis à sa rencontre avec Paulette qu’il épouse (ils partent pour huit mois à Sfax en 1960). Dans sa recension du Monde des livres du 12 juillet 2019, Denis Cosnard insistait à juste titre sur Georges Perec « conseiller conjugal » de son ami. Surtout, Georges Perec échappe à la guerre d’Algérie, et tous deux projettent de devenir écrivains à l’ère du Nouveau Roman (Robbe-Grillet en tête) qu’ils lisent et combattent au nom du réalisme, bientôt armés du livre de Lukács, La signification présente du réalisme critique.

On peut ici suivre la formation intellectuelle des deux étudiants, élèves du professeur de philosophie Jean Duvignaud, leurs premiers contacts : avec la NRF pour de premières notes et surtout premiers essais de publication dans Les Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau, la rencontre à Pau avec Henri Lefebvre. Perec est à cette époque en analyse avec Michel De Muzan. Le marxisme est alors, selon le mot de Sartre, l’« horizon indépassable de notre temps » et Perec proche du Parti communiste. Les deux étudiants vivent dans les cafés du Quartier latin, boulimiques de littérature classique et contemporaine, de jazz et de cinéma (ils voient trois films par jour et les commentent). Si Lederer écrit de longues lettres théoriques, Perec fait lui plutôt des listes de livres lus ou à lire, et des calembours par centaines : « Hiroshimour mon amas » à propos d’un film adoré – en revanche, vu seulement en 1959, Nuit et brouillard ne suscite aucun commentaire. Parmi les passions de Perec : James Joyce, Malcolm Lowry, Thomas Mann, Charlie Parker, plus étonnant peut-être le René Char des Feuillets d’Hypnos. Et le cinéma américain, contre la Nouvelle Vague. Cette correspondance nous donne à lire toute la préhistoire de La ligne générale (1959-1963), de ces textes majeurs dont on peut lire ici les premières ébauches. Au passage, je m’étonne que ces textes d’un Perec inconnu, parus dans la revue tiers-mondiste Partisans en 1962-1963, puissent, au mépris de toute chronologie, être lus aujourd’hui comme s’ils avaient été célèbres en leur temps : je me rappelle pour ma part avoir compris Perec le jour où, à La Quinzaine littéraire, dans les années 1980, François Maspero m’apporta ces articles dont j’avais découvert l’existence dans le livre de Claude Burgelin.

Dans une lettre à Jacques Lederer du 14 mars 1958, Perec rêve d’une carrière aux États-Unis. Et, je le rappelais, de tous les romans de Kafka, L’Amérique (Le disparu) était celui qu’il préférait. Ellis Island fait face à la statue de la Liberté d’Auguste Bartholdi – le hasard m’a fait découvrir ces dernières années que le 11, rue Simon Crubellier, l’adresse de La vie mode d’emploi, se trouvait à l’emplacement de l’atelier où fut construite la statue de la Liberté avant qu’on ne la transporte à New York. Comblant un vide de la monumentale biographie de Bellos, Jean-Jacques Thomas nous livre une extraordinaire enquête sur les cinq voyages que Georges Perec fit aux États-Unis entre 1967 et 1980. De la même façon que la correspondance nous le montre entrant au cœur du monde intellectuel parisien, nous le voyons entrer à New York. Au départ, pour Les choses en juillet 1967, édité par Grove Press et publié en janvier 1968, un relatif échec : dans un article, Joyce Carol Oates lui reproche d’écrire comme Balzac. La maison est dirigée par Barney Rosset, époux de l’artiste Joan Mitchell. Perec y côtoie Pierre Restany, visite la maison de Frank Lloyd Wright, qui apparaitra dans la postface de La disparition et dans Espèces d’espaces. Il est impressionné par son séjour à Ann Harbour.

On pourrait dire que 1967, bien au-delà de l’entrée à l’Oulipo, fut celle pour Perec de son passage à l’œuvre  ouverte et à toutes les ouvertures, de son changement d’horizon. En atteste cette année-là la conférence de Venise Littérature et mass-médias ou son texte sur le free-jazz La chose, écrit la même année : « En associant de plus en plus étroitement le spectateur à l’œuvre, en détruisant la singularité (productions en série), et même la spécificité de l’œuvre (œuvres synthétiques) […], en contestant l’individualisme de l’artiste (œuvres collectives), les arts plastiques et le théâtre entrent dans un processus de transformation qui affecte principalement leur fonction (en dépit des stupides collectionneurs qui s’obstinent à les accrocher comme des Boudin dans leur living-room, les ‟peintures” de Warhol ne sont pas faites pour être regardées), mais du même coup la relation, jusque-là univoque et intangible, qui unit ‟l’artiste” à l’œuvre, l’œuvre au monde ».

Une mutation que les quatre autres voyages dans « l’hétérotopie américaine » vont accélérer, d’octobre 1972 aux voyages liés à Ellis Island, entre repérages et tournage. À New York, Perec retrouve Kate Manheim, née en 1945 et qui a vécu à Paris de 1950 à 1969, une  « raucous affair » les unit, dira-t-elle. Psychosociologue, elle est employée de l’American Film Archive de Jonas Mekas, et l’actrice-vedette de Richard Foreman et de son Ontological Hysteric Theater. Elle mène Perec à la Factory d’Andy Warhol. Harry Mathews, ex-mari de Niki de Saint-Phalle, relate leur rencontre dans Ma vie dans la C.I.A, où il raconte sa vie d’espion fictif dans la France des années 1970 (P.O.L, 2005). Puis, en 1973, Perec consacre un article dans La Quinzaine à un spectacle de Foreman au théâtre Récamier.

Ce que nous apprend Jean-Jacques Thomas éclaire la contradiction entre un Perec hostile à Beaubourg en 1977 et l’art contemporain présent de différentes façons dans La vie mode d’emploi. D’un côté, Georges répète les lieux communs sur le Centre Pompidou et ses tuyaux, de l’autre Perec fait des trois artistes de l’intrigue des artistes conceptuels. Et sous le nom de Hutting, le portrait d’un artiste. Nombre de projets inachevés de Perec allaient vers l’art contemporain (L’herbier des villes, Lieux). Kate Manheim elle-même est l’auteur de quatre « art-books ». Et le Centre Georges Pompidou peut aussi être un Centre Georges Perec… Son exposition inaugurale fut d’ailleurs consacrée à Marcel Duchamp, coopté à l’Oulipo en 1962 (je renvoie au texte de Marcel Benabou dans le catalogue du musée de Nantes [1]). Enfin, Raoul Delemazure consacre un chapitre à Un cabinet d’amateur, qui peut être lu comme un traité d’art contemporain.

« Je suis venu calme orphelin […] Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde ; priez pour le pauvre Gaspard ! » : ainsi parle Gaspar Hauser selon Verlaine. Dans le numéro « Transformer, traduire, micro traductions » de Change, dont l’un des fondateurs est Jacques Roubaud, Perec joue avec ce poème. Les livres constituent une famille pour l’enfant sans héritage : « Quand j’ai découvert Stendhal, Jules Verne, Michel Leiris, Queneau, ils sont devenus ma famille. Vous le voyez, je ne suis pas orphelin », dit Perec dans une conférence à Lyon. Et dans W, il dresse la liste des auteurs qu’il dit « lire et relire sans cesse », tandis qu’une liste des auteurs cités clôt La vie mode d’emploi. Au point que fut envisagé un possible centon selon Dominique Bertelli.

C’est tout ce domaine qu’explore Raoul Delemazure, s’appuyant sur le travail fait en 1969 par Julia Kristeva sur l’intertextualité et par Gérard Genette en 1982 sur les Palimpsestes [2]. « Perec appelle l’intertextualité » et permet en retour d’en définir une théorie – comme a pu l’écrire Tiphaine Samoyault, il y a des œuvres plus intertextuelles que d’autres. Lui se réfère souvent à Michel Butor (le seul nouveau romancier par ailleurs à avoir très tôt avec Mobile « touché au livre »), dans Répertoire 3 : « Toute invention littéraire aujourd’hui se produit à l’intérieur d’un milieu déjà saturé de littérature ». C’est d’ailleurs à Butor que Perec emprunte le puzzle. Dans la conférence de Warwick, il nomme les quatre livres qui planent sur Les choses : livres de Flaubert, Nizan, Antelme, Barthes. On peut y voir comme les quatre coins du tableau de Mendeleev de l’intertextualité que dresse Delemazure : pastiche, parodie, matériau, rêverie, cryptage, autocitations (un peu comme la référence au 23 juin 1975 dans La vie mode d’emploi). Et on sait que l’œuvre va de Flaubert à Stendhal…

Au delà du puzzle, une des grandes nouveautés proposées par Raoul Delemazure est justement, pour la première fois dans les études perecquiennes, de s’intéresser au « champ » bourdieusien dans lequel Perec se déplace, de sortir de l’Oulipo. En 1963, avant Les choses, Perec eut le projet de faire une thèse avec Lucien Goldman sur « les choix du roman français aux alentours des années 60 ». Change s’oppose à Tel Quel dont Georges Perec est l’exact contemporain de 1960 à 1982, Tel Quel ou le « texte » hors représentation contre la représentation que le Nouveau Roman entend réformer. Perec a Tel Quel en commun avec Barthes. Étudiant du séminaire pendant deux ans (1963-1964, 1964-1965), il en fera un roman dans Quel petit vélo, et en 1966-1967 écrira « L’esprit des choses » dans Arts-loisirs, à la manière des Mythologies. Une lettre à Roland Barthes de juin 1970 dit sa douleur de n’être pas lui aussi élu par le théoricien du « texte » : « L’influence que vous avez eue, par votre enseignement et vos écrits, sur mon travail et sur son évolution a été et demeure telle qu’il me semble que mes textes n’ont d’autre sens, d’autre poids, d’autre existence que ceux que peut leur donner votre lecture », lit-on dans l’Album Roland Barthes (Seuil, 2016) [3].

Georges Perec (1966) © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / Studio Harcourt

Si l’on pense dans les catégories du Degré zéro de l’écriture, son style est la langue… La disparition pourrait être lu en parallèle des deux livres de Philippe Sollers Logiques et Nombres qui datent de 1968, voire du futur Paradis – les deux titres sont d’ailleurs bizarrement symétriques et inverses, vraiment parallèles, ne pouvant se rejoindre. En 1965, Sollers construit Drame sur le modèle de l’échiquier et commence à s’intéresser à la Chine où la parole parle l’écriture et non l’inverse. Au même moment, dans De la grammatologie, Derrida repense dans le même sens la tradition occidentale. La disparition advient aussi dans ce contexte, comme les poèmes de Denis Roche. Avec le Nouveau Roman, ennemi des deux, en revanche l’apaisement viendra, avec un épilogue malheureusement posthume : dans le troisième tome des Romanesques, Alain Robbe-Grillet relate le prix Médicis et sa rencontre avec Perec chez Jean-Claude Trichet [4]. S’ensuit une litanie de « je me souviens » : Alain Robbe-Grillet s’incline ultimement devant La ligne générale. Déjà en 1969, le post-scriptum de La disparition esquissait une « nouvelle organisation du champ littéraire » et une nouvelle entente de la langue à partir de la lettre. L’espace littéraire de Maurice Blanchot y est remis sur ses pieds de deux façons, entre sociologie du champ et psychanalyse, que la référence à Roland Barthes aurait pu conjuguer.

Maurice Blanchot, on le sait, fut le « partenaire invisible » de tout le champ depuis la guerre, l’interlocuteur secret, de Paulhan, Bataille et Sartre à Barthes et Nadeau, de Duras à Foucault, Derrida ou Lanzmann. À tous il a donné un lexique entre Hegel et Mallarmé et ce qu’on appellera la Shoah après 1985, celui de la « mort de l’auteur » voire de la « mort de l’homme » (Michel Foucault). Dans Le livre à venir, Blanchot s’interroge sur le « dernier écrivain » : « Où va la littérature ? […] la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition ». Au centre de celle-ci, la rencontre entre destin de la littérature et la Shoah qui l’interrompt : l’écriture du désastre, dira-t-il ensuite. Dans W ou le souvenir d’enfance, à l’envers de toute contre-théologie de la Shoah, en 1975, Perec lui répondra explicitement : « l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée […]. Je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ». Perec est écrivain « lazaréen » dans la ligne de Jean Cayrol, du Gaspard des Corps étrangers à De l’espace humain paru en 1968, auquel Espèces d’espaces fait écho. Mais déjà cette thématique se trouve dans l’avant-propos sur « la damnation ». On a envie de pasticher et de contredire Maurice Blanchot : d’où vient aujourd’hui la littérature ? La littérature vient d’elle-même, de son existence, contre Ponson et Paulhan, quai Conti et hôtel de Massa – je cite le Post-scriptum – qu’autant qu’après Auschwitz, et ses disparitions (réelles) a repensé (à partir de la « lettre volée ») La disparition.

Marcel Benabou écrivait dans La Quinzaine : « La disparition, édifice bâti autour d’une absence, ne fait littéralement que mimer en particularisant d’une façon exemplaire le rapport que la littérature entretient avec ce grand absent de tous les livres, le réel, de même aussi qu’elle mime le rapport qu’entretient le réel avec le structurant qui le régit ». Lacanien, disais-je (le réel distinct du symbolique et de l’imaginaire). Pour leur Projet de production automatique de littérature française, Perec et Benabou avaient songé demander une préface à Jacques Lacan, lequel compte peut-être dans l’itinéraire de Perec autant que ses propres analystes Dolto, De Muzan et Pontalis. Les Écrits ont paru en 1966. Au départ du Post-scriptum, on lit que c’est un « support doctrinal au goût du jour qui affirmait l’absolu primat du signifiant ». Comme le note immédiatement Bénabou, La disparition est le livre du passage d’un réel (celui d’une littérature qui entend repenser le « réalisme ») à un autre (celui du langage en deçà et au-delà de toute représentation : de la lettre face au monde), du réel de Balzac décrit par Georg Lukács à celui de Freud décrit par Jacques Lacan. Analogue à ce que cherche Tel Quel, mais autrement, le « texte » se fait contre la représentation de la réalité. Dans le chapitre IV de La disparition, dans la bibliothèque d’Anton Voyl on trouve d’ailleurs sept livres dont l’énigme du « réel » est la question : Gombrich, Gombrowicz, Mann, Wittig, Chomsky, Jakobson, Aragon. On peut aussi citer ce texte du cruciverbiste Perec (qui fit les grilles du Point de 1976 à 1982) dans Considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser les mots : « ce qui est en jeu dans les mots croisés comme en psychanalyse c’est cette espèce de tremblement du sens, cette “inquiétante étrangeté” à travers laquelle s’infiltre et se révèle l’inconscient du langage » – des 26 lettres de l’alphabet à la littérature tout entière.

Ce qui est en jeu dans La disparition ? Polar du polar, enquête sur l’enquête, linguistique et métaphysique, non journalistique, car s’il y a des clés il n’y a pas une clé. Il faut peut-être aller plus loin encore : au noyau du « livre à venir » se trouve une « lettre volée », qui fait apparaitre sous les mots que, dans un monde qui s’étend d’Auschwitz à l’infra-ordinaire, c’est en réalité, façonné par l’imaginaire et le symbolique, le réel le coupable.

Notes

[1] Depuis la communication pionnière de Tania Orum au colloque de Copenhague en 1998, les travaux sont désormais nombreux sur Perec et l’art contemporain. À signaler récemment de Priya Wadhera : Original Copies in Georges Perec and Andy Warhol (Brill/Rodopi, 2016).

[2] Sur le site du Cabinet d’amateur, on peut lire le Catalogue raisonné des emprunts intertextuels dans l’œuvre de Perec.

[3] Sur le sujet, lire Mireille Ribière, « Georges Perec et Roland Barthes, élève et maitre » dans De Perec etc., derechef (Joseph K, 2005).

[4] Michel Contat y revient aussi dans le Cahier Perec n° 4.

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