1968-1983-1998 : Romans mode d’emploi

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[Ce texte est paru originellement en janvier 1999 comme présentation et bibliographie de l’exposition du même nom (ADPF).]

 

UNE NOUVELLE SITUATION

L’opinion commune (et les journaux d’Outre-Atlantique) professe volontiers que la littérature française en 1997 – entendez la prose plus que le roman (les « genres » sont de singulières antiquités disait déjà Le Clézio en préface à La fièvre) – ne compterait plus de « grands écrivains », qu’elle serait sortie exsangue de l’ère des avant-gardes (Nouveau Roman puis Tel Quel) pour finir vaincue par le roman international (modèle Nom de la rose déposé à Francfort…). Les « grands écrivains » du siècle – qui règnent toujours en 1968 (Sartre, Aragon, Malraux mais aussi Morand et Montherlant, mais encore Queneau ou Simenon…) n’auraient pas eu de successeurs dans les générations suivantes… Une chose est certaine : l’écrivain français novateur n’est plus un « intellectuel total » à la Sartre, bien plutôt un intellectuel « spécifique » à la manière d’un Raymond Queneau, des Nouveaux Romanciers ou de Claude Simon (qui consacre son Discours de Stockholm à des propos « professionnels »), à fortiori l’écrivain traditionnel qui reconquiert le terrain laissé libre par les avant-gardes : disparu le modèle Sartre, les Jacques Laurent d’aujourd’hui n’éprouvent plus le besoin, comme naguère, de composer Paul et Jean-Paul.

Cette période qui va de 1968 à aujourd’hui, est celle du « commencement de la fin » puis de la fin des avant-gardes, qui structuraient même les littératures de tradition et de consommation, d’une « déprogrammation » (Pascal Quignard) de la littérature française, et de ses conséquences multiples : parmi celles-ci, mêlée à un grand mouvement de Restauration, la poussée massive et conjuguée du spectacle (pour parler comme Guy Debord en 1967) et de la commémoration (voir à ce propos la liste des dernières entrées dans la Pléiade, et le regain de prestige de l’Académie Française) au cœur même d’une littérature devenue vulnérable (qu’on songe aux embardées médiatiques de Marguerite Duras après L’amant…) Résultat : une perte d’autonomie de la littérature analogue à celle qui affecte au même moment la philosophie avec les « nouveaux philosophes » (l’écrivain au lieu du livre, le look au lieu de l’écrivain, la consommation orientant ce qui reste de la création), une forme non prévue par Julien Gracq de « littérature à l’estomac »… qui contraint la littérature à redéfinir son territoire.

DU CHAMP AU PUZZLE

Paradoxe donc : les médias rendent chaque jour la littérature française un peu plus dépendante, un peu moins visible… Plus qu’une littérature de « grands écrivains » (pleine de « Chateaubriand ou rien »- Victor Hugo), on pourrait la définir comme une « grande littérature » invisible – d’abord à ses propres yeux… Qu’il s’agit justement dans cette exposition de donner à voir (et à lire). Un champ esthétique et éditorial (Pierre Bourdieu) considérable de textes et de questions. Un paysage extraordinairement complexe. Deux grands textes inspirent notre réflexion : Le degré zéro de l’écriture de Roland Barthes (1953) – l’écriture, par opposition au style, ancré dans un corps singulier, nomme, à l’intersection de la bibliothèque et de l’Histoire, le choix pour l’écrivain d’une stratégie formelle. Pourquoi la littérature respire mal de Julien Gracq 1960, sa façon de penser ensemble tradition, consommation et novation : « Les lecteurs lisent avec plaisir à la fois les ouvrages critiques de M. Blanchot qui annoncent l’Apocalypse et les romans de Mme Sagan qui ne la manifestent pas (…)  »

Autrement dit, notre unité de compte n’est ni la « génération », ni « l’auteur », ni « l’œuvre », il est à la fois plus vaste et plus restreint. L’exhaustivité est impossible. La chronologie n’est pas respectée (sans être vraiment bafouée) : on le sait, chaque mouvement invente ses précurseurs. L’ensemble domine les parties. Et les gros plans sur des titres primeront sur celles-ci (le plus souvent, un auteur majeur sera traité deux fois vers 1968 et vers 1983 ; exemple : Aragon, Modiano ou Echenoz…) L’exposition toute entière est conçue (hommage au Georges Perec de La vie mode d’emploi) comme un vaste puzzle évolutif à deux niveaux (en droit infini). Dont les pièces (chacune, telle la monade leibnizienne devrait réfracter la totalité) s’organisent peu à peu selon deux axes. Nouveautés, traditions (notez bien le pluriel), elles-mêmes divisées en deux périodes. 1968-83 : les premières l’emportent encore. 1983-95 : les secondent dominent. L’avantage comme dans une bataille, a changé de camp, les enjeux se sont déplacés. Quatre couleurs et leurs jeux figureront ces partages. Les quatre pôles ainsi identifiés pourront d’autre part être reliés par des diagonales qui concernent ce qu’on appelle communément la vie littéraire (l’édition, les groupes, les prix, la Pléiade, la télévision, les traductions), voire des thèmes (l’autobiographie, l’érotisme). L’iconographie est souvent inédite.

1968-1983 : LA FIN DES AVANT-GARDES

Rien ne serait plus faux que de rabattre l’histoire littéraire sur le rythme de l’Histoire tout court – il n’y a pas à proprement parler de roman « soixante-huitard » – mais il est sûr que l’évènement, plus largement ensuite la longue décomposition du communisme (de Prague1968 à Berlin 1989), surdétermine la fin des avant-gardes dont nous parlons – comme Auschwitz et Hiroshima avaient pu accélérer les mises en questions par Robbe-Grillet, Butor ou Sarraute des « notions périmées » du romanesque. Car les écrivains de Tel Quel (1960-1983), tels les surréalistes, comptaient joindre la subversion littéraire à la révolution politique. Mai 68, « printemps rouge » (Philippe Sollers). De l’échec de cette tentative, des noces manquées de la bibliothèque et du monde, résultent chez de jeunes auteurs, dès 1968, d’autres voies du nouveau d’autres écritures qui arriveront à maturité vers 1983 : les uns, écrivains de la lecture, s’enferment dans la bibliothèque et font du neuf avec du vieux (Michel Chaillou, Pascal Quignard, Florence Delay), les autres par désir de critique sociale, se rangent du côté du monde et font du neuf avec de l’usagé, la littérature de grande consommation, populaire, dominée (Jean-Patrick Manchette le premier, puis René Beletto, Jean Echenoz avec le polar, des auteurs comme Serge Brussolo puis Antoine Volodine avec la Science-Fiction), d’autres enfin, dans la droite ligne du Nouveau Roman, vont faire littérature des rapports impossibles du texte et du réel (François Bon, Pierre Michon, Renaud Camus).

C’est aussi à la faveur de cette rencontre manquée du « changer le monde » et du « changer les mots », que s’affirment dans un paysage, qui pouvait sembler irréversiblement transformé par le Nouveau Roman et son hygiène des lettres – et à coté de grandes entreprises sans surprises (Hervé Bazin, Henri Troyat) – des œuvres puissantes qui renouent, rénovent les fils interrompus de plusieurs traditions : le naturalisme avec Michel Tournier, le néo-classicisme avec Marguerite Yourcenar, le picaresque avec Albert Cohen, le romanesque surréaliste avec André Pieyre de Mandiargues…; sur ce fond que se consolident des tentatives importantes comme celles de Romain Gary-Emile Ajar, deux fois prix Goncourt, ou de J-M G Le Clézio immense novateur assagi…. Que s’imposent les apparemment inclassables (alors) Georges Perec et Patrick Modiano (La disparition comme La place de l’étoile datent de 1968) à l’écriture blanche, ludique pour le premier, hantée pour le second par l’Occupation. Et que se met en place donc, la tenaille spectacle-commémo que je disais (Apostrophes dure significativement de 1975 à 1985). Vers la fin des années 7O, tout l’espace-temps de la littérature (autre nom du champ) est en bouleversement.

1983-1998 : LAZARE, « GROGNARDS ET HUSSARDS »

Cette refonte apparait littéralement au grand jour en 1983 quand Philippe Sollers, « pape » de Tel Quel depuis 1960, engagé dans le work in progress « abstrait » de Paradis, fait paraitre Femmes, un roman « figuratif » et passe de l’avant-garde à l’avant-scène (et du Seuil à la « banque centrale » Gallimard). C’en est fini de tous les repères esthétiques-institutionnels qui organisaient la République des lettres. Les passages d’une écriture à une autre abondent (pensons aux aller-retour de Pascal Quignard…). 1983 année césure… on peut la faire commencer en 1982 avec la « disparition » prématurée de Georges Perec -après l’immense succès public de La vie mode d’emploi 1978 – et s’achever en 1984-85 par les couronnements de Marguerite Duras-le Goncourt rattrape le succès planétaire de L’amant – et de Claude Simon, prix Nobel. 1983 : basculement de la dominante : les traditions l’emportent…. Une autre temporalité se met en place : 1968 semble céder la place à 1945 comme point d’origine de la littérature qui s’avance. L’Histoire reprend le dessus, paradoxalement plus directement qu’en 1968 (au passage, notons que la guerre d’Algérie ne pesa jamais vraiment sur le roman français, malgré les œuvres, ô combien divergentes, d’un Pierre Guyotat ou d’un Didier Daeninckx). En un sens, la fin des avant-gardes nous ramène à l’après-guerre…

On assiste d’abord -dans l’appel d’air créé par l’autodissolution des avant-gardes -à un mouvement de réédition-réhabilitation-relecture de nombreux écrivains des années 30-40-50 (Henri Calet, Raymond Guérin, puis Emmanuel Bove, Jean Reverzy….) qui avaient été occultés par Sartre puis le Nouveau Roman ; ces vaincus de l’histoire littéraire deviennent enfin contemporains, des collections s’inventent pour eux entre poche et format normal, des vivants (Henri Thomas, Béatrice Beck, Louis Calaferte) les accompagnent. Puis très vite donc, à la reconstitution de nouveaux clivages implicites. Il y a ceux pour qui la guerre et le génocide des juifs continue de « périmer » les écritures anciennes, héritiers de Jean Cayrol et de son « romanesque lazaréen » (1950), et ceux pour qui elle ne saurait entamer les grandes traditions françaises, issues au choix de La Princesse de Clèves via Stendhal ou de Balzac via Jules Romains. Ici, la « modernité négative » de Maurice Blanchot, écrivain sans visage dont L’écriture du désastre pose la question du réajustement de la littérature « après Auschwitz », règne en maitre. Au même moment, la lecture savante et l’engouement public posthume font de Georges Perec, enfant du génocide et expérimentateur hors pair, le grand écrivain « d’après » une Shoah dont il n’écrit que de biais. Marguerite Duras donne La douleur. Là, face à eux se réaffirment, se rassemblent, se rassurent ceux qu’on pourrait baptiser de nouveau les « grognards et les hussards »…. Bernard Frank les stigmatisait ainsi en 1952 pour leur opposition à Sartre et leur refus désinvolte de l’Histoire et, pour les seconds, de la Résistance des auteurs comme Marcel Aymé ou Roger Nimier…. Durant ces années, Pierre Drieu la Rochelle (dont on publie le Journal), Jean Cocteau ou Paul Morand ressuscitent également malgré leur collaboration autant qu’à cause d’elle.

DE NOUVEAUX ENJEUX

En 1998, les nouveaux « grognards » se nomment François Nourissier, Michel Tournier, Angelo Rinaldi ou Jean d’Ormesson. Et les vieux « hussards » sont toujours là : de 1983 à 1998, Jacques Laurent, Michel Déon, Antoine Blondin, Félicien Marceau ont publié des livres majeurs. Ils ont ensemble des enfants (Patrick Besson) souvent publiés par Philippe Sollers dans la revue L’infini qui a succédé à Tel Quel.. Celui-ci, qui cite désormais Guy Debord, et joue à faire passer l’instant physique dans la trame de l’instantané médiatique qui le nie, fait un peu office de baromètre des oscillations du champ entre médias et tradition. Patrick Modiano grand écrivain lazaréen, prix Goncourt 1978 pour Rue des boutiques obscures, en serait lui, le centre de gravité – et Georges Pérec, grâce à ses vertiges formel, historique, l’horizon indépassable…Désormais classiques, les nouveaux romanciers sont devenus « nouveaux autobiographes ». Marguerite Yourcenar est entrée en Pléiade et à l’Académie Française. Enfin, il est aujourd’hui admis que Proust et Céline qui, après une longue éclipse après-guerre, sont l’objet d’innombrables relectures, dominent le siècle finissant. Simultanément, durant cette période, c’est également le régime externe de la prose française qui a changé. Privé de sa carapace théorique, le roman français est plus immédiatement perméable à l’influence des autres littératures : Milan Kundera est devenu un écrivain français bien avant de changer de langue, Thomas Bernhardt l’est devenu sans en changer…. Et les littératures francophones sont de plus en plus indépendantes de la mère patrie, sur le modèle espagnol, lusitanien ou indien (test : relisez André Breton préfaçant Aimé Césaire ou Jean-Paul Sartre, Léopold Sédar Senghor : ces textes sont désormais datés).

Nous sommes entrés dans l’ère « des langues françaises » – ce qu’enregistre en un sens, la double vague actuelle de ruralisme nostalgique (Pierre Bergounioux) et de « littérature de voyage » (Nicolas Bouvier, Olivier Rolin)… La littérature française serait-elle en train de devenir une littérature étrangère parmi d’autres… ? On peut au contraire parler d’un remodelage en cours de cette exception française, née avec La Pléiade et que les avant-gardes après les Académies (les avant-gardes avec les Académies) ont prolongée jusqu’à aujourd’hui. Une République des Lettres unique au monde. D’un côté, la restauration ne va pas sans de nouveaux équilibres entre tradition et nouveauté – qu’on songe à l’étonnant triptyque de la mémoire nationale du XXe siècle, composé par Jean Rouaud (Les champs d’honneur, Des hommes illustres, Le monde à peu près). D’un autre, un front du « nouveau » se reconstitue peut-être sous nos yeux, autour de la Revue de Littérature Générale (1995) : des poètes (Cadiot, Alféri) avec la complicité de romanciers (Echenoz), tentent par une sorte de coup d’état des lieux de redéfinir le territoire d’une littérature autonome face à la « littérature à l’estomac » nouvelle manière. Enfin aux Antilles, « la poétique du divers » d’Edouard Glissant (Tout-monde) ou de Patrick Chamoiseau (Texaco) anticipe, à rebours du roman international, une créolisation de la langue et des formes qui n’est pas sans écho à Paris. Il y a toujours des Joachim Du Bellay pour écrire de modernes Défense et illustration de la langue française (1549) et inventer la prose de demain.

Bibliographie

Claude Simon : Discours de Stockholm, Minuit 1986
Roland Barthes : Le degré zéro de l’écriture, Seuil 1953
Julien Gracq : Préférences, José Corti 1961
Pierre Bourdieu : Les règles de l’art, Seuil 1992
Jean Cayrol : Lazare parmi nous, Seuil, 1950
Philippe Sollers : Logiques, Seuil 1968
Michel Chaillou : La petite vertu, Seuil 1990
Bernard Frank : Grognards et hussards in Mon siècle, Julliard 1996
Jean-Patrick Manchette : Chroniques, Rivages 1996
Edouard Glissant : Introduction à une poétique du divers Gallimard 1996
Revue de littérature générale 1 La mécanique lyrique. POL 1995

et

Maurice Nadeau : Le roman français depuis la guerre, Le passeur 199
Jacques Brenner : Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, Fayard 1978
Philippe Forest : Histoire de Tel Quel, Seuil 1994
Claude Burgelin : Georges Perec, Seuil 1989
Christian Prigent : Ceux qui merdRent, POL
Claude Prévost, Jean-Claude Lebrun : Nouveaux territoires romanesques Messidor 1990
Jean-Louis de Rambures : Comment travaillent les écrivains, Flammarion 1978
André Rollin : Ils écrivent, ou ? quand ? comment ? Mazarine 1986
Jérôme Garcin : Le dictionnaire, François Bourin 1988
Beaumarchais-Couty-Rey (dir.) : Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas 1984
Denis Hollier (dir.) : De la littérature française, Bordas 1993

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