Chantal Akerman « Regarde de tous tes yeux regarde » 

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[Cet article est paru originellement dans le catalogue de l’exposition Retrospectywa Chantal Akerman, Kino.Lab, Centrum Sztuki, Varsovie, 2006, et fut repris dans ImagoDrome, Ensa, Bourges, 2010.]

 

Pour Lea Landowski

Rétrospective

A Varsovie au Centrum Sztuki (du 23 au 30 novembre 2006), à Paris au Musée d’Art et d’Histoire du Judaisme (le 11 février 2007) : par deux fois cette année, il y eut comme des répliques de la rétrospective Akerman du Centre Georges Pompidou (du 28 avril au 7 juin 2004) ; laquelle accompagnait la sortie en salle de Demain on déménage, une installation à la galerie Marian Goodman (Marcher à coté de ses lacets dans un frigidaire vide) et un livre : Autoportrait en cinéaste [1]. Rétrospective, flash-back sur l’œuvre : Chantal Akerman (cinéaste, plasticienne aussi depuis 1990 et de plus en plus, écrivain encore et fondamentalement) dans le rétroviseur … Un quadruple événement qui a donné soudain à voir en Akerman la cinéaste lazaréenne par excellence : j’emprunte le terme à Jean Cayrol le « scénariste » d’Alain Resnais (Nuit et brouillard 1956, Muriel 1963). Poète catholique, résistant puis déporté, romancier (Prix Renaudot 1947 pour Je vivrais l’amour des autres, co-auteur en 1963 du Droit de regard sur le cinéma) : en 1950 (année de naissance de Chantal Akerman), dans Lazare parmi nous, loin par anticipation de ce qui deviendra la vulgate blanchotienne (traduite de la vulgate adornienne), il montrait que loin de l’annuler, « Auschwitz » accélerait l’art moderne : un « romanesque lazaréen » doit accompagner « la nuit blanche de l’humanité » ouverte par les camps.. [2] Imaginé sur le modèle du rêve, à l’intemporel présent, il se soustrait à toutes les alternatives (théologiques) ordinaires (représentation -irreprésentable, témoignage-fiction, avant-après, etc). Je m’explique : le cinéma de Chantal Akerman est un cinéma d’« après Auschwitz » qui n’en parle explicitement jamais, et qui ne désigne jamais autre chose – sur le modèle si l’on veut de l’anamorphose au devant du tableau, ou de la lettre volée lacanienne ; exemple entre mille emprunté à Demain on déménage. Elle-même raconte sa surprise à Aix lors d’une projection : « j’étais totalement inconsciente que la scène du poulet dans le four avec la fumée qui envahit la pièce ou que les barbelés de la campagne pouvaient évoquer autre chose qu’eux-même » [3]. Pour ne rien dire de la phrase de Monsieur Popiernick (Jean-Pierre Marielle) sentant dans le film l’odeur du désinfectant : « ça pue la Pologne ». De manière plus « juive », on peut y lire un jeu avec l’interdit mosaique de l’image (dans le prologue d’Histoire d’Amérique, elle lit Exode 20). Au passage (c’est la même chose), Chantal Akerman est de ceux [4] – de celles – qui rendent vains les débats français sur la fin du cinéma (mélancolie godardienne de « J-L G » à l’été 2006 dans l’exposition du Centre Pompidou [5] versus la Restauration de la « qualité France », à juste titre assassinée par le jeune François Truffaut [6]).

1968 et après : l’équation Akerman

« Je suis Belge, d’origine juive polonaise. Je suis née à Bruxelles le 6 juin 1950 et j’ai désiré faire du cinéma très jeune après avoir vu Pierrot le fou de Godard » [7] Ainsi parle la jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (voir le Portrait, film de ce titre en 1993), « une fille qui ne faisait que ce qu’elle voulait » dit-elle dans la véritable autobiographie de sa mère qu’est Une famille à Bruxelles. Outre Jean-Luc Godard, l’autre choc fondateur se nomme Michael Snow, plus largement le cinéma expérimental vu à New York à partir de 1971 (La région centrale [8]) – Resnais n’est évidemment qu’une construction rétrospective, historienne… On pourrait formuler l’équation Akerman, en 1968 et tout de suite après, de la façon suivante : Akerman = Godard + Snow, soit deux modes de la table rase au cinéma : la liberté formelle absolue, l’art contemporain issu de Duchamp, en amont de Mallarmé (« rien n’aura eu lieu que le lieu »). Godard donc Saute ma ville (1968), Snow donc Hotel Monterey (1972). On (Dominique Paini) a pu dire que Chantal Akerman formait une « post Nouvelle Vague » avec Jean Eustache et Philippe Garrel. Oui et plutôt non … : à Godard + Snow, il faut ajouter un troisième élément : tous deux sont multipliés par une mémoire : Chantal est une « vieille enfant «, « fille de la génération sacrifiée ». « Il n’y a rien à ressasser disait mon père, il n’y rien à dire disait ma mère. Et c’est sur ce rien que je travaille ». « J’étais un fidèle lecteur de Kafka et puis j’avais des renseignements sur ce qui m’attendait » disait encore Cayrol revenant sur son arrivée à Mathausen [9]. Snow et Godard, vus, l’aident à voir : on retrouve les deux par exemple dans Je tu il elle (1975), qui déploie « ce que peut un corps » (Spinoza) de la tristesse à la joie mais « après Auschwitz », qu’on peut regarder comme son Homme qui dort (Perec, 1967).

En effet, cette équation à trois termes fait de Chantal Akerman la sœur à peine plus petite de Georges Perec l’écrivain (né en 1936) et de Christian Boltanski l’artiste né en 1943 (présents dans l’Autoportrait en cinéste de 2004, une photo, un texte): de Perec à partir de La disparition (1968), de Boltanski à compter de sa première exposition au cinéma Le ranelagh en 1968 (La vie impossible de Christian Boltanski) [10]. Saute ma ville a comme un air de famille avec les films contemporains de l’artiste (Essai de reconstitution des quatre jours qui précédèrent la mort de Françoise Guiniou 1971). On peut lire Le frigidaire est vide comme son W ou le souvenir d’enfance. Comme Perec avait coutume de le dire, quatre champs se partagent l’importance (ludique, sociologique, autobiographique, romanesque) mais il est sûr que l’autobiographique surdetermine les autres. Ne serait-ce que parce qu’il débouche sur une autobiographie de tout le monde pour pasticher la géniale formule de Gertrude Stein – (à la façon des Je me souviens de Perec). Vertige formel conjugué à vertige de l’histoire [11]. Il faut d’autre part rappeler que 1968 est en France l’année qui marque (après la guerre des six jours de 1967), le début de l’anamnèse de la Shoah dans la société française (« nous sommes tous des juifs allemands »). Et que la Belgique, pays partagé et indépendant (une sorte de contre Pologne) est un bon lieu de naissance, que Bruxelles et son identité de frontière est comme le cœur de ce lieu : juive polonaise, la Jeanne Dielman du film – à mi-chemin de la Pologne et du Canada (d’ou la tante écrit les lettres qu’elle lit à haute voix), se superpose parfaitement au quelque part belge (les deux langues – trouées du voi yiddish du cordonnier – entre lesquelles hésite son fils, lequel récite Baudelaire – l’auteur de Pauvre Belgique …) [12]

Jeanne Dielman (1975) et Anna Silver (1978)

« Brusquement j’ai vu Jeanne Dielman » : après donc le premier court métrage très boltanskien ou Chantal détruit une cuisine, Jeanne Dielman qui à corps perdu fait la cuisine (juive : klops et wiener schnitzel). « Je me souviens » de Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce 1080 Bruxelles « maman » et « putain » aux antipodes d’Eustache. Tourné en 1975 sorti début 1976. Après un premier scénario [13], qui « ne venait pas du tréfonds de moi » « un jour j’ai raconté à un ami l’histoire de ma mère et d’une tante (…) et ces histoires étaient bien plus fortes que tout ce que j’avais pu écrire » [14]Delphine Seyrig y incarne une survivante, mère juive morte à la vie, qui tue quand celle-ci resurgit (« Il y a des souvenirs qui m’empêchent de jamais revenir » chante la radio). Aujourd’hui, la lecture « féministe » de Jeanne Dielman surprend, qu’elle ait été favorable (Libération) où haineuse (Le canard enchainé), qu’elle ait salué au choix « deux cent minutes d’analyse précise et cruelle d’une névrose obsessionnelle » ou « la solitude de la ménagère de fond » [15]. D’autant plus d’histoires que l’Histoire est passée « avec sa grande hache » (ce sera le propos de Toute une nuit). « Elles ne sont pas toujours vraies mais parfois elles le sont ». Jeanne Dielman resurgit dans Golden eigthies en 1986 – qu’annonce La galerie en 1980 : Delphine Seyrig a épousé la boutique, sise galerie de la Toison d’or à Bruxelles et Charles Denner, elle est devenue Jeanne Schwarz, il n’est pas possible de recommencer avec John Berry – Ily Jackson le libérateur – autour d’elle tous les autres happy end échouent, à cause du clinamen originel de la guerre.

« Je me souviens » aussi des Rendez-vous d’Anna (1978) qui en est la suite et la complète inversion : sur la ligne Moscou-Paris (Essen-Bruxelles), trois jours durant, dans les quatre gares de Bruxelles, ville donc à l’identité de frontière, dans des hotels, en cinq étapes qui toutes buttent sur la guerre, un panorama de l’Europe dix ans après 68 sous les yeux d’Anna Silver cineaste en tournée. « L’Allemagne, il y a des rideaux partout, il y a des tulipes sur toutes les tables, et comme dirait un ami à moi c’est plein d’allemands ». L’Allemagne de Baader-Meinhoff et d’ Helmut Schmidt – au cinéma de Rainer Werner Fassbinder. Autour d’Anna Silver, les deux allemands, celui qui reste, celui qui fuit, l’amie de la mère, la mère, l’amant français malade. Aurore Clément (qui sort du Lacombe Lucien) et son aura érotique absolue, est bien évidemment la même femme continuée, passée elle du coté de la vie, qui parle à l’amie de sa mère puis à sa mère, je vais y revenir. Lazare parmi nous de nouveau : 1975 est également en France, l’année de W ou le souvenir d’enfance (Perec), de La vie devant soi (Ajar-Gary), des Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France (Pierre Goldman). 1978, celle de La vie mode d’emploi et de Je me souviens, de Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano …. Ces deux films fondent un cinéma de la durée que là encore je ne saurais mieux définir qu’en empruntant à la préface de Roland Barthes à une réédition du premier roman de Cayrol : « Le roman cayrolien lui aussi est un roman de la durée (…) venu – revenu ? – de très loin, un homme nait au monde (…) le roman ne peut donc être ici qu’un continu d’épisodes, de rencontres, de descriptions, dans lequel l’événement est ramené à une sorte d’état zéro, dont la minceur déconcerte. Pourtant rien de transparent ; il y a tout un secret de l’homme cayrolien ». Une autre façon de dire ce que disent les commentateurs d’Akerman qui filme en « temps réel », ou « commence à filmer quand les autres s’arrètent ».

L’espèce humaine (les documentaires)

A partir de là, de ce socle, l’œuvre va se diviser en deux lignes. La première : Chantal Akerman passe de ce que je nommerais « Lazare restreint » à « Lazare généralisé » (comme Perec de W ou le souvenir d’enfance à Description d’Ellis Iland avec Robert Bober – comme Boltanski avec Les suisses morts ou les peintres morts ou les ouvriers disparus mais lui ne dira que tardivement après 1984 ses raisons ; lire son texte dans Le frigidaire est vide). Via un épisode-charnière : en 1978-79 la cinéaste envisage l’adaptation de deux romans d’Isaac Bashevis Singer Le manoir, Le domaine [16]. Singer ou celui qui est passé d’Est à Ouest, du schtetl à l’Amérique comme les grands metteurs en scène au début du siècle puis après 1933, comme les musiciens klezmer vers le blues et le jazz. Le projet ne se tourne pas. De cet échec à réaliser « Autant en emporte le vent chez les juifs » sort d’abord Histoires d’Amérique (1988). Des acteurs du théatre juif interprétent des textes d’émigrants à New York d’avant et d’après guerre qui parlent de l’Amérique, de leur Amérique, celle de Kafka et Karl Rossman, de la statue de la Liberté, de Gertrude Stein (souterrainement). « C’est encore le pays ou on fout le camp », le pays ou disparaître (au bon sens) est possible, ou fuir, ou échapper s’il le faut. C’est à compter de ce film (hybride) que Chantal Akerman passe à « l’espèce humaine » (je rappelle le rôle fondateur de ce livre de Robert Antelme sur l’homme de Buchenwald pour Georges Perec [17])

Trois fois à ce jour : à l’Est (RDA, Pologne, Russie), puis au Mexique et aux Etats-Unis. D’est ou le continent englouti à « l’inquiétante familiarité » : en RDA, Pologne, Russie tristesse d’après 1989 des peuples hors de l’Histoire « Ces visages D’est je les connaissais, ils me faisent penser à d’autres visages (…) Et ces files d’attentes, ces gares, tout cela résonnait en moi, faisait écho à cet imaginaire, à ce trou dans mon histoire ». Bal, hotels vides, champs à perte de vue, cuisines, paquets, salles et files d’attente… Sud ou la frontière : à Agua Prieto à la frontière américano-mexicaine, les disparus, les clandestins, les américains. « Quand j’ai montré ce mur à ma mère, je lui ai dit : à quoi ça te fait penser ? Elle me dit : tu sais bien ! ». Les deux déploient Hotel Monterrey (1972), hotel des pauvres de Broadway. « Travelling affaire de morale » disait l’autre (on les retrouve dans La captive, dans l’épisode de la visite au Bois de Boulogne). De l’autre côté ou la route : dans le Sud de William Faulkner et James Baldwin sur les traces du meurtre raciste de James Byrd jr, la caméra finit par refaire le trajet du meurtre automobile, braquée sur la route et ses traces, à la manière de Shoah. Surtout beaucoup d’images sous les images … Je parlais de la durée (plutôt que du temps). Le lieu (Mallarmé-Snow) plutôt que l’espace, est au fond de ces films. Le lieu donc toujours, sans « génie du lieu » ou plutôt si : espace d’espèce.

Espèces d’espaces (les fictions)

« Pas de grand-mère dans le Périgord » dit-elle. « L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquète » écrit de son côté Georges Perec dans Espèces d’espaces (1974) – à coup sûr, une des phrases les plus juives du livre. A sa manière, tout le cinéma de Chantal Akerman (pas uniquement sa face documentaire) -elle se baptise « la fille de Ménilmontant » après l’avoir été de Montparnasse – est un « espèce d’espace » qui dit que rien n’aura eu lieu que les lieux : la table des matières du livre de Perec pourrait lui convenir [18]. De ce point de vue, Là-bas, le dernier film de la cinéaste (2006), sa douleur, est un aboutissement. Là-bas ou un autoportrait-fenètre sur cour à Tel-Aviv, rythmée par l’ombre et la lumière, le téléphone et les langues. Une échappée laisse entrevoir la mer, sur le rivage une famille pieuse qui se sent probablement « chez elle ». La narratrice est malade, un attentat vient d’avoir lieu à proximité, les amis appellent : « je suis vivante », « ça remet les choses en place, j’ai dit à Sonia, mais quelle place ? ». Chantal Akerman, qui raconte, « ressasse », de nouveau l’histoire de sa famille après 1945 (Bruxelles ou Palestine), qui se sent juive, « ne se sent pas appartenir » pour autant : Israël est une autre Belgique…

Les fictions d’Akerman sont d’abord des histoires de changement de lieux, Hotel Monterey. Je tu il elle ont essaimé des deux cotés. « Chez moi je ne supporte plus, je crois que je vais déménager » déclare Daniel-Jean-Pierre Cassel dans Les rendez-vous d’Anna. Déjà en 1992, Le déménagement mettait en scène le monologue de Sami Frey sur le sujet. On peut rappeler Toute une nuit … Plus explicites encore, les comédies : Un divan à New York, la fable de l’échange des appartements entre William Hurt-Dr Harrisson et Juliette Binoche-Beatrice Saulnier, les amants de l’une, les patients de l’autre puis le retour à New York, la scène finale des balcons communiquants… Demain on déménage (« le film sans doute le plus juif jamais réalisé par Chantal Akerman » écrit justement Jacques Mandelbaum). Histoire de piano volant, entre duplex en ville et demeure à la campagne, après que Catherine-Aurore Clément se soit retrouvé veuve et soit rentré chez sa fille, et que celle-ci ait cherché un studio propice à ses travaux pornos alimentaires, alors que les acheteurs affluent… « Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Perec). Au cœur de tout cela, le désir (impossible donc) d’une chambre à soi (Virginia Woolf) : La chambre (1972), Je tu il elle (1975), Portrait d’une paresseuse (1986), Chantal Akerman par Chantal Akerman (1996), La captive (1999) etc. Lieu encore : de plus en plus, Akerman « déménage » du coté de l’art contemporain (à Paris à la galerie Marian Goodman et dans de nombreux musées du monde entier), de l’autre côté du cinéma donc. Le dispositif de l’installation retrouve d’une autre façon le lieu, c’est le film à son tour qui se métamorphose en lieu, où pénètre le regardeur : D’est, Selfportrait, Woman sitting after killing, Une famille à Bruxelles, Une voix dans le désert. Là ou le protestant Jean-Luc Godard pastiche l’art contemporain pour dire d’une autre façon la mort du cinéma (au Centre Georges Pompidou cet été, je le rappelle) en le quittant, Chantal Akerman investit ce dernier pour l’accélérer.

Un (deux) film sous les films

« C’est terrible une mère et une fille ». « (Proust) voulait que sa mère lui lise des histoires. Moi je voulais connaître l’histoire de ma mère » Dans News from home (197) Chantal à New York lit les lettres qu’elle reçoit de celle-ci. Dans Une famille à Bruxelles, le monologue de la mère devient celui de la fille puis de nouveau celui la mère … A tout revoir retrospectivement, une jeune femme libre s’y montre sans cesse cousue d’une autre femme (Natalia Leibel née à Tarnow, Pologne, mère de Chantal Akerman, elle apparaît dans Toute une nuit), toutes deux cousues d’une troisième (Sidonie Ehrenberg sa grand-mère. A la dernière page du livre-scénario Un divan à New York, on peut voir un dessin de Sidonie Ehrenberg, et une photo de la famille en 1914), les deux incarnée par deux actrices : Delphine Seyrig, Aurore Clément. Et tous les films, une trentaine (des plus importants aux plus « petits ») n’en font qu’un, sont des reprises, ressassent. Une scène (à la fois primitive et lentement conquise) de Demain on déménage, qui rejoue dans la fiction la scène montrée dans Marcher au sous-sol de la galerie Goodman : avec sa mère, Chantal Akerman déchiffre le « Tagesbuch » polonais des années 20 de sa grand mère disparue à Auschwitz : « Jesten kobieta – Je suis une femme ». Après des années d’anamorphose d’Auschwitz, il semble possible de plus en plus de regarder en face, non pas tant le camp, que le visage sous le visage de Jeanne-Delphine Seyrig, Anna-Aurore Clément : la mère (grand-mère-fille), le film sous le film, la survie elle-même, le conatus féminin malgré le clinamen … De pouvoir enfin mi-dire la vérité (Akerman cite Lacan), « se rémémorer quelque chose qu’on n’a pas vécu ».

De montrer derrière Lazare (sous Thanatos, lui résistant), Lesbos ? Le génocide du peuple juif, et « la chaine des états de corps féminins » – hantent ces films à égalité … : au départ de l’œuvre, l’apothéose joyeuse de Je tu il elle contredit la noirceur bouffonne de Saute ma ville. Au fond de ce cinéma lazaréen, un noyau mère-fille incestueux et lesbien. Cette image sous l’image, désormais dedans, que je viens de décrire est littéralement leur intersection. L’anticipe évidemment en 1978, Léa Massari mère d’Anna et Anna Aurore Clément parlant cote à cote dans le même lit d’un hotel de Bruxelles (dans La captive, l’intrigue entre Ariane et Simon s’enroule autour du secret A l’ombre des jeunes filles en fleurs qui fascinait Rodin autant que Proust, l’incarne Lea Landowski- Carmen-Aurore Clément ; dans Un divan à New York devenue l’analyste de son analyste, Juliette Binoche revele à William Hurt sa mère, etc) [19]. « C’est nous les cadavres, ne l’oublions pas » écrivait Jean Cayrol ; cette phrase, on pourrait la déchiffrer inversée chez Chantal Akerman depuis Les rendez-vous d’Anna : c’est nous les vivants [20]. Face à la ligne de mort (film sous le film), et loin de tout « féminisme », Chantal Akerman construit une ligne de vie (film sous le film), la chaine des femmes qui sont le lieu et la durée. Les trente films (trente six ans de travail souligne-t-elle) de Chantal Akerman poursuivent dans une durée hors temps et en tous lieux « les très grandes toiles de ma grand-mere, ce dont je me souviens c’est qu’il y avaient des femmes, des visages qui me voyaient a dit ma mère » (Autoportrait, 1996). Je songe à l’exergue de La vie mode d’emploi, empruntée par Georges Perec à Michel Strogoff (Jules Verne) : on ôte au héros du livre la vue au fer rouge devant sa mère (« toute sa vie était dans cette dernière vision »), le lecteur apprend plus tard que ses larmes l’ont sauvé : « Regarde de tous tes yeux regarde ». Je songe aussi aux yeux grands ouverts, étonnés, de Chantal Akerman …

(Toutes les citations de Chantal Akerman sont extraites de ses livres Autoportrait en cinéaste (Centre Georges Pompidou), Une famille à Bruxelles (L’arche) et des nombreux entretiens qu’elle n’a cessé de donner depuis 1975. En avril dernier les éditions Carlotta ont publié un coffret de cinq DVD : Chantal Akerman Les années 70, tous les films, de Saute ma ville aux Rendez-vous d’Anna. Parmi les « bonus », un lumineux entretien de la cinéaste avec sa mère Natalia, réalisé en 2006 dans la cuisine de cette dernière.)

Varsovie. Devant la stèle où figure le nom de sa famille, les ombres de Chantal Akerman, Jean-Pierre Salgas accompagnés de Joseph Balicki – un étudiant de J-P. S. qui leur fit visiter les lieux du ghetto, lors de la rétrospective de 2006 en cette ville.

Notes

[1] Deux livres en un : Le frigidaire est vide, on peut le remplir ? ou « Cha par Cha », un « journal de l’écriture de ce livre » dans la ligne de son autoportrait filmé de 1996, un album de famille recomposée, vie et cinéma mélés absolument et un passage en revue – inégal, parfois à côté – de tous ses films par des critiques complices ou des familiers

[2] Entrant dans cette « nuit blanche » dit Cayrol, « nous entrions dans une féérie noire et nous portions en nous la seule réalité rayonnante: la réalité de nos rèves ». (une taxinomie des rèves explicitement référée au surréalisme soutient l’élaboration de ce romanesque lazaréen).

[3] Les inrockuptibles (3-3-04). Dans tous ses entretiens, dans tous ses textes, Akerman ne cesse de dire ce rapport oblique aux « camps », de plus en plus à la « judéité » plus qu’à ce que nous nommons depuis 1985 (Claude Lanzmann) la Shoah ; exemple : « (…) ce n’est pas parce que l’anecdotique est « juif » que c’est juif. Dans Toute une nuit, on ne parle pas de juifs mais la structure éclatée est diasporique » (L’âne, 1982)

[4] De ceux-là, « le plus vieux dans le grade le plus élevé » est sans nul doute Alain Resnais : Hiroshima mon amour, Muriel (avec Delphine Seyrig), L’année dernière à Marienbad (Seyrig de nouveau), venu ces dernières années à la BD et à la comédie musicale (Cœurs est très « akermanien »). Gilles Deleuze écrit (préfaçant le Cinéjournal de Serge Daney) : « Peut-être l’œuvre de Resnais est-elle la plus grande, la plus symptomatique à cet égard : c’est lui qui fait revenir des morts le cinéma (…) Resnais n’a qu’un sujet, corps ou acteur cinématographique, l’homme qui revient des morts ». Akerman, tout à fait autrement, n’en a pas d’autre, ou plutôt n’en a qu’un autre, les deux noués, selon des modalités que j’entends ici indiquer.

[5] Victime au choix de la télévision (le visuel) ou de n’avoir pu faire obstacle au génocide. Son principal théoricien est Serge Daney. Au nom de cette fin, « J-LG », désormais étrangement identifié au cinéma en personne, se comporte, dans cette exposition Voyage(s) en utopie,1946-2006, à la recherche d’un théorème perdu, selon une logique de « jugement dernier », décernant bons et mauvais points aux images des autres cinéastes.

[6] Et restaurée par le même devenu vieux très jeune … En revanche, comparaison possible de Chantal Akerman avec Atom Egoyan, qui tourne Ararat après le cycle qui va de Next of kin à Calendar

[7] Le monde (1976)

[8] « Le film dit l’auteur sera une sorte d’enregistrement absolu d’un lieu sauvage » (tourné en 1968-1969). Lire le récit par Babette Mangolte de leur découverte du film douze heures durant dans Autoportrait en cinéaste : « Il ne s’agit que de regarder mais le regard ne peut être fixe et est entrainé par le mouvement sans merci de la caméra ». On retrouve des réminiscences de La région centrale dans De l’autre côté dans la manière de filmer le désert et la frontière mexicaine

[9] Il était une fois Jean Cayrol (1982)

[10] On pourrait ajouter Patrick Modiano, de La place de l’étoile à Un pedigree. Via Lacombe Lucien (scénario d’un film de Louis Malle avec Aurore Clément)

[11] A cela, Tadeusz Kantor le polonais pourrait avoir donné sa formule : « j’entretiens avec la mort des rapports purement formels »

[12] On sait qu’une célèbre plaisanterie juive et-ou belge (au choix) veut qu’à coté des flamands et des wallons, les seuls vrais « belges » soient les juifs

[13] Qu’on peut lire dans l’ouvrage coordonné par Jacqueline Aubenas sur Chantal Akerman (Ateliers des arts, 1982)

[14] Libération, 9-2-1976

[15] Seul Louis Marcorelles donc Le monde prend la mesure formelle de ce Nouveau Cinema qu’il compare au Nouveau Roman

[16] Je renvoie à son texte sur ce projet, toujours dans Ateliers des arts (1982).

[17] Lire Robert Antelme et la vérité de la littérature publié par Perec avant Perec dans Partisans in LG, une aventure des années 60

[18] « La page Le lit La chambre L’appartement La rue Le quartier La ville La campagne Le pays L’Europe Le monde L’espace ». A ce propos, Jean Cayrol de son côté avait publié en 1968, un étonnant De l’espace humain

[19] C’est peut-être Gilles Deleuze, après Jacqueline Aubenas, qui dans L’image-temps a vu le mieux, non pas tant Lazare, mais l’autre aspect de cinéma de Chantal Akerman, le lien incestueux mère-fille. Montrant que la question des femmes n’y implique pas un « féminisme militant » mais un « cinéma des corps »

[20] Lors de la sortie de Demain on déménage, commentant la différence entre la joie de la mère et la mélancolie de la fille, elle parle de « cette incroyable allégresse qui anime les gens ayant survécu à l’Holocauste » (…) « ceux qui ont connu les camps ont connu un autre chose avant, un monde sans camps, ceux qui sont nés après n’ont pas connu de monde sans camp» Les Inrockuptibles (3-3-04)

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