Les débuts de Nadeau

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[Ce texte est paru originellement dans le journal en ligne En attendant Nadeau, le 19 décembre 2018]

Maurice Nadeau avait trente-quatre ans : la Seconde Guerre mondiale était terminée, il venait de publier son Histoire du surréalisme et entrait au journal Combat. En six ans, il publie près de 500 articles, dans lesquels il s’essaye à tous les genres.


Maurice Nadeau, Soixante ans de journalisme littéraire. Tome 1 : Les années « Combat » 1945-1951. Préface de Tiphaine Samoyault. Maurice Nadeau, 1 480 p., 39 €


 

De la révolution permanente à la révolte

Les années « Combat » 1945-1951 constituent le premier de trois volumes de Soixante ans de journalisme littéraire publiés par Gilles Nadeau. Un monument. Devraient suivre Les années Lettres Nouvelles et Les années Quinzaine. Chaque année est précédée d’un résumé de l’actualité, de l’histoire du journal « de la Résistance à la Révolution» (deux pages) de Pascal Pia et Albert Camus au rachat par Henri Smadja et des fac-similés de certains articles de chaque année. Tiphaine Samoyault, qui fut éditée par Nadeau et proche de lui à partir de 1996, présente très justement l’ouvrage : 1 471 pages pour 468 articles depuis le 3 août 1945 jusqu’au 8 novembre 1951 (outre Combat : Gavroche, Le Mercure de France…).

Le volume nous mène de Trotsky (Histoire de la Révolution russe dans La vérité) à une recension plus qu’ambivalente de L’homme révolté d’Albert Camus. À l’occasion de différentes parutions, plusieurs articles sont consacrés à Balzac, journaliste et écrivain, dont une longue étude en 1950 dans Le Mercure de France. Le jeune Nadeau s’essaye à tous les genres de journalisme, de l’étude savante ou militante au portrait, mais aussi à la polémique et au courriérisme littéraire (prix littéraires, jurys, désopilantes réceptions à l’Académie française d’Émile Henriot par Jérôme Tharaud, de Jules Romains par Georges Duhamel, réflexions burlesques sur l’édition à la Libération, pastiche de Mauriac, remise à l’abbé Grosjean du prix de la Pléiade… Brocardés parmi d’autres : Julien Benda, « sophiste de vieille date », Jean-Louis Bory, Prix Goncourt, Marcel Aymé, Jean Dutourd, Hervé Bazin, Boris Vian…).

On peut suivre ici le devenir journaliste de Nadeau dans ce qui est autant un journal intime qu’une encyclopédie (on peut aussi lire ce livre via l’index ). Un papier de 1946 s’intitule « Stendhal for ever » : comme chez ce dernier, le bonheur est celui du direct, de la « présence », de l’ici et maintenant d’un devenir critique. De Nadeau… en attendant Nadeau…

De la guerre au Degré zéro de l’écriture

En 1952, Maurice Nadeau lui-même avait fait parmi ses articles une sélection des meilleurs portant sur la littérature française : Littérature présente (Correa). Il l’avait ouverte par une préface sur la critique, en examinant toutes les postures depuis Sainte-Beuve. Profession de foi : « je n’ai ni doctrine ni système ». Il y définit le critique comme « femme de charge dans un intérieur bien tenu » ( souvenir de sa mère ?). Son dernier recueil s’intitulera Serviteur (2002). Collaborateur de Maurice Nadeau de 1983 à 1990, je me rappelle son refus d’une proposition de l’IMEC d’une exposition sur Les Lettres Nouvelles – qui a fini par donner naissance à ses mémoires (Grâces leur soient rendues, Albin Michel, 1990) –, autopsie qui l’aurait situé dans le champ. C’est ce Nadeau-là en liberté, dans un monde littéraire en reconstruction que nous redonnent ces Années « Combat ». De ce point de vue, la couverture du livre, qui reproduit un dessin de Maurice Henry de 1954 (Jacques Laurent, Jean Paulhan et Maurice Nadeau y combattent François Mauriac, le champ de bataille des revues) est sûrement une erreur, la seule de cette magnifique édition.

« Le degré zéro de l’écriture » de Maurice Nadeau dans Combat du 1er août 1947 © Éditions Maurice Nadeau

Ces années 1945-1951 sont un moment de mutation avant l’année 1953 qui voit le champ littéraire se structurer. 1953 est une année-césure (comme le seront 1966, 1983 ou 1998 ) : de nouvelles revues voient le jour : Les Lettres Nouvelles, La Parisienne, La Nouvelle NRF (je renvoie aux deux tomes récents de Critique littéraire de Jean Paulhan malheureusement rassemblés en un ordre alphabétique qui empêche toute mise en parallèle), les débuts du Nouveau Roman (Les gommes d’Alain Robbe-Grillet)… Surtout, Roland Barthes qui a commencé à écrire dans Combat en 1947, croisant le Sartre de Situations 1 à celui de Situations 2, donne Le degré zéro de l’écriture, à la fois livre de théorie (entre langue et style, le concept d’écriture définit l’engagement de la forme, et fonde une sociologie interne de la littérature) et histoire de cette même période 1945-1953). Dans Le roman français depuis la guerre, en 1963, puis 1970, Nadeau en tiendra compte.

En attendant… André Breton

« Mon amour pour la littérature avait grandi en même temps que mes espoirs révolutionnaires s’enlisaient dans la guerre de 1939-1945 », écrit l’anti-stalinien de toujours (en 1964, il éditera et préfacera Littérature et révolution de Trotsky). Un magnifique inédit du 23 décembre 1944, « Benjamin Péret ou le monde en laisse », tel un post-scriptum à son Histoire du surréalisme et un pont entre l’historien et le journaliste, ouvre le livre : j’y reviendrai. « En attendant André Breton » (en exil aux États-Unis depuis 1941) pourrait en effet être le sous-titre de ce volume (on peut d’ailleurs souvent être surpris de l’usage élargi que Nadeau fait du mot « surréaliste » : il voit du surréalisme partout, par exemple dans Drôle de jeu de Roger Vailland). Ses papiers de 1945 et 1946, notamment sur le « Discours aux étudiants de Yale », laissent poindre le scepticisme : « jamais sans doute écrivain n’a été attendu avec autant d’impatience ».

Le 30 mai 1946, à son retour, il lui rend tout de suite visite rue Fontaine. Breton, « mage du possible », reste muet et se révèle en exil du surréalisme. Une longue étude sur l’exposition internationale du surréalisme et sur Arcane 17, Où va le surréalisme ? entame la rupture. Suit un éreintage du Breton de Julien Gracq en 1948, « livre pieux » : « voilà un excellent pastiche qui laisse loin derrière lui les fameux exercices de Paul Reboux et Charles Müller et qui constitue la moins pédante, la plus sûre des critiques » (il éreintera de même La littérature à l’estomac). Elle est consommée dans un extraordinaire article sur Breton nouveau précieux le 10 février 1949 à propos de l’édition complète des Poèmes chez Gallimard. « Précieux » : il faut entendre le mot dans ses deux sens : « À notre surprise, se découvre un poète à grande réserve d’innocence, un souffleur de bulles gracieuses et irisées ». Revanche de l’intéressé en mai 1949 à l’occasion de l’affaire de La chasse spirituelle (un faux Rimbaud concocté par Alakia Viala et Nicolas Bataille auquel même Pascal Pia se laissera prendre).

Péret et les surréalistes

Je reviens à l’inédit qui ouvre le volume : à l’abri d’un exergue ironiquement emprunté au jeune Aragon (devenu le symbole pour Péret du déshonneur des poètes), Nadeau y oppose les images de Je sublime à celles d’Union libre. À lui seul, Benjamin Péret, « un des quatre grands du surréalisme », incarne depuis 1921 une sorte de fusion de la révolution poétique et de la révolution politique : « Le seul vrai poète que nous ayons jamais rencontré ». Une sorte de Breton idéal. Contre toute religion et tout cléricalisme. En 1948, Nadeau s’entretient avec Péret qui revient de six ans d’exil au Mexique : « le surréalisme ne peut cesser d’être révolutionnaire sans disparaître ». Autre passion fixe : Jacques Prévert, qui s’est lui « évadé du surréalisme » dans les poèmes recueillis dans Paroles : « ses poèmes sont autant d’“inventaires” qui appellent les objets par leur nom, les hommes et les femmes par leur amour, les fleurs par leur parfum et les oiseaux par leur chant ». En 1946, une longue étude salue sa « poésie matérialiste » .

« René Char poète de l’échange » de Maurice Nadeau dans Combat du 14 octobre 1948 © Éditions Maurice Nadeau

Dans « Le souvenir de Desnos », il écrit : « à deux exceptions près, Aragon et Éluard, il aura fallu que ces poètes abandonnent le groupe pour devenir eux-mêmes et parvenir à leur faîte ». En marge du mouvement : Antonin Artaud (Lettres de Rodez, Pour en finir avec le jugement de Dieu). En 1950, deux ans après sa mort, commence l’affaire Artaud qui opposera jusqu’à aujourd’hui, toute sa vie, Paule Thévenin – avec Philippe Sollers – à la famille Malausséna). Nadeau salue l’irruption d’Aimé Césaire, « poète en éruption », d’Henri Michaux et de René Char, qui incarnent la vraie « poésie de résistance ».

De façon évidente, Nadeau hérite du panthéon surréaliste : Sade dès 1945, en commentant Paulhan et Vailland, puis en 1947, en composant la première anthologie des textes du Marquis. Et Lautréamont. La Quinzaine verra le jour en 1966, six mois avant la mort de Breton alors que Nadja, les Manifestes et Clair de terre entrent en poche. Histoire du surréalisme inaugurera en 1970 la collection Points des éditions du Seuil, en compagnie du Degré zéro de l’écriture.

Amour fou… d’Henry Miller

Infidélité au surréalisme ? La parution de Tropique du Cancer suscite le 29 mars 1946 une sidérante déclaration d’amour : « On a honte de réduire un livre unique aux brèves dimensions de cette “chronique littéraire”. On songe à ceux qu’on aime le mieux qui ont été, au temps de leur lecture, des révélations : Rimbaud, Nietzsche, Breton, Joyce, Faulkner, John Reed, Lawrence (le colonel), Poe, Michaux, Kafka, Malraux, Camus et le plus grand de tous, Lautréamont. Il faut s’excuser envers les vivants et les morts : l’astre noir d’Henry Miller les a momentanément éclipsés ». On peut dans Les années « Combat » suivre les luttes en justice en faveur du « pornographe ». De manière générale, nombre d’écrivains étrangers sont chroniqués : Stern, Melville, Lawrence (le colonel, comme il dit, pas D. H.), Moravia, Malaparte, Koestler, Richard Wright…

Autre déclaration d’amour, pour Malcolm Lowry, qu’il édite en 1950, Au-dessous du volcan, « au cœur du tourbillon » : « Devant certains livres il faudrait se taire, attendre que le temps et une sorte de grâce vous hissent, sinon à leur hauteur, prétention injustifiée, du moins à ce point d’où les hauteurs se découvrent, s’ordonnent, s’équilibrent, défient dans leur beauté nécessaire le pitoyable assaut des mots ».

Une nouvelle littérature

Dans un article sur le Panorama de la littérature française de Gaëtan Picon en mars 1950, il salue « Une nouvelle littérature ». À égalité avec Breton et les surréalistes, et un peu en contradiction avec elle, c’est cette nouvelle littérature qui est au cœur de ces années Combat : des romanciers, constate-il en 1946, comme Malraux, Aragon, Bernanos, Céline, Saint-Exupéry, Michaux, Giono, Queneau : « Tous en ont fini avec l’inventaire du monde bourgeois et, plus gravement, consonnent avec les valeurs qui le régissent, cette rupture que le surréalisme avait idéalement effectuée depuis dix ans ». Au centre de celle-ci, Albert Camus. Mieux, il accompagne avec une grande sympathie critique l’existentialisme, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir bien avant Le deuxième sexe (1949, après le rapport Kinsey).

Maurice Nadeau en 1945 © Éditions Maurice Nadeau

Il salue, en 1946, le premier livre de Claude Simon, « nouveau roman de l’absurde » : Le tricheur, que l’intéressé reniera. Tous romanciers de la « condition humaine » : même intérêt pour André Malraux dont il commente attentivement tous les écrits sur l’art et dont il attend le livre sur T. E. Lawrence, Le démon de l’absolu. En 1945, il s’enthousiasme pour Romain Gary, « un jeune écrivain dont il faut beaucoup attendre », Prix des Critiques pour Éducation européenne, une admiration qui ne se démentira pas. Et pour Roger Vailland. Plus que pour les « romans de résistance ». De tous les grands aînés de la génération d’avant, le plus constamment célébré est André Gide, dont Maurice Nadeau honore l’absence d’obsèques nationales.

Louis Guilloux, André Dhôtel, Paul Léautaud

Dans les livres, « je cherche un certain pathétique », dit-il dans la préface à Littérature présente. Il emploie également le mot à propos de Miller. Au sein de cette nouvelle littérature : Louis Guilloux, à qui il a rendu visite à Saint-Brieuc « en 1931 ou 1932 » (et à qui, à vrai dire, il semble s’identifier : Guilloux écrit « pour sa classe sans être obligé de passer sous les fourches caudines d’un parti ou d’une idéologie »). Et à l’occasion du Jeu de patience, en octobre 1949 : « Louis Guilloux est un de nos plus grands écrivains vivants. Il est besoin de le dire car aux référendums organisés de temps à autre par les journaux pour savoir à quels écrivains le public donne sa faveur on oublie parfois de mentionner son nom, comme ceux de Paul Léautaud ou d’André Dhôtel ». Suit un essai sur Guilloux et Sartre, « Le romancier et ses personnages », un véritable match entre Jeu de patience et Mort dans l’âme (le plus sartrien n’est pas celui qu’on croit).

D’André Dhôtel, pré-surréaliste dès 1922, « maître es-ambiguïtés », il analyse en 1949 la « méthode », cette fois-ci rapportée à la pensée de Jean Paulhan. « Par une aventure singulière, et qu’il ne pouvait pas prévoir, il a forcé du même coup la double impasse qu’ont construite littérateurs et contempteurs de la littérature et rencontré au-delà d’elle le gibier qu’ils s’épuisent sans succès à capturer […] Le Dhotelland fait pendant à la Faulknerie. On pourrait déjà en dresser le cadastre ». Paul Léautaud, « Diogène en banlieue sud », « petit cousin de Montaigne, Jean-Jacques et Stendhal », « contemporain capital », cherche, lui, l’homme derrière l’écrivain. Autre gout prononcé : Marcel Jouhandeau, « mangeur d’âmes ». Mais « si je rends grâce à l’auteur, l’homme me répugne ».

Enfin, Samuel Beckett vint

Après cette « nouvelle littérature», une littérature nouvelle qui est autrement issue de la guerre : des « écritures » inédites pour parler comme Roland Barthes, d’autres rapports formels à l’Histoire (loin du roman de résistance) comme au langage (loin de la stupéfiante image du surréalisme). Fin du règne de « Balzac ». « Jamais on n’était allé si loin dans la recherche d’un absolu frappé du signe moins », termine-t-il son second article sur Beckett. Des deux côtés dans la ligne indirecte de Kafka, omniprésent chez Nadeau lecteur et journaliste. D’un côté, ce qu’on appellera après Jean Cayrol (1950) la littérature lazaréenne. Au premier rang, David Rousset, auteur de L’univers concentrationnaire, Prix Renaudot 1947, puis des Jours de notre mort que Nadeau publie. À partir des camps, c’est toute la littérature que Rousset repense, bien au-delà du témoignage. De l’autre, Maurice Blanchot analysant le rapport de Mallarmé au langage ou la Haine de la poésie de Georges Bataille. Et Samuel Beckett, l’auteur de Molloy découvert par Jérôme Lindon, qui refonde les éditions de Minuit à partir de cette rencontre.

Le 12 avril 1951, Nadeau rappelant L’expulsé et Murphy, passés inaperçus, écrit une étude pionnière, « En avant vers nulle part » : « Génie ironique, charmeur subtil, humoriste auprès duquel les humoristes réputés noirs font pâle figure, champion du Rien porté à la hauteur du Tout et réciproquement, conquérant gigantesque d’une réalité insaisissable, il nous a entrainé à sa suite dans sa fameuse forêt. Nous n’en sortirons nous aussi que sur les coudes et les genoux. Cela demandera des années. » Les années Lettres Nouvelles, Les années Quinzaine

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